Suite de la lecture du livre d’Antonio Garrido
Le lecteur de cadavre
Voici la deuxième partie du chapitre 2 de notre polar historique.
2, suite…
Cí se leva à l’aube. Ils étaient convenus avec Feng de se retrouver dans la résidence de Bao Pao, où étaient habituellement logés les visiteurs du gouvernement, afin de l’assister dans l’examen du cadavre. Dans la chambre voisine, Lu ronflait bruyamment. Lorsqu’il se réveillerait, lui-même serait déjà loin.
Il s’habilla en silence et s’en alla. La pluie avait cessé, mais la chaleur de la nuit évaporait l’eau tombée sur les champs, faisant de chaque bouffée d’air une gorgée brûlante. Cí respira à pleins poumons avant de pénétrer dans le labyrinthe de ruelles qui formaient la bourgade, une succession de bicoques calquées les unes sur les autres dont les bois vermoulus se répétaient à angle droit tels de vieux dominos étourdiment alignés. De temps en temps, des lanternes scintillantes coloraient de leur lumière les petites portes ouvertes d’où émergeait l’odeur de thé, tandis que des files de paysans se dessinaient sur les chemins telles des âmes insaisissables. Et pourtant, le village dormait. On n’entendait que les geignements des chiens.
Lorsqu’il arriva à la maison de Bao Pao, déjà le jour se levait.
Il aperçut Feng sous le porche, vêtu d’une robe en toile d’étoupe couleur jais assortie à son bonnet. Son visage était de pierre, mais ses mains tambourinaient avec impatience. Après la courbette de rigueur, Cí lui renouvela sa reconnaissance.
— Je ne vais jeter qu’un coup d’œil, tu peux donc t’épargner les remerciements. Et ne fais pas cette tête, ajouta Feng en constatant sa déception. Ce n’est pas ma juridiction, et tu sais bien que dernièrement je ne fais plus d’enquêtes criminelles. Mais ne t’inquiète pas. C’est un petit village. Trouver l’assassin sera aussi facile qu’enlever un caillou de sa chaussure.
Cí suivit le juge jusqu’à une cabane annexe où montait la garde son assistant personnel, un homme silencieux aux traits mongols. À l’intérieur attendait le chef Bao Pao, accompagné de la veuve de Shang et des fils du défunt. Lorsque Cí aperçut les restes de Shang il eut un haut-le-cœur. La famille avait installé le cadavre sur un fauteuil en bois, comme s’il était encore vivant, le corps dressé et la tête unie au tronc au moyen de joncs entrelacés. Même lavé, parfumé et vêtu, on aurait dit un épouvantail ensanglanté. Le juge Feng présenta ses respects à la famille, il s’entretint un moment avec eux et leur demanda l’autorisation d’examiner le cadavre. L’aîné la lui accorda et Feng s’approcha lentement du mort.
— Te souviens-tu de ce que tu dois faire ? demanda-t-il à Cí.
Celui-ci s’en souvenait parfaitement. Il sortit une feuille de papier de son sac, la pierre d’encre et son meilleur pinceau. Puis il s’assit à terre, près du corps. Feng s’approcha du cadavre, déplorant qu’on l’eût lavé, et il se mit au travail.
— Moi, juge Feng, dans la vingt-deuxième lune du mois du lotus, de la deuxième année de l’ère Kaixi et quatorzième du règne de notre aimé Ningzong, fils du Ciel et honorable empereur de la dynastie Song, ayant dûment obtenu l’autorisation de la famille, j’entreprends une investigation préalable, accessoire de l’officielle qui devra être pratiquée dans non moins de quatre heures à partir de sa connaissance par le magistrat que désignera la préfecture de Jianningfu. En présence de Li Cheng, l’aîné du défunt, de la veuve de ce dernier, Madame Li, de ses autres enfants mâles, Ze et Xin, ainsi que de Bao Pao, le chef du village, et de mon assistant Cí, témoin direct de l’événement.
Cí écrivit sous la dictée, répétant chaque mot à voix haute. Feng continua.
— Le défunt, du nom de Li Shang, fils et petit-fils de Li, qui aux dires de son fils aîné était âgé de cinquante-huit ans au moment de sa mort, exerçant la profession de comptable, de paysan et de menuisier, a été vu pour la dernière fois avant-hier, à midi, après avoir exécuté sa besogne dans le magasin de Bao Pao où nous nous trouvons à présent. Son fils témoigne que le défunt ne souffrait d’aucune maladie hormis celles propres à son âge ou aux saisons, et qu’on ne lui connaissait pas d’ennemis.
Feng regarda l’aîné, qui s’empressa de confirmer ces précisions, puis Cí, afin qu’il relût ce qu’il avait écrit.
— En raison de l’ignorance des membres de sa famille, continua Feng avec une moue de réprobation, le corps a été lavé et habillé. Ils confirment eux-mêmes qu’au moment où le corps leur a été remis ils n’ont remarqué aucune autre blessure que la terrible entaille qui séparait la tête du tronc, et que c’est sans doute celle-ci qui a mis fin à sa vie. Sa bouche est exagérément ouverte… (il tenta en vain de la fermer) et la mâchoire, rigide.
— Vous n’allez pas le déshabiller ? s’étonna Cí.
— Ce ne sera pas nécessaire.
Feng tendit la main pour effleurer l’entaille du cou. Il la montra à Cí, attendant sa réponse.
— Double incision ? suggéra le jeune homme.
— Double incision… Comme aux cochons…
Cí observa avec attention la blessure débarrassée de la boue. En effet, dans sa partie antérieure, sous l’endroit qu’occupait auparavant la pomme d’Adam, elle présentait une coupure horizontale nette semblable à celle qu’on pratiquait sur les porcs pour les vider de leur sang. Ensuite, la blessure s’élargissait tout au long de sa circonférence au moyen de petits coups de dent semblables à ceux que produit une scie de boucher. Il allait commenter cela quand Feng lui demanda de relater les circonstances de sa découverte. Cí obéit, les rapportant de façon aussi détaillée qu’il s’en souvenait. Lorsqu’il conclut, le juge le regarda d’un air sévère.
— Et le chiffon ? lui demanda-t-il.
— Le chiffon ?
« Quel idiot ! Comment ai-je pu l’oublier ? »
— Tu me déçois, Cí, et ce n’était pas dans tes habitudes… (Le juge garda un instant le silence.) Comme tu devrais le savoir, la bouche ouverte n’obéit ni à une grimace d’appel au secours ni à un cri de douleur, car dans ce cas elle se serait refermée avec le relâchement postérieur au décès. En conclusion, on a dû y introduire un objet quelconque avant ou immédiatement après sa mort, lequel y est sans doute resté jusqu’à ce que les muscles se raidissent. En ce qui concerne la typologie de l’objet, je suppose que nous parlons d’un chiffon de lin, si nous sommes attentifs aux fils ensanglantés qui sont encore entre ses dents.
Le reproche fit mal à Cí. Un an plus tôt, il n’aurait pas oublié, mais le manque de pratique l’avait rendu lent et maladroit. Il se mordit les lèvres et fouilla dans sa manche.
— J’avais l’intention de vous le remettre, s’excusa-t-il en tendant le morceau d’étoffe soigneusement plié.
Feng l’examina minutieusement. La toile était grisâtre, souillée de plusieurs taches de sang séché ; sa taille, celle d’un de ces mouchoirs dont on se couvre la tête. Le juge le marqua comme preuve.
— Termine et encre mon sceau. Fais ensuite une copie à remettre au magistrat lorsqu’il arrivera.
Feng prit congé des personnes présentes et sortit de la remise. De nouveau il pleuvait. Cí se hâta de le suivre. Il le rejoignit juste à l’entrée de la demeure que Bao Pao lui avait attribuée.
— Les documents…, bégaya-t-il.
— Pose-les là, sur ma tablette.
— Juge Feng, je…
— Ne t’inquiète pas, Cí. À ton âge, j’étais incapable de distinguer une mort par arbalète d’une autre par pendaison.
Cela ne réconforta pas Cí, car il savait que ce n’était pas vrai.
Il observa le juge tandis que celui-ci rangeait ses diplômes. Il désirait être comme Feng. Il enviait sa sagacité, sa probité et sa connaissance. C’est lui qui l’avait instruit et il souhaitait continuer à l’avoir pour maître, mais jamais il n’y parviendrait enfermé dans un village de paysans. Il attendit qu’il eût terminé avant de le lui faire savoir. Quand Feng eut rangé le dernier papier, il l’interrogea à propos du contrat de son père, mais le juge hocha la tête, résigné.
— C’est une histoire entre ton père et moi.
Tel un acheteur indécis, Cí fit les cent pas au milieu des affaires de Feng.
— C’est qu’hier soir j’ai parlé avec lui et il m’a dit… Enfin je pensais que nous retournerions à Lin’an, et voilà qu’à présent…
Feng s’arrêta pour le regarder. Les larmes embuaient les yeux de Cí. Il inspira fortement avant de poser sa main sur l’épaule du jeune homme.
— Écoute Cí, je ne sais si je devrais te le dire…
— Je vous en supplie, l’implora-t-il.
— D’accord, mais tu dois me promettre que tu garderas cela pour toi.
Il attendit que Cí acquiesçât. Puis il prit un bol d’air et s’assit, abattu.
— Si j’ai fait ce voyage, c’est uniquement pour vous. Ton père m’a écrit il y a quelques mois pour me faire part de son intention de reprendre son poste, mais maintenant, après m’avoir fait venir jusqu’ici, il ne veut même plus en parler. J’ai insisté en lui promettant un travail confortable et un salaire généreux ; je lui ai même offert une maison en propriété dans la capitale, mais, inexplicablement, il a refusé.
— Eh bien, emmenez-moi ! Si c’est à cause de cet oubli du morceau d’étoffe, je vous promets que je travaillerai dur. Je travaillerai jusqu’à m’écorcher la peau s’il le faut, mais je ne vous ferai plus honte ! Je…
— Franchement, Cí, ce n’est pas toi le problème. Tu sais combien je t’apprécie. Tu es loyal et j’aimerais beaucoup te reprendre comme assistant. C’est pourquoi j’ai parlé à ton père de toi et de ton avenir, mais je me suis heurté à un mur. Je ne sais ce qui lui arrive, il s’est montré inflexible. Je regrette vraiment.
— Je… je…
Cí ne sut quoi dire. Un coup de tonnerre résonna au loin. Feng lui donna une tape dans le dos.
— J’avais de grands projets pour toi, Cí. Je t’avais même réservé une place à l’université de Lin’an.
— À l’université de Lin’an ?
Ses yeux s’écarquillèrent. Retourner à l’université était son rêve.
— Ton père ne te l’a pas dit ? Je pensais qu’il l’avait fait.
Les jambes de Cí flageolèrent. Quand Feng lui demanda ce qui lui arrivait, le jeune homme garda le silence, il avait le sentiment d’avoir été floué.