Et si on lisait le début !
Les larmes noires sur la terre de Sandrine Collette, lecture 1
Un livre qui m’a bouleversé et interrogé
Pour comprendre pourquoi, …
Je vous propose de lire le début
Les larmes noires sur la terre de Sandrine Collette, lecture 1
PROLOGUE
Sept ans plus tard
Et ce dont elle se souviendra sera si peu de chose. Peut-être le sentiment d’une gigantesque erreur, mais peut-être pas, car ses pensées, ses gestes, sa conscience, tout part à vau-l’eau dans un émiettement une fragmentation qu’elle croyait impossibles, les mots muets à l’intérieur d’elle alors qu’il faudrait hurler et appeler à l’aide, et elle, juste ce bruit de gorge qu’elle ne reconnaît pas, cette raucité cette plainte, un animal sans doute, elle devrait tourner la tête et regarder, mais sa tête ne tourne pas et ses yeux ne voient plus.
Qu’elle regrette pourtant, à cette seconde où elle donnerait sa vie pour qu’on lui pardonne, mais elle sait que tout est vain, les prières et les larmes, les prières se sont tues et les larmes ont séché sur sa peau, inutile et trop tard, il ne reste que la souffrance. L’aurait-on prévenue que jamais elle n’aurait imaginé cette douleur au-delà de toute raison, à supplier son cœur de ralentir et se tasser et rompre enfin, pour que tout s’arrête, échapper au cauchemar, aux voix qu’elle entend autour d’elle comme derrière un voile et si proches en même temps, elle ne veut pas qu’on la touche, il faut la laisser mourir, qu’ils aient pitié – et d’un coup l’eau l’inonde et le mugissement cette fois cela vient d’elle c’est sûr, un arrachement de son corps, le monde tremble.
Sous sa joue, la terre est chaude, une argile rouge et brune avec laquelle joue l’enfant quand elle ne le voit pas, collée à ses mains minuscules, ne se détachant qu’au moment où il verse dans une flaque en riant, pull taché et pantalon trempé, elle le gronde, il continue, et à cet instant allongée sur le sol elle supplie en silence, l’entendre rire encore une fois, rien qu’une seule, alors cela vaudrait la peine de griffer la marne de ses doigts sans ongles, de faire un effort inhumain pour ouvrir ces yeux déjà éteints et qui pleurent par avance, la chaleur, juste, l’étouffante brûlure.
Si on l’avait prévenue, dit-elle, et pourtant, depuis combien de temps Ada la regarde en biais, secouant la tête comme devant une bête folle, oui les mots lui reviennent, qu’elle ne devrait pas, mais Ada ne dit jamais quoi, après il faut deviner, elle qui se sentait si maligne, et son destin vaincu. Il y a quelques minutes seulement, elle courait dans les ruelles étroites, la joie elle l’avait au bout des doigts ; quel sort sauvage les lui a desserrés de force, quel hasard insensé, pour que soudain tout s’écoule sous ses yeux comme un sable trop fin, se déverse à ses bras impuissants, lorsqu’ils l’ont attrapée et jetée à terre en crachant des insultes, et la dernière promesse.
Alors elle voudrait tendre la main pour être sûre, demander pardon peut-être et peut-être est-il encore temps, pense-t-elle tandis que sa conscience s’évapore, un effluve d’âme parmi les décombres, feu follet que personne ne remarque, elle sent que quelque chose la quitte, ne le retient pas, si l’avenir est solitaire, à l’instant où elle sombre, elle a les yeux ouverts sur la petite forme gisant un peu plus loin et qui ne dit rien.
UN
Faut pas regretter. C’est sa grand-mère qui disait ça. Pas de regrets, pas de remords, puisque de toute façon c’est trop tard. Une fois que tu as cassé une barre en fer sur la gueule d’un type, tu vas pas aller t’excuser, hein, Moe. C’est pas que tu pourrais pas, remarque. Mais voilà, pour quoi faire ? Autant aller de l’avant. Regarder en arrière, écoute-moi bien : ça sert à rien.
Elle disait aussi : Faut réfléchir avant. Y a que ça.
Et ça, Moe l’a oublié, noyé dans sa cervelle.
*
Elle vient des îles, Moe, comme la mamie qui l’appelle tête de piaf, moitié compliment, moitié moquerie – pas grand-chose dans le crâne, mais ce si joli sourire, un visage doré de soleil caché par les boucles brunes lorsqu’il y a du vent, et ces yeux oui, noirs sous les longs cils rieurs. Évidemment, que Rodolphe a craqué : une sirène sortant du Pacifique. Elle en a fait espérer du monde, la petite, tout alanguie sur le sable, des heures à contempler la mer, à y glisser son corps sans jamais se lasser, fascinée par le reflet de l’eau, par les marées invisibles et le galbe des vagues. Et elle est là, à tourner dans sa robe légère, à virevolter tel un papillon attendant le filet, est-ce que ce n’est pas sa faute aussi, est-ce que ce n’est pas elle qui l’a voulu ? Ces poses langoureuses, oh c’est sûr, la grand-mère l’aurait giflée si elle avait encore été de ce monde à ce moment-là, et du haut du ciel elle a sûrement essayé de lui lancer un éclair ou une giboulée, pour la mettre en garde, lui faire rentrer les fesses qu’elle agitait trop souvent à son goût c’est certain, mais quand une fille décide, eh bien. Moe a continué à sourire et à se trémousser, et Rodolphe a fini par l’inviter à dîner. Et puis. Elle a vingt ans à ce moment-là, qu’elle s’en débrouille. Mais si ce n’est pas pitié. Elle allait si bien avec l’île qu’elle va quitter.
Cette île qui sur le papier et dans les agences de voyages est un endroit où l’on rêve de venir, à se poser le train sur du sable blanc devant la mer si transparente qu’on la croirait fausse ; pas à se demander comment suivre à Paris le crétin dont vous vous êtes entichée. Car rien ne manque ici, le ciel bleu, les plages immenses, le soleil et les cocotiers : une vraie carte postale. Et les touristes s’y précipitent. Par milliers. Autant que d’habitants. Parfois Moe se demandait s’ils n’allaient pas la faire couler, son île, eux tous qui gigotaient et dansaient avec des fleurs autour du cou, et chantaient à en fissurer la barrière de corail. Mais ce n’est pas à cause de cela qu’elle est partie.
Non : c’est parce qu’elle n’a pas réfléchi. Ou alors un peu, mais pas trop, pas si bête, elle savait bien que ça ne serait pas rose tous les jours. N’avait pas envie de se l’avouer avant même que l’histoire se noue, malgré le pincement au fond du ventre qui venait la titiller le soir, après, quand Rodolphe dormait et qu’elle le regardait, ses quarante ans, les rides au coin des yeux et les veinules parce qu’il buvait trop. Et déjà elle hésitait à le suivre. Le doute, aurait dit la mamie.
Promesse tenue. Si vite, à peine le pied posé sur le tarmac de la métropole, quinze mille kilomètres plus tard, puisque Moe avait tout quitté pour venir au pays de son homme. Il pleuvait ce jour-là – une pluie grise et fine qu’elle découvrait, elle avait trouvé ça charmant. Rodolphe avait ri, de ce ricanement qu’elle apprendrait à détester avec les années.
— Ça tombe bien que t’aimes la flotte, tu vas pas en manquer, ici.
Et vrai, elle avait été servie, et la pluie, ça ne serait rien du tout, à côté du reste.
D’abord parce qu’elle avait imaginé arriver en ville, avec des lumières jour et nuit et des fêtes à n’en plus finir, et qu’elle s’était retrouvée là où la campagne commence, tournant en rond dans une maison trop sombre pour y lire sans lampe de septembre à mai – cependant elle s’était contentée de hausser les épaules, bonne fille : elle n’aimait pas les livres. Quand la pluie était tombée des jours, des semaines et des dizaines de millimètres durant, elle avait tiqué davantage. Sans doute l’éclat jaune de ses yeux en avait pris un coup, et le moral, à soupirer devant la fenêtre ; mais c’était toujours moins dur que le regard des gens sur elle. Voilà, à tout prendre, c’est ce regard-là qui l’avait le plus gênée. Avait même fini par lui faire regretter son île, malgré la voix de sa grand-mère en boucle dans sa cervelle, tête de piaf, qu’est-ce que je t’avais dit, tête de linotte, avance donc, maintenant que tu n’as plus le choix.
Car ici, au pays, disait Rodolphe, elle s’était trouvée méprisée, méfiée, mal-aimée. Entendait traîner les mots dans son sillage, quand elle marchait dans la rue. L’étrangère. La colorée. C’qu’y nous a ramené là. Elle n’avait pas osé en parler à Rodolphe. Pour ce qu’il en avait à fiche d’elle, à présent qu’elle était coincée avec lui, à ne connaître personne, ne pas savoir conduire, ne pas espérer le moindre travail. Qu’il l’ait appelée « ma princesse » les six mois qu’ils avaient passés ensemble sur l’île, du temps de sa mission à lui, elle ne s’en souvenait plus. Du jour où ils avaient atterri ici, elle était devenue la taipouet. Cela le faisait rire, et il le répétait en boucle à ses copains. Après la quatrième bière.
Bien sûr qu’elle s’en doutait. S’y était préparée. Pas née de la dernière pluie, non plus. Bien avant de prendre l’avion, elle avait perdu ses illusions. Rodolphe? Un abruti. Savait tout sur tout, la reprenait sur la moindre chose, lui expliquait comme à une attardée. Y compris la transformation du coprah, alors qu’elle avait travaillé à l’usine pendant un an, est-ce qu’il allait lui apprendre cela aussi, bon sang ? Mais il y avait le rêve. La France, Paris, les Champs-Élysées, les bateaux-mouches sur la Seine. La tour Eiffel qui scintille chaque heure. Dans son île, le rêve, c’était pour les autres. Elle, ses cinq frères et sœurs, les parents fatigués depuis le matin, leur destin était tout tracé : quelques petits boulots à la saison touristique, les aides sociales le reste du temps. Se marier entre soi, avec le fils du voisin. Avoir des enfants qui ne feraient pas d’études, trouveraient des jobs quatre mois par an dans la restauration ou les loisirs, attendraient les aides sociales eux aussi les huit autres mois ; épouseraient voisins et voisines à nouveau. Et elle n’était pas malheureuse, Moe, loin de là. Mais à vingt ans, on veut toujours un peu mieux que les siens. Alors, laisser passer la chance? Pas question. Elle ferait avec. Forcerait le destin, deviendrait riche, vivrait dans un hôtel particulier en pierre blanche, porterait des talons hauts et des robes trop chères. Regretterait toujours d’avoir quitté l’océan, bien sûr. Ah ça non, elle n’avait pas réfléchi.
Et il vaut mieux qu’elle n’y pense pas trop quand Rodolphe attablé devant un verre de Ricard la siffle en claquant des doigts et lui montre une poussière par terre, Dis donc la taipouet, tu sais plus faire le ménage? Mais c’est une gentille, Moe, et elle s’écrase avec le sourire. Déjà dans l’île, on pouvait lui demander n’importe quoi, un coup de main pour balayer la terrasse, préparer à manger pour la vieille mère du voisin, garder un bébé malade. Elle souriait et elle disait oui. Avec Rodolphe, elle cuisine, passe la serpillière matin et soir parce qu’il exige que cela soit propre, elle s’occupe du jardin, des deux chiens, du linge, de la vaisselle, elle range. Dérange. Range à nouveau. Cela l’occupe. Elle a passé son permis de conduire au bout d’un an pour pouvoir aller faire les courses. À force de sourires, a gagné quelques ménages dans les villages voisins – pas ici : ici, on ne lui demande rien, on préfère la débiner sans lui avoir jamais adressé la parole. Mérite pas. Qu’elle aurait dû rester à l’autre bout du monde avec ceux de sa race. Et la messe est dite.
*
Magnifique livre ! ❤
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Oh que oui !
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