Le lecteur de cadavres d’Antonio Garrido
Et si nous lisions le début !
Aujourd’hui je vous propose de lire le chapitre 3 de ce magnifique et captivant polar historique. J’espère que ces lectures vous auront donné envie de poursuivre ce titre que vous trouvez dorénavant en poche.
Alors belle lecture à vous !
3
LE JUGE FENG ANNONÇA À Cí qu’il avait besoin d’interroger quelques voisins, aussi convinrent-ils de se retrouver après le déjeuner. Cí profita de la pause pour retourner chez lui. Il voulait rendre visite à Cerise, mais il fallait que son père lui donnât l’autorisation de ne pas aller travailler.
Avant d’entrer, il se recommanda aux dieux et fit irruption sans frapper. Il surprit son père en train de lire des documents qui lui glissèrent des mains. L’homme les ramassa à terre et les rangea précipitamment dans un coffret laqué de rouge.
— On peut savoir ce que tu fais ici ? Tu devrais être en train de labourer, lui lança-t-il furieux. – Il referma le coffret et le rangea sous le lit.
Cí lui exprima son intention de rendre visite à Cerise, mais son père se montra réticent.
— Tu fais toujours passer tes désirs avant tes obligations, marmonna-t-il.
— Père…
— Et elle n’en mourra pas, je t’assure. Je me demande pourquoi j’ai accédé au souhait de ta mère lorsqu’elle s’est obstinée à te marier à une fille plus dangereuse qu’un guêpier.
Cí avala sa salive.
— Je vous en supplie, père. Ce ne sera qu’un moment. Après je terminerai de labourer et j’aiderai Lu à la moisson.
— Après, après… Crois-tu donc que Lu va au champ pour se promener ? Même son buffle est plus disposé que toi à travailler. Après… Quand c’est, « après » ?
« Que vous arrive-t-il, père ? Pourquoi êtes-vous si injuste envers moi ? »
Cí ne voulut pas répliquer. Tous, y compris son père, savaient parfaitement qu’au cours des six derniers mois c’était lui, et non Lu, qui s’était cassé les reins à récolter le riz ; que c’étaient ses jambes qui s’étaient crevassées à s’occuper des plants dans les pépinières, ses mains qui étaient devenues calleuses à force de récolter, battre, cribler et trier ; lui qui avait labouré du lever au coucher du soleil, nivelé, transplanté, bonifié, qui avait passé ses journées à pédaler sur les pompes et à transporter les sacs jusqu’aux barcasses sur le fleuve. Tous, dans ce maudit village, savaient que pendant que Lu se soûlait avec ses putains, lui s’était tué aux travaux des champs.
Voilà pourquoi il détestait avoir une conscience : parce qu’elle l’obligeait à accepter les décisions de son père… Il alla chercher sa faucille et ses affaires. Il trouva sa musette, mais pas la faucille.
— Prends la mienne. Lu a pris la tienne, lui précisa son père.
Cí n’opposa aucune objection. Il la mit dans sa musette et partit en direction de la parcelle.
Il frappa si fort le buffle qu’il se fit mal à la main. L’animal mugissait comme si on le tuait, mais il tirait comme un démon, tentant désespérément d’éviter les coups de Cí ; celui-ci s’accrochait à l’araire, essayant de l’enfoncer dans la terre, tandis que le champ s’efforçait d’engloutir l’interminable rideau de pluie qui se vidait d’un ciel proche de l’orage. Chaque sillon était suivi d’un autre empli de jurons, d’efforts et de coups de baguette. Cí ne sentait pas la fraîcheur de l’eau qui tombait de plus en plus fort. Le tonnerre gronda et le jeune homme s’arrêta. Le ciel était aussi noir que la boue qu’il piétinait. Il avait de plus en plus chaud. Il s’asphyxiait. Un claquement, puis un autre coup de tonnerre. Un autre éclair. Et un autre.
Soudain, le ciel s’ouvrit au-dessus de sa tête et un éclair de lumière, suivi d’une détonation, fit trembler la terre. Effrayé, le buffle s’agita et fit un bond, mais l’araire resta coincé et, en tombant, l’animal s’écroula sur ses pattes arrière.
Quand Cí retrouva son souffle, il vit la bête à terre, se débattant dans la glaise, affolée. Il se hâta de la relever, mais n’y parvint pas. Il détacha le harnais et lui donna des coups de bâton, mais l’animal se contenta de relever la tête pour tenter d’échapper au châtiment. Alors il constata, terrifié, que sa patte arrière présentait une affreuse fracture ouverte.
« Dieux, en quoi vous ai-je offensés ? »
Il sortit une pomme de sa musette et l’approcha de l’animal, mais celui-ci tenta de lui donner un coup de corne. Quand il se calma, Cí lui inclina le front de façon à enfoncer une corne dans la fange. Il examina ses yeux, tellement écarquillés par la panique qu’ils semblaient vouloir échapper à la prison du corps impotent. Les naseaux se dilataient et se contractaient à la manière d’un soufflet, expulsant une traînée de bave. Il ne valait même pas la peine de le relever. Cet animal était déjà de la viande d’abattoir.
Il lui caressait le museau quand il se sentit pris au collet et jeté à l’eau. Lorsqu’il se retourna, il se heurta au visage furibond de son frère qui brandissait une baguette.
— Pauvre incapable. C’est comme ça que tu me remercies de mes peines ? – Son visage était l’image vivante du diable.
Cí essaya de se protéger quand la baguette s’abattit sur lui. Il crut sentir une brûlure lui lacérer la figure.
— Lève-toi, misérable. (De nouveau il le frappa.) Je vais t’apprendre, moi.
Cí tenta de se redresser, mais Lu le frappa de nouveau. Puis il saisit le garçon par les cheveux et le traîna dans la vase.
— Tu sais combien coûte un buffle ? Non ? Eh bien tu vas le savoir.
Il le jeta sans pitié dans la boue et il lui piétina la tête jusqu’à ce qu’elle fût submergée. Quand il se fatigua de le voir gigoter, il le tira et le poussa sous le harnais.
— Ça te dégoûte de travailler dans les champs, hein ? Ça te désespère que notre père me préfère, moi…
Il essaya de l’attacher aux courroies.
— Tu aurais beau lui lécher les bottes, père ne t’aimerait pas. – Cí se débattit.
— Quand j’en aurai fini avec toi, c’est toi qui me les lècheras. – Et il se remit à le frapper.
Tandis qu’il essuyait le sang des coups, Cí regarda son frère avec rage. Comme l’ordonnaient les rites de la piété filiale, il n’avait jamais riposté, mais le moment était venu de lui montrer qu’il n’était pas son esclave. Il se leva et le frappa au ventre de toutes ses forces. Lu ne s’y attendait pas et accusa le choc. Mais il se retourna comme un tigre et lui renvoya un coup de poing dans les côtes. Cí tomba raide. Son frère le dépassait en poids et en envergure. Le seul avantage que Cí avait sur lui, c’était la haine qui à présent l’animait. Il tenta de se lever, mais Lu lui lança des coups de pied. Cí sentit quelque chose craquer dans sa poitrine, mais aucune douleur. Avant qu’il pût se plaindre, il reçut un autre coup de pied dans le ventre. Ses tempes palpitaient et son corps le brûlait. Un autre coup le renversa. Il tenta en vain de se relever et sentit la pluie nettoyer le sang sur son visage.
Il crut entendre son frère le traiter d’épave, mais il ne put en être sûr, car l’obscurité l’envahit et il perdit connaissance.
*
Feng se trouvait devant le cadavre de Shang lorsque Cí apparut, traînant les pieds, tel un spectre.
— Par les dieux, Cí ! Qui t’a fait… ? – Le juge l’accueillit entre ses bras avant qu’il ne s’évanouît.
Feng l’étendit sur une natte. Il remarqua qu’il pouvait à peine ouvrir un œil, mais la blessure de la joue ne paraissait pas grave. Il effleura de ses doigts le bord ouvert.
— On t’a marqué comme une mule, se lamenta-t-il tandis qu’il découvrait son torse. (Il s’alarma en découvrant l’hématome sur le flanc, mais par chance la côte n’était pas fracturée.) C’est Lu ? (Cí nia, à demi conscient.) Ne mens pas. Ce maudit animal ! Ton père a bien fait de le laisser dans les champs.
Feng acheva de déshabiller Cí et examina les autres blessures. Il respira, soulagé, en constatant que son pouls était rythmé et puissant, mais il envoya tout de même son assistant quérir le guérisseur local. Bientôt apparut un vieil homme édenté qui apportait des plantes et deux pots contenant des breuvages. Le petit homme examina Cí avec une lenteur exaspérante, il le frictionna et lui administra un tonique. Lorsqu’il eut terminé, il le vêtit de linge sec et recommanda à Feng de le laisser se reposer.
Au bout d’un moment, un étrange bourdonnement inquiéta Cí. Le jeune homme se redressa avec difficulté et regarda autour de lui pour constater qu’il se trouvait dans la pièce plongée dans la pénombre où l’on gardait le cadavre de Shang. Dehors il pleuvait, mais la chaleur avait commencé à corrompre la chair morte, répandant une puanteur semblable à celle d’une fosse d’excrétions. De nouveau il entendit l’étrange murmure qui provenait du corps de Shang et se demanda ce que c’était. Il fit le point, attendant que ses yeux s’adaptent à l’obscurité. Le murmure augmentait et s’agitait au rythme d’un sombre nuage insolite qui se balançait, se contractant et se dilatant au-dessus du cadavre. Lorsqu’il s’approcha du mort, il s’aperçut que le bourdonnement venait d’un essaim de mouches voletant au-dessus du sang sec qui ourlait sa gorge.
— Comment va cet œil ? demanda Feng.
Cí sursauta. Il ne s’était pas aperçu de la présence de Feng, qui était assis à terre, à quelques pas de distance.
— Je ne sais pas. Je ne sens rien.
— On dirait que tu vas t’en sortir. Tu n’as pas d’os cassés et… (Un coup de tonnerre proche résonna avec violence.) Par la Grande Muraille ! Les dieux du ciel sont irrités !
— Ça fait longtemps qu’ils le sont contre moi, se plaignit Cí.
— Bientôt arriveront les gens de la famille de Shang avec les anciens du village. Je les ai convoqués pour leur communiquer ce que j’ai découvert.
— Juge Feng, je ne peux continuer à vivre dans ce village. Je vous en prie, emmenez-moi avec vous à Lin’an.
— Cí, ne me demande pas l’impossible. Tu dois obéissance à ton père et…
— Mais mon frère me tuera…
— Excuse-moi, les anciens arrivent.
Les parents de Shang entrèrent, portant sur les épaules un cercueil en bois dont le couvercle avait été orné de dessins. À la tête du cortège se trouvait le père, un vieil homme angoissé à l’idée d’avoir perdu le descendant qui aurait dû l’honorer après sa mort, suivi d’autres parents et de quelques voisins. Ils posèrent le cercueil près du cadavre et entonnèrent un chant funèbre. Lorsqu’ils eurent terminé, ils se placèrent aux pieds du défunt, indifférents à la fétidité qu’il exhalait.
Feng les salua et tous s’inclinèrent devant lui. Avant de prendre place, le juge chassa les mouches qui harcelaient la gorge de Shang, mais les insectes revinrent au festin dès qu’il interrompit sa gesticulation. Pour l’empêcher, il ordonna que l’on couvrît la blessure d’un bout d’étoffe. Puis il prit place dans le fauteuil que son assistant mongol venait d’installer près d’une table laquée de noir.
— Honorables citoyens, comme vous le savez, cet après-midi se présentera le magistrat envoyé par la préfecture de Jianningfu. Cependant, et conformément au vœu de la famille, on m’a prié d’enquêter sur tout ce qui serait à ma portée. Je vais donc m’épargner les détails protocolaires et énoncer les faits.
Cí le regarda depuis le coin où il s’était installé. Il admirait sa sagesse et la sagacité avec laquelle il exerçait sa fonction. Feng ordonna ses notes et commença.
— Il est connu de tous que Shang n’avait pas d’ennemis et, malgré cela, il a été sauvagement assassiné. Quel a pu être le mobile ? Pour moi, sans aucun doute, le vol. Sa veuve, femme tenue pour honorable et respectueuse, affirme qu’au moment de sa disparition le défunt portait trois mille qian* enfilés sur une corde attachée autour de sa taille. Cependant le jeune Cí, qui ce matin nous a démontré sa perspicacité en identifiant les incisions du cou, assure que lorsqu’il a découvert Shang, celui-ci n’avait pas d’argent sur lui. (Il se leva et, croisant les mains, se promena devant les paysans, qui évitèrent son regard.) D’autre part, le même Cí a trouvé un chiffon dans la cavité buccale du cadavre, dont j’atteste l’authenticité, et qui est en ma possession, indexé et numéroté en tant que preuve. – Il sortit le morceau d’étoffe d’une petite boîte et le déplia devant les personnes présentes.
— Justice pour mon mari ! cria la veuve entre deux sanglots.
Feng acquiesça de la tête. Il se tut un instant et continua.
— À simple vue, il peut paraître que ce n’est qu’un bout d’étoffe de lin taché de sang… Mais si nous observons minutieusement ces taches (il parcourut les trois principales de ses ongles), nous nous apercevons que toutes répondent à une curieuse forme courbe.
Les personnes présentes chuchotèrent, s’interrogeant sur les conséquences que pouvait induire une telle découverte. Cí se posa la même question, mais avant qu’il trouve la réponse, Feng poursuivit.
— Pour argumenter mes conclusions, je me suis permis de faire quelques vérifications que je souhaiterais renouveler devant vous. Ren ! appela-t-il son assistant.
Le jeune Mongol s’avança, portant dans ses mains un couteau de cuisine, une faucille, un pot qui contenait de l’eau colorée et deux morceaux de tissu. Il s’inclina et posa les objets devant Feng. Le juge plongea ensuite le couteau de cuisine dans l’eau teintée, puis il l’essuya avec l’un des chiffons. Il répéta l’opération avec la faucille et montra le résultat à l’assistance.
Cí observa avec attention, remarquant que le chiffon avec lequel il avait essuyé le couteau révélait des taches fuselées et rectilignes, alors que celles qui s’étaient formées lorsqu’il avait essuyé la faucille coïncidaient avec les courbes trouvées sur le chiffon qu’il avait trouvé dans la bouche de Shang. L’arme devait donc être celle-ci. Cí admira l’intelligence de son maître.
— C’est pourquoi, continua Feng, j’ai ordonné à mon assistant de réquisitionner toutes les faucilles qui existent dans le village, tâche qu’il a accomplie ce matin avec une extrême diligence, grâce à l’aide des hommes de Bao Pao. Ren !
De nouveau l’assistant s’avança, traînant une caisse remplie de ces outils. Feng se leva pour s’approcher du cadavre.
— La tête a été séparée du tronc par une scie de boucher, scie que les hommes de Bao Pao ont trouvée dans la parcelle même où Shang a été assassiné. (Il sortit une scie de la caisse et la posa à terre.) Mais le coup mortel a été asséné avec autre chose. L’instrument qui a ôté sa vie était sans doute une faucille comme celle-ci.
Un murmure brisa le silence sépulcral. Quand ils se turent, Feng continua.
— La scie ne présente aucun signe distinctif. Elle est fabriquée dans un métal ordinaire et son manche en bois n’a pas été reconnu. Mais, par chance, chaque faucille porte toujours inscrit le nom de son propriétaire, si bien que lorsque nous aurons localisé l’arme, nous capturerons également le coupable.
Feng fit un signe à Ren. L’assistant se dirigea vers l’extérieur et ouvrit la porte de la remise, laissant voir un groupe de paysans surveillés par les hommes de Bao Pao. Ren les fit entrer. Cí ne parvint pas à les distinguer, car ils s’attroupèrent au fond, où régnait l’obscurité.
Feng demanda à Cí s’il se sentait en état de l’aider. Le jeune homme répondit par l’affirmative. Il se leva péniblement et acquiesça aux instructions que Feng lui susurra à l’oreille. Puis il prit un cahier, un pinceau, et suivit le juge qui s’accroupit devant les faucilles pour les examiner. Il le fit calmement, posant soigneusement les lames des faucilles sur les marques imprimées sur le chiffon et les regardant en transparence. À tout instant il dictait quelque chose à Cí qui, suivant les ordres de Feng, faisait comme s’il écrivait.
Jusqu’alors, Cí s’était étonné de la méthode de Feng, car la plupart des lames étaient forgées à partir d’un même modèle, et à moins que la faucille en question possédât d’aventure une marque particulière, il serait difficile d’obtenir une information concluante. Mais à présent il le comprenait. En fait, ce n’était pas la première fois qu’il voyait Feng employer une argutie semblable. Le code pénal interdisant formellement de condamner un accusé sans avoir obtenu préalablement sa confession, Feng avait élaboré un plan visant à effrayer le coupable.
« Il n’a pas de preuves. Il n’a rien. »
Feng en termina avec les faucilles et fit mine de lire les notes inexistantes de Cí. Puis il se tourna lentement vers les paysans en lissant sa moustache.
— Je ne vous le dirai qu’une fois ! cria-t-il pour dominer le claquement de l’orage. Les marques de sang trouvées sur ce chiffon identifient le coupable. Les taches correspondent à une seule faucille et, comme vous le savez, toutes sont gravées de vos noms. (Il scruta les visages apeurés des cultivateurs.) Je sais que vous connaissez tous la condamnation pour un crime aussi abominable, mais ce que vous ignorez, c’est que si le coupable n’avoue pas maintenant, son exécution immédiate se fera au moyen du lingchi, brama-t-il.
Un nouveau murmure se répandit dans le hangar. Cí fut horrifié. Le lingchi ou mort des mille coupures était le châtiment* le plus sanguinaire qu’un esprit humain pût concevoir. On dénudait l’inculpé et ensuite, après l’avoir attaché à un poteau, on dépeçait lentement ses membres comme si l’on en tirait des filets. Les morceaux de chair étaient déposés devant le condamné, qui était maintenu en vie le plus longtemps possible, jusqu’à ce qu’on lui enlève un organe vital. Il regarda les paysans et vit se refléter l’épouvante sur leurs visages.
— Mais comme je ne suis pas le juge chargé de cette sous-préfecture, cria Feng à un empan des villageois effrayés, je vais accorder au coupable une chance irréfutable. (Il s’arrêta devant un jeune paysan qui pleurnichait. Il le regarda avec mépris et poursuivit.) En vertu de ma magnanimité, je vais lui offrir la miséricorde dont il n’a pas fait preuve à l’égard de Shang. Je lui donne l’occasion de retrouver un peu d’honneur en lui permettant d’avouer son crime avant de l’accuser. De cette seule façon il pourra éviter l’ignominie et la plus cruelle des morts.
Il se retira lentement. La pluie frappait le toit. On n’entendait rien d’autre.
Cí observa Feng qui se déplaçait tel un tigre en chasse : sa démarche posée, le dos voûté, son regard tendu. Il pouvait presque respirer son irritation. Les hommes transpiraient dans le silence et l’odeur fétide, leurs vêtements trempés collés à la peau. Dehors le tonnerre grondait.
Le temps parut s’arrêter devant la colère de Feng, mais personne ne s’accusa.
— Sors, idiot ! C’est ta dernière chance ! cria le juge.
Personne ne bougea.
Feng serra les poings, enfonçant ses ongles dans ses paumes. Il murmura quelque chose et se dirigea vers Cí en proférant des malédictions. Le garçon en fut effrayé. C’était la première fois qu’il le voyait ainsi. Le juge lui arracha le papier des notes et il feignit de le relire. Puis il regarda les paysans. Ses bras tremblaient.
Cí comprit qu’à tout moment Feng allait être découvert. Aussi fut-il empli d’admiration lorsqu’il vit la résolution avec laquelle, subitement, le juge se dirigea vers l’essaim de mouches qui volait au-dessus de la scie de boucher.
— Maudites sangsues. – Il les chassa, les dispersant. Soudain, son esprit parut lancer des éclairs.
— Sangsues…, répéta-t-il.
Feng frappa dans ses mains au-dessus de la scie, faisant se déplacer le nuage d’insectes vers l’endroit où s’entassaient les faucilles. Presque toutes les mouches s’envolèrent, mais plusieurs descendirent se poser sur l’une de celles-ci. Alors le visage de Feng changea et émit un rugissement de satisfaction.
Le juge se dirigea vers la faucille sur laquelle les mouches pullulaient, il la regarda attentivement, puis se baissa. Elle était ordinaire, apparemment propre. Et cependant, parmi toutes les autres, c’était la seule que les mouches se donnaient la peine de butiner. Feng prit une lampe et il l’approcha de la lame pour apercevoir de petites taches rouges, presque imperceptibles. Puis il dirigea la lumière vers la marque inscrite sur le manche qui identifiait son propriétaire. Lorsqu’il lut l’inscription, son sourire se figea. L’outil qui reposait entre ses mains appartenait à Lu, le frère de Cí.