Voici donc la suite de notre lecture de…
La Pomme d’Allan Turing
de Philippe Langenieux-Villard
C’est parti pour le chapitre 2
JE ME NOYAIS DANS LES EAUX TROUBLES DU PORT. Un lourd poids attaché à mon pied droit m’empêchait de me maintenir à la surface. Dans l’obscurité glaciale, je me débattais contre la coque d’un bateau. J’allais périr. En réalité, on frappait à ma porte. Les coups insistants m’ont délivrée des eaux et de cet épouvantable cauchemar.
Sitôt sortie du lit, j’ai enfilé la robe de chambre que mon fils m’avait offerte pour Noël. J’ai crié que j’arrivais, vérifié que j’étais présentable. Mon salon était en ordre, comme toujours. J’ai ouvert la porte.
Ils étaient trois, avec leurs uniformes de policiers, noirs, repassés et sévères, leurs casquettes à la main. Qu’ils se soient déplacés à plusieurs n’était pas bon signe. Avait-on cambriolé un voisin ? Recherchait-on un homme dangereux ?
– Vous êtes bien Ethel Turing, la mère d’Alan Turing ? m’a demandé l’un d’eux.
J’ai acquiescé.
Et j’ai compris à l’instant même. Nous étions un mardi. Le 8 juin.
À mon âge, la mort n’est plus une surprise. La plupart de mes amies sont fatiguées. Les autres ont déjà disparu. Ma génération s’éteint. J’ai appris à accepter l’absence au monde de ceux qui ont partagé mon existence. La guerre, la maladie, l’âge ont eu raison de nos rires et de nos colères. Nos promesses d’enfant et nos renoncements d’adulte sont loin.
– Nous avons une pénible nouvelle à vous annoncer, a dit le plus petit d’entre eux en évitant mon regard.
Je leur ai fait signe de me suivre dans le salon. Ils sont restés debout.
– Il s’agit de votre fils Alan, a poursuivi le policier. Nous l’avons découvert ce matin, inanimé. Un de ses amis est venu lui rendre visite dans la soirée. Il a tambouriné contre sa porte, en vain. Il s’est inquiété et nous a alertés. Nous nous sommes rendus aussitôt à l’adresse qu’il nous a indiquée, mais il était déjà trop tard.
Mon cœur s’est serré. Ma respiration s’est accélérée. J’ai fermé les yeux. Je me suis tassée dans mon fauteuil, muette. Je n’avais pas la force de poser la moindre question. Tout devenait flou autour de moi. Les trois policiers étaient toujours là, à attendre que je les interroge ou que j’éclate en sanglots.
À quoi bon en savoir davantage ? ai-je d’abord pensé. Leur silence me protégeait, il me tenait compagnie.
– Je l’aime, mon Alan, vous savez, ai-je murmuré.
L’aveu les a gênés. Ils ont hoché la tête comme les chevaux d’un manège.
– Nous comprenons, madame, a rétorqué l’un d’eux. En tout cas, il n’a pas souffert.
Je me suis levée brusquement et je les ai regardés droit dans les yeux :
– Ah bon ! Il n’a pas souffert ? Mais au nom de quoi pouvez-vous m’affirmer cela ? Sa vie n’a été qu’un long supplice. Toute sa vie…
Je me suis rassise.
– Nous comprenons, madame, a soufflé celui qui semblait le plus sympathique.
Le silence s’est prolongé. Puis ils m’ont proposé de passer dans l’après-midi à la morgue pour voir le corps de mon fils.
Ils m’ont laissé une adresse.
Ils ne savaient pas trop comment conclure leur pénible mission.
– Nous sommes désolés, a conclu le petit.
Et ils sont partis.