Alan Turing d’Andrew Hodges : La lecture 3

Alan Turing de Andrew Hodges

Et si on lisait le début !

Aujourd’hui je vous propose  de poursuivre de notre lecture

Le livre :  Alan Turing : le génie qui a décrypté les codes secrets nazis et inventé l’ordinateur : le livre qui a inspiré le film The imitation game de Andrew Hodges

 

M. Turing avait mis ses fils en pension chez un couple de militaires à la retraite, le colonel Ward et sa femme. Ils habitaient St Leonards-on-Sea, petite ville située près de Hastings, dans une grande maison sur le front de mer, en face de la maison de sir Rider Haggard, l’auteur des Mines du roi Salomon. Un jour, alors qu’Alan traînait, comme à son habitude, le long du caniveau, il découvrit une bague de diamant et de saphir appartenant à Lady Haggard, qui le récompensa de deux shillings.

Les Ward n’étaient pas du genre à perdre des bagues de valeur dans la rue. Le colonel était un homme profondément bon, mais aussi bourru et inaccessible que Dieu le Père Lui-même. Son épouse, elle, pensait que l’éducation des garçons devait en faire des hommes, des durs. Une petite étincelle allumait cependant son regard et les deux enfants ne tardèrent pas à l’aimer beaucoup. Il y avait aussi Nanny Thompson, qui régnait sur la nursery, et la gouvernante qui se chargeait de la salle d’études. John et Alan étaient loin d’être les seuls enfants de la maison car les Ward avaient eux-mêmes quatre filles et un autre petit pensionnaire. Trois cousins des Turing, soit la progéniture du major Kirwan, gonflèrent ensuite la troupe. Alan s’entendait très bien avec la deuxième fille des Ward, Hazel, mais haïssait la benjamine, Joan, qui était un peu plus âgée que lui. Les deux garçons Turing ne tardèrent pas à décevoir Mme Ward : ils n’avaient ni l’un ni l’autre de goût pour la bagarre ou les modèles réduits de cuirassés. Mme Ward finit même par écrire à Mme Turing pour se plaindre de ce que John ne levait pas le nez de ses livres, et Mme Turing envoya obligeamment à John une lettre de réprimande. Promenades sur le front de mer balayé par les vents, pique-niques sur les plages de galets, goûters d’enfants agrémentés de jeux et thé avalé devant un bon feu dans la nursery, voilà ce que les Ward avaient à offrir de plus excitant.

Ce n’était pas un vrai foyer mais cela devait en tenir lieu. Et même si Julius et Ethel Turing revenaient en Angleterre aussi souvent que possible, ils n’étaient pas en mesure d’en fournir un autre à leurs fils. Ainsi, au printemps 1915, Mme Turing dut louer, à St Leonards, appartement affreusement meublé pour séjourner auprès de ses enfants. Alan était alors en âge de parler et attirait déjà l’attention générale par ses commentaires pertinents. C’était aussi un enfant têtu et quelque peu désobéissant qui supportait mal d’être contrarié. Chez lui, l’expérience, par exemple, de planter ses jouets cassés dans le sol pour voir s’il en pousserait de neufs se muait assez vite en bêtise. Alan mit du temps à repérer la frontière qui sépare l’initiative de la désobéissance, et il se montra systématiquement réfractaire aux obligations de l’enfance. Lent, peu soigné et effronté, il était sans cesse en conflit avec sa mère, Nanny et Mme Ward.

Mme Turing embarqua de nouveau pour l’Inde en automne 1915, disant à Alan avant de partir : « Tu seras bien sage, n’est-ce pas ? » À quoi l’enfant lui répondit : « D’accord, mais il y a des fois où j’oublierai ! » La séparation ne devait durer que six mois. Or dès le mois de mars 1916, les Britanniques d’Inde durent braver les sous-marins allemands de Suez à Southampton. M. Turing emmena alors toute la famille en vacances dans les Highlands. Ils séjournèrent dans un hôtel de Kimelfort et John fut initié à la pêche à la truite. À la fin du séjour, M. et Mme Turing jugèrent plus prudent de se séparer pour une durée de trois ans, et Julius repartit seul en Inde, laissant Ethel en exil à St Leonards.

L’année 1917 – blocus allemand, raids aériens, apparition de l’Amérique sur la scène internationale, révolution russe, etc. – ne pesa sur la famille Turing que dans la mesure où elle empêcha les parents de se retrouver. John fut envoyé à Hazelhurst, une école préparatoire du Kent, dès le mois de mai. Ethel n’avait donc plus qu’Alan à élever. L’un de ses passe-temps favoris était les offices anglicans de St Leonards, où elle traînait Alan tous les dimanches. L’odeur d’encens lui déplaisait, et il appelait l’endroit « l’église qui sent mauvais ». Elle l’emmenait aussi à ses cours d’aquarelle – pour laquelle elle avait un réel talent – Alan pouvait alors enchanter toutes ces dames éprises d’art avec ses mots d’enfant.

Alan apprit seul à lire en moins d’un mois grâce à un manuel intitulé La Lecture sans larmes. Les chiffres lui posèrent encore moins de problèmes et il eut très vite la manie de s’arrêter sous les lampadaires pour en déchiffrer le numéro de série. Il avait cependant beaucoup de mal à discerner sa droite de sa gauche et marquait son pouce gauche d’un petit point rouge pour se repérer.

Pour la plus grande satisfaction de ses parents, il assurait vouloir devenir médecin. Toutefois, pour répondre à une telle ambition, il lui fallait une éducation. Aussi, dès l’été 1918, Mme Turing l’envoya-t-elle apprendre le latin dans une école privée.

Né neuf ans auparavant, l’écrivain et journaliste anglais George Orwell préférait au statut de fils de fonctionnaire de l’administration des Indes qu’on le décrive comme un individu issu « de la petite bourgeoisie ». Avant la guerre, il témoignait :

« Soit vous étiez un gentleman, soit vous n’en étiez pas un. Et si c’était le cas, vous vous efforciez de vous comporter comme tel, quels que soient vos revenus. La marque distinctive de la classe moyenne supérieure était sans doute qu’elle n’avait aucune aptitude commerciale, mais plutôt une tradition militaire et administrative. Ceux qui appartenaient à cette classe sociale ne possédaient pas de terres, mais avaient l’impression d’en être les propriétaires aux yeux de Dieu. Ils se comportaient à moitié comme des aristocrates en exerçant des professions libérales ou en s’engageant dans l’armée plutôt que dans les affaires. Les garçonnets comptaient les noyaux de cerise dans leur assiette et prédisaient leur avenir en chantant les louanges de l’armée, de l’Église, de la médecine et du droit. »

C’était le cas des Turing. L’existence de leurs fils n’avait rien d’exceptionnel, sauf, peut-être, pendant les jours de congé où ils s’octroyaient le luxe d’aller au cinéma et à la patinoire. Or, chez les Ward, on prenait constamment le soin de se laver de ses péchés, de se débarrasser de ses odeurs pour se différencier des autres enfants de la ville. « Je n’avais pas plus de 6 ans quand j’ai pris conscience pour la première fois des différences de classes sociales, se rappelle Orwell. Avant, mes héros avaient souvent été des gens de la classe ouvrière, parce qu’ils semblaient faire des métiers intéressants comme ceux de pêcheur, de forgeron et de maçon. Mais on m’a rapidement interdit de jouer avec les enfants du plombier. Ils étaient “vulgaires”, et on m’a défendu de les approcher. C’était snob, si vous voulez, mais c’était aussi nécessaire, car les gens de la classe moyenne ne pouvaient pas se permettre de laisser leurs enfants tomber dans la vulgarité. »

Les Turing appartenaient à cette petite bourgeoisie britannique qui cherchait à tout prix, et quels que fussent ses moyens, à se hisser au rang de l’aristocratie. La fonction publique du Raj britannique payait relativement bien, mais il fallait penser à l’avenir et les Turing ne pouvaient se permettre de folies. Il y en avait une cependant qu’ils se devaient de faire : envoyer leurs fils dans un collège privé. La guerre pouvait régner, la révolution éclater, une seule chose comptait pour laquelle aucun sacrifice ne serait épargné : John et Alan feraient leurs classes dans un collège privé, une public school3. Et leur vie durant, les deux garçons pourraient les remercier de leur avoir donné une telle éducation. En attendant, il était du devoir d’Alan de se plier sans rechigner aux exigences du système et en particulier d’apprendre le latin, indispensable pour l’examen d’entrée.

C’est donc au moment où l’Allemagne s’écroulait et où commençait un armistice amer qu’Alan dut se plonger dans ses cahiers d’écriture et ses manuels d’initiation. Cependant le latin lui déplaisait et il écrivait mal. Sa main ne semblait pas vouloir obéir à son cerveau. Ainsi débuta une période de dix années de lutte contre les plumes qui faisaient des pâtés, les stylos qui bavaient et les pages qui se couvraient de ratures.

Mais c’était encore un petit garçon intelligent et enjoué. Lors de ses visites de Noël à Earls Court, son oncle Bertie aimait lui faire des farces, car il gloussait en permanence. C’était pourtant déjà pour John l’occasion d’être jugé responsable de la tenue et de la conduite de son petit frère – une responsabilité qu’aucun être humain n’aurait endossé à la légère. Pour couronner le tout, comme le déclara John :

« Il portait des tenues de marin, d’après les usages de l’époque (ils lui allaient bien). Je ne connais aucun vêtement qui jure autant, avec son grand col, ses nœuds et son tour de cou, sa large ceinture, ses parties de flanelle oblongues et ses grands rubans. Mais il faut être un génie pour assembler toutes ces pièces dans le bon ordre. Même si mon frère s’en moquait éperdument, car il se désintéressait déjà de savoir s’il mettait la bonne chaussure au bon pied, et ne semblait jamais se soucier qu’il ne restait que trois minutes avant de passer à table. Sans m’en rendre compte, j’en suis parvenu à mégoter sur des détails aussi insignifiants que ses dents, ses oreilles, etc. Mais j’étais las de ces attentions puériles, et ce n’était que lorsqu’on nous emmenait au spectacle de Noël que je parvenais à les oublier. Même là, Alan était pénible, se plaignant bruyamment de la scène des dragons verts et des autres monstres de Where the Rainbow Ends… »

Les fêtes de Noël constituaient la principale attraction de l’année, même si, comme se le rappela plus tard Alan, « enfant, j’étais incapable de prévoir quand Noël tomberait, je ne me rendais même pas compte que cela revenait à intervalles réguliers ». Sa grande passion allait aux cartes géographiques. Il réclama un atlas pour un anniversaire et fut, dans l’heure qui suivit la remise du présent, entièrement absorbé par sa lecture. Il aimait aussi les recettes tout comme les formules et recopia même celle d’une préparation pour calmer les piqûres d’ortie. Ses seuls livres se résumaient à de petits manuels de sciences naturelles auxquels s’ajoutaient des lectures à voix haute que sa mère lui faisait du Voyage du Pèlerin4. Un jour qu’elle trichait en sautant une longue digression théologique, il lui cria avec colère : « Tu as tout gâché ! » et courut dans sa chambre. Pour lui, une fois que les règles étaient fixées, elles devaient être respectées à la lettre, sans détour ni tricherie. Sa nourrice était du même avis, quand elle jouait avec lui :

« Ce dont je me souviens le mieux, c’est de son intégrité et de son intelligence pour un enfant de son âge. Il était impossible de lui cacher quoi que ce soit. Je me rappelle qu’un jour, Alan et moi jouions ensemble. J’étais en train de le laisser gagner, mais il s’en est rendu compte. Il en a fait toute une histoire… »

M. Turing ne revint qu’en février 1919, après trois ans de séparation. Il ne lui fut pas très facile de rétablir son autorité sur Alan qui se montrait plutôt prompt à répondre. Expliquant par exemple à son fils que la languette de ses souliers devait toujours être bien à plat, « comme une crêpe », il s’entendit répondre par le jeune impertinent que les crêpes se mangeaient généralement roulées. Quand Alan avait un avis, il disait qu’il savait, ou encore qu’il savait très bien. Cet été-là, M. Turing emmena sa famille en vacances à Ullapool, dans le nord-ouest de l’Écosse. M. Turing pêchait la truite avec John, Mme Turing dessinait les lacs et Alan gambadait dans la bruyère. Il eut l’idée brillante d’aller ramasser du miel pour le thé du pique-nique. Il observa donc la course des abeilles sauvages et repéra le point d’intersection de leur vol pour localiser le nid, ce qui impressionna fort la famille Turing, même si le miel ne se révéla pas des plus raffinés.

Mais le mois de décembre arriva et Julius et Ethel Turing durent reprendre le bateau, laissant de nouveau Alan aux Ward tandis que John retournait à l’école préparatoire d’Hazelhurst. Julius obtint enfin un poste à Madras, et Alan devait se contenter de concocter des recettes pour tromper l’ennui mortel de St Leonards-on-Sea. Son instruction en eut tant à souffrir que lorsque sa mère revint en 1921, il ne savait toujours pas, à neuf ans, faire de longues divisions.

Celle-ci le trouva d’ailleurs très changé. Se souvenant d’un enfant vif, presque turbulent, qui se liait avec tout le monde, elle découvrit un garçon « rêveur et peu sociable ». Les photographies le montrent à dix ans avec une expression renfermée et mélancolique. Ethel décida alors de ne pas le laisser à St Leonards. Après des vacances d’été passées en Bretagne quelque peu gâchées par les incessantes conversions en francs français, elle se chargea de l’éduquer elle-même à Londres, où il l’inquiéta en cherchant de la limaille de fer dans les caniveaux à l’aide d’un aimant. M. Turing, qui venait d’être promu secrétaire de la section de développement du Gouvernement de Madras, revint une nouvelle fois au mois de décembre, et la famille partit au complet se reposer à Saint-Moritz, où Alan apprit à skier.

Miss Taylor, directrice du cours privé qu’avait suivi Alan, avait assuré que l’enfant « avait du génie », toutefois ce diagnostic ne pouvait en rien modifier le programme. Dès le début de l’année 1922, Alan dut affronter la deuxième étape de son itinéraire obligatoire, et il fut envoyé à Hazelhurst comme son frère.

Auteur : Collectif Polar : chronique de nuit

Simple bibliothécaire férue de toutes les littératures policières et de l'imaginaire.

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