Alan Turing d’Andrew Hodges, la lecture 5

Alan Turing de Andrew Hodges

Et si on lisait le début !

Aujourd’hui je vous propose  de poursuivre de notre lecture et d’en découvrir un peu plus sur les pérégrination de la famille Turing

Le livre :  Alan Turing : le génie qui a décrypté les codes secrets nazis et inventé l’ordinateur : le livre qui a inspiré le film The imitation game de Andrew Hodges

 

 

Ce ne fut cependant pas pour rentrer en Angleterre. Un régime spécial permettait en effet au père d’Alan de ne pas payer d’impôts s’il ne passait pas plus de six semaines par an dans le Royaume-Uni. Afin de continuer à profiter de ce privilège, les Turing choisirent de s’installer à Dinard. Les garçons iraient passer Noël et Pâques en France tandis que les parents se rendraient en Angleterre pour l’été.

Officiellement, M. Turing ne donna sa démission que le 12 juillet 1926 et se trouvait jusque-là en congé. Néanmoins il eut tôt fait d’établir leur nouveau train de vie : il n’était plus question de vacances en Écosse ou à Saint-Moritz. Par bien des côtés, cette retraite prématurée fut un véritable désastre. Ses deux fils la considérèrent comme une erreur. Alan ne manquait pas d’imiter de façon plutôt amusante les réflexions de son père vexé au sujet de « XYZ Campbell », et son frère écrivit plus tard :

« Je doute que j’aurais trouvé que mon père faisait un supérieur ou un subordonné facile à vivre, car aux dires de tous, il se moquait éperdument de la hiérarchie et de son propre avenir au sein de la fonction publique indienne, et n’hésitait pas à dire ce qu’il pensait, quelles qu’en soient les conséquences. En voici un exemple parlant. Pendant un moment, il fut le secrétaire privé de Lord Willingdon, à la présidence de Madras, et lorsqu’ils n’étaient pas d’accord, mon père lui faisait remarquer : “Après tout, vous n’êtes pas le gouvernement d’Inde.” Il s’agissait d’une grande imprudence, presque suicidaire, que l’on pouvait certes admirer, mais à distance respectable. »

La femme de M. Turing lui reprochait constamment cet incident, d’autant plus qu’elle éprouvait une admiration particulière pour Lady Willingdon. En réalité, malgré tout ce que l’on pouvait dire sur le devoir, les qualités requises chez un bon fonctionnaire étaient différentes de celles que l’on enseignait, à savoir l’obéissance aux ordres et le respect de la hiérarchie. Pour gouverner des millions de personnes réparties sur une zone grande comme le Pays de Galles, il fallait avoir une certaine liberté de jugement et une forte personnalité, ce que l’on n’appréciait guère dans les cercles policés de Madras. Il n’eut plus vraiment besoin de ces qualités une fois à la retraite, durant laquelle les nombreuses intrigues indiennes semblèrent susciter chez lui un certain charme rétroactif. Jusqu’à la fin de ses jours, Julius Turing se laissa envahir par une sensation de manque, une grande désillusion et un immense ennui que ni les parties de pêche ni le bridge ne parvenaient à atténuer. Il se sentait davantage exaspéré par le fait que sa femme, plus jeune que lui, trouvât dans ce retour en Europe l’occasion de sortir de l’atmosphère confinée de Dublin puis de Coonoor. Il méprisait plutôt les ambitions d’ordre intellectuel d’Ethel, qui lui faisait mener une vie familiale stressante et chichiteuse. Pour sa part, Ethel souffrait de l’avarice obsessionnelle de son mari et de sa paranoïa. Ils attendaient tous deux quelque chose de l’autre mais n’arrivaient pas à répondre à cette attente mutuelle, et ils en vinrent à ne plus parler de grand-chose d’autre que de l’agencement du jardin.

L’un des résultats de cette nouvelle situation fut qu’Alan vit là une raison d’apprendre le français, matière qui ne tarda pas à devenir sa préférée à l’école. Mais il considérait aussi cette langue comme une sorte de code. Il écrivit d’ailleurs à Hazelhurst une carte postale à sa mère à propos de « la révolution » que M. Darlington n’était pas censé être en mesure de lire.

Cependant c’était la science qui le passionnait véritablement, comme le découvrirent ses parents lorsque, à leur retour, ils le trouvèrent plongé dans Les Merveilles de la Nature. Leur réaction ne fut pas entièrement négative. Mme Turing comptait dans sa famille un célèbre scientifique irlandais, George Johnstone Stoney, qu’Ethel avait rencontré à Dublin alors qu’elle était encore jeune fille. On le connaissait surtout pour avoir inventé le mot « électron » qu’il imagina en 1894, avant que ne soit établie l’atomicité de la charge électrique. Mme Turing, que les rangs et les titres impressionnaient beaucoup, était très fière d’avoir un membre de la Société royale de Londres comme lointain cousin. M. Turing, lui, s’il considérait d’un moins bon œil une éventuelle carrière scientifique – un chercheur ne pouvait espérer gagner plus de 500 livres par an –, n’en aida pas moins Alan à sa manière. Ainsi, lorsqu’en mai 1924 Alan fut rentré à l’école, il écrivit à son père :

« Tu me parlais des relevés topographiques effectués dans les trains, eh bien, j’ai découvert, ou plus exactement j’ai lu, comment on fait pour trouver la hauteur des arbres, la largeur des rivières, des vallées, etc. Et en combinant les deux, j’ai compris comment on calcule la hauteur des montagnes sans avoir à les escalader. »

Alan s’était également documenté sur la manière de faire des coupes géographiques et en fit un nouveau passe-temps. La famille Turing passa l’été 1924 en partie à Oxford – petite bouffée de nostalgie recherchée par Julius Turing –, et en partie dans une pension du nord du Pays de Galles. Ses parents y séjournaient encore quand Alan retourna tout seul à Hazelhurst où il s’empressa de dessiner ses propres cartes des monts Snowdon (« Prière de comparer mes cartes avec celles de l’Institut national de géographie puis de me les renvoyer »).

Cela faisait longtemps qu’il s’intéressait aux cartes. Il aimait aussi les arbres généalogiques, et en particulier celui des Turing, qu’il trouvait pour le moins complexe, avec son titre de baronnet qui sautait de branche en branche et ses grandes familles victoriennes. Cela exerçait son ingéniosité. Son activité la plus sociale consistait à jouer aux échecs :

« Il n’y aurait pas de tournoi d’échecs, car M. Darlington ne connaissait pas beaucoup de joueurs, mais il a déclaré que si je dressais une liste de tous ceux qui savaient y jouer, il y réfléchirait. Étant parvenu à rassembler suffisamment de monde, il est probable qu’un tournoi soit finalement organisé. »

Outre ces occupations, Alan commença à trouver les cours « beaucoup plus intéressants ». Mais tout cela était sans conteste éclipsé par la chimie. Alan s’était toujours intéressé aux recettes de cuisine, aux mixtures étranges et aux encres spéciales, et s’était même essayé à la cuisson de l’argile dans la forêt, quand il habitait chez les Meyer. La notion même de processus chimique ne lui était donc pas étrangère. Il lui fallut pourtant attendre cet été passé à Oxford pour que ses parents lui permettent pour la première fois de jouer avec une boîte de chimie.

Il n’y avait pas grand-chose sur le sujet dans les pages de Merveilles de la Nature, à l’exception des poisons. Sous sa plume de scientifique, Brewster prônait une certaine modération dans ce domaine, pour ne pas dire une interdiction formelle :

« L’existence de tout être vivant, qu’il s’agisse d’un homme, d’un animal ou d’une plante, est un long combat contre le poison. Celui-ci se présente sous de nombreuses formes, comme l’alcool, l’éther, le chloroforme, les divers alcaloïdes tels que la strychnine, l’atropine et la cocaïne, qui nous servent de médicaments, et la nicotine, qui est l’alcaloïde du tabac, les poisons de différents champignons vénéneux, la caféine, que l’on trouve dans le thé et le café… »

Un autre chapitre était consacré au « Sucre et autres poisons », expliquant les effets du dioxyde de carbone dans le sang, provoquant de la fatigue, et sur le cerveau :

« Quand le centre névralgique dans la nuque, détecte une petite dose de dioxyde de carbone, il ne dit rien. Mais, dès que la dose devient trop forte (par exemple au bout d’une quinzaine de secondes de course), il téléphone aux poumons via les nerfs :

– Eh, eh ! Qu’est-ce qui vous prend, les gars ? Remuez-vous ! Respirez plus fort. Le sang est saturé de sucre brûlé ! »

Tout cela lui donna du grain à moudre, même si à ce stade, ce qui l’intéressait le plus était la simple remarque selon laquelle :

« Dans le sang, le dioxyde de carbone se change en bicarbonate de soude ordinaire. Le sang transporte la soude jusqu’aux poumons, où elle se transforme de nouveau en dioxyde de carbone, exactement de la même manière que lorsque vous en ajoutez à la farine pour faire lever un gâteau. »

Rien dans les pages de Merveilles de la Nature n’expliquait les noms ou les transformations chimiques, mais Alan dut trouver ces informations ailleurs, car, en revenant à l’école le 21 septembre 1924, il rappelle à ses parents dans une lettre : « N’oubliez pas le livre de sciences censé remplacer l’Encyclopédie des enfants. » Et aussi :

« D’après Les Merveilles de la Nature, tout enfant est supposé savoir que le dioxyde de carbone se change en bicarbonate de soude dans le sang avant de redevenir du bicarbonate de carbone dans les poumons. Si vous en avez la possibilité, pourriez-vous m’envoyer le nom chimique du bicarbonate de soude, ou encore mieux la formule, pour que je puisse comprendre comment ça fonctionne ? »

Il a probablement lu l’Encyclopédie des enfants, ne serait-ce que pour l’abandonner après l’avoir jugée trop enfantine et vague, et a très bien pu apprendre des concepts généraux de chimie à partir de la multitude de petites « expériences » qu’elle propose de réaliser avec des produits ménagers. L’étincelle prophétique de sa question vient de sa tentative de vouloir associer le concept de formule chimique d’un côté à la description mécanique du corps de l’autre.

Puis Alan découvrit dès le mois de novembre une source d’informations plus sûre : « J’ai eu beaucoup de chance, cette fois : il y a une encyclopédie qui appartient à une classe de terminale. » Il put alors recevoir, pour Noël 1924, un attirail de parfait chimiste – substances diverses, creusets et tubes à essai – et obtint la permission de s’en servir dans la cave de Ker Sammy, la villa qu’ils occupaient rue du Casino à Dinard. Alan rapporta là-bas d’énormes tas d’algues de la plage afin d’en tirer une infime quantité d’iode, à la plus totale incompréhension de John, qui passait ses journées à jouer au tennis, au golf, à danser et flirter au casino.

Les parents d’Alan employèrent un instituteur anglais du quartier pour qu’il lui donne des cours particuliers en vue d’obtenir le Common Entrance, l’examen d’entrée dans l’enseignement privé. Le pauvre homme se retrouva vite submergé de questions sur la science. En mars 1925, de retour à l’école, Alan écrivit :

« J’ai obtenu le même classement au Common Entrance8 ce trimestre que le précédent, avec une moyenne de 53 %. J’ai eu 69 % en français. »

Cependant, plus que jamais, seule la chimie comptait. Il écrivit à ses parents :

« Je me demande si je pourrais trouver une cornue en terre cuite quelque part, pour faire chauffer des trucs à très haute température. J’essaye de faire un peu de chimie organique. Au début, quand je voyais quelque chose comme ça :

H(CH2)17CO2H(CH2)2C

j’essayais de la résoudre comme C21H40O2 ce qui peut être toutes sortes de choses et qui donne en fait une espèce d’huile. Je trouve que les formules graphiques peuvent aider aussi. Ainsi, la formule de l’alcool donne :

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alors que l’éther méthylique donne, lui :

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Vous voyez, cela montre bien la structure moléculaire. »

Puis, une semaine plus tard, il ajoutait :

« Quand le produit essentiel est un gaz, ce qui est très fréquent à haute température, la cornue de terre cuite remplace le creuset. Je suis en train de faire une série d’expériences dans l’ordre que je me suis fixé. J’ai l’impression de toujours vouloir faire des choses à partir de ce qu’il y a de plus commun dans la nature et avec la moindre perte d’énergie possible. »

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