Aujourd’hui c’est la fin de notre lecture de La pomme d’Alan Turing
Alan Turing est un mathématicien de génie. En 1936, à l’université de Cambridge, il invente une machine, sans conteste l’ancêtre de l’ordinateur. Pacifiste convaincu, c’est pourtant lui qui contribue durant la Seconde Guerre mondiale à décrypter le code Enigma utilisé par les Allemands et réputé inviolable. Cette découverte marque un tournant décisif dans le conflit à l’avantage des Alliés et le transforme en héros.
De la vie tourmentée et follement romanesque de ce scientifique visionnaire, athlète à ses heures et espion de fortune, Philippe Langenieux-Villard s’empare à bras-le-corps. Avec virtuosité, il mêle éléments biographiques et imaginaires, à travers le regard ému d’une mère après la disparition tragique de son fils. Des honneurs militaires au procès honteux, La Pomme d’Alan Turing dessine le parcours extraordinaire et la psychologie complexe de cet homme fragile, en quête d’une reconnaissance qui s’est injustement fait attendre.
J’espère que celle-ci vous aura donné enfin de lire la suite !
Aussi je ne vous retiens pas plus longtemps voici le chapitre 3
ENFIN, IL DISTINGUE L’ARRIVÉE, au bout de cette avenue qui est la dernière ligne droite. Depuis plusieurs kilomètres déjà, il n’est qu’une machine. Ses crampes et ses asphyxies sont devenues ses compagnes d’infortune, et peut-être de gloire, s’il termine le premier. Il peut gagner. Ce ne serait pas la première fois. Comme toujours, cela dépend de lui, mais aussi de l’autre, qui se trouve derrière. Mais à quelle distance ?
« Ne pas lâcher ! » se répète-t-il avec fermeté.
Ça tire, ça brûle, ça coince, ça chauffe. Les jambes, la gorge, les yeux, tout souffre, tremble et transpire. Va-t-il tenir ? Il court, grimace, serre les poings. Ses yeux sont voilés de sueur, les couleurs se mélangent, les formes se confondent, les clameurs deviennent de plus en plus confuses. Où est-il ? Que fait-il ? Il va tomber ! Il s’écroule. C’est fini.
Le voilà à terre, juste après avoir franchi la ligne. Il vient de gagner.
« Alan Turing, futur champion olympique ? » titre le journal sportif du lendemain matin. Le quotidien, admiratif de la performance, écrit : « Membre du Walton Athletic Club, Alan Turing a remporté hier l’épreuve de marathon en deux heures et quarante-six minutes. L’athlète, âgé de 37 ans, progresse d’année en année. Il n’est plus, en cet été 1949, qu’à douze minutes du record mondial établi lors des jeux Olympiques de Londres, le 7 août 1948, par l’Argentin Delfo Cabrera. » Et d’ajouter : « C’est l’un de nos meilleurs espoirs dans cette discipline. Il allie une énergie rare à une grande force mentale. » Dans une interview, le champion déclare, sous une photo où il sourit à pleines dents, une main dans ses cheveux en bataille, portant fièrement son numéro de dossard épinglé sur un maillot blanc :
– J’aime courir depuis l’enfance. Je battais déjà mon frère John pourtant plus âgé que moi de deux ans. En course à pied, j’étais parmi les plus rapides de mon école. En sprint, je ne brillais pas vraiment, mais dans les épreuves d’endurance, j’étais souvent sur le podium. J’ai toujours aimé sentir l’effort de mes muscles. J’ai besoin de mettre ma volonté à l’épreuve. Je m’entraîne tous les jours. La répétition, c’est la promesse d’une certaine facilité d’exécution. Je gagne ainsi un mètre ou une seconde sans ressentir davantage de douleur, les crampes sont même plus rares. Cet exercice quotidien me donne aussi un accès inattendu à mon monde intérieur. Être fort pour être libre, voilà ce à quoi chacun doit aspirer, j’en ai la conviction.
– Espérez-vous participer aux prochains jeux Olympiques ? lui demande le journaliste.
Alan répond, sans paraître surpris par la question :
– Je ne m’interdis rien. Je suis en bonne santé. Le sport est indispensable à mon équilibre personnel. Si je peux allier ce plaisir à des performances de haut niveau, tant mieux !
Alan Turing, ajoute le journaliste, est un champion complet. En 1935, il s’était illustré dans l’équipe d’aviron de Cambridge en quatre barrés, à l’occasion de la célèbre Boat Race où son embarcation a remporté la course devant l’équipe d’Oxford pour la quarante-cinquième fois en quatre-vingt-cinq rencontres : une prouesse, sur cette Tamise remontée à contre-courant chaque année par les deux grandes universités, entre Putney et Mortlake, cette fois-là en vingt et une minutes et six secondes. Ce n’est pas un temps record, mais dans cette épreuve, c’est le classement qui compte.
Déjà Alan Turing avait fait parler de lui en 1926, en première page d’un quotidien local. Il n’a en effet que quatorze ans lorsqu’il rejoint son collège de Wescott depuis Southampton à vélo, le jour de la rentrée scolaire. Le jeune élève a avalé au sprint les quatre-vingt-dix kilomètres qui séparent les deux villes pour arriver à temps à son école. Cette performance lui a été imposée par une grève de train. Il ne voulait pas se faire remarquer dès la première heure de classe : un pari raté mais un exploit réussi !
Ce que le journaliste ne précise pas, c’est que ce champion est aussi et d’abord un génie des mathématiques. Issu d’une mère irlandaise et d’un père né en France, il s’est déjà et surtout imposé comme l’une des plus grandes et des plus mystérieuses intelligences de la première moitié du vingtième siècle. L’athlète qui vient de gagner la course sous les hourras des membres de son club est autant redouté dans les laboratoires universitaires qu’il est craint sur les pistes en cendrée. Le vainqueur prêt à raconter en détail à ses supporters la course qui s’achève est aussi l’homme pointilleux et d’apparence taciturne dont la communauté scientifique se méfie et conteste certains travaux.
L’auteur de l’article de presse oublie enfin que ce coureur aux jambes longues et au souffle puissant fut avant tout un héros des temps de guerre, l’un des citoyens anglais dont l’action a été jugée déterminante pour la victoire des Alliés. Il faut dire que le champion du jour aspire à protéger ce secret de toutes les curiosités et que les faits remontent à plus de quatre ans… Une éternité, quand un pays veut tourner la page. Un détail, dans une société où la valeur des hommes tient davantage à ce qu’ils peuvent encore apporter qu’à ce qu’ils ont déjà accompli.