Alan Turing de Andrew Hodges, Lecture 9

Voilà tout à une fin, et voici notre dernière lecture de ce titre d’Andrew Hodges.

Le jeune Alan est conscient de son attirance pour les autres garçons. Et il va vivre ses premiers émois. Mais on le sais, les histoires d’amour finissent mal en général


Alors survint une rencontre qui allait enfin le mettre en contact avec le reste du monde. Il fit la connaissance de Christopher Morcom, un garçon de l’internat de Ross. Alan avait déjà remarqué Morcom en 1927 et avait été très frappé par l’apparence de ce garçon, ne fût-ce qu’en raison de sa très frêle constitution. Blond et mince, il avait un an de plus qu’Alan et était dans la classe supérieure. Alan voulait « regarder son visage attirant ». D’ailleurs, plus tard dans l’année, Christopher s’absenta de l’école et revint, comme le nota Alan, le visage émacié. Ce dernier partageait avec Alan une véritable passion pour la science, tout en étant profondément différent. Les institutions qui constituaient autant d’obstacles pour Alan devenaient pour Christopher Morcom les instruments d’une réussite facile et la source même d’une multitude de prix, de bourses et de louanges.

La profonde solitude d’Alan se déchirait enfin. Il ne se montrait pas très doué pour la conversation, cependant il trouva un terrain d’entente grâce aux mathématiques. « Pendant ce trimestre, Chris et moi avons commencé à échanger autour de nos problèmes favoris et à discuter de nos méthodes. » Il serait bientôt impossible de séparer les différents aspects de la pensée et du sentiment. Christopher allait être son premier amour masculin, le premier d’une longue série. C’était une relation empreinte d’abandon de soi – Alan « vénérait le sol que Christopher foulait »… « Tous paraissaient tellement ordinaires à côté de lui. » En même temps, il était extrêmement important que Christopher prenne les idées scientifiques de son ami au sérieux. « Les principaux souvenirs que j’ai gardés de Chris concernent presque exclusivement les choses gentilles qu’il me disait parfois. »

C’est donc sans doute avant et après les cours d’Eperson que Christopher et Alan commencèrent à parler de la relativité ou bien qu’Alan lui montra certains de ses travaux – il avait par exemple calculé π à la trente-sixième décimale. Au bout de quelque temps, Alan découvrit une autre possibilité de rencontrer Christopher. Il apprit, par hasard, que le mercredi après-midi Chris se rendait à la bibliothèque, au lieu de rejoindre l’étude de son internat (Ross ne permettait pas aux élèves de travailler ensemble sans surveillance, craignant les amitiés particulières…) « J’appréciais tant la compagnie de Chris que je pris moi aussi l’habitude d’aller à la bibliothèque au lieu de travailler à l’étude », avoua Alan.

Puis il y eut bientôt le club de musique créé à l’initiative du progressiste Eperson. Christopher, pianiste émérite, en était un membre assidu. Alan n’était guère mélomane, mais certains dimanches après-midi, il se laissait traîner par Blamey jusqu’aux appartements d’Eperson. Il s’installait alors et, au son haché des symphonies que délivraient les 78 tours, jetait à la dérobée des regards vers Chris. Cela faisait incidemment partie des efforts louables de Blamey pour montrer à Alan qu’il existait autre chose dans la vie que les mathématiques. Ayant remarqué que son protégé ne disposait que de peu d’argent de poche, Blamey lui apprit également à fabriquer un poste à galène et Alan fut ravi de découvrir que ses mains malhabiles étaient capables de faire quelque chose qui fonctionnait, même s’il ne pourrait jamais espérer rivaliser d’adresse avec Christopher.

À Noël, Eperson rapporta :

« On a passé ce trimestre, et on passera les deux suivants à combler les nombreux trous dans ses connaissances et à les organiser. Il a l’esprit très vif et est capable de devenir “brillant”, cependant son travail est encore un peu brouillon. Il se laisse rarement décourager par un problème, néanmoins ses méthodes sont souvent grossières et désordonnées. La minutie et la perfection viendront sans aucun doute avec le temps. »

Il aurait certainement trouvé le diplôme d’études secondaires très ennuyeux, par rapport à l’étude des travaux d’Einstein. Toutefois il se souciait davantage d’être à la hauteur de ce qu’on attendait de lui, maintenant que Christopher avait fait « nettement mieux » à l’examen de fin de trimestre. En janvier 1929, Alan put enfin suivre tous les cours de première et se retrouva donc constamment avec Christopher. Il s’arrangea pour être assis à côté de lui à chaque fois. Alan écrivit :

« Christopher fit quelques-unes des remarques que je redoutais à propos de la coïncidence, mais sembla m’accueillir d’une manière passive. Il ne fallut pas attendre longtemps pour que nous commencions à faire des expériences de chimie ensemble et à échanger nos idées sur toutes sortes de sujets. »

Malheureusement, Christopher prit froid et fut absent du collège durant presque deux mois et Alan ne put travailler avec lui.

« Le travail de Chris était toujours meilleur que le mien parce qu’il était très méticuleux. Il était très intelligent, et ne négligeait jamais le moindre détail, il ne commettait ainsi que très peu d’erreurs de calcul. Lors des travaux pratiques, il avait un don pour toujours découvrir la meilleure méthode possible. Par exemple, il savait estimer la durée d’une minute à une demi-seconde près. Il lui arrivait parfois d’apercevoir la planète Vénus en plein jour. Naturellement, il avait une excellente vue, mais ce genre d’anecdote est très révélatrice de sa personnalité. Il avait également beaucoup de talents pour les choses du quotidien, comme conduire, se battre et jouer au billard. Il était impossible de ne pas admirer de telles aptitudes, et je rêvais d’avoir les mêmes. Chris était toujours très fier de ses performances, et je crois que ce fut ce qui éveilla mon esprit de compétition et me donna envie de faire quelque chose susceptible de susciter son admiration. Cette fierté s’étendait à ses affaires. Il n’hésitait jamais à vanter les vertus de son stylo à plume, au point de me faire saliver avant de comprendre qu’il tentait de me rendre jaloux. »

Avec un peu d’inconséquence, Alan ajouta également :

« Chris m’a toujours semblé très modeste. Par exemple, il ne disait jamais à M. Andrews que ses idées n’étaient pas réfléchies, alors qu’il en avait régulièrement l’occasion. Plus particulièrement, il détestait vraiment froisser qui que ce soit, et présentait souvent ses excuses (par exemple à ses professeurs) dans des situations où ce ne serait pas venu à l’idée d’un garçon moyen. »

Les garçons moyens, comme le reconnaissaient toutes les histoires d’école et les magazines, avaient beaucoup de mépris pour ses enseignants. C’était la plus grande contradiction du système. Mais Christopher était au-dessus de tout cela :

« Ce que je trouvais très surprenant chez Chris, c’est qu’il avait un code de moralité très précis. Un jour, il parlait de la dissertation d’un examen, et expliquait comment cela l’avait conduit à aborder le sujet du bien et du mal. D’une certaine manière je n’ai jamais douté que tout ce qu’il faisait était bien, et je crois que ce n’était pas simplement dû à mon admiration sans bornes.

Prenons le langage grossier, par exemple. L’idée que Chris puisse se montrer grossier était simplement ridicule, et, bien sûr j’ignore comment il se comporte avec les autres, mais j’aurais tendance à croire qu’il leur couperait la parole plutôt que de se montrer choqué. Tout cela pour vous expliquer à quel point sa personnalité m’impressionnait. Je me souviens d’un jour où je lui avais fait délibérément une remarque qui n’aurait pas eu sa place dans un salon, et à laquelle personne n’aurait prêté attention à l’école, juste pour voir de quelle manière il allait le prendre. Il me le fit aussitôt regretter, sans même sembler furieux ou suffisant. »

Cependant, en dépit de tant de vertus étonnantes, Christopher Morcom demeurait humain. Il faillit bien avoir des ennuis le jour où, jetant des pierres sur les trains du haut du pont ferroviaire, il toucha par mégarde un cheminot. Il s’amusa aussi à envoyer des ballons remplis de gaz jusqu’au collège de filles de Sherborne, ce qui n’était pas un mince exploit. En outre, les heures qu’ils passaient au laboratoire étaient loin d’être austères. Un troisième larron, un véritable athlète nommé Mermagen, se joignit à eux en physique et ils se retrouvaient tous les trois à faire leurs travaux pratiques dans un réduit annexe sous la surveillance de Gervis. Les cours de ce dernier ne manquaient d’ailleurs pas d’animation en leur présence, toutefois Christopher se demandait s’il n’allait pas opter plutôt pour la musique.

Le trimestre d’été 1929 fut extrêmement studieux car il fallait préparer le baccalauréat. Là encore la présence de Chris éclaira l’univers d’Alan. « Comme toujours, ma grande ambition était de faire aussi bien que Chris. J’avais toujours autant d’idées que lui, mais je ne m’appliquais pas autant à les mener à bien. » Auparavant, Alan n’avait jamais prêté attention aux réflexions qu’on lui faisait pour les petits détails de présentation ou de style, car il n’avait jamais travaillé que pour lui-même. Il s’apercevait maintenant que si Chris trouvait le système valable, c’est qu’il ne devait pas être si mauvais, et qu’il aurait tout intérêt à apprendre à communiquer. Mais il lui restait encore beaucoup à faire. Andrews fit remarquer que son élève « faisait au moins des efforts pour améliorer son style dans les exercices écrits », même si Eperson, tout en notant un progrès prometteur, soulignait encore la nécessité de « rédiger une solution claire et nette sur le papier ». L’examinateur des épreuves de mathématiques du baccalauréat commenta :

« A. M. Turing a fait preuve d’une aptitude remarquable à relever les points les moins évidents qu’il convenait de discuter ou de laisser de côté dans certaines questions, et à découvrir des méthodes permettant d’abréger ou de mettre en lumière les solutions. Cependant il a manqué apparemment de la patience nécessaire à des calculs soignés de vérification algébrique, et son écriture est tellement épouvantable que cela lui a fait perdre beaucoup de points… Parfois parce que son travail en devenait totalement illisible, parfois parce que le fait de ne pas pouvoir se relire lui-même l’a conduit à commettre des erreurs ! Ses dons pour les mathématiques n’ont pas suffi à compenser ses lacunes. »

Alan obtint 1 033 points à ses écrits de mathématiques tandis que Christopher réussit à atteindre 1 436 points.

Les Morcom formaient une famille aisée d’artistes et de scientifiques, et avaient des parts dans une entreprise d’ingénierie dans les Midlands. Ils avaient rénové une demeure jacobine près de Bromsgrove, dans le Worcestershire, et en avaient fait un vaste manoir, le Clock House, où ils vivaient dans un certain luxe. Tout comme le grand-père, le père, Reginald Morcom, travaillait dans une entreprise qui fabriquait des turbines à vapeur et des compresseurs d’air. La mère de Christopher était la fille de sir Joseph Swan, l’inventeur de l’ampoule électrique. À Clock House, Mme Morcom élevait des chèvres. Elle achetait et rénovait des cottages dans le village voisin de Catshill. Tous les jours, elle travaillait sur l’un de ses projets ou pour le comté. Elle avait étudié à Londres, à la Slade School of Art, et y était retournée en 1928, louant un studio et un atelier pour y faire de la sculpture. Fidèle à sa fibre artistique et à son entrain, de retour à la Slade, elle prétendit encore être Miss Swan, mais lorsqu’elle invitait des étudiants à Clock House, elle se déguisait de manière absurde pour incarner Mme Morcom.

Rupert Morcom, le fils aîné, était entré à Sherborne en 1920, puis avait obtenu une bourse pour faire des études scientifiques au Trinity College de Cambridge. Il faisait alors de la recherche à la Technische Hochshule de Zurich. Il était, comme Alan, fou d’expérimentation, et ses parents avaient pu lui faire construire un laboratoire dans leur propriété. Alan ne put dissimuler son envie lorsque Chris, qui lui aussi utilisait maintenant le laboratoire, lui raconta tout cela. Christopher lui parla en particulier d’une expérience que Rupert avait entreprise avant d’aller à Cambridge, en 1925. Elle impliquait l’utilisation d’une vieille connaissance d’Alan : l’iode. Le mélange de solutions d’iodates et de sulfates donnait effectivement un précipité d’iode pur, d’une manière très spectaculaire. « C’est une très belle expérience, expliquera plus tard Alan. On mélange deux solutions dans un bécher et, après avoir attendu un laps de temps très précis, le mélange devient d’un bleu très profond. J’ai pu vérifier qu’il fallait attendre trente secondes puis que la solution devenait bleue en moins d’un dixième de seconde. » Rupert avait cherché l’explication de ce délai, ce qui impliquait une connaissance de la chimie physique et une compréhension des équations différentielles dépassant largement le programme scolaire. Alan raconta :

« Chris et moi voulions trouver la relation entre le temps nécessaire et la concentration des solutions et vérifier ainsi les théories de Rupert. Chris avait déjà commencé quelques expériences sur le sujet et nous attendions beaucoup de nos recherches. Les résultats ne corroborèrent malheureusement pas la théorie. J’ai continué à travailler seul pendant les vacances, puis j’en ai élaboré une nouvelle. Je lui ai alors envoyé les résultats et c’est ainsi que nous avons commencé à nous écrire pendant les vacances. »

Il fit plus qu’écrire à Christopher, il l’invita à Guildford. Ross, en tant que responsable d’internat, aurait été horrifié par une telle audace. Christopher répondit (au bout d’un certain temps), le 19 août :

« … Avant de me mettre à mes expérimentations, je te remercie chaleureusement pour ton invitation, mais je crains de ne pouvoir venir, car nous allons partir durant cette période, probablement à l’étranger, pendant environ trois semaines… Je suis désolé de ne pouvoir venir. C’est très aimable de ta part de me l’avoir proposé. »

Quant aux iodates, ces nouvelles aventures à Clock House les avaient rendus totalement désuets. On y faisait des expériences pour mesurer la résistance de l’air, le frottement des liquides, on tentait d’y résoudre de nouveaux problèmes avec Rupert (« Ci-joint l’intégralité, que vous voudrez peut-être tenter de résoudre. »), on y dessinait les plans d’un télescope de six mètres de long, et…

« … jusqu’à présent, je me suis contenté de fabriquer une machine à additionner les livres et les onces. Elle fonctionne étonnamment bien. Je crois bien que j’ai un peu laissé tomber les maths, pendant ces vacances. J’ai simplement lu un bon livre de physique générale, dans lequel on parlait aussi de la relativité. »

Alan recopia laborieusement l’expérience ingénieuse sur la résistance de l’air qu’avait conçue Christopher, puis il lui répondit avec d’autres idées concernant la chimie et un problème mécanique, néanmoins Christopher ne manqua pas de refroidir ses ardeurs dans une lettre datée du 3 septembre : « Je n’ai pas eu le temps d’étudier soigneusement ton pendule conique, mais je ne comprends pas vraiment ta méthode. Accessoirement, j’ai l’impression qu’il y a une erreur dans tes équations de mouvement…

Je suis actuellement en train d’aider mon frère à fabriquer de la pâte à modeler pour un artiste. Le procédé consiste à la faire bouillir à l’aide de solvants organiques… J’en ai conçu une de plutôt bonne qualité, assez proche du résultat recherché, en mélangeant du savon à de la fleur de soufre, et en y ajoutant un peu de graisse de mouton. J’espère que tu passes de bonnes vacances. On se voit le 21. Amicalement, C. C. Morcom. »

Cependant, la chimie avait surtout cédé le pas à l’astronomie à laquelle Christopher avait déjà initié Alan un peu plus tôt cette année-là. Alan avait reçu de sa mère La Constitution interne des étoiles d’Eddington à l’occasion de son dix-septième anniversaire, et aussi un télescope d’un pouce et demi. Christopher, qui possédait déjà un télescope de quatre pouces dont il ne se lassait jamais de parler, avait, lui, reçu un atlas du ciel pour ses dix-huit ans. Outre l’astronomie, Alan se plongeait aussi dans La Nature du monde physique. Cette paraphrase, tirée d’une lettre du 20 novembre 1929, en témoigne :

« La théorie quantique de Schrödinger exige trois dimensions pour tout électron considéré. Sa théorie va pouvoir expliquer le comportement d’un électron. Il envisage six dimensions, ou bien neuf, ou n’importe quel nombre possible, sans jamais former la moindre image mentale. On peut résumer en disant que pour chaque nouvel électron, on introduit ces nouvelles variables analogues aux coordonnées d’espace. »

Ce passage sortait de la description qu’avait faite Eddington de cette autre révolution des concepts de la physique fondamentale qu’était la théorie quantique, notion autrement mystérieuse que celle de la relativité. Elle avait en effet sonné le glas des corpuscules comparés à des boules de billard ou à des ondes se propageant dans l’éther, pour les remplacer par des entités ayant à la fois les caractéristiques des particules et des ondes.

Eddington avait beaucoup de choses à dire, car les années 1920 avaient été témoins d’une évolution rapide de la physique théorique, et ce grâce à une succession de découvertes à la fin du siècle précédent. En 1929, cela ne faisait que trois ans que le physicien allemand Schrödinger avait formulé sa théorie sur la physique quantique. Nos deux adolescents lurent également les ouvrages de sir James Jeans, astronome de Cambridge, où il était là encore question de toutes nouvelles découvertes. On venait juste d’établir que certaines nébuleuses étaient en réalité des nuages de gaz et d’étoiles proches de la Voie lactée, tandis que d’autres formaient des galaxies tout à fait distinctes. La représentation que l’on se faisait de l’univers avait été multipliée par un million. Alan et Christopher ne se lassaient donc pas de discuter de toutes ces idées, s’opposant bien souvent, « ce qui rendait les choses beaucoup plus intéressantes », commentait Alan. Celui-ci gardait des « bouts de papier portant au crayon les idées de Chris par-dessus lesquelles j’avais griffonné les miennes au stylo. Nous nous amusions à cela même pendant les cours de français ».

Ces idées sont datées du 28 septembre 1929, tout comme un devoir officiel.

Celui-ci était couvert de ronds et de croix, de l’illustration d’une réaction chimique impliquant de l’iode et du phosphore, et d’un diagramme mettant en doute le postulat d’Euclide selon lequel « par un point extérieur à une droite donnée, ne passe qu’une et une seule droite qui lui est parallèle ». Alan conservait ces pages en souvenir, comme substitut aux témoignages de tendresse qu’il ne pouvait espérer. « Il y a des fois où j’ai perçu sa personnalité avec une force particulière, écrivait-il. Je songe à un soir où il attendait devant le labo et où, lorsque je suis arrivé, il m’a saisi avec sa grande main pour m’emmener voir les étoiles. »

Le père d’Alan fut enchanté, sinon incrédule, lorsque les bulletins de son fils commencèrent à changer de ton. Son intérêt pour les mathématiques se limitait aux calculs de ses impôts. Mais comme John, il se sentait fier d’Alan. Il y avait donc toujours eu une méthode sous cette folie apparente ! Contrairement à sa femme, M. Turing ne prétendit jamais avoir la moindre idée de ce que faisait son fils, et ce fut le thème d’un couplet qu’Alan lut un jour dans l’une des lettres de son père :

« I don’t know what the ’ell ’e meant

But that is what ’e said ’e meant!13 »

[J’ignore ce qu’il voulait dire

Mais c’était ce qu’il voulait dire.]

Alan semblait se satisfaire de cette ignorance et de la confiance qu’on lui accordait. Mme Turing, elle, ne se priva pas de répéter qu’elle l’avait « bien dit » et qu’elle avait bien fait de l’envoyer dans ce collège-là. Il convient cependant de reconnaître qu’elle s’était réellement montrée attentive à son fils ; elle n’avait pas seulement cherché à le faire progresser moralement, elle aimait croire qu’elle pouvait comprendre son amour pour la science.

Alan se retrouvait maintenant en situation d’envisager une bourse pour l’Université. Christopher, maintenant âgé de dix-huit ans, était censé obtenir une bourse pour le Trinity College, comme son frère. Il était assez ambitieux de la part d’Alan de la tenter aussi avec un an de moins. Le Trinity College était la faculté de sciences et de mathématiques qui avait la meilleure réputation dans l’université de Cambridge – elle-même classée deuxième centre scientifique du monde après Göttingen en Allemagne.

Les public schools constituaient une bonne préparation aux examens d’entrée des grandes universités, et Sherborne octroya également à Alan un subside de trente livres par an. Cependant le tapis rouge n’était pas déroulé pour autant. En effet, les épreuves pouvaient porter sur n’importe quel sujet, une part étant laissée à l’imagination. Un avant-goût de ce que serait la vie. L’examen en lui-même excitait déjà beaucoup Alan, mais la certitude que Christopher quitterait Sherborne au plus tard à Pâques 1930 le minait. Ne pas obtenir cette bourse signifiait perdre Christopher pendant au moins un an. Peut-être cette incertitude fut-elle la cause des pressentiments qui l’assaillirent pendant tout le mois de novembre : quelque chose, il le sentait, se produirait avant Pâques et empêcherait Chris d’aller à Cambridge.

Ces examens offraient la perspective de toute une semaine à passer en compagnie de Chris sans la contrainte des internats. « J’avais autant hâte de passer une semaine avec Chris que de voir Cambridge. » Le vendredi 6 décembre, Victor Brookes, un camarade de classe de Christopher qui devait se rendre de Londres à Cambridge en voiture, proposa à Alan et Christopher de les accompagner. Le jour venu, ils se rendirent tous deux à Londres en train et s’y arrêtèrent quelques heures pour rendre visite à Mme Morcom dans le petit studio qui lui servait d’atelier de sculpture, puis ils déjeunèrent avec elle à son appartement. Christopher aimait beaucoup taquiner Alan, et avait une plaisanterie récurrente à propos de « trucs mortels », prétendant que certaines substances en apparence inoffensives étaient de véritables poisons. Il lui soutenait que les couverts de sa famille, avec leur alliage particulier contenant du vanadium, étaient « absolument mortels ».

Une fois à Cambridge, ils purent mener pendant une semaine l’existence de vrais gentlemen, avec chambres personnelles et sans extinction des feux. Le dîner se passait dans la salle du Trinity College, en tenue de soirée et sous le portrait scrutateur de Newton. C’était l’occasion de rencontrer des candidats venus d’autres collèges et de pouvoir se comparer avec eux. Alan fit une nouvelle connaissance, Maurice Pryce, avec qui il eut un contact facile grâce à des intérêts très similaires en sciences et en mathématiques. Pryce tentait l’examen pour la seconde fois. L’année précédente, il s’était assis sous le portrait de Newton et s’était dit que rien d’autre ne pourrait le satisfaire. Et même si Christopher se montrait toujours un peu blasé de tout, c’était bien ce qu’ils ressentaient tous les trois : dorénavant tout serait différent.

D’après Alan, ce fut un « excellent repas ». Ensuite, ils allèrent :

« jouer au bridge avec d’autres élèves de Sherborne dans le Trinity Hall. Nous étions censés rentrer à 22 heures, mais à 21 h 56 Chris voulut jouer une nouvelle main. J’ai refusé, et nous sommes rentrés juste à temps. Le lendemain, le samedi, nous avons de nouveau joué aux cartes – au rami cette fois. Après 22 heures, Chris et moi avons continué à jouer à d’autres jeux. Je me souviens parfaitement de son grand sourire quand nous avons décrété que nous n’irions pas nous coucher tout de suite. Nous avons joué jusqu’à minuit et quart. Quelques jours plus tard, nous avons tenté d’entrer dans l’observatoire. Un ami astronome de Chris nous avait invités à passer quand bon nous semblerait. Mais le meilleur moment pour nous n’était manifestement pas le meilleur pour lui. »

Alan et Chris passèrent leurs soirées à jouer aux cartes jusqu’à des heures tardives. Christopher adorait les jeux et en trouvait toujours de nouveaux. Il aimait aussi « essayer de faire croire aux gens des choses invraisemblables ». Ils allèrent au cinéma avec Norman Heatley, ancien ami de Chris de l’école préparatoire, alors étudiant à Cambridge. Christopher lui raconta la façon originale qu’Alan avait de faire ses calculs, et comment il les traduisait en formules classiques lors des examens. Cet aspect de l’indépendance d’Alan inquiétait aussi Eperson qui trouvait que « ses solutions sont souvent peu orthodoxes sur la copie, ce qui exige du lecteur un effort d’élucidation ». Il doutait fort que les examinateurs de Cambridge cherchassent à percer sa singularité intellectuelle.

En rentrant du cinéma, Alan resta délibérément en retrait avec Heatley afin de vérifier à quel point Chris désirait vraiment sa compagnie.

« De toute évidence, je me sentais plutôt seul quand Chris m’appela (avec ses regards insistants) pour venir marcher à ses côtés. Il savait très bien à quel point je l’appréciais, mais il détestait que j’en fasse la démonstration. »

Alan avait conscience que leur amitié pouvait prêter à commentaire : « Nous ne faisions jamais de balades à bicyclette ensemble et je crois que Chris devait se faire un peu chahuter à cause de moi à l’internat. » Mais cela lui faisait d’autant plus plaisir.

Après avoir passé, selon Alan, la semaine la plus heureuse de sa vie, les deux garçons rentrèrent au collège le 13 décembre pour y terminer le trimestre. Au dîner, ils entonnèrent un chant à propos d’Alan :

« Le cerveau du mathématicien ne trouve que rarement le sommeil dans son lit,

Calculant sans cesse des logarithmes et faisant constamment de la trigonométrie. »

Les résultats furent publiés cinq jours plus tard dans le Times, juste après la fin des cours. Cruelle déception : Christopher était reçu au Trinity College, mais pas Alan. Alan le félicita, et Christopher lui répondit :

« 20/12/29

Cher Turing,

Merci beaucoup pour ta lettre. J’étais aussi navré que tu n’obtiennes pas cette bourse que j’étais ravi de l’avoir décrochée.

J’ai profité de deux nuits parfaitement dégagées. C’est la première fois que je vois aussi bien Jupiter. J’ai pu distinguer cinq ou six ceintures, et même des détails sur l’une des plus grosses, au centre. La nuit dernière, j’ai vu un satellite sortir d’éclipse. Il est apparu brusquement, pendant quelques secondes, à quelque distance de Jupiter, et m’a semblé très joli. C’est la première fois que j’en vois un. J’ai également aperçu la nébuleuse d’Andromède. Très distinctement, mais pas très longtemps. J’ai aussi vu le spectre de Sirius, Pollux et Bételgeuse, ainsi que la brillante nébuleuse d’Orion. Je suis actuellement en train de concevoir un spectrographe. Je te réécrirai plus tard. Joyeux Noël, etc. Amicalement, C. C. M. »

Chez lui, à Guildford, jamais Alan n’aurait eu les moyens nécessaires à la « conception d’un spectrographe », mais il avait mis la main sur un vieil abat-jour sphérique en verre. Il l’avait rempli de plâtre, couvert de papier (ce qui le fit réfléchir à la nature des surfaces courbes), et entreprit d’y indiquer les constellations d’étoiles fixes. Pour ne pas changer, il se contenta de sa propre observation du ciel nocturne, même s’il aurait été plus aisé, et plus fiable, de se servir d’un atlas. Il s’obligea à se lever à 4 heures du matin pour pouvoir repérer certaines étoiles non visibles le soir dans le ciel de décembre. Un jour, il réveilla même sa mère, qui crut à la présence d’un cambrioleur. Lorsqu’il en eut terminé, il écrivit à Christopher pour lui faire part de son expérience, profitant de l’occasion pour lui demander s’il pensait qu’il était préférable qu’il fasse une demande pour une autre université l’année suivante. S’il s’agissait d’un test d’affection, il en fut de nouveau récompensé, car Christopher lui répondit :

« 05/01/30

Cher Turing,

… Je ne peux vraiment pas te donner ce genre de conseil, car ce type de décision t’appartient entièrement, et je crois qu’il ne serait pas juste de m’en mêler. John est une excellente université, mais naturellement, je préférerais personnellement que tu viennes à Trinity, où je pourrais te voir plus souvent.

Ça m’intéresserait beaucoup de voir ta carte du ciel quand tu l’auras terminée, mais j’imagine que tu risques d’avoir du mal à l’apporter. J’ai souvent eu l’idée d’en fabriquer une, cependant je n’en ai jamais pris la peine, surtout maintenant que je dispose d’un atlas qui va jusqu’à Mag 6.

Dernièrement, j’ai tenté de découvrir des nébuleuses. On en a aperçu de belles, l’autre nuit, notamment une nébuleuse planétaire de Mag 7 dans la constellation du dragon. Avec une lunette de dix pouces. Nous avons aussi tenté de trouver une comète de Mag 8 dans la constellation du dauphin… Ce serait bien si tu pouvais mettre la main sur un bon télescope, parce que celui d’un pouce et demi te sera complètement inutile pour un si petit objet. J’ai essayé de calculer son orbite, mais j’ai lamentablement échoué avec onze équations irrésolues et dix inconnues à éliminer.

J’ai continué à faire de la pâte à modeler. Rupert a fabriqué du savon et des acides gras qui sentent très mauvais à partir d’huile de colza et de cirage… »

Chris a rédigé cette lettre chez sa mère, à Londres, où il devait « voir le dentiste… et aussi échapper à un bal à la maison ». Le lendemain, il lui écrivit de nouveau, à Clock House, cette fois :

« J’ai trouvé la comète tout de suite, à la position prévue. C’était nettement plus évident et intéressant que je l’aurais pensé. Je dirais qu’elle est presque à Mag 7. Tu devrais pouvoir la repérer avec ton télescope. Le meilleur moyen, c’est d’apprendre par cœur les étoiles de Mag 4 et 5, et ensuite de te déplacer lentement vers le bon endroit, sans perdre de vue toutes les étoiles connues… Dans une demi-heure, je retournerai y jeter un coup d’œil si le ciel est de nouveau dégagé (il vient de s’assombrir), pour voir si je peux estimer son déplacement au milieu des étoiles, et aussi pour voir à quoi elle ressemble avec un gros oculaire (×250). Les cinq étoiles de Mag 4 dans la constellation du Dauphin sont visibles par paires. Amicalement, C. C. Morcom. »

Or Alan avait déjà découvert la comète, même si c’était grâce à une méthode moins rigoureuse.

« 10/01/30

Cher Morcom,

Merci beaucoup pour tes indications pour trouver la comète. Dimanche, je crois bien l’avoir aperçue. J’observais la constellation du Dauphin, croyant que c’était celle du Petit Cheval, mais j’ai repéré quelque chose comme ça [un minuscule croquis], un peu flou, d’environ un mètre de long. J’ai bien peur de ne pas l’avoir étudiée très attentivement. J’ai ensuite cherché la comète ailleurs, dans la constellation du Petit Renard, en pensant qu’il s’agissait de celle du Dauphin. J’avais lu dans The Times qu’il y avait une comète dans la constellation du Dauphin, ce jour-là.

… Le temps n’est vraiment pas idéal pour étudier cela. Aussi bien mercredi qu’aujourd’hui, j’ai pu profiter d’un ciel dégagé jusqu’au coucher du soleil, mais il s’est rapidement couvert au-dessus de la région d’Aquila. Mercredi, le ciel s’est éclairci juste après que la comète eut disparu…

Amicalement, A. M. Turing

Je t’en prie, ne me remercie pas chaque fois si religieusement pour mes lettres. Tu auras le droit de me remercier quand je les rédigerai de manière lisible (si jamais ça arrive un jour), si ça te fait plaisir. »

Alan reporta la course de la comète filant d’Equuleus vers Delphinus dans les cieux glacés. Puis il emporta son globe céleste avec lui au collège pour le montrer à Christopher. Blamey les avait quittés à Noël et Alan devait maintenant partager une autre chambre, où le globe fut exposé. Il ne présentait encore que peu de constellations, mais celles-ci suffirent à émerveiller les plus jeunes.

Trois semaines après la reprise des cours, le 6 février, un groupe de chanteurs se produisit en concert au collège. Alan et Christopher vinrent tous les deux les écouter et Alan ne quitta pas son ami des yeux de toute la soirée en se répétant : « Ce n’est pourtant pas la dernière fois que tu vois Morcom. » Cette nuit-là, il se réveilla en sursaut. L’horloge de l’abbaye sonna trois heures moins le quart. Alan se leva et alla à la fenêtre du dortoir pour observer les étoiles. Il lui arrivait souvent de se coucher avec son télescope afin de pouvoir contempler d’autres mondes pendant la nuit. La lune se couchait derrière l’internat de Ross et Alan songea que cela pouvait signifier un « au revoir » adressé à Morcom.

Christopher tomba gravement malade à cette heure précise et fut conduit en ambulance à Londres où il subit deux opérations. Il mourut à midi, le 13 février 1930, après six jours d’agonie.

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