Trophée Anonym’us : Nouvelle 8 : Cinq Mille

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dimanche 12 novembre 2017

Nouvelle 8 : Cinq Mille

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Cinq Mille

Nico s’asperge le visage de flotte. Il relève sa tête dégoulinante vers le miroir griffé des w.c.. Face à lui, un type mal rasé, SDF qui s’astreint chaque jour à un brin de toilette. Avec l’idée de ne pas couler.

« Bon anniversaire ! », lâche-t-il comme on balance un pet. Sans fierté et dans le sens du vent pour ne pas être accusé.
Sur sa carte d’identité, il a pris un an ; dans la rue, une décennie à peu près. Il a fondu, sa peau sculpte les os. Il a le teint livide, hormis les cernes sous les yeux, deux demi-cercles noirs incrustés dans la chair comme une marque au fer rouge sur la patte d’un bovin de western. Sa barbe naissante le dégoûte, elle lui renvoie l’insulte suprême qu’on s’échangeait dans la cour d’école, lorsqu’il habitait encore à Auchel : crapet. On ne se cognait pas pour un fils de pute, ça non ! Mais crapet valait le viol d’une sœur en place publique et exigeait réparation immédiate. Il en a dérouillé des mecs pour avoir essayé de lui accoler ce surnom.
Une bonne intro à la rue, à sa dureté.
Les yeux de loup embués soutiennent ceux du gars fatigué, las. Le lavabo blanc constellé de taches de savon supporte ses mains qui se crispent.
« Tu peux pas continuer comme ça. »
Ça fait plusieurs jours que c’est en lui comme une éjaculation sur le bord, mais ce matin, parce que c’est son jour, parce qu’il s’est pelé les miches cette nuit, ici dans le hall de la gare, il la formule enfin cette idée. Faut dire que dans la poche de son unique jeans, les 3 euros 76 centimes qu’il a mendiés pèsent le prix de la mitraille couleur nickel.
« Tu peux plus continuer comme ça ! »
Il martèle cette idée, histoire qu’elle se fraie un chemin dans sa caboche et qu’elle empêche la bière d’avoir le dessus. Pas question de se bourrer la gueule aujourd’hui ! Rester clean, c’est se remettre sur les rails, à défaut de monter dans le train.
Sans billet, pas de quai.
Depuis Vigipirate, les troufions et les agents SNCF jouent aux miliciens : ils contrôlent les montées de voyageurs, lui interdisant toute fuite ferroviaire.
Culés de terroristes.
Il se lave les mains, se les sèche, chaleur apaisante de la soufflerie Dyson qui rentre en lui. Sa toilette sommaire expédiée, il nettoie le lavabo avec un sopalin qu’il jette dans la poubelle. Puis il regagne la salle et salue le patron du café…
— D’main Joaquim.
— D’main champion.
… Avant de s’engouffrer dans la gare. La journée débute à peine et il est déjà sur les rotules.
*
Autour de lui, la foule habituelle de 7 h 53. Des étudiants débarquant de leur train avec l’illusion que le monde leur appartient, plus sûrement que le marché du travail. Les sempiternels employés qui courent après leur bus ou leur métro. Il les surnomme les élastiques, parce que la SNCF les tire de chez eux jusqu’au boulot et vice et versa. Quelquefois, il se demande s’il aimerait être des leurs. Une vie rodée, ce serait la preuve qu’il s’en est sorti.
— Salut mec.
Comme pour le tancer et le ramener à sa morne réalité, une voix l’interpelle. Elle trahit le ralenti mental et suppure la vulgarité. 7 h 53, c’est aussi l’heure où les types comme lui se retrouvent. Où ils partagent la première bière, les news de la nuit. Où certains attaquent leur journée de manche.
— Salut Chris.
Une poignée de main vigoureuse.
— T’as dormi au foyer ?
Chris pouffe bruyamment, comme s’il voulait que tous l’entendent.
— T’es pas dingue, ma couille.
Intonations à la Depardieu, volonté de choquer le bourgeois. À l’instar de ses frères en galère, Christian porte sur son corps les stigmates de son chemin de croix. Règle de base, Nico ne sait rien de lui. À la rue, on cesse d’avoir une histoire, on subit son passif.
— Je tiens pas à me retrouver à poil ou avec des… Tu vois quoi ?
Il montre un noir qui passe, tête enfoncée sous une capuche blanche pétant et oreilles soudées à des écouteurs. Raciste jusqu’au bout des ongles, il refuse de comprendre que la misère et la rue aussi sont cosmopolites.
— Faisait froid cette nuit, répond Nico.
— ‘ttends, il y a trois ans, c’était froid. Tu veux de l’antigel ?
Un rire gras ponctue la remarque tandis que Chris tend une canette de bière entamée.
— C’est tôt.
— Y a pas d’heure pour les braves.
Nico boit une gorgée.
C’est bon la bière. Et ça appelle la bière.
— Viens, j’ai un truc à te montrer.
Devant les réticences du jeunot, Christian se fâche.
— Je vais pas t’demander de sucer ma teub, t’bile pas.
En peu de temps, ils ont déserté la gare, ils s’éloignent, passent sous la vieille passerelle que personne n’emprunte plus, se dirigent vers un local technique situé à l’écart des voies où ils entrent, comme s’ils étaient chez eux. Des fenêtres il ne reste que des trous béants, des tags maculent les murs, verbigération de peinture. Du verre a éclaté sur le sol, comme autant de shrapnels. L’endroit pue la pisse. Pourtant dans un coin, une capote nouée évoque un rapport peu regardant.
Nico ne dit pas un mot. Christian hésite une seconde. Personne, mais on ne sait jamais. Puis il confie :
— tu veux voir une bombe ?
— Quoi ?
Chris exhibe son téléphone portable. Il clique sur vidéo : le film se lance.
*
Extérieur nuit. Caméra qui s’agite. Cris féminins. Claquements de portière. Supplique. L’objectif du téléphone portable tremblote, tandis que le réalisateur improvisé souffle “O Putain”. L’appareil perd le fil de la scène. Le zoom revient sur l’intérieur de l’immeuble où s’est réfugié Chris. Les “À l’aide” lancés par la victime ont quelque chose d’affreux.
La mort rôde.
Nouveaux appels désespérés. Le portable entresaisit un instant le visage d’une Maghrébine. Arrachée à l’épaule, la jolie robe noire qu’elle portait évoque désormais un chiffon. Vu de ce poste d’observation, son soutien-gorge en dentelle semble pathétique.
Dans sa panique, elle ne voit pas Chris qui se terre davantage encore dans son refuge. La caméra revient à l’assaut. Deux hommes l’ont rejointe, ils l’agrippent par les bras. Elle tente de résister, de frapper, mais un direct du droit la sonne. L’une des brutes se marre ; l’autre la congratule en mêlant arabe et français. Quelques coups de pieds éliminent les velléités de lutte. Elle est embarquée manu militari dans un SUV noir, juste avant que la vidéo ne coupe.
— De la bombe hein ? exulte Chris.
Sa figure resplendit tel un sapin illuminé une veille de Noël.
— C’est quoi cette histoire ?
— Ce que j’ai maté hier soir. Putain de bordel, le cul bordé de nouilles. J’te jure, j’avais les foies, mais j’ai tout filmé. J’ai tout sur la vidéo. C’t’bol ! Et la qualité, pas trop nulle ?
Nico opine.
— Ça va. T’as prévenu les flics ?
Un éclat de rire, une tape dans le dos.
— Qu’est-ce tu me parles des keufs ?
Chris part à rire :
— Franchement ? T’es sérieux là ?
Face au silence, il se sent obligé d’exposer sa conception du monde. Pourquoi avertir la police quand ce genre de vidéo buzzable peut rapporter de la thune ? Cette fille, cette Arabe, il s’en cogne. Une victime, point à la ligne. On va certainement retrouver son cadavre d’ici peu. Il parle de morts similaires survenues ces derniers mois. Des Arabes séduisantes, des bombes. Nico ne l’arrête plus. Il perçoit la fascination macabre de Chris pour les tueurs en série, le goût du sang. Il se dit que Chris porte en lui des fêlures qui lui fichent la trouille.
— Quand ils vont retrouver le corps, je vends la vidéo.
— À qui ?
Soupir excédé.
— La télé pardi ! T’imagines la thune ?!
Soudain, Nico réalise que le monde est ce que l’on en fait. Le contenu de ce téléphone, c’est au moins 2 000 euros, 5 000 dans le meilleur des cas. Plus qu’un braquage de banque, qu’un ticket à gratter : une opportunité qui ne se présente qu’une fois. Avec ce fric, il s’achètera un billet de train et direction le Nord/Pas de Calais. Enfin les Hauts de France maintenant, paraît que ça a plus d’allure, limite bourge, même si sur le fond, le décor n’a guère changé.
Il réfléchit, vitesse grand V. Chris/l’opportunité d’une vie nouvelle. Dans la balance, l’amitié du copain de galère ne pèse pas lourd comparée à un aller simple TGV pour Arras. D’un autre côté, une alarme résonne en lui. S’il fauche ce tél, Chris le dénoncera et son argent, il tirera un trait dessus.
Partager ?
Pourquoi Chris voudrait-il faire fifty/fifty ?
— Tu reveux une bière ?
Hésitations.
— Je te l’offre.
— Ouais.
Nico la sirote et il se tire.
*
Tuer Chris.
Il y a pensé, il s’en veut, preuve qu’il débloque sévère. N’empêche, ce pognon à portée de main, c’est pire que la tentation. C’est l’enfer qui a ouvert ses portes et le grille sur place. 5 000 euros. Il n’arrive pas à concevoir cette montagne de fric. Le plus gros biffeton qu’il a palpé, ce doit être un cinquante… Alors 5 000 forcément, ça le turlupine. À midi, il ne bouffe rien, il boit le coca qu’il a acheté à la friterie avec la moitié de son tas de ferraille. Il reste à cogiter, comme un dément.
Le fric rend dingue.
Il a les projets mitraillette. Le seul obstacle à leur réalisation, c’est Chris. S’il veut se tirer, il doit éliminer l’homme qu’il connaît. Non, qu’il côtoie, relativise-t-il.
Déjà à se chercher des excuses.
L’unique bonhomme qui lui a tendu la main, lorsqu’il est arrivé.
Un cinglé de première. Un raciste.
Il décide de marcher pour chasser ces mauvaises pensées. Tuer, ce n’est pas anodin. Faut du cran, pas de conscience. Impossible que la rue l’ait changé à ce point. Même pour 5 000 euros.
Sa mère répétait souvent qu’il avait le diable dans le ventre. Il la renvoyait dans les cordes. Et si elle l’avait bien catalogué, finalement ? Une mère sent ce genre de truc.
Tuer, c’est risquer de se faire toper. Prendre perpét’, si on apprend son mobile. Les richards qui détournent du fric, la société les amnistie. Les pauvres qui tuent pour du pognon, on les jette aux oubliettes. Il ne faudrait pas qu’ils fassent des émules. Les pensées ne sont pas aussi claires dans sa tête, mais elles reviennent au même. Il est dans la rue, il va y crever. Sauf s’il envoie un coup de boule au destin… Mais pour ça, il s’agit de réaliser le crime parfait.
*
Il a fait la quête à la sortie de la poste, mais il n’a rien récolté. Pas un rond. Il n’était pas à ce qu’il faisait. Toujours à revenir à ses 5 000 euros. Il les mérite, nom de Dieu. Chris est une épave qui n’a aucune envie de s’en sortir, tandis que lui…
Résultat des courses, il se contente d’une bière en guise de souper et d’une assiette de boulettes piochée dans les poubelles du kebab. Pas le top de la gastronomie surtout froid, mais ça le calera. Ce n’est pas encore aujourd’hui qu’il s’enfilera ses cinq fruits et légumes. Il voudrait se marrer de sa blague à deux balles, mais il n’en est pas capable. Les idées toujours ailleurs.
Il marche le sac à dos sur les épaules, de plus en plus vite, la rage au bide. 5 000 euros. Son horizon se borne désormais à cet argent. Et plus il y pense, plus l’image de Chris se dresse en travers sa route.
Si seulement il avait les couilles de le faire disparaître…
Or il se connait.
OK, à l’école, au collège, il aimait la castagne, mais il se doute que Chris ne sera pas aussi facile à mater. Et puis, il faut le tuer. S’il commence et qu’il ne va pas jusqu’au bout, son pote lui n’aura aucune réticence. Les mecs dans son genre, ils survivent dans la rue en sortant les crocs, en plantant les griffes. Il a beau avoir un petit gabarit, il se défendra, il faut l’amener dans un endroit isolé, l’assommer, faire disparaître le corps.
Prier pour qu’on ne les voie pas ensemble. Ne pas avoir de remords ensuite.
Tout ça ne s’improvise pas.
Il avait bien pensé au local, à la voie ferrée (un accident est si vite arrivé), mais il y a toujours du monde qui traîne dans les environs. Alors un temps, il s’est rabattu sur le canal : pousser Chris, le regarder couler, après lui avoir tiré son tél.
Encore un détritus de la société qui se noie bêtement après avoir trop bu. Trois lignes dans le journal. Seulement la rue ne l’a pas changé à ce point. Et s’il loupe son coup, c’est lui qui finira à la baille. Or il se méfie de la flotte : il ne sait pas nager.
Par chance, la nuit porte conseil. Du moins, c’est ce que son frère lui rabâchait : jusqu’au jour où il s’est planté en allant cambrioler l’entrepôt d’une société. Le vigile les a surpris ses copains et lui, il a démarré en trombe et il a percuté une voiture qui fonçait dans la zone commerciale : il est mort trois jours plus tard. Comme quoi la nuit n’est pas toujours une alliée.
De toute façon, la noirceur, la blancheur, la grisaille, ce sont des concepts à la con. Pense-t-on aux daltoniens ?
*
Un coup de pied. Une lame sous la gorge. D’un souffle alcool mentholé fuse un :
— Ta gueule.
Nico émerge et il comprend qu’on est en train de le braquer. Il ne tente pas de résister. Pour quoi faire ? Il n’a aucune chance : le black au-dessus de lui mesure deux têtes de plus, il pèse au moins un quintal et il y a dans les vaisseaux sanguins de ses yeux un mélange de rage et de came.
— Ton fric ! Ton portable.
Nico se marre malgré lui.
— Tu t’fous de ma gueule ?
— J’ai rien, vérifie.
L’autre lui assène une baffe au passage, ne se fait pas prier. Il fouille et peste.
— Blaireau ! Prochaine fois que je t’vois… T’as intérêt à en avoir sinon…
Un geste dépourvu d’équivoque. Un direct du droit. Mille étoiles.
Et le noir s’éloigne.
Nico est dans le gouffre.
*
La nuit s’est écoulée, froide. Solitaire. Dérangeante surtout. La maladie ou l’épreuve vous renvoient toujours dans votre arrière-boutique intérieure, la partie infestée de toiles d’araignées et d’ombres tangibles. La trouille au ventre, il n’a pas fermé l’œil.
7 h 53. C’est l’heure où les mecs comme lui se retrouvent. Où ils repartent pour un tour. Tic tac, l’horloge qui décompte.
— Ava ma couille, t’as bien dormi ?
Il ne répond pas. Et Chris percute tout de suite qu’il ne tourne pas rond.
— Qu’est-ce qu’y a ?
— Rien.
Agressivité. Besoin de décharger que l’on retient comme un câble de métal dont on testerait l’ultime résistance, jusqu’à ce qu’il vous cisaille la chair. Une bière tendue, vite ouverte.
— Tu boudes ?
Du silence. Puis il se lâche.
— Un mec m’est tombé dessus…
Il boit une gorgée à grand peine.
C’est bon la bière, ça appelle toujours la bière.
Chris l’écoute, il marmonne juste « Je t’avais dit de pas rester en vue ». Et Nico raconte. Le couteau, la menace. La couleur de peau de l’agresseur, sa carrure. Au fur et à mesure des révélations, le sang de Chris bouillonne. Les poings se crispent. Les injures suivent de près.
— Il t’a pris quoi ?
— Un médaillon que je tenais de ma grand-mère. Fils de p…
— On va le retrouver.
— Laisse béton, c’est une montagne.
Chris s’énerve.
— On VA LE RETROUVER ! Il doit pas être loin d’ici. Il va pas faire la loi ce… mec.
— T’embêtes pas, t’as assez à gérer avec ton tél…
— On va d’abord retrouver le salopard qui t’a chouré ton bijou et après, je verrai… OK ?
*
La bière, de la marche. Le centre-ville, les zones où crèchent les clandestins. Le bord de l’autoroute, le métro. Encore de la bière, la rancœur. Puis le parc et la berge. Ils ne sont plus très frais à force de ressasser.
La preuve, Chris a commis un sacrilège : il a déballé sa life. Ouvrier qui trime pour payer une maison à retaper, un divorce suite à des conneries (une copine de sa femme), chômage, un pote qui promet un bon plan en ville et au final, un lapin posé par ce même pote. Engueulades, coups sur la gueule, garde à vue, dèche. Rue, une nuit. Une autre. Impossible de trouver un foyer. Jamais de place. Mal fréquentés. Tentatives pour remonter la pente, échecs. La rue encore et encore. Plus d’attaches.
Soudain, Nico hurle :
— Là-bas.
Le grand black fume sur un banc, pas loin du canal. Tranquille.
— T’es sûr que c’est lui ? Ils se ressemblent tous ces…
— C’est lui !
Aucun mot superflu. Chris part comme une furie, le couteau à la main. Au moment où il arrive près du Noir, celui-ci se relève, armé de la lame de la veille.
Il l’attendait.
Nico sourit quand il voit les deux se toiser, s’invectiver. Il a bien manœuvré. La bataille s’engage. Curieusement, le grand black tombe le premier, preuve que Chris est vraiment hargneux. Il s’acharne, l’achève.
*
— Blaireau ! Prochaine fois que je t’vois… T’as intérêt à en avoir sinon…
Un geste dépourvu d’équivoque. Un direct du droit. Mille étoiles.
Et le noir s’éloigne.
Le noir s’éloigne, mais Nico le rappelle.
— Attends. Je connais quelqu’un.
Le noir se radoucit.
— Sérieux ? Et pourquoi tu veux m’aider ? C’est quoi l’embrouille ?
La vie, c’est de la tchatche, les bons mots au bon moment. Un instant T réussi vaut mieux que toutes les répétitions du monde. Nico se relève, calmement. Ne pas énerver son agresseur.
Il a mal à la joue, mais il faut souffrir pour être salaud. Il ne s’approche pas trop des fois que le black serait limite hôpital psychiatrique. Il lui sert une histoire de carte bleue, de pognon sur un compte, une alloc adulte handicapé qui tombe tous les mois. Le grand boit ses paroles. Il est à moitié camé, ça se voit, il a le cerveau en vrac, mais le fric le stimule.
— On verra.
— Demain, je te l’amène. En plus, c’est un FAF.
L’argument fait mouche.
— Je peux pas les encadrer les fachos. Je lui ouvrirai ses tripes.
*
Nico ramasse le couteau du noir en train d’agoniser. Chris l’a planté à la gorge. Il lui balance un coup de pied en pleine gueule (retour d’ascenseur), tandis que son justicier d’ami essaie de reprendre son souffle.
La bière, ça n’aide pas toujours.
— Prends ton bijou et on se tire.
Une inspiration et la lame pénètre la chair de Chris, déchire des organes. Chris s’affale à son tour, il se tient le bide à deux mains, mais les crans métalliques lui ont cisaillé les entrailles, il se vide.
Alors Nico se penche, il récupère le téléphone portable et murmure un « désolé ».
Puis il part en courant.
*
5 000 euros, ce n’est pas rien, c’est le retour dans sa ville assuré, de quoi reprendre ses marques. Oublier. Se reconstruire. Il regarde la vidéo. On dirait du cinéma, caméra à l’épaule.
5 000 euros. Il arbore le sourire des grands carnassiers. Bientôt sur tous les écrans. Le buzz assuré.
Par curiosité, il consulte le journal des appels. Une certaine Sandrine. Chris a aussi appelé une chaine de télé. C’est quoi ce bordel ? Il avait dit qu’il le ferait plus tard. Si ça se trouve, il a donné son nom. Putain, tout ça pour ça !
Tant pis, il trouvera une solution. 5000 euros, merde, ça vaut le coup d’essayer !
Nico est tellement perturbé par cette découverte qu’il ne remarque pas le SUV garé en bordure du parc. Il est surpris de voir deux types lui barrer la route et le menacer d’un flingue.
— Le portable, dit l’un d’eux.
Il les a reconnus, mais il ne joue pas les héros. Il leur tend ce qu’ils demandent. Ils vont peut-être le laisser. Après tout, ils en ont après les gonzesses.
— Inch’allah ils ont embauché ton cousin à la télé, dit l’un des gars.
L’autre sourit, il rétorque ami capable de tracer un portable.
Nico écoute les paroles de haine. Allah Akbar ! On les ramènera sur le chemin de la vertu ces salopes ! Personne ne nous arrêtera.
Nico comprend alors que ce personne l’inclut. Il bouscule le type armé et il fonce, fonce. Trois balles sifflent à ses oreilles.
Crapet/Diable/Assassin.
Il court, mais l’un des mecs a vite fait de le rejoindre au bord du canal. Il fait mine de le pousser. Nico regarde les flots sirupeux.
— Pas ça ! supplie-t-il.
L’autre se contente de lui donner une impulsion.
Plongeon involontaire. Froid de l’élément liquide. Il coule à pic. Remonte. Panique.
Difficilement, ses yeux accrochent la lumière d’un réverbère et son champ de vision s’en emplit. Un miroir griffé. L’envie de s’en sortir. Il coule. Remonte. Se débat. Un Noël à Auchel, avec son frère adoré. Pensées confuses. 5000 euros. Regrets. Souvenir d’une famille décomposée, mais d’une famille tout de même. Une larme coule et se mélange aux flots, aussi indifférents qu’une foule au sort d’un sans nom…
Nico boit la tasse une dernière fois.

Trophée anonym’us : interview, Jess Kaan

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jeudi 9 novembre 2017

Jess Kaan

Votre premier manuscrit envoyé à un éditeur, racontez-nous ?

Une nouvelle envoyée à la revue Galaxies, spécialisée dans la SF. Une nouvelle de fantastique et l’impression que la foudre me tombe sur la tête avec une lettre incendiaire. Un coup de pied au séant salvateur. Avec cet épisode peu glorieux, j’ai réalisé qu’il fallait mieux cibler.
Heureusement par la suite, j’ai veillé à toujours cerner mes éditeurs. Le premier texte pro accepté le fut par les éditions Nestiveqnen et là ce fut le cri de joie.

2. Ecrire… Quelles sont vos exigences vis à vis de votre écriture ?


Un directeur de collection m’a dit, écrire c’est 1% de génie, 99 % de travail. Sur le fond, l’idée est bonne mais la proportion est différente à mon humble avis. En tout cas, il faut accepter de bosser, il faut aussi recevoir la critique, faire tout pour progresser. Et il y a de très bons conseils chez Stephen King. Alors c’est simple, j’écris, je me relis encore et encore. J’essaie de faire en sorte que l’histoire offre des perspectives nouvelles pour le lecteur. Faut que je me dise « ouais, ça c’est bien ». Je ne veux pas donner l’impression d’être présomptueux, mais j’écris comme un auteur et je me relis comme un lecteur.
3. Ecrire… Avec ou sans péridurale ?

Sans. Il faut souffrir, s’impliquer, faire preuve d’empathie, ne pas juger les personnages y compris les pires. Raconter la vie qui n’est ni blanche, ni noire.

4. Ecrire… Des rituels, des petites manies ?


Du silence, certains horaires plus propices, virer les chats de la table, même si cela confine au supplice de Sisyphe. Avoir à disposition les recherches que l’on a faites. Ne pas hésiter à se lever et à quitter l’ordi si ça ne vient pas.

5. Ecrire… Nouvelles, romans, deux facettes d’un même art. Qu’est ce qui vous plait dans chacune d’elles ?


Ce sont deux exercices radicalement différents. Dans la nouvelle, il faut que les personnages soient très vite installés, on est plus sur le fil du rasoir que dans le roman. Par ailleurs la nouvelle réclame une chute efficace, j’adore quand le lecteur doit continuer de se faire son film. Moi, je crois que c’est le plus beau cadeau qu’un auteur puisse faire. Le roman, lui, nécessite des rebondissements, un scénario qui a le temps de se déployer, mais le final est toujours difficile C’est dur de quitter les personnages avec lesquels on a vécu une année ou plus.

6. Votre premier lecteur ?
Mon épouse. En tant que béta lectrice impitoyable.

7. Lire… Peut-on écrire sans lire ?
Peut-on vivre sans respirer ? Non, pour l’écriture, c’est pareil. Lire est un plaisir obligé, lire de tout, les collègues, les essais, les revues, la presse, les classiques. Ne pas se focaliser sur un genre. Un auteur qui dit « j’écris, je ne lis pas, c’est comme un musicien qui dit je n’écoute pas de musique.»
On a besoin de s’imprégner, de se délecter des écrits des autres.

8. Lire… Votre (vos) muse(s) littéraire(s) ?
Ca dépend. J’aime Giebel, Favan, Abel pour leur manière de nous précipiter dans les abîmes. J’aime King pour sa capacité à restituer une atmosphère. J’adore Masterton, Chattam, Herbert, Cussler, Graham, pour leur capacité à engendrer ce que je nomme de la littérature adrénaline, celle qui vous fait monter la pression et que vous dévorez… J’aime la belle plume de Lemaitre, j’apprécie Robin Cook et ses thrillers médicaux et je relis périodiquement les Lettres de mon moulin… Il faut s’ouvrir, tenter des expériences littéraires, je suis inscrit dans une médiathèque où je pioche au hasard de la littérature blanche. C’est un truc que j’adore

9. Soudain, plus d’inspiration, d’envie d’écrire ! Y pensez-vous ? Ça vous est arrivé ! Ça vous inquiète ? Que feriez-vous ?
L’inspiration ne manque pas.
En revanche, la perte de l’envie d’écrire ça m’est arrivé avec l’annonce de ma maladie. Je suis resté trois mois sans écrire ne serait-ce qu’une ligne, ça m’arrivera encore. Un jour ce sera si fort, que peut-être je m’arrêterai. La vie est curieuse, elle réserve son lot de surprise. Il faut essayer de vivre au jour le jour, savourer les joies simples.

10. Pourquoi avoir accepté de participer au Trophée Anonym’us ?
Y a un certain Eric qui m’a harponné à Templemars, il m’a fait peur avec son accent du Sud et son look d’auteur de polar. Je me suis dit ça y est j’ai un contrat sur ma tête, à la sortie une moto va débouler et on va me dézinguer… Donc j’ai accepté. Plus sérieusement, c’est un challenge, l’opportunité de se confronter aux autres auteurs de façon amicale, d’être lu et de présenter ce que j’écris…

11. Voyez-vous un lien entre la noirceur, la violence de nos sociétés et du monde en général, et le goût, toujours plus prononcé des lecteurs pour le polar, ce genre littéraire étant en tête des ventes?

L’homme est voyeur par nature. Notre époque est instable, les repères se cassent la figure, comme les idéologies. On nous vend du sans âme en guise de projet de société (faire du fric, des affaires, baiser en série, collectionner les gadgets technologiques, bouffer ça ou ça, aller là ou là) et forcément, cela n’engendre que le chaos, parce que chacun de nos choix a des répercussions. Quand on achète un smartphone, on fait trimer des mecs à l’autre bout de la terre. Plus que le bulletin de vote à l’efficacité limitée, un achat est un acte politique désormais. Mais je pense que dans le polar, il y a une part d’espoir. Je sais, ça fait moraliste, je suis naïf, mais j’assume. Dans le polar, dans le thriller, on a envie que les héros se dépassent, qu’ils vainquent le Mal incarné par une menace assez clairement définie. C’est tout de même plus facile de mettre hors d’état de nuire un odieux salopard de roman que de se dire dans la vie de tous les jours, il faudrait que tellement de choses changent, que nous abattions nos égoïsmes. Parce que la société ne va pas mal à cause des autres, mais à cause de chacun.

12. Vos projets, votre actualité littéraire ?

Sortie de Punk Friction aux Editions Lajouanie et de l’anthologie DONS à l’atelier Mosesu pour soutenir l’ADOT (Asociation pour le Don d’Organes et de Tissus humains)
En ce moment coécriture d’un roman de fantastique avec Frédéric Livyns, un auteur belge. Ecriture d’un thriller sur un thème qui me tient à cœur et deux policiers historiques dont une suite du secret de la petite demoiselle.

13. Le (s) mot(s) de la fin ?

Je ne suis pas doué pour les interviews, mais merci à vous de m’avoir lu.

Une interview réalisé en partenariat avec le blog partenaire Lila sur sa terrasse

Trophée Anonym’us: Nouvelle N°7 : Le chemin de croix

Anonym’us

Les Mots sans les Noms

AnonymUs

dimanche 5 novembre 2017

Nouvelle N°7 : Le chemin de croix

 X Nouvelle 7

Le chemin de croix

Ma mère est folle.
Je le sais sans l’avoir jamais vue… Juste après ma naissance, en effet, on m’a laissé sur le pas d’une porte. Sur le quai d’une gare, ou tout comme. Le perron du centre d’action sociale, en réalité. Un bâtiment délabré à l’architecture caractéristique et aux fenêtres cernées de briques rouges. Des centaines de trains, à l’heure ou à la bourre, se sont certainement arrêtés là, jadis… Moi, je n’ai jamais pris le bon wagon. Abandonné, au seuil de l’état civil : Doe, Smith, Snow, Dupont, peu importe. Aujourd’hui, je m’appelle Thomas. Enfin, je crois. D’ailleurs je crois même ce que je ne vois pas… J’ai d’abord été un genre de poids mort pour la société. Pourtant je suis bien vivant. Disons que je me suis accroché. J’ai pris les bons aiguillages. Puis de l’avance. Je suis « allé au charbon », en somme. Bachelier avant mes dix-sept ans. Polytechnique en vue. « L’X » est mon destin. L’institution séculaire existe toujours aujourd’hui, sous une nouvelle forme. On me promet un grand avenir. À moi qui n’ai aucun passé. Je suis exceptionnel. On me le répète souvent. Ça n’a pas toujours été le cas. « Précoce », « autiste », « bizarre », « asocial »,« schizophrène » ? Rien de tout cela, probablement. Mais je sais à présent que je suis « à risque ». Je ne l’ai pas compris tout de suite…
Jusqu’à la première « vision ».
***
« Tu ne sauras jamais quelle bête de foire rôde non loin,
Ces personnes étranges, là, tout à côté…
Tu te diras “Comment ai-je atterri ici, assis près de lui ?”
Après tout, je t’avais prévenu.
S’il te plaît, n’oublie pas… Méfie-toi !

Tous mes amis sont des barbares,
Vas-y en douceur.
Attends qu’ils te demandent qui sont tes proches.
Et ne fais pas de geste brusque.
Tu ne connais pas la moitié de ceux dont ils ont abusé…

Pourquoi es-tu venu ?
Tu savais que tu devais te tenir à l’écart.
(C’est du blasphème !)
J’ai essayé de te mettre en garde.
Maintenant, les voilà dehors, prêts à exploser.
En y réfléchissant, tu pourrais bien devenir l’un des nôtres… » (1)
 
Heure indifférente. Je me réveille dans un état second.
Lové dans un matelas cotonneux. Les tempes enserrées dans un étau réfrigéré. Une aura de chaleur se concentre dans mon occiput, pulsatile et douloureux. J’ai la nausée. Mes jambes ne me soutiennent pas. La conscience de mon environnement est altérée. Par miracle, mes doigts ont opéré seuls le geste salvateur : la machine à café vrombit déjà. Un modèle vintage. Heureusement, la domotique m’assiste dans mon errance entre ces quatre murs. J’ai ouvert un œil. Le flux hertzien à reconnaissance irienne s’est instantanément associé à mon humeur. Le silence est rompu. Et se diffusent alors les tempos inquiétants d’un vieux tube de l’année 2015 ou 2016. Étonnant. Je n’étais même pas né… J’en ai tout à coup la certitude : Maman adorait ce morceau. Mais comment puis-je le savoir ? Je me fais des idées. Encore. La musique et la caféine : remèdes de toujours. Nuit sans repos. Journée sans but. Je peine à me souvenir du temps qui passe en ce moment, au cœur de l’été. De ce temps oisif et « morne ». J’aime bien ce mot, coincé entre la « mort » et la « norme »… Je suis triste et inquiet. « Tous mes amis sont des barbares… » Je doute de tout et de tous. Je m’isole. Je ne sais pas quoi penser de ce qui est en train de se produire. Finalement, appelez-moi Aisling, le songeur mélomane. Ce manque de sommeil aura ma peau, un jour. Mais pas tout de suite. D’abord, je dois comprendre… J’ai rêvé d’elle, figurez-vous. Plus exactement, elle est venue me hanter. Et je ne souhaite pas à mon pire ennemi de vivre une telle expérience.
Car cette nuit, j’ai été témoin de ma propre création.
***
La chambre est crasseuse, le coup de reins acharné, le gémissement contraint.
Cette femme est ma mère. Le sera bientôt, du moins. Lui n’est qu’un salaud de passage. Une érection opportuniste. Maculée conception… Plus tôt dans la journée, elle a évité un accident en hésitant à brûler un feu rouge. Pour une raison qui m’échappe, elle le regrette amèrement. Je vois un animal au plumage chiffonné, dans une boîte en carton au sol, près du siège passager. Une colombe. Il y a un embouteillage. Des sons de klaxons. Puis les flashes se succèdent à grande vitesse, rythmés par les grincements du sommier et les sanglots de ma génitrice étendue là. Abusée, désabusée… Je vois des chaussures montantes, en cuir rose fluo, jetées sur les lattes du parquet. Je vois une tapisserie aux motifs floraux défraîchis. Je remonte à nouveau le temps. La chronologie s’embrouille. Des voitures à l’arrêt, un souffle court, une portière qui s’ouvre, un pistolet. Car jacking. Effraction. Émotion. Alcoolisation. Bar. Flirt. Hôtel. La semence s’écoule déjà…
Tout est allé si vite. Elle était consentante. Ou bien l’ivresse le fut pour elle.
Lui s’est endormi sur le champ. Cheveux en bataille. « Lourd comme un cheval mort ». Un couteau pliant dépasse de son pantalon, là, tout près. La partie métallique brille dans le rai de lune. Elle enrage. Elle a mal aux tripes. Elle le sent encore en elle. Cette femme, ma mère, saisit le manche… à plus d’un titre. L’idée, instantanée, a déjà fait son chemin. Comme le galop des harpies contre l’ignoble Maigrat : émasculation. Trophée vengeur exhibé dans tout le coron… Mais on ne se trouve pas dans un roman ; c’est « réel ». Elle aussi s’apprête à abattre la lame sur la chair rabougrie. Soudain, il grogne, se réveille, se défend. Hurle finalement. Le couteau a pénétré cependant, à plusieurs reprises. Il a lacéré plus qu’il n’a découpé. Il a violé et giclé à son tour. Puis les laissera tous deux, à leur manière, en charpie.
Draps souillés. Le mal est fait.
***
J’ai cessé de compter à la huit ou neuvième…
Les visions s’imposent désormais même en éveil. Je dois alors m’isoler, faire un arrêt sur image, tout délaisser. C’est dangereux, c’est vertigineux. Même pour un habitué de la réalité augmentée. Mais j’en veux encore. J’en saisis le sens par bribes. Parfois je ne comprends rien. C’est confus, c’est inaudible, entremêlé la plupart du temps, souvent très bref. C’est « malade » surtout. Si c’est un cerveau que je visite, dont j’aurais forcé la porte, ou bien un esprit où l’on m’aurait invité malgré moi ; alors oui, il est profondément tourmenté. Mais il parle de moi. De mes racines, piétinées, arrachées, de ces rhizomes increvables qui auraient finalement ressurgi à l’autre bout du champ. Une terre familière, malgré tout… J’ai décidé de m’appeler Gaspard aujourd’hui. Je suis celui qui voit, le curieux en chemin.
Mais la route est semée d’embûches, ravinée par les pleurs, dévoyée par la médication…
Plaies superficielles. Aucun organe vital touché. Le bougre décédera bien plus tard.
Elle, en revanche, est comme morte ce jour-là, dans cet hôtel. Tentative d’homicide, certes. Mais il ne portera plainte. Il se savait en tort. Tirant profit d’une proie fragile. Pas de procès. Par contre, une longue hospitalisation, près de six mois, dont trois à l’isolement. Décompensation. Maniaco-dépression sévère. Coup de folie. Folle à lier. Lier la sauce. Os à ronger. Ronger les sangs. Sans limites. Mythologie. Gîte et couvert. Verre de trop. Trop plein. Full !… Foulée au pied. Pied dans la porte. Porte d’accès. Désaxée. Des excès… Des jours ! Entre sidération et pensées incontrôlables. Rigolardes et angoissantes. Un flot sans fin. Un torrent d’idées, continu et tumultueux, trouble et chaotique, charriant des morceaux de constructions précaires, des pans de murs vacillants, balayés par un orage. Château de cartes mental. Édifice fragile. Baise facile… La pire des rechutes d’une bipolaire toujours sur le fil, mais qui se croyait à l’abri d’une humeur à ressaut. Régulée depuis des années par les sels de lithium. Les mêmes dont on fait les piles et les batteries. Qui garantissent l’autonomie et l’écologie aux bagnoles. Ceux-là, quotidiennement – un gramme par jour –, la protégeaient en principe de la dépendance hospitalière et de la pollution du cours de sa pensée. L’instabilité en projet de vie. De « carrière », moquaient certaines infirmières… Pourtant depuis un moment déjà, avant l’agression, certains signes ne trompaient pas. On aurait dû la mettre à l’abri. « On », le système. Qui ne pouvait pas la garder sous cloche à vie, non plus. L’insomnie sans fatigue, l’exubérance sans retenue, les projets grandioses sans fondements, les mises en danger sans crainte…
Le frémissement puis l’ébullition.
***
J’ai quitté ma mère les yeux ouverts, ce matin.
Je ne dormais déjà plus, c’est certain. D’ailleurs mon encodeur transcrânien est formel : pas d’enregistrement. Je prends des pilules pour cela : éteindre la machine à fantasmes. Tout le monde le fait, de nos jours. Optimisation du sommeil. Réduction du temps minimal de récupération hypnique, pour une productivité accrue sur vingt-quatre heures. Bref, il ne s’agit donc pas de « rêves »… Des convictions ? Non, dans « convaincre », il y a trop de combats. Il y a vaincre. J’en suis « persuadé » plutôt. Ce savoir me traverse, me séduit, me manipule. J’ai tellement envie d’y croire… Aujourd’hui, je doute plus que jamais de moi ; de qui je suis. Je serai Farouk alors. Celui qui distingue le vrai du faux. Le clairvoyant, celui qui sait…
Ma mère, elle, s’appelle Maryline.
J’ai vécu sa réalité, vu son parcours, perçu ses douleurs. J’ai embrassé toute sa vie en un coup d’œil. En couches superposées, à la manière d’un livre illustré dont on feuillette rapidement les pages pour en saisir l’histoire générale, tout en s’arrêtant au hasard sur de l’anecdotique. Tant d’épisodes malheureux. Tant de pertes de contrôle. Délires érotomaniaques. Jeux de mots éperdus. Voici qu’elle chante la Marseillaise : « Allons enfants de la folie ! » Personnels aux aguets. Effondrements dépressifs, velléités suicidaires… La rambarde du sixième, face au cabinet du psychiatre injoignable. La rallonge électrique nouée au lustre rococo. Pied au plancher, le semi-remorque en approche, la désintégration envisagée. J’ai tout vu, tout compris. Les hospitalisations, le temps cumulé dans l’entre-deux de la déraison. Et cette infirmière attentive, au regard intense, toujours la même, présente lors de chaque internement… Il y eut de belles choses aussi. Et les stases mentales. L’émoussement. L’anesthésie des affects. La nostalgie coupable alors, de tous les moments exaltés. Parcours en dents de scie, mordante trajectoire, épingles à cheveux. Une litanie sans logique rythmant avec le temps la partition d’une pauvresse virtuose parmi tant d’autres…
Jusqu’à cette gestation involontaire.
Et le déni de grossesse dont je serai tout de même l’aboutissement, à terme. Car d’abord, son esprit – accaparé par plus urgent – me remit à plus tard. Et quand l’esprit dit, le corps obéit. Elle n’enflera de moi que tardivement. À six mois de grossesse, justement, l’hospitalisation s’achève. Sortie à domicile avec des consultations qu’elle n’honorera pas toujours. Personne n’a encore rien vu, à ce stade. Aucun suivi gynécologique, aucune échographie, poursuite des traitements lourds : j’aurais pu morfler. Il n’en a rien été… C’est seulement à partir de là que ma mère prend conscience de ce qui s’est mis à germer dans son ventre. Elle dissimulera par la suite les rondeurs sous des vêtements amples et des alibis faciles. Certes, une dizaine de kilos a alourdi sa silhouette depuis janvier, mais on en imputera la faute aux psychotropes. Elle est plus stable à cette période. Cela fait même des semaines. Éteinte. Et c’est bien là l’essentiel face aux volcans effusifs, n’est-ce pas ? Quelque chose a donc étouffé le brasier…
Les hormones ? L’instinct ? Moi ?
***
Je suis seul dans cet appartement.
Bientôt un an que je m’assume. La majorité est en effet fixée à seize ans désormais, après analyse de votre « potentiel d’aptitude génétique ». Réforme phare du nouveau gouvernement continental. Ainsi, la société sélectionne à présent ses meilleurs éléments, pousse les bien dotés, mais accable puis ne lâchera plus jamais la bride à ceux qu’elle considère comme des inaptes, des insuffisants, des lests accrochés au cul d’un monde en mouvement. « Au moins, on leur permet d’exister ! » Ils sont de plus en plus nombreux à banaliser cette hiérarchisation des citoyens. Bientôt l’eugénisme ?… Tout ça a commencé il y a longtemps. L’avènement des pragmatiques. Séducteurs fantômes dénués d’émotions militantes. La fin des clivages idéologiques en faveur de « concepts opérants et rationnels ». Une belle connerie… Je suis seul donc, perdu dans ces huit mètres carrés. Mon prénom est Solal. Je me fraie un chemin. Une pluie chaude et acide tombe du ciel. Cela se produit plusieurs fois chaque année. Pour quelques jours, parfois plus, le confinement est décrété dans les grandes villes. Les transports ne se font plus qu’en sous-sol. Et nous devenons pareils aux rats, galopant dans nos ratés… Les dents toujours plus longues, affamés de croissance. Nuisibles en vérité.
Moi, je reste cloîtré.
Je n’ai nulle part où aller, où fuir ce qui m’arrive. Et pas d’obligations. Sinon celles que je remets à plus tard. Du plus grand impératif, à la plus banale des nécessités. Je ne me suis pas rasé depuis trois semaines, par exemple. Est-ce que je perds pied ? Je ne prends plus soin de moi. Ces visions me détournent du chemin. Elles me possèdent. Scellent mon sort : « m’en-sor-cellent ». Selle de cheval. Cheval de Troie… Je reproduis un schéma. Je le fais mien. Je me trompe. Je me mets en concurrence avec les troubles de ma mère. Je m’appelle Émile. Le rival, l’imitateur… La folie n’est pas contagieuse. Ni héréditaire. C’est plus subtil que cela. Je ne peux pas l’induire non plus. Me rendre fou. Pas tout seul. Pas ici. Il existe des milieux, des circonstances et des substances pathogènes, c’est vrai. Mais ce que je vis en ce moment est spontané. Dissonance cognitive. Je peux la critiquer en partie. Prendre encore un minimum de distance. Est-ce un délire ?
D’ailleurs, la question se poserait-elle en ces termes, si tel était le cas ?
***
Trois jours sans visite, sans qu’elle vienne sonner aux portes de mon psychisme.
Je crois que ça s’est arrêté. Elle ne viendra plus. Je l’admets, cela me désespère. J’ai maigri. La rentrée approche. Je dois vraiment me reprendre. Au fond, je me sens plus « riche ». Mais le dernier flash a été éprouvant. Il m’a montré l’essentiel… La baignoire. Le sang coagulé. Les cris muets plus assourdissants encore que s’ils avaient été poussés à bout portant. Des déflagrations. J’en suis presque mort. J’ai cru mourir. Attaque de panique. Reviviscences. Je ne dors plus depuis lors. Je suis choqué, traumatisé. Ça va se tasser… Je me suis vu naître. Un carnage. Je suis vivant. « Respire. Rassure-moi !… Non ! Toi, rassure-moi ! » Je parle tout seul… Je suis né dans une boue visqueuse. Mi-viscères, mi-aqueuse. Comme à l’aube des temps. Dans une grotte carrelée de blanc. Des mains peintes partout, en motifs rupestres, à l’encre placentaire. Elle aurait pu me congeler. Me noyer. Me jeter aux poubelles. Elle aurait pu en crever aussi. Mais elle m’a donné le principal. La vie. Elle n’avait rien d’autre en stock. Elle a fait de moi un don, en fait, extrait de ses entrailles. Je le conçois.
Je ne lui en veux plus…
« À saisir en l’état. » Bébé d’occasion. Elle m’a déposé ainsi, quelques jours après le plus terrible déchirement qu’elle ne vivrait jamais. Pourtant, elle était experte en la matière : en pièces, en lambeaux, Maryline ! Increvable, ceci dit… Je sais qu’elle est encore en vie aujourd’hui. Je sais que je ne sentirai jamais son odeur, que je ne la toucherai jamais. Impossible d’approcher davantage, au-delà de cette intimité mentale qu’elle m’a offerte en pensée, ces dernières semaines. Je la connais maintenant. Et je me connais. Mon nom est Personne. Je ne crains rien ni moi-même. Je poursuis mon chemin, d’île en île, parmi les Hommes et les monstres ; je porte ma croix. C’est mon emblème. Qui pointe sur mon front un trésor. Signe pour moi mon identité.
Car sous « X », je suis né.
***
Le médecin replia lentement les feuillets.
L’écriture griffonnée, urgente, vomie parfois au fil d’associations d’idées douteuses avait néanmoins capté toute son attention. L’un face à l’autre, ils étaient silencieux depuis vingt minutes. Elle, de toute façon, ne parlait plus depuis plusieurs séances déjà. Le docteur Kaïs retira ses lunettes aux fines montures. Il soupira longuement. Sans agacement. On aurait dit qu’il retenait ses larmes plutôt. Il en avait vu d’autres, tout au long de sa carrière. Et il en fallait pour l’émouvoir. Encore plus pour qu’il fasse montre d’un quelconque trouble devant un patient… Il l’avait crue opposante, déprimée, délirante sans doute, contenant par son mutisme ce que ses lèvres auraient si volontiers lâché en pâture aux étudiants et aux thérapeutes faisant alors les mêmes yeux ronds. Cette patiente n’était plus à une énormité près. L’expression du délire, chez elle, relevait parfois de l’excrétion, notamment en phase maniaque. L’impudeur le disputait à la provocation, aux oreilles chastes des prescripteurs… Lui se pensait bienveillant. Mais il ne valait pas mieux que les autres. Il venait en tout cas de comprendre ce qu’elle craignait de formuler oralement depuis tellement de jours. Ce qui occupait toutes ses ruminations, ce qui faisait le lit de cette humeur sombre et de ce surprenant état de soulagement à la fois… Kaïs se leva pour rompre la gêne. Il hésita une seconde, pris dans un élan spontané. Il voulut faire le tour du bureau pour serrer cette femme dans ses bras, et l’assurer d’un peu de chaleur humaine. De cette compréhension profonde entre deux personnes qui appartenaient fondamentalement à la même espèce. Il souhaita lui dire : « C’est ce que j’ai lu de plus fort de toute ma vie. Je te soigne, mais désormais, en plus, je te comprends. Et au-delà de la peine, comme toi, je souhaite le meilleur à cet enfant. » Mais il se ravisa.
Fier, il reconstruisit ses défenses émotionnelles en un instant, et conclut ainsi le rendez-vous :
— Ça va faire un an, Maryline. On est en 2018. Octobre 2018 ! Pas dans le futur ! S’il était en vie, on le saurait… Vous vous torturez pour rien. On ne prédit pas l’avenir. On ne réécrit pas le passé… Par contre, on va monter un peu les doses, là, dans votre intérêt.
La porte du cabinet émit un grincement.
Sourde et aveugle, Maryline sentit son cœur s’emballer. Le courant d’air l’invitait clairement à quitter la pièce. Exclusion. Incompréhension. Rébellion. Elle leva les yeux timidement. Le psychiatre s’était refermé. Sourire de façade. Rôle à jouer. Distances à préserver. Orgueilleux docteur Kaïs… La patiente franchit le pas. Marqua un temps d’arrêt. Lui allait ouvrir la bouche, assurément, poser une question polie et de circonstance, un encouragement peut-être… À côté de la plaque. Hors de propos. Inhumain ! Il n’y avait plus rien à sauver. Rien à craindre. Tout était dit.
Elle lui sauta à la gorge.
1 Twenty One Pilots — « Heathens » — Atlantic Records — 2016 (traduction libre)

Je ne sais pas vous.

Mais moi je me régale avec ses nouvelles

Trophée Anonym’us : Interview Marie-Hélène Branciard

Cette semaine sera une semaine Anonym’us

Et nous la débuterons par une Interview


Anonym’us

Les Mots sans les Noms

Trophée Anonym’us : Interview

Marie-Hélène Branciard

Marie Hélène Branciard

Jeudi 2 novembre 2017

Une auteure sur la Terrasse : Marie-Hélène Branciard

 

  1. Votre premier manuscrit envoyé à un éditeur, racontez-nous ?

J’ai écrit mon premier roman, Les loups du remords, en quatre ou cinq ans pendant les week-ends et les vacances. Quand j’ai été satisfaite du résultat, je l’ai fait relire à quelques amis. Je l’ai corrigé en fonction de leurs remarques avant de l’envoyer à quelques éditeurs. C’était trop long (450 pages), surtout pour un premier roman, mais ça je l’ai su après… J’ai reçu des lettres de refus types, assez désespérantes.

Je l’ai relu en essayant de comprendre ce qui n’allait pas et je l’ai remanié. J’ai envoyé cette deuxième version à d’autres éditeurs. Là, j’ai eu deux ou trois lettres argumentées avec de précieux conseils. J’ai suivi les conseils, supprimé une centaine de pages et modifié une troisième fois mon roman avant de le renvoyer.

J’ai enfin eu une réponse positive et publié mon roman chez Black-Ebook, une toute jeune maison d’édition très dynamique qui a hélas fait faillite au bout de trois ans… Il m’a donc fallu repartir au combat mais le travail promotionnel fait par Black-Ebook m’a permis d’acquérir une petite notoriété, notamment sur le web. Entre temps, les éditions du Poutan, avec qui j’avais des liens privilégiés, se sont mis à publier de la fiction et m’ont proposé de publier mon roman.

Voilà, ça a été long et difficile mais je garde tout de même un bon souvenir, particulièrement des moments d’écriture.

  1. Écrire… Quelles sont vos exigences vis à vis de votre écriture ?

L’écriture est une activité d’une grande exigence. Il faut renoncer à pas mal de choses si on veut aller au bout d’un projet. Oublier les week-ends, se terrer chez soi dès qu’on a un peu de temps libre, s’astreindre à une discipline quotidienne. La plupart du temps on a du mal à écrire ce que l’on veut. On recommence dix fois de suite avant d’être à peu près satisfait. C’est un immense plaisir quand on y arrive mais il faut batailler ferme.

  1. Écrire… Avec ou sans péridurale ?

J’essaye d’imaginer l’écriture en douceur. Ce n’est pas tellement possible… Il faut souvent se faire violence pour accoucher de quelque chose de fort, du moins à ses propres yeux. Il y a un gros travail d’introspection, il faut creuser, se malmener un peu, aller chercher des choses assez loin. Bon, ça n’a sans doute rien à voir avec la douleur d’un accouchement et heureusement, mais pour reprendre l’analogie, si on veut vivre à fond le moment mieux vaut écrire sans…

  1. Écrire… Des rituels, des petites manies ?

Toujours le même rituel : je me lève tôt, j’écris un premier jet à la main (environ 500 mots). Puis je saisis ce que j’ai écrit sur ordi en modifiant et en complétant. Je relis à haute voix, je corrige au stylo et je laisse reposer. Le soir, juste avant de m’endormir, je relis mon texte.

  1. Écrire… Nouvelles, romans, deux facettes d’un même art. Qu’est ce qui vous plait dans chacune d’elles ?

L’écriture de nouvelle est plus excitante. Parce qu’il faut souvent aller vite. Il y a la plupart du temps une date limite à respecter. C’est un exercice difficile puisqu’il s’agit en quelque sorte d’écrire un roman très court. J’aime beaucoup travailler sur le rythme, peser chaque mot, chaque virgule.

Le roman est une vraie aventure sur plusieurs mois, voire plusieurs années. On ne sait pas quand ça finira. J’aime qu’une bande de personnages m’attende, chaque matin. Ils deviennent des amis à qui je pense souvent. Je peux me mettre à rire en pleine rue en pensant à une réplique que l’un ou l’autre pourrait balancer.

Le temps de l’écriture on échappe à la tristesse, à la médiocrité. Comme le dit François Sagan dans Derrière l’épaule : « La littérature (…) nous arrachait à tout, nous distrayait de tout, nous mettait au-dessus des mêlées… (…) J’avais l’impression fausse mais vivace que ma vie était là, sur ce gros bateau inventé avec ces héros romanesques, et que le restant de mon existence ne comptait pas ou plus. (…) C’était la première fois que je mesurais la force de l’invention, de l’imagination, ou plus globalement de l’inspiration. »

  1. Votre premier lecteur ?

Moi.

  1. Lire… Peut-on écrire sans lire ?

On peut sûrement, mais on se prive d’un plaisir et d’une source d’inspiration irremplaçables. Pour moi, lire et écrire sont deux activités intimement liées. Lire me donne la force et l’envie d’écrire.

  1. Lire… Votre (vos) muse(s) littéraire(s) ?

Demande à la poussière de John Fante m’a beaucoup impressionnée et inspirée quand j’ai commencé à écrire et avant lui, Scott Fitzgerald.

Le cinéma est également une belle source d’inspiration, comme les BD ou les séries. Ça permet de se renouveler, de trouver des angles différents pour décrire ce qui nous entoure.

Pour mon polar #Jenaipasportéplainte, ce sont des séries comme Transparent, Orange Is The New Black, Sens8, The Killing, Top of the Lake… qui ont été mes muses, aussi bien pour le fond que pour la forme. J’ai utilisé le même mode narratif fait d’ellipses et de ruptures pour essayer de retranscrire la réalité telle qu’on la vit quand on passe beaucoup de temps sur Internet, Facebook, les jeux video, les smartphones…

  1. Soudain, plus d’inspiration, d’envie d’écrire ! Y pensez-vous ? Ça vous est arrivé ! Ça vous inquiète ? Que feriez-vous ?

Ça m’arrive de temps en temps mais ça ne dure pas trop longtemps heureusement. J’ai trouvé quelques techniques pour y échapper :

Faire de longues balades avec un dictaphone dans la poche.

Relire mes carnets, notes, idées et citations.

Aller au cinéma.

Écrire quotidiennement son journal… quoi qu’il arrive.

Se forcer à rester assise devant son bureau au moins une heure et écrire n’importe quoi, il en sort presque toujours quelque chose.

Éviter le web à tout prix : travailler sur papier ou sur un ordinateur déconnecté, sinon c’est la fuite assurée vers Facebook, YouTube et compagnie…

  1. Pourquoi avoir accepté de participer au Trophée Anonym’us ?

C’est l’occasion de rencontrer des auteurs reconnus, de se mesurer à eux. C’est une motivation pour se dépasser. On n’a plus le choix une fois qu’on s’est engagé, il faut écrire cette nouvelle. J’aime bien ça. Et puis, accessoirement, ça permet de faire la promo de ses romans.

  1. Voyez-vous un lien entre la noirceur, la violence de nos sociétés et du monde en général, et le goût, toujours plus prononcé des lecteurs pour le polar, ce genre littéraire étant en tête des ventes?

Oui, sans doute parce qu’on a besoin de regarder la peur en face pour l’exorciser et pour supporter le réel…

  1. Vos projets, votre actualité littéraire ?

Un 3e roman qui fait son chemin. Sans doute un polar.

La sortie prochaine de #Jenaipasportéplainte en version numérique.

Le Salon Lis Thé Ratures fin septembre à Boulogne.

Le salon Des livres en Beaujolais le 19 novembre à Arnas.

  1. Le (s) mot(s) de la fin ?

Relativiser, ne pas se prendre la tête, suivre sa route…

ILLUSTRATION : Il y a quelques temps j’ai fait une signature dans une grande surface du livre. J’ai passé trois heures perdue au milieu des acheteurs qui défilaient sans même me remarquer. Et puis une dame s’est arrêtée et m’a demandé de quoi parlaient mes livres. Elle m’a écouté attentivement et quand j’ai eu terminé elle m’a lancé un regard noir en me disant : « C’est vraiment affreux vos histoires ! » et elle s’est sauvée comme si j’étais contagieuse.

 Interview réalisé en collaboration avec le blog Lila sur sa terrasse

Trophée Anonym’us : Nouvelle N°6 Je t’emmène au bois

dimanche 29 octobre 2017

Nouvelle N°6 Je t’emmène au bois

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Je t’emmène au bois

Francis regarde droit devant lui, sans cligner des yeux. Le soir tombe autour de son pick-up qui roule vite sur la route cabossée. Sur le volant, ses articulations blanchissent par intermittence, en même temps que ses dents se serrent. On devine la crispation de ses doigts, même sous les phalanges déchiquetées, comme après une bagarre. Il roule. Point. Il ne surveille pas le rétroviseur, il ne change pas de vitesse. La quatrième lui permet de conserver une allure constante, un compromis entre l’urgence et l’envie d’éviter l’accident. En quelques minutes, c’est la nuit noire. Elle tombe comme une vérité qu’on aimerait ne pas entendre. Lourde et dense. Aucune voiture ne croise le pick-up sale qui file comme une boule affamée. L’autoradio ne fonctionne pas, seul le bruit du moteur rythme la conduite.
Francis allume une cigarette par une succession de gestes mécaniques, réflexes encodés à force d’habitude. Sortir la clope du paquet posé sur le tableau de bord, d’une main, la porter à ses lèvres. De l’autre, saisir le briquet à côté du paquet sans marque et allumer la clope. Francis ne quitte pas la route des yeux. Toujours pas le moindre clignement des paupières. À peine s’il avale sa salive.
À l’arrière, sur la banquette, deux filles. Ni vraiment assises, ni vraiment allongées. Elles ballottent dans les virages, avec une mollesse passive qui signe leur inconscience. Elles ont l’air jeune. À peine sorties de la primeur adolescente. Il y a une blonde et une brune. Quand on fait attention, on remarque qu’elles ne sont pas seulement assoupies, comme on aurait pu le croire au premier regard. Elles sont effondrées sur les sièges. Leurs poignets sont liés par des cordes. Leurs chevilles également. Des bâillons de tissus leur entourent la bouche. Sous leurs cheveux qui pendent devant leurs yeux, on peut voir des traces de coups. Des bleus. Des gonflements. Sur leurs corps, leurs vêtements sont déchirés, défaits. Aucun doute : elles ont été sauvagement frappées, rouées de coups avec une rage ravageuse. On devine, malgré l’obscurité, quelques traces de sang sur leurs vêtements et leur visage.
Francis conserve sa vitesse constante. Il fume avec régularité, écrasant les mégots dans le cendrier qui déborde.
Sans cesser de fixer la route, il pense à sa fille. La petite blonde, comme disent les copains. Quand elle manque de se noyer, à cinq ans, en glissant dans le lac pendant un feu d’artifice du 14 juillet, récupérée de justesse par le père de sa meilleure amie depuis la maternelle. Quand, à sept ans, elle trouve un chaton blessé devant la boulangerie et pleure pendant trois jours sans discontinuer quand il meurt subitement. Quand, à quatorze ans, elle essaie de faire passer sa première cuite pour une indigestion aux merguez de la fête du village. La petite blonde. Sa petite blonde.
Derrière, une des deux filles semble revenir à elle. Un gémissement sourd emplit l’habitacle du pick-up. La brune bouge difficilement à cause des liens qu’elle semble découvrir avec désolation. Francis la surveille dans le rétroviseur. Il attend l’instant où elle va se redresser, sans prise puisqu’elle est attachée. Il observe. Quand c’est le bon moment, quand sa tête est juste derrière l’appuie-tête, il freine brutalement. Un coup sec, comme si un animal venait juste de traverser la route. La fille se cogne le front, déjà tuméfié. Le choc réveille la douleur des hématomes et la renvoie à son étourdissement. L’autre, la blonde, n’a pas esquissé le moindre geste, le moindre son. Impossible de savoir si elle est prostrée ou réellement inconsciente.
Francis reprend sa vitesse. Pas une expression n’a traversé ses traits quand il a freiné et vu la fille s’assommer. Seul le mouvement de ses yeux entre la route et le rétroviseur indiquait une quelconque communication cérébrale. Quelque part, il n’a pas l’air plus vivant que les deux jeunes filles sur la banquette arrière. Le pick-up suit l’asphalte comme un sinistre météore, et pourtant, il pourrait être immobile, suspendu entre deux espaces-temps.
Qui sait, là, ce qui se passe en rase campagne ? Qui pourrait deviner ce qui se joue dans l’obscurité à quelques kilomètres d’un village ? Qui imagine les drames silencieux qui déchirent la nuit ?
Francis est rentré plus tôt ce soir. Il devait revenir des champs autour de vingt-deux heures. Il avait travaillé plus vite que prévu, beaucoup plus même puisqu’il était au bar avec les potes à dix-neuf heures. Après une bière ou deux, ils s’étaient mis à enchaîner les whiskys. On était vendredi, après tout, on pouvait bien se lâcher un peu, en cette saison. Les bonnes femmes étaient au dîner du club de sport, c’était la fête jusqu’à minuit.
Et puis vers vingt heures trente, quand Francis commençait à se dire qu’il était bien fait, et qu’il faudrait rentrer manger un bout, un gars a raconté qu’il avait vu deux nénettes se baigner à poils dans la rivière, après la vieille scierie abandonnée. Là où les jeunes vont fumer en cachette et se rouler des pelles pendant les vacances. Il revenait d’une virée chez un collègue et il avait pris un détour pour dessaouler un peu avant d’arriver chez lui et de se faire hurler dessus par sa femme. Il en jurerait pas, mais elles ressemblaient à la petite de Francis et à sa copine depuis la maternelle. Mais bon, il aurait pas pu reconnaître sa mère s’il l’avait croisée sur ce chemin, alors deux gamines à vingt-trois heures sous la lune, les coquines…
Francis s’est levé sans rien dire. Il n’a pas dit au revoir ni même fini son verre. Il a mis sa veste et il est parti. Il a allumé une cigarette et il a démarré son pick-up. Il est rentré chez lui. Il s’est garé un peu plus bas, et il a fait le reste du chemin à pied. Il ne voulait pas faire de bruit. Il savait que sa fille était à la maison, à réviser avec sa copine. À réviser. Avec sa copine. Sa copine. Sa fille disait sortir avec le fils de l’élagueur, celui qui apprenait le métier avec son père, mais finissait quand même le lycée. Ils allaient au cinéma ensemble et sortaient en boîte le samedi soir.
Francis arrive par le jardin, il entend les voix sur la terrasse. Les voix de sa fille et de sa copine qui parlent en pouffant. Des petites exclamations simultanées. Elles ne l’ont pas entendu. Elles sont assises côte à côte sur les marches, une bouteille de bière entre elles et des cigarettes consumées dans le cendrier. Elles se tiennent la main. Elles se caressent les genoux. Elles se regardent dans les yeux. Un instant, le temps semble s’interrompre, elles ne parlent plus, elles ne rient plus, elles se regardent. Elles se regardent, et d’un mouvement vif, elles se rapprochent l’une de l’autre pour s’embrasser. Puis elles se prennent le visage entre les mains comme pour s’assurer que ni l’une ni l’autre ne peut s’échapper.
Sa copine.
Sa copine.
Sa copine.
Francis enjambe le massif de jonquilles soigneusement entretenu par sa femme et fond sur les deux filles.
Un bond, trois pas de course.
Elles sursautent.
Il faudrait passer la scène au ralenti pour saisir les nuances d’expressions qui se peignent sur les visages. La surprise embarrassée, coupable, des filles quand elles comprennent qu’on les a vues. L’angoisse devant cette silhouette massive dont la fureur déforme les traits. La peur quand elles comprennent qu’il n’y aura pas de cris, pas de demande d’explications, pas de confrontation larmoyante ou colérique.
Il n’y aura pas d’insultes, pas de menaces, pas d’exclusion. Rien pour former un témoignage, rien qui leur demandera de rassembler leur courage et d’affronter l’opprobre familial. Pas de déshonneur ni de rejet, pas de crise de larmes ni de paroles regrettables. Il n’y aura rien qu’elles pourront raconter des années après avec la gorge serrée et des frissons sous la peau.
Francis frappe la brune en premier. Un direct sec qui lui casse l’arête du nez et lui fend les lèvres. Sa fille pousse un cri effrayé, ses yeux s’arrondissent devant la scène qu’elle capte juste avant qu’une gifle donnée avec le tranchant de la main ne lui déboîte la mâchoire. Elle se mord la langue en tombant sur la terrasse, le gout du sang remplace celui des cigarettes dans sa bouche, et la texture des lèvres de sa copine.
Pas le temps de penser, pas le temps d’analyser. Aucun réflexe de survie ne se déclenche, aucune vaine tentative de défense n’est esquissée. Les forces surhumaines qui poussent l’être humain à soulever des voitures, attaquer un ennemi, s’enfuir pour sa survie, ça n’arrive que dans les films. En tout cas pas à deux adolescentes en train de s’embrasser sur les marches d’une véranda, au fin fond d’un village de campagne.
Un coup de pied dans les côtes, un autre dans la tête, à l’une, à l’autre. Valse endiablée qui fait craquer les os et jaillir le sang. Des gifles, parfois. Les réactions se font plus molles, les gémissements s’assourdissent. En quelques secondes, la scène romantique s’est muée en tableau de guerre.
Une guerre intime et sans témoin.
Pas une parole, rien que le bruit sec des coups et les cris étouffés. Pas le temps pour les hurlements ou les appels au secours.
Les halètements rauques de Francis couvrent les râles plaintifs des deux filles par terre. Il pourrait tomber d’un coup, ou faire demi-tour pour aller se saouler à mort dans la grange, là où il garde l’alcool qu’il fabrique avec son copain d’enfance, agriculteur aisé, lui aussi. Même boulot, mêmes passions depuis l’école. Mêmes cuites, mêmes équipes, mêmes gonzesses, au lycée.
Au lycée, quand ils avaient l’âge de sa fille. Sa fille qui voulait être vétérinaire pour sauver les animaux, à quatre ans. Qui partait à vélo pour ramasser des mûres, à six ans. Qui avait toujours les meilleures notes en français et passait son temps dans des bouquins, à treize ans. Qui embrassait une autre fille, à seize ans.
Francis les pousse du bout de sa botte en caoutchouc. Elles geignent, l’une et l’autre, mais ne bougent pas vraiment. Francis fait demi-tour. Il va à l’abri où il range ses outils et son matériel. Il prend des chiffons, des tendeurs de vélo, la grosse ficelle qu’il utilise pour sa barrière en bois, dans le potager, et une longue boîte en métal usé. Il revient vers les filles et leur noue les poignets et les chevilles avec la ficelle. Il passe les tendeurs de vélos autour de leurs bras, pour les obliger à les garder le long du corps. Il leur met les chiffons dans la bouche par pure précaution, au cas où elles reviendraient à elles le temps qu’il aille chercher son pick-up. Il se gare dans l’allée, juste devant la terrasse. Il ne regarde pas le skateboard de sa fille appuyé contre le vélo de sa copine, ni les livres de cours posés au pied des marches.
Il se demande si la récolte sera bonne, s’il pourra faire les foins dans les temps. Il a mis de l’engrais dans le potager, ce matin. L’engrais naturel qu’il fabrique d’après la vieille recette miracle de son grand-père. Il la lui avait apprise quand il avait dix ans, et confié l’entretien d’un petit carré au milieu de son grand potager. Un espace où il avait pu planter ce qu’il voulait, à condition qu’il applique les conseils avisés du vieux. Son grand-père avait le plus beau potager du village, une merveille qui pouvait nourrir trois familles. Sa grand-mère faisait des conserves à n’en plus finir, qu’elle donnait aux voisins. Aujourd’hui, sa fille aurait pu leur conseiller de se faire certifier bio, aux grands-parents, et de vendre dans des épiceries pour touristes, par internet, aussi. Mais Francis est moins doué que son grand-père, et sa fille se fout des conserves. Elle veut écrire des livres et partir à Paris. Faire des études et prendre un appart. Après le bac, elle veut entrer à la Sorbonne et ensuite dans un master de création littéraire. Sa fille veut être une artiste. Elle prendra une coloc avec sa copine, pour limiter les frais, et trouvera un petit job. De la traduction, du baby-sitting, des livraisons pour les restos.
Elle veut se coucher tard et aller dans les bars, boire des verres et se perdre dans la nuit, tomber amoureuse et se faire mal aux genoux, croire à des « jamais » et des « toujours », pleurer au petit matin et rêver de séances de dédicaces. Elle veut devenir grande.
Francis l’installe à l’arrière du pick-up, sur la banquette, à côté de l’autre fille. Il pose la boîte à côté d’une bouteille d’eau entamée et d’un bidon d’essence pour la tondeuse qui traînent là, aux pieds du siège passager et démarre.
Il ne croise personne en traversant le village, tout le monde est quelque part. Au bar, au restaurant, à table, sur sa terrasse, dans son jardin. On est vendredi, il fait bon dehors.
Francis roule encore. La nuit s’est installée, maintenant. On ne voit pas à trois pas quand il emprunte le petit chemin de terre, dans la forêt. Un chemin vers un parking de chasse. Il connaît bien cet endroit, il s’y gare avec les autres, quand c’est la saison de tirer le gibier.
Il laisse les phares allumés.
Il ouvre la porte passager, du côté de la brune qui ne bronche pas. Elle respire vite, le bâillon doit l’étouffer un peu, encore plus avec le nez cassé. Il la porte et la pose devant la voiture, puis il va chercher sa fille. Elle a les yeux ouverts, mais garde le regard baissé, comme pour éviter celui de son père. Elle aussi respire vite, saccadé. Elle a du mal à rester consciente, sa tête ballotte par brefs instants avant de se redresser dans un sursaut.
Francis défait les tendeurs autour de leurs bras.
Sa fille semble se réveiller pour de bon, elle essaie de frapper Francis quand il enlève le tendeur, d’un coup de ses poings attachés, direct dans ses dents. Comme alertée par un signal, sa copine lance ses jambes, attachées elles aussi, dans les côtes de Francis.
Il perd l’équilibre, accroupi on est moins stable. Mais on reste plus fort que deux adolescentes à moitié assommées, attachées et diminuées par la douleur de multiples hématomes et fractures. Francis essuie le sang qui coule de ses lèvres d’un revers de la main. Une gifle à chaque fille suffit à calmer toute volonté de rébellion.
Il les traine une par une sur quelques mètres, jusqu’à un arbre devant. Un bon chêne au tronc massif, mais dont deux tendeurs peuvent faire le tour en serrant deux filles inertes.
Elles semblent inconscientes, deux proies terrassées par un prédateur inconnu, une punition divine surgie du plus profond des enfers. Francis pourrait les laisser là, abandonnées au fond d’une forêt où ne passent que de rares promeneurs, des gardes forestiers, des braconniers. On pourrait les découvrir le lendemain comme dans une semaine. Demain, il serait encore possible de les sauver. Dans une semaine, les chances seraient plus qu’infimes. Elles seraient mortes de soif, au bout de trois jours. Sans doute un peu moins à cause de l’eau évacuée par la transpiration, le sang qui coule. Non, dans une semaine, on trouverait deux cadavres dont la décomposition aurait à peine commencé. Peut-être que des animaux seraient venus commencer à grignoter les corps. Il ne faudrait sans doute pas très longtemps, après, pour que les analyses ADN révèlent qui est à l’origine de ce double assassinat. On remonterait vite la piste jusqu’à lui, aucune chance d’échapper à la justice.
Il n’y a plus rien à faire, plus aucune possibilité de demi-tour et de retour à la routine quotidienne.
Le réveil.
Le café au lait.
Le potager.
Les copains.
La pêche.
Le club de rugby.
Les apéros.
L’entreprise.
Les économies.
On ne peut plus revenir en arrière. Francis est coupable de coups et blessures volontaires et de non-assistance à personnes en danger voire de mise en danger de la vie d’autrui. Il est déjà condamné.
Alors, quoi ?
Puisque la sentence est déjà tombée, la loi ne peut plus opérer. En perdant sa liberté, le condamné gagne tous les droits.
Francis a déjà tué les deux jeunes filles. Il est déjà bon pour la perpétuité. Il n’est plus un homme libre, il est un criminel.
Qu’il les achève de ses propres mains ou qu’il les laisse attachées là, il les a assassinées.
Il pourrait encore appeler les secours, encore tenter de les sauver en se dénonçant. Il plaiderait la crise de folie, ça marche bien, ça. Il inventerait un traumatisme d’enfance pour justifier son passage à l’acte. Son portable est dans sa poche, il le sent vibrer.
Sans doute des appels et des messages de sa femme qui s’étonne de ne pas le trouver à la maison, qui s’inquiète des traces de sang sur la terrasse et du désordre au pied des marches. Elle va peut-être appeler la police.
Il a détruit tellement de vies en quelques heures. Il est devenu un monstre qui brise des familles. Presque tout un village, puisque tout le monde se connait un peu. Un drame familial touche par rebond des dizaines de personnes. C’est fou, cette interdépendance.
Personne n’est encore au courant de ce qui s’est passé et pourtant, chaque individu est déjà atteint par le traumatisme, à des degrés différents.
Et Francis est le seul à savoir ça. À savoir qu’il vient de devenir un reportage sur France 2, une enquête de Paris Match, une vedette honteuse, mais une vedette quand même. On va parler de lui à la télévision, dans les journaux, aux comptoirs des bistrots. Des enquêteurs vont émettre des hypothèses, des journalistes vont essayer de tout découvrir sur lui, des psychanalystes vont se pencher sur son cas.
Est-ce qu’il buvait, est-ce qu’il se droguait, est-ce qu’il était violent, est-ce qu’il avait une maîtresse, est-ce qu’il avait été abusé par le curé ou par un oncle, est-ce qu’il payait ses factures dans les temps, est-ce qu’il avait violé ses victimes. Oui, parce que ça serait différent, bien sûr.
Est-ce qu’on fait ça, quelque part, de violer une fille qu’on vient de rouer de coups et d’attacher à un arbre en pleine forêt, de violer sa propre fille à qui on a fait subir le même sort ? Sans doute ce genre de pratique que seul l’être humain est capable d’inventer est-elle en vigueur quelque part.
Mais Francis n’est pas comme ça. Francis retourne à la voiture et revient avec le bidon et la boîte en métal, qu’il pose avant d’aller asperger les filles d’essence. Il allume une cigarette en ouvrant la boîte. Il pose le mégot sur un chiffon imbibé d’essence pour pouvoir charger des cartouches dans le canon du fusil de chasse qu’il tient entre ses mains, et armer le chien.
Le mégot ne suffit pas à enflammer le chiffon. Francis le tend au-dessus de son briquet pour l’aider. Quand la flamme prend, il jette le chiffon entre les deux filles. Il ne faut pas très longtemps pour que le feu gagne l’essence. Les filles se débattent quand elles comprennent ce qui les attend. Des sons aigus s’échappent de leur gorge, autour du bâillon. Leurs corps tressautent.
Elles ne peuvent pas s’échapper et elles le savent. Mais elles essaient quand même.
Francis les regarde, immobile. L’odeur de cheveux carbonisés commence à monter à ses narines, mêlée à celle du tissu brûlé.
C’est au moment où celle de la graisse grillée commence à se dégager dans l’air qu’il épaule son fusil, puis tire. Une fois, deux fois. À cette distance, un chasseur chevronné ne rate pas sa cible.
Francis verse le contenu de la bouteille d’eau autour de l’arbre pour ne pas que le feu ne gagne trop les fougères autour. Avec l’humidité dans l’air, il y a peu de risques.
Il retourne au pick-up, fait marche arrière.
Sur la route en sens inverse, il roule plus vite, très vite même. Toujours personne dans cette nuit épaisse qui défile sous ses phares.
Quand il arrive chez lui, il voit de la lumière dans le salon. De l’agitation. Il se gare dans l’allée, juste devant la véranda et saute du pick-up. Il devine qu’on l’a entendu, ça remue dans la maison.
Francis est descendu de la voiture avec son fusil. Il reste une cartouche dedans. Celle qu’il se tire dans la tête au moment où sa femme ouvre la porte qui donne sur la terrasse où les bouteilles de bière renversées sont toujours par terre dans la cendre des mégots écrasés.

Je ne sais pas vous mais moi cette nouvelle me laisse sans voix.

Pour autant je ne vois pas qui des auteurs en lice a bien pu l’écrire.

Pas simple tout de même de trouver l’auteur, hein ?

Bon pas grave on se retrouve bientôt pour une autre nouvelle. Et entre tant pour une autre interview d’auteur.

A très vite donc…

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