Alan Turing de Andrew Hodges, lecture 7

Notre lecture du jour nous laisse entrevoir le jeune Alan devenir un jeune adulte prometteur avec ses rêves et ses espoirs mais aussi ses premiers, réels, sentiments

Les Merveilles de la Nature expliquaient que le corps humain constituait une véritable « pharmacie vivante ». C’est ainsi que Brewster décrivait les effets des hormones récemment découvertes, grâce auxquelles « chaque partie du corps » pouvait communiquer avec les autres par des messages chimiques, sans avoir à passer par le système nerveux. C’est pendant l’année 1927 – il avait quinze ans –, qu’Alan atteignit sa taille adulte, pendant que d’intéressantes métamorphoses intervenaient en lui.

C’était également l’âge traditionnel de la confirmation, et Alan la reçut le 7 novembre 1927. Comme l’engagement dans les bataillons scolaires, celle-ci faisait partie de ces obligations pour lesquelles chacun devait se porter volontaire. Alan croyait néanmoins en sa signification, ou du moins en quelque chose, lorsqu’il s’agenouilla devant l’évêque de Salisbury pour renoncer au monde, à la chair et au diable. Le directeur, profita cependant de l’occasion pour remarquer :

« J’espère qu’il prend sa confirmation au sérieux. Si oui, il ne se satisfera plus de négliger les tâches évidentes pour se consacrer à ses propres passions, si bonnes soient-elles. »

Pour Alan, avoir à traduire des phrases stupides en latin, faire briller les boutons de sa tunique du bataillon et autres « tâches » semblables n’apparaissait pas si « évident ». Il avait sa propre idée de ce qui était sérieux ou non. Les paroles du directeur auraient mieux convenu à la conformité ambiante, au sujet de laquelle Alec Waugh écrivait :

« Comme c’est le cas pour la plupart des garçons, la confirmation de Gordon n’a eu que peu d’effet sur lui. Il n’était pas athée. Il a accepté la chrétienté de la même manière qu’il a accepté la doctrine du parti conservateur. Tous les gens bien y croient, c’était donc forcément une bonne chose. En même temps, cela n’a pas eu la moindre influence sur son comportement. S’il avait une religion à l’époque, c’était celle du football. »

Ces paroles étaient audacieuses pour un journal paru en 1917. Ce fut en raison de ce genre de remarques que The Loom of Youth fut interdit à Sherborne, et que tout garçon surpris en sa possession se faisait immédiatement corriger.

Pourtant, même si c’était dans un style différent, l’auteur renégat n’en disait pas moins que le directeur :

« Cela dit, je n’attaque pas le système scolaire privé. Je crois en sa grande valeur, et surtout dans sa faculté à inculquer le devoir, la fidélité et le respect des lois. Mais il n’échappe pas aux dangers qui menacent tout système fondé sur la discipline, le danger de succomber à la routine, à des sentiments préfabriqués, de vouloir accéder à un désir d’indépendance servile, ou devrais-je dire moutonnier. Le système est incapable d’échapper à ces dangers, poursuivit-il, mais nous sommes en mesure de les surmonter si nous nous en donnons les moyens. »

Il était toutefois très difficile d’aller à contre-courant d’une organisation entière. Comme le notait Nowell Smith : « De toutes les sociétés, rares sont celles qui sont aussi définies et faciles à comprendre qu’un collège comme celui-ci… Nous vivons tous la même existence, sous une même discipline. Notre vie est organisée avec une extrême minutie et cette organisation est orientée vers un but bien précis… » Et le directeur de poursuivre en disant que « les élèves, quelle que soit l’originalité qu’ils puissent avoir en tant qu’individus, observent une conduite conventionnelle au plus haut degré. » Nowell Smith n’avait pas l’esprit étriqué et parvenait à concilier son système éducatif avec son amour pour la poésie.

Toutefois cette volonté de favoriser une certaine indépendance de caractère à l’intérieur du système se trouvait parfois confrontée à des problèmes d’ordre sexuel

Dans ces pensions de garçons, les contacts entre élèves se chargeaient d’une sorte de tension sexuelle, due aux interdictions de se lier avec d’autres garçons hors de son groupe.

Nowell Smith déplorait qu’il existât « une forme de langage convenant à la maison ou en la présence d’un professeur et un autre dans les dortoirs ou à l’étude ». Il est expliqué dans Les Merveilles de la Nature que :

« Il est communément admis que l’on réfléchit avec nos méninges. C’est le cas. Mais ce n’est pas tout. Le cerveau est divisé en deux parties, exactement comme le corps. En fait, les deux hémisphères du cerveau se ressemblent encore plus que nos deux mains. Néanmoins, nous ne nous servons que d’une de ses moitiés pour réfléchir. »

C’est Alec Waugh qui a prétendu que Sherborne dispensait un enseignement faisant – métaphoriquement parlant – appel aux deux hémisphères du cerveau, et ce de manière indépendante. La « réflexion » mettait à contribution l’un d’eux, tandis que la vie ordinaire faisait appel à l’autre. Ce n’était pas de l’hypocrisie, c’était pour éviter que l’on confonde ces deux univers. Cela fonctionnait parfaitement, et ne se déréglait que lorsque se produisait un événement qui concernait les deux mondes. Ensuite, comme le disait Waugh avec une certaine délicatesse, le véritable crime était de se faire prendre.

En 1927, l’école avait quelque peu modifié sa façon de voir les choses. Quand les garçons lisaient The Loom of Youth (ce qui était évidemment le cas, puisque c’était interdit), ils étaient plutôt étonnés par la tolérance dont le journal faisait preuve à l’égard de la sexualité. Lorsqu’une équipe sportive rencontrait celle d’un collège concurrent, les joueurs de Sherborne pouvaient s’étonner de la liberté dont jouissaient leurs adversaires. Pourtant tous les principes de Nowell Smith étaient incapables d’empêcher les messages de circuler dans son établissement, et les bains froids eux-mêmes ne suffisaient pas à faire taire les conversations grivoises.

Alan Turing était un garçon d’un caractère indépendant, mais le sujet interdit lui posait des problèmes inverses de ceux du directeur. Pour la plupart des garçons, le « scandale » se résumait à quelques railleries vite oubliées qui brisaient un peu la monotonie du collège. Pour le jeune Turing, le centre même de l’origine de la vie était en cause. En effet, même s’il était maintenant au courant de la façon dont se reproduisaient les oiseaux et les abeilles, le mystère de la naissance des bébés restait entier. Cependant, Sherborne avait fait découvrir à Alan un secret dont le monde extérieur n’était pas censé connaître l’existence. C’était même devenu son secret : Alan ne se sentait attiré et séduit que par ceux de son propre sexe.

C’était un garçon très sérieux, toutefois il ne pouvait se vanter d’être quelqu’un de « conventionnel au plus haut degré », et il en souffrait. Pour lui, chaque chose devait avoir une raison ; chaque problème devait trouver une solution et une seule. Et Sherborne ne l’aidait pas à résoudre le sien. Le collège lui permettait seulement de renforcer encore ses certitudes. Pour être indépendant, il lui faudrait donc se frayer un chemin entre les règles officielles et officieuses car, à Sherborne, les merveilles de la Nature qui auraient dû illuminer sa vie devenaient « sales » et « dégoûtantes ».

Si Nowell Smith concevait parfois quelques réserves touchant au système des public schools, le professeur principal d’Alan, un certain A. H. Trelawny Ross, n’était, certes pas, assailli par les mêmes doutes. Il avait fait sa scolarité à Sherborne puis y était revenu sitôt ses études terminées en 1911 : il n’apprit ni n’oublia quoi que ce soit en trente années de chargé d’internat. Ennemi juré du « laisser-aller », il ne partageait en rien les scrupules de son directeur concernant la servilité des élèves.

Son style contrastait également avec celui de Nowell Smith. En 1928, sa « lettre d’établissement » débutait ainsi :

« J’ai un compte à régler avec mon capitaine de foyer (qui fait 1,50 m). Il est allé raconter à tout le monde que j’étais misogyne. Ce bobard a été lancé il y a quelques années par une dame qui ne me trouvait pas suffisamment démonstratif. En fait, je considère la misogynie comme un problème mental, de même que la misandrie, qui est monnaie courante… »

Nationaliste à l’esprit étroit, Ross n’avait pas suffisamment retenu les leçons de loyauté envers le collège, et il s’intéressait bien peu à sa classe. Il donnait cependant à ses élèves le bénéfice de son savoir et de son expérience de la vie. Il enseignait la traduction latine une semaine, la prose latine une autre, et l’anglais la suivante. Cette dernière matière lui donnait l’occasion d’apprendre à ses élèves l’orthographe, la manière « de commencer, de rédiger et d’adresser » une lettre, « comment faire un résumé », « comment est construit un sonnet et comment obtenir de bons essais écrits clairs et intelligents ».

Ross considérait qu’« à mesure que la démocratie avance, la morale et les bonnes manières reculent ». Il soutenait que la défaite de l’Allemagne était due au fait qu’elle privilégiait la science et le matérialisme à la pensée et la pratique religieuses. Il qualifiait les sujets scientifiques de « poudre aux yeux » et avait même coutume de dire avec un reniflement de mépris : « Cette pièce empeste les mathématiques ! Allez me chercher une bombe désinfectante ! »

Alan s’entêtait pourtant à utiliser son temps à ce qui l’intéressait le plus. Ross le surprit un jour à faire de l’algèbre pendant l’heure d’« instruction religieuse », et il écrivit :

« Je peux encore pardonner son écriture, bien que ce soit la pire que j’aie jamais vue, et je m’efforce de considérer avec tolérance son inexactitude [illisible] et son travail sale et bâclé… mais je ne peux pas pardonner la stupidité dont il fait preuve dès qu’il s’agit d’une saine discussion autour du Nouveau Testament. »

Dès décembre 1927, Ross le classa dernier en anglais et en latin, joignant à son bulletin une page couverte de taches d’encre et de ratures qui montrait combien peu de soin Alan consacrait à ces matières. Néanmoins, Ross fut contraint d’avouer qu’il aimait quand même bien le garçon, tandis qu’O’Hanlon reconnaissait au petit Turing un sens de l’humour qui le sauvait. Les expériences d’Alan fatiguaient tout le monde, néanmoins ses trouvailles scientifiques, sa façon de se moquer de sa propre maladresse, sa candeur et sa simplicité emportaient l’affection de tous. Sans doute n’était-il pas très malin en ne tentant pas de se rendre la vie plus facile ; sans doute se montrait-il paresseux et quelque peu prétentieux lorsqu’il pensait savoir ce qui lui convenait le mieux, mais il ne s’agissait pas tant chez lui de rébellion que d’incompréhension devant des exigences si éloignées de ses centres d’intérêt. Jamais non plus il ne se plaignait à ses parents de son séjour à Sherborne. Il semble qu’il considérait à juste titre cet épisode comme une étape inéluctable de la vie.

On pouvait l’apprécier personnellement, mais en tant qu’élément du groupe, c’était une autre histoire. À Noël, en 1927, le directeur écrivit :

« C’est le genre de garçon destiné à poser des problèmes dans n’importe quelle école ou communauté, car il est asocial. Cependant je reste persuadé qu’il a de bonnes chances de développer ses dons au sein de notre communauté et d’y apprendre un certain art de vivre. »

Nowell Smith prit alors brutalement sa retraite, probablement ravi de faire ses adieux. Son successeur s’appelait Charles Lovell Fletcher Boughey, et avait été professeur assistant à Marlborough. Le départ du directeur coïncida avec la mort de Carey, le responsable des sports. À eux deux, le « chef » et le « taureau » avaient divisé l’école en deux mondes distincts, celui des « hommes » et celui des « groupes », qu’ils dirigeaient respectivement depuis une vingtaine d’années. Ce fut Ross, ce personnage si rébarbatif, qui remplaça Carey.

Le début d’année 1928 vit également quelques modifications dans la vie d’Alan. Son maître d’internat demanda à Blamey, garçon sérieux et plutôt solitaire d’un an de plus qu’Alan, de partager la chambre de ce dernier. Blamey était censé aider Alan à rentrer dans la norme et lui montrer qu’il existait autre chose dans la vie que les mathématiques. Cela mit le malheureux Blamey dans des situations embarrassantes. Alan avait en effet « un merveilleux pouvoir de concentration et s’absorbait toujours dans quelque problème abstrait ». Blamey considérait alors de son devoir de l’interrompre pour lui signaler qu’il était l’heure de l’office, du sport ou de tel ou tel cours, car c’était un garçon gentil et bien intentionné. À Noël, O’Hanlon avait écrit à propos d’Alan :

« Il est exaspérant et il devrait commencer à comprendre qu’il m’est complètement égal qu’il soit en train de faire bouillir Dieu seul sait quelle potion sur le rebord de sa fenêtre à l’aide de deux bougies. Toutefois, il a encaissé ses malheurs avec bonne humeur, et s’est sans aucun doute attiré de nouveaux ennuis, notamment en éducation physique. Je garde pourtant espoir. »

Le seul regret d’Alan au sujet de ses « potions » était que O’Hanlon n’avait « pas pu voir leurs jolies couleurs, dues à l’embrasement de la vapeur produite par la cire surchauffée ». Alan était toujours aussi fasciné par la chimie, pour autant cela ne l’intéressait pas de la pratiquer comme tout le monde. En mathématiques et en sciences, ses résultats ne s’amélioraient pas. Ses devoirs souffraient constamment d’un « manque de précision, de clarté et d’un style déplorable ». « Affreusement peu soigné tant du point de vue de l’écriture que du travail expérimental », peut-on lire sur ses bulletins qui continuaient de refléter son inaptitude à communiquer, tout en admettant que l’élève était « très prometteur ». « La présentation de son travail est toujours épouvantable, écrivit O’Hanlon, et cela retire une grande partie du plaisir qu’on devrait avoir à sa lecture. » « Il ne comprend pas ce que signifie mal se tenir, mal écrire, ni même ce que sont des chiffres brouillons. » Parallèlement, Ross le fit passer dans la classe supérieure, mais il demeurait toujours parmi les derniers au printemps 1928. « Il a l’esprit plutôt chaotique en ce moment et éprouve de grandes difficultés à s’exprimer », commenta son professeur principal. « Il devrait lire davantage », ajoutait-il, peut-être plus clairvoyant que Ross.

La question était de savoir s’il pourrait passer son diplôme d’études pour continuer jusqu’en première. O’Hanlon et ses professeurs de sciences voulaient qu’il essaie, mais les autres s’y opposaient. La décision finale revenait au nouveau directeur, Boughey, qui ne connaissait rien d’Alan et qui faisait déjà l’objet de nombreuses critiques.

Le responsable de la terminale classique n’était plus automatiquement désigné directeur de l’établissement. Les élèves chargés de maintenir la discipline avaient été outrés quand il avait sermonné tout l’établissement pour sa façon grossière de s’exprimer. Le personnel fut horrifié lorsqu’il décréta devant toute l’école qu’il refusait que l’on érige un mémorial en hommage à Carey dans la chapelle. Cet incident scella son sort.

Qu’il s’agisse d’une cause ou d’une conséquence, il était aussi « empoisonné » par l’alcool. L’école se réduisit à une lutte de pouvoirs entre Ross et Boughey, et ce fut la querelle entre les anciens et les nouveaux qui décida de l’avenir d’Alan, car Boughey ignora l’avis de Ross et lui permit de passer son certificat d’études.

Pendant les vacances, le père d’Alan lui faisait travailler son anglais. Curieusement M. Turing vouait une véritable passion à la littérature, et il pouvait réciter de mémoire des pages entières de la Bible, de Kipling et de romans humoristiques du début du siècle. Mais avec Alan qui devait travailler Hamlet, la cause était perdue d’avance. Il faillit faire plaisir à son père en lui disant qu’il y avait au moins un vers qu’il aimait bien, mais la joie fut de courte durée lorsqu’il expliqua qu’il s’agissait du dernier vers.

Alan passa encore dans une autre classe durant le trimestre d’été 1928, afin de préparer ses examens de fin d’études. Mais il ne vit aucune raison de changer ses habitudes et son nouveau professeur principal, le révérend Bensly, se trouva lui aussi obligé de le classer parmi les derniers, proposant carrément de faire une donation d’un milliard de livres à n’importe quelle bonne œuvre nommée par Alan si celui-ci réussissait ses épreuves de latin. Plus perspicace, O’Hanlon avait prédit :

« Il est aussi intelligent que les autres élèves. Suffisamment, en tout cas, pour se débrouiller dans des matières aussi “inutiles” que le latin, le français et l’anglais. »

O’Hanlon eut l’occasion de lire certains devoirs d’Alan. Ses copies étaient d’un coup « étonnamment lisibles et soignées », ce qui lui valut de réussir en anglais, français, mathématiques, physique, chimie… et latin. Bensly ne tint jamais sa promesse, le pouvoir bénéficiant toujours du privilège de changer les règles.

Son diplôme d’études en poche, Alan n’eut qu’un rôle mineur à tenir au sein du système, le rôle du « matheux ». Sherborne n’avait pas de classe de première de mathématiques. Il y avait en revanche une classe de sciences naturelles où les mathématiques étaient une matière mineure. Eperson, le professeur de maths, jeune émoulu d’Oxford, doux et cultivé, était doté pour Alan d’une grande qualité : il le laissait tranquille.

« Tout ce que je peux dire, c’est que ma volonté de le laisser se débrouiller seul et de rester près de lui pour l’aider en cas de nécessité a permis à son génie mathématique naturel de progresser sans retenue. »

Eperson comprit très vite que son élève préférait ses méthodes propres à celles des livres au programme. Avant même la préparation des examens, Alan avait entrepris d’étudier la théorie de la relativité d’après les comptes rendus d’Einstein lui-même. Cela exigeait la connaissance des mathématiques élémentaires et donnait libre cours à des idées qui allaient bien au-delà du programme scolaire. Le jeune garçon en tira un petit carnet de notes qu’il confia à sa mère.

« Einstein met ici en doute les axiomes d’Euclide quand ils s’appliquent à des corps solides…, commentait Alan. Il a alors entrepris de tester les lois ou axiomes galiléo-newtoniens. » Alan avait su reconnaître le point crucial, à savoir qu’Einstein mettait les axiomes en doute. Pour son frère John, qui le considérait maintenant avec un amusement un peu condescendant :

« On pouvait sans trop s’engager parier que si l’on avançait une assertion évidente du style “La terre est ronde”, Alan produirait alors tout un tas de preuves irréfutables démontrant qu’elle était à coup sûr plate, ovale ou pratiquement de la forme d’un chat siamois ayant bouilli pendant quinze minutes à une température de mille degrés centigrades. »

Le doute cartésien fut pris comme une intrusion totalement incompréhensible dans la famille Turing et dans l’environnement scolaire d’Alan, et fut le plus souvent accueilli par des rires. Le doute étant un état d’esprit extrêmement inconfortable et rare, le monde intellectuel avait dû attendre très longtemps avant que ne soient remis en question les « lois ou axiomes galiléo-newtoniens ». Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que l’on reconnut qu’elles n’étaient pas en phase avec les lois connues de l’électricité et du magnétisme. Les implications devenaient effrayantes, et il avait fallu Einstein pour qu’on ose dire que les fondements supposés de la mécanique étaient en fait incorrects. Einstein créa donc sa théorie de la relativité restreinte en 1905 et, celle-ci n’étant pas en accord avec les lois de la gravitation de Newton, il poussa ses recherches plus loin pour formuler, en 1915, sa théorie de la relativité générale qui allait jusqu’à mettre en doute les axiomes d’Euclide sur l’espace. Chez Einstein, le plus remarquable ne résidait pas dans telle ou telle expérience, seulement, comme Alan sut le comprendre, dans sa capacité à douter, à prendre ses propres idées au sérieux et à les mener à leur conclusion logique, aussi troublante qu’elle puisse paraître. « Une fois qu’il a trouvé ses axiomes, il peut agir avec sa logique en laissant de côté les anciennes conceptions de temps, d’espace, etc. », notait Alan. Il se rendit également compte qu’Einstein évitait toute discussion philosophique sur ce qu’« étaient réellement » le temps et l’espace, pour se consacrer à ce qu’on pouvait expérimentalement produire. Einstein insistait toujours sur le rôle des « pendules » et des « règles » dans l’approche opérationnelle de la physique où, par exemple, la « distance » n’avait de signification qu’en tant que mesure extrêmement précise et non en tant qu’idéal absolu. Alan écrivit :

« Demander si deux points sont toujours séparés par une même distance n’a aucun sens dès que l’on stipule que cette distance est votre unité et que vos idées doivent passer par cette définition… Ces mesures ne sont en fait que des conventions et vous ajustez vos lois à vos propres méthodes de mesure. »

Le culte de la personnalité lui étant étranger, il n’hésitait pas à préférer un passage de ses travaux personnels au passage correspondant chez Einstein, trouvant que sa version ressemblait moins à un « tour de passe-passe » que celle du maître. Parvenu à la fin de l’ouvrage d’Einstein, il donna un corollaire magistral de la loi11 qui, dans la relativité généralisée, devait supplanter l’axiome de Newton selon lequel un corps qui n’est soumis à aucune force extérieure doit suivre une trajectoire rectiligne à une vitesse constante :

« Il lui reste maintenant à trouver la loi générale du mouvement des corps. Celle-ci devrait, bien entendu, satisfaire au principe de la relativité générale. Il n’avance pas véritablement cette loi, ce qui est bien malheureux, aussi le ferai-je : “L’écart entre deux événements de l’histoire d’une particule doit être soit un maximum, soit un minimum, quand elle sera mesurée le long d’une ligne d’univers.

Pour le prouver, il introduit le principe d’équivalence, principe selon lequel “tout champ naturel de gravitation est équivalent à un champ artificiel”. Supposons alors que nous substituons un champ artificiel à un champ naturel. Le champ étant maintenant artificiel, on peut définir en ce point un système galiléen, et, donc la particule se déplacera relativement uniformément par rapport à lui, c’est-à-dire qu’elle aura une ligne d’univers droite. Or, dans un espace euclidien, on peut toujours trouver une longueur maximale ou minimale parmi les lignes reliant deux points. Ainsi, la ligne d’univers satisfait donc aux conditions citées ci-dessus pour un système, et par conséquent pour tous les autres ! »

Comme l’expliquait Alan, Einstein n’avait pas formulé cette loi du mouvement des corps dans son ouvrage de vulgarisation. L’adolescent l’avait donc peut-être trouvée seul, à moins qu’il ne l’ait lue dans La Nature du monde physique12, de sir Arthur Eddington, paru en 1928 et lu par Alan dès l’année suivante. Professeur d’astronomie à Cambridge, Eddington avait étudié la physique des étoiles et le développement de la théorie mathématique de la relativité. Ce livre était l’un de ses plus connus, et il lui permit d’expliquer le grand changement d’orientation de la science qui s’était produit en 1900. Sa vision plutôt impressionniste de la relativité lui permit d’établir – sans la moindre preuve toutefois – la loi du mouvement, et a certainement inspiré Alan. Ce dernier ne s’est d’ailleurs sûrement pas contenté d’étudier le livre, ayant déjà noté plusieurs idées pour lui-même.

Alan se plongea dans cette étude à sa propre initiative, Eperson n’était même pas tenu au courant. Il avait pris l’habitude de ne pas s’occuper de ceux qui se moquaient de lui. Il ne pouvait trouver d’encouragement qu’auprès d’une mère complètement dépassée.

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