PREMIÈRES LIGNES # 13

PREMIÈRES LIGNES # 13

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuit donc aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Premières lignes 13


Le livre du jour  :       

Corps variables de Marcel Theroux

Unité pour malades difficiles de Dennis

HillMARS-NOVEMBRE 2010

1

Je m’appelle Nicholas Patrick Slopen. Je suis né à Singapour le 10 avril 1970. Je suis mort le 28 septembre 2009, broyé par le passage de roue d’un camion devant la station de métro Oval.Ce document est mon testament.Comme on le comprendra bientôt, je dispose d’un laps de temps indéterminé mais assurément bref pour expliquer les événements menant à ma mort, et pour établir la continuité de mon identité depuis. En raison des contraintes qui me sont imposées, j’espère que le lecteur ne m’en voudra pas de renoncer aux subtilités habituelles d’une autobiographie. En même temps, il me faudra relater certains détails avec un degré de minutie certain, voire fastidieux, pour apporter la preuve de l’affirmation contenue dans le premier paragraphe de ce testament : que je suis Nicholas Slopen, et que ma conscience a survécu à ma mort physique.L’usage voudrait que je livre quelques informations relatives à ma naissance et mon enfance, mais le temps presse et ce sujet est de peu d’importance pour mon récit. Les événements menant à ma mort remontent à mon arrivée le 15 avril 2009 à la Green Gorse Tavern dans Maiden Lane, à Covent Garden, pour déjeuner, peu avant 13 heures.J’y avais été invité par Hunter Gould, qui jouit, comme chacun sait, d’une certaine notoriété dans l’industrie de la musique. Je n’ai pas l’intention de maquiller ou de protéger des identités dans ce document. Que chacun réponde de ses actes.Hunter, que je n’avais jamais rencontré auparavant, m’avait approché en me faisant transmettre une invitation à déjeuner par sa secrétaire, Mlle Preethika Choudhury. Lors de l’échange d’e-mails qui s’ensuivit, Preethika m’expliqua que, en plus de son intérêt pour la musique, Hunter était un fervent collectionneur amateur de souvenirs littéraires et voulait que je l’aide à authentifier une collection de lettres qu’un marchand privé lui proposait d’acheter.Même s’il faisait doux ce jour-là, j’avais pris par mesure de précaution un imperméable plié en rectangle sous mon bras gauche ; dans ma main droite, je tenais une serviette de cuir cabossée que m’avait offerte ma femme, Leonora, et qui avait appartenu à son père, Bahman, lui-même spécialiste de littérature anglaise, même si son domaine de prédilection était la poésie médiévale farsi. Je tendis l’imperméable au maître d’hôtel, mais gardai la serviette, qui contenait le fac-similé d’une lettre manuscrite du Dr Samuel Johnson, lexicographe du XVIIIe siècle, un ancien numéro de Modern Languages Quarterly, un exemplaire froissé de l’Evening Standard et un échantillon de crème antirides.Je constate déjà que j’ai échoué dans ma résolution d’être aussi concis que possible.Pardonnez-moi. Il doit être difficile à quiconque de comprendre le degré de bien-être que me procure la netteté de ces souvenirs.Si seulement j’avais le luxe du temps, il y a tant d’autres choses que je voudrais ajouter. Il est difficile de renoncer à tout ce que je possédais autrefois : celui que j’étais autrefois et ceux que j’aimais, même si je ne les ai pas aimés comme il faut ; c’est plus que ma seule vanité qui souffre de la conscience d’être privé de tant de choses importantes pour moi.Par souci de tout révéler, je dois préciser que je suis en ce moment interné à l’Unité pour malades difficiles de Dennis Hill, à Maudsley Trust. L’UMD est un centre fermé réservé aux personnes mises à l’isolement pour leur propre sécurité et celle d’autrui. Les blagueurs, ici, l’appellent Unité pour malades et dingos. Elle fait partie de l’hôpital Bethlem Royal, lui-même ancêtre du Bedlam, célèbre asile de fous peu prodigue en soins médicaux pour ses patients, mais très exigeant sur la qualité du divertissement offert à ces messieurs-dames du grand monde qui venaient se gausser. Je suis bien conscient qu’aucun de ces détails ne renforce la plausibilité de mon témoignage.L’atrocité de ma position défie presque tout résumé. On m’a enfermé il y a deux semaines après un incident qui s’est produit chez ma femme en présence de mon fils, Lucius. Je suis actuellement retenu en observation aux termes de l’article 2 de la loi de 1983 sur la santé mentale. D’après cet article, Leonora est mon parent le plus proche et a le droit de demander ma libération. Mais, aux yeux de Leonora, je suis mort depuis des mois. Tout ce qu’elle sait est qu’un complet inconnu a fait irruption chez elle, l’a sermonnée, avant d’affirmer les larmes aux yeux qu’il avait usurpé l’identité de son mari. Il ne fait guère de doute que, à sa place, j’aurais moi aussi appelé la police.Et, pourtant, là est le paradoxe. Alors que je ne suis plus moi-même, je ne me suis jamais autant senti moi-même. Aussi grandiloquent que cela puisse paraître, je me sens plus proche qu’à aucun autre moment de ma vie de percevoir la vérité de l’univers – la pénombre de sentiment sacré qui sonne le vrai. Qui constitue le vrai. Sans quoi nous ne sommes que de la chair et des os qui filent dans l’espace. Mono no aware, disent les Japonais. Ce sentiment sur les choses qui imprègne leur art d’une mélancolie stoïque, seule vraie réponse à la fugacité et à la beauté de notre existence. Oh, mes pauvres enfants. Quelqu’un s’est-il demandé pourquoi je savais comment ils s’appellent ? Combien de fois ces mains ont-elles baigné leurs jolies têtes ? Mais la force de l’habitude m’égare. Pas ces mains-ci, bien sûr. Pas une seule fois.Après qu’on m’eut informé que Hunter n’était pas encore arrivé, je m’assis et commandai une bouteille d’eau gazeuse. J’étais peu coutumier de l’étiquette des déjeuners d’affaires et légèrement nerveux à l’idée de passer tout le repas avec un parfait inconnu. Pour ne plus penser à ce qui m’attendait, je fouillai dans ma serviette, histoire de me changer les idées, et comme j’avais lu ad nauseam la majeure partie de ce qu’elle contenait, sortis l’échantillon de crème pour le visage.La crème était arrivée ce matin-là dans un colis adressé à l’ancienne occupante de notre maison de Southwest London. Elle était accompagnée d’une lettre d’un certain Dr Ricaud dont l’adresse était sur les Champs-Élysées. Le Dr Ricaud avait aussi joint un catalogue sur papier glacé de ses produits de beauté, tous fabriqués dans ses laboratoires1 des îles anglo-normandes. « Votre BEAUTÉ ne s’altère jamais, disait sa lettre. Votre peau défie le temps. » Les affirmations audacieuses du médecin étaient invérifiables, puisque la dame à qui elles s’adressaient était morte depuis quatorze ans. Son seul héritage sur cette terre était une urne en marbre près du crématorium de Streatham, l’odeur persistante de garde-manger humide dans la pièce qui était jadis son arrière-cuisine, ou des lettres du même type qui continuaient de lui proposer des offres sur les cosmétiques ou de l’informer qu’elle était l’heureuse gagnante d’un tirage au sort.



Les blogueurs et blogueuses qui y participent aussi :

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• Mille rêves en moi



PREMIÈRES LIGNES # 12

PREMIÈRES LIGNES # 12

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

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Premières lignes 12

Le livre présenté ce midi :

Le livre du jour  :

Galveston de Nic Pizzolatto

Un médecin a pris des photos de mes poumons. Ils étaient pleins de  rafales de neige.

Quand je suis sorti du cabinet, les gens dans la salle d’attente on tous paru soulagé de ne pas être à ma place. Il y a des trucs que l’on peut lire sur les visages.

Je m’était bien dit que quelque chose clochait parce que, plusieurs jours au paravent, on montant deux étages à la course pour rattraper un mec, j’avais du mal à respirer, comme si j’avais des haltères sur la poitrines.

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Petit + d’A vos crimes,
Je devrais revenir vous parler de Galveston.

En effet ce titre a fait l’objet l’an dernier d’une adaptation cinématographique.

Mélanie Laurent, notre jeune actrice s’est lancée dans la réalisation et a adapté ce premier roman de Nic Pizzolatto

Date de sortie 10 octobre 2018 (1h 33min)
Genre Policier
Nationalité Américain

True Detective (saison 1)

True Detective:

« Une série magistrale, d’une élégance rare, exceptionnelle »

SYNOPSIS

La première saison se déroule en Louisiane, en 1995, et narre l’enquête de deux inspecteurs de la Louisiana State Police, Rust Cohle et Martin Hart, chargés de résoudre le meurtre d’une jeune femme coiffée de bois de cerfs et tatouée de dessins sataniques. Alors qu’ils ont quitté la police, ils sont contactés en 2012 par deux autres inspecteurs quand un meurtre similaire a été commis.

True Detective une série d une rare intensité.

Dès le pilote, on reste scotché. Tout est là. Le scénario, le décor, les personnages. Le flic à l’ancienne et le flic génialement cintré , le doux rêveur et la grande gueule, le solitaire et le père de famille. . Du déjà vu, ça c’est ce que vous croyez, mais détrompez-vous, si True Detective reprend les schémas des polars stéréotypés, c’est pour mieux les dépasser.

Résumé détaillé de l’épisode pilote :


La longue obscurité lumineuse

En 1995 en Louisiane, Martin Hart et Rustin Cohle enquêtent sur le meurtre rituel de Dora Lange, une ancienne prostituée. Un symbole a été peint sur son dos et elle avait des bois de cerf sur sa tête. Elle avait les yeux bandés et a été posée en position de prière près d’un grand arbre solitaire. Les enquêteurs retrouvent aussi de nombreux treillages de brindille sur la scène de crime. Cohle est convaincu que Dora n’est pas la seule victime mais Hart est sceptique quant à cette idée. Ils découvrent après le cas de Marie Fontenot, une petite fille disparue cinq ans plus tôt mais aucune enquête n’a été ouverte.

Hart invite Cohle à dîner sans savoir que c’est le jour d’anniversaire de la fille décédée de Cohle. Cohle accepte à contrecœur et arrive au dîner ivre. Hart et Cohle enquêtent sur la disparition de Marie Fontenot et visitent Danny, l’oncle de celle-ci. Dans une cabane de jeu, Cohle retrouve un autre treillage de brindille.Dix-sept ans plus tard, Cohle et Hart sont interrogés séparément, à cinq jours d’intervalle, sur Dora Lange par les détectives Thomas Papania et Maynard Gilbough. Hart et Cohle ne sont plus en contact depuis 2002. Les détectives montrent à Cohle une photo d’une autre fille dont le corps a été posé de la même manière que celui de Dora Lange. Papania et Gilbough veulent savoir comment le tueur aurait pu frapper à nouveau s’il a été rattrapé en 1995.

Touchez l’obscurité et c’est elle qui vous touche.

  • Créée par Nic Pizzolatto
  • Avec Matthew McConaugheyWoody HarrelsonMichelle Monaghan
  • Format : 60 minutes
  • Genre : Drame, Policier
  • Nombre d’épisodes dans la première saison : 8
    1. The Long Bright Dark (La longue obscurité lumineuse)
    2. Seeing Things (Visions)
    3. The Locked Room (La chambre forte)
    4. Who Goes There (Qui va là ?)
    5. The Secret Fate of All Life (Le destin secret de toute vie)
    6. Haunted Houses (Maisons hantées)
    7. After You’ve Gone (Après ton départ)
    8. Form and Void (Forme et vide)


• Date de 1ère diffusion US : 12 JANVIER 2014 (HBO)
• Date de 1ère diffusion FR : 13 JANVIER 2014 (OCS City)
• Date de sortie DVD : 11 JUIN 2014
• Distributeur : WARNER HOME VIDEO
• Titre original : TRUE DETECTIVE
• Création : Nic Pizzolatto

• Synopsis : La traque d’un tueur en série amorcée en 1995, à travers les enquêtes croisées et complémentaires de deux détectives, Rust Cohle et Martin Hart.

Laissez-vous convaincre par cette série puissante et vertigineuse

La série navigue sans cesse entre deux temps pour nous plonger dans une enquête tortueuse et fascinante.

Interrogés par Thomas Papania et Maynard Gilbough , Martin Hart et Rust Cohle se remémorent leur enquête la plus célèbre. Pour ces ex-partenaires de la Division des Enquêtes Criminelles de Louisiane, tout a commencé 17 ans plus tôt… En 1995, Dora Lange, une prostituée, est découverte atrocement assassinée ; la mise en scène du cadavre laisse penser qu’un tueur en série aux rituels occultes sévirait en Louisiane. Dès lors, la traque de l’assassin devient une véritable obsession pour Martin et Rust, au risque de détruire leurs vies privées.

Deux lignes temporelles de narration nous sont proposés.  On suit l’enquête sur un meurtre à caractère rituel en 1995 et puis on apprend des détails sur cette sordide enquête tout au long des interrogatoire séparés de  Rust et Martin. La vérité est enfouie dans le passé.

Notre série vaut aussi par réalisation époustouflante de Cary Joji Fukunaga.

Il filme comme personne la traque d’un tueur en série amorcée en 1995, à travers les enquêtes croisées et complémentaires de nos deux détectives, Rust Cohle et Martin Hart.

Il fait de la Louisane le décor parfait de cette enquête hors norme. Il fait un choix esthétique incroyables avec des jeux de lumière époustouflant. Il joue avec l’histoire de la Louisane, avec ses croyances ancestrales encrées dans le cœur de la population locale. Il retranscrit à merveille ses autochtones enlisés dans leur quotidiens où misère et pauvreté se relaient jour après jour. Ceux que l’on appelle les redneck, les ploucs, les rustres. Ceux qui vivent là, laissés pour compte après l’ouragan Katerina. Et puis il y a aussi les paysages, les paysages de Louisiane et son fameux bayou, les lieux sombres et angoissant qui collent parfaitement au son scénario original et obscur de Nic Pizzolatto.

Nic Pizzolatto donc j’avais adoré le roman Galveston.  Une révélation littéraire exceptionnelle, la fuite éperdue de trois personnages meurtris en quête de rédemption et d’espoir, un road trip plein d’alcool, de crimes et de colère au coeur de l’Amérique des déshérités. et déjà du coté de La Nouvelle-Orléans .

Alors si vous n’avez pas encore vu True Detective , foncez découvrir cette envoûtante saison 1.

PREMIÈRES LIGNES # 11

PREMIÈRES LIGNES # 11

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuit donc aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

PREMIÈRES LIGNES # 11

Le livre présenté

Jeudi Noir de Michaël Mention


Jeudi Noir poche

Jeudi 8 juillet 1982


20 h 44
Stade Ramón Sánchez Pizjuán, Séville

Brassens est mort. Dieu est mort. Et nous, on est vivants. Bien vivants, avec la France derrière nous. Tous les Français. Même ceux qu’elle n’assume pas, ces enfants d’immigrés que certains appellent bougnoules alors qu’ils sont aussi français que nous. Dans notre équipe, il y a du sang algérien, espagnol, italien… La France d’aujourd’hui, celle de Mitterrand. Tout ce rouge en nos veines, sous le bleu de nos maillots. Pour nous, ce soir, c’est « liberté, égalité, amitié ».

Cette force qui nous lie ne sera pas de trop dans ce monde malade. Iran, Liban, Salvador… tant de morts que je ne sais pas par où commencer. Ce qui est sûr, c’est que la guerre froide est de retour. La faute à Reagan, dont les provocs de cow-boy irritent ce bouledogue de Brejnev. Lui, il paraît qu’il est en train de crever. Si c’est vrai, peut-être comprend-il enfin la souffrance des civils afghans. Vie/mort, victoire/défaite, tout ça est arbitraire – juste une question de point de vue.

C’est ce que je me répète, dans le vestiaire. Besoin de me rassurer. Les autres y croient, j’ignore comment ils font. Assis face à moi, Michel. Notre capitaine, le menton appuyé sur ses mains croisées.

Je me demande à quoi il pense. En fait, je sais. Pas au match, même s’il le fantasme depuis des jours et des nuits. Pas à son père, si fier de le savoir ici en cette heure mythique. Non, Michel ne pense pas à lui – il l’a déjà fait – et encore moins au petit club de l’AS Jœuf qui l’a vu naître. À cet instant précis, il pense à la Marlboro qu’il aurait aimé savourer avant le coup d’envoi.

Lui et la clope, beaucoup de gens l’ignorent. Il ne se cache pas, il tient juste à préserver le peu d’intimité que lui accorde son statut d’icône. « Drôle de sportif », c’est sans doute ce que dirait le pays s’il le voyait fumer entre deux entraînements. Non, Michel n’est pas qu’un joueur de génie, c’est aussi un anxieux doublé d’un déconneur. Pour ma part, j’aime autant le foot que Sherlock Holmes et la cuisine. On a tous plusieurs facettes, mais nos compatriotes s’en fichent. Ce qui les intéresse, ce qu’ils exigent de nous, c’est qu’on incarne leur rêve. Ça tombe bien, ils ne seront pas déçus.

Michel tourne la tête. Ses yeux croisent ceux de Jean, Christian, tout le monde :

 

Défenseurs

Milieux de terrain

Attaquants

Maxime BOSSIS

Michel PLATINI

Didier SIX

Marius TRÉSOR

Alain GIRESSE

Dominique ROCHETEAU

Manuel AMOROS

Jean TIGANA

 

Gérard JANVION

Bernard GENGHINI

 

Goal

Jean-Luc ETTORI

Remplaçants

Patrick BATTISTON

Christian LOPEZ

Gérard SOLER

Bruno BELLONE

Jean CASTANEDA (gardien)

Tous réunis sous le regard bienveillant de Michel Hidalgo, que j’ai surnommé « Mimi ». Toujours de bon conseil, il est notre Maître Yoda. Son boulot, outre de faire de nous des battants, c’est de cacher son anxiété. Ce soir, il en est incapable.

Henri, son adjoint, discute avec René et Jean-François. De fantastiques milieux de terrain et, pourtant, ce match se déroulera sans eux. Je n’en reviens toujours pas, mais voilà : il n’y a pas de place pour tout le monde. Et puis, René et « Jeff » ont déjà eu leur chance.

Déçus, ils nous regardent faire nos derniers étirements. Sur nos épaules, le poids d’un passé sans brio depuis 58. Enfin, presque. Oui, on a battu le Koweït et l’Autriche. Oui, on a atteint la demi-finale, mais on a foiré le début du Mondial. Et pour moi, ça s’ajoute à nos vingt-quatre ans d’échecs. Le plus cinglant, c’était il y a un an et demi, à Hanovre : 4 à 1 face à la République fédérale d’Allemagne. Plus qu’une équipe, un bulldozer. Et c’est elle qu’on va retrouver ce soir, dans seize minutes.

Ça va être dur. Si on était mauvais, je me ferais une raison, mais là, je connais nos capacités et ça complique tout. Quand t’es nul, face aux meilleurs, tu ne peux qu’échouer. Quand t’es bon, tu peux gagner mais perdre aussi. Alors, je me cramponne à notre principal atout – nos trois combinaisons, issues des meilleurs clubs du pays :

 

Manu et Jean-Luc de Monaco, champion de France en 78 et vainqueur de la Coupe il y a deux ans.

Alain, Jean et Marius de Bordeaux, qui semblait condamné au déclin et qu’ils ont su réveiller avec Jacquet.

Michel, Gérard et Patrick des « Verts », meilleur club du pays depuis vingt ans. Sans compter Dominique, aujourd’hui au PSG mais qui reste stéphanois de cœur.

 

Puis, Didier et sa fougue, Christian et ses tacles, Maxime – « le grand Max », immense par sa taille et sa maîtrise… Un groupe d’enfer, même si Dominique est tout juste remis de son entorse. Il y a trois heures, Maurice lui a fait une piqûre. J’espère que ça ira. Et si ça ne va pas, on s’adaptera car Mimi sait exploiter notre potentiel. Face à l’Irlande, il a rôdé notre « carré magique » – Jean-Alain-Michel-Bernard – alliage parfait entre technique et offensive.

 

« Allez ! En piste ! »

 

Il a parlé, on se lève. Le fanion à la main, Michel sort et je le suis. On marche tous derrière lui, avec Mimi, dans ce couloir à peine éclairé. Les murs semblent se rapprocher, ils m’étouffent. Et mon stress, si présent qu’il en devient acide.

Sur le trajet, des types en costards nous encouragent : « On compte sur vous ! », « Montrez-leur qui on est ! »… Je veux qu’ils nous foutent la paix. Envie d’être chez moi, avec ma femme et ma fille. Le sol se met à gronder ; avant-goût de l’impatience du public. Les ondes remontent jusqu’au plafond. Peur que le ciel nous tombe sur la tête. Astérix. Gaulois. Français. France. Nous, guettés par soixante-dix-huit mille spectateurs.

À notre apparition, le stade rugit entre cris, applaudissements et cornes de brume. Soixante-dix mille gueulards : écrit dans un article ou un bouquin, ça ne veut rien dire. Le lecteur pense juste : « Il y a beaucoup de bruit. » Mais c’est bien au-delà du bruit. Ce qui se passe ici ne peut être réduit à un simple mot. Il n’en existe aucun pour exprimer l’intensité de ces milliers de bouches dissonantes. Ce que je sais, c’est ce que je ressens : un mélange entre migraine, ventre noué et plaisir masochiste.

Mimi va s’asseoir sur le banc avec nos toubibs et nos remplaçants : deux attaquants, deux défenseurs et un goal. Aucun milieu de terrain. J’ai beau chercher, je ne comprends toujours pas pourquoi. J’espère que Mimi sait ce qu’il fait. Jean – notre autre goal – en doute, lui qui était jusqu’ici titulaire. Bras croisés, il ne cache rien de sa jalousie envers Jean-Luc.

On continue d’avancer à travers le terrain, les oreilles bourdonnantes. Bientôt 21 heures, et toujours le soleil. Implacable été, qui nous rappelle que cette saison n’est pas la nôtre. Nous, c’est Paris et la pluie. La RFA, c’est Séville et la victoire.

Température : 33 °C.

Atmosphère : étouffante.

Compte à rebours : huit minutes.

À mesure qu’on foule la pelouse, les gradins s’enfièvrent. Ne pas regarder. Fixer le dos de Michel et son numéro 10. Pas de noms sur nos maillots ; ils sont mieux dans la bouche de nos supporters. Et je lève les yeux, découvrant tous ces gens. Français, Espagnols, Allemands et j’en passe. Les trois quarts du public sont venus assister à notre mise à mort dans cette corrida déguisée. Notre drame : toutes les nations reconnaissent notre talent, mais ne veulent pas qu’on gagne. Jamais.

L’arbitre Corver troque son néerlandais pour nous accueillir en français. Il est cool, à l’instar de son peuple. Cool et considéré comme l’un des meilleurs arbitres du monde. Nos journaux l’ont dit, alors ça doit être vrai. C’était après notre victoire face à la Bulgarie ; bel exemple d’impartialité journalistique.

Là-haut, parmi tous les commentateurs sportifs, nos Thierry Roland et Jean-Michel Larqué. Trois ans que ce duo a fait du foot une communion familiale. On est le corps, ils sont la voix. Larqué qui, j’en suis sûr, est ému en voyant ses anciens compagnons de Saint-Étienne sur le terrain.

Les silhouettes de la Mannschaft se dévoilent. Numéros noirs sur blanc sans le moindre pli, leurs carrures étirant leurs maillots :

 

Défenseurs

Milieux de terrain

Attaquants

Bernd FÖRSTER

Paul BREITNER

Klaus FISCHER

Karl-Heinz FÖRSTER

Hans-Peter BRIEGEL

Pierre LITTBARSKI

Ulrich STIELIKE

Wolfgang DREMMLER

 

Manfred KALTZ

Félix MAGATH

 

Goal

Harald SCHUMACHER

Remplaçants

Horst HRUBESCH

Karl-Heinz RUMMENIGGE

Wilfried HANNES

Hansi MÜLLER

Bernd FRANKE (gardien)

Une somme de talents hors du commun : Fischer, attaquant redoutable. Littbarski, dribbleur hors pair. Les frères Förster, blonds comme les blés et rigides comme la mort. Puis Breitner, star du foot depuis dix ans. Tous ont depuis longtemps sublimé leur statut d’hommes – leurs surnoms en témoignent, de Hrubesch « le monstre » à Stielike « le joueur en cristal ». Je me console en me disant qu’au moins, Beckenbauer n’est pas là. Pour le Kaiser, la retraite a sonné.

En retrait, leur goal semble crispé. Aussi tendu qu’un slip dans un sex-shop. Le stress, sans doute. Ce que je sais, c’est qu’il n’a pas son maillot habituel et porte le même que Jean-Luc. Tous deux en rouge avec les mêmes gants, la même tignasse, la même moustache. Pour les distinguer, il n’y a guère que le short bleu de Schumacher et son aigle noir. Là, à la place du cœur.

Ils se prêtent au jeu des photographes. On fait pareil, sans entrain. Notre vie c’est le sport, pas l’image. Accroupis, Alain et Michel tiennent chacun un coin du fanion. Les objectifs nous mitraillent. Je ne souris pas car mon esprit est ailleurs, déjà en finale. Allez, rangez vos appareils, qu’on commence.

Après l’image, l’hymne. Une fois de plus, il va falloir passer par le sacré avant de redevenir hommes. Nos équipes s’alignent, séparées par Corver et les juges de touche. Notre coq et leur aigle s’ignorent. Aucun mépris, juste la pression. Le regard fixe et les mains croisées dans le dos, les autres débutent :

« Einigkeit und Recht und Freiiiiiheit,

Für das deutsche Vaterlaaaaand!

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De bonnes raisons de mourir de Morgan Audic, lecture 4



Et si on lisait le début !

De bonnes raisons de mourir de Morgan Audic, lecture 3

Un livre qui m’a bouleversé et interrogé

Pour comprendre pourquoi, …

Je vous propose de lire le début


Si vous avez loupé le début c’est ICI : De bonnes raisons de mourir de Morgan Audic, lecture 1

De bonnes raisons de mourir de Morgan Audic, lecture 2

Et ici encore  la lecture 3

De bonnes raisons de mourir de Morgan Audic, lecture 4De bonnes raisons de mourir

4

 

Nikita Kachine tenait une affaire dans la banlieue sud de Moscou, un abattoir assorti d’une boucherie qui confectionnait les meilleures saucisses des environs. La légende disait qu’il s’en servait pour faire disparaître les cadavres des gens qui s’opposaient à lui, mais c’était vraisemblablement une rumeur propagée par les mauvaises langues. Du moins, Rybalko l’espérait : il repartait souvent de leurs entrevues avec un ou deux kilos de viande fraîchement hachée.

L’employé derrière le comptoir de la boucherie les fit passer dans l’arrière-boutique, puis dans l’abattoir. Kachine y travaillait au milieu de ses employés. Mince et voûté comme une lame d’acier prête à jaillir, il découpait minutieusement un quartier de viande avec des gestes précis et secs, quasi chirurgicaux. Même si l’essentiel du fric qu’il se faisait venait de ses activités illégales, Kachine aimait passer du temps à son abattoir, pour y travailler des carcasses. Ça le détendait, aussi bizarre que cela puisse paraître.

Comme s’il avait senti un changement dans l’air, Kachine se retourna brusquement alors qu’ils étaient encore à six ou sept mètres de lui.

– Alex ! s’exclama le mafieux en l’apercevant.

42Il planta son couteau dans le quartier de viande qu’il était en train de découper et retira ses gants.

– Ça fait des jours que je te cherche. Heureusement que ton ami est un fin limier.

Une dent en métal scintilla au bord de son sourire, tandis qu’il tapait amicalement sur l’épaule de Tchekov. Il lui murmura à l’oreille :

– Passe à la caisse. Ils ont ton argent. Et prends un bon rôti pour dimanche. Cadeau de la maison.

Tchekov coula vers son collègue un regard hésitant et presque coupable.

– Je t’attends dehors ?

– Pas la peine, répondit Rybalko. Kita et moi, on ne s’est pas vus depuis longtemps. Ça risque de durer. Je prendrai un taxi.

Tchekov acquiesça, puis s’éclipsa sans demander son reste. Kachine retira son tablier et le suspendit à un crochet en inox.

– On sera plus tranquilles là-haut, fit-il en désignant un escalier métallique.

Il menait à son bureau, aménagé en hauteur de manière à ce qu’il puisse surveiller le travail de ses employés. L’intérieur était spacieux et exempt de toute tentative de décoration. Pas de photos, de souvenirs, de tableaux. Rien de personnel. Les murs blancs étaient bordés d’armoires métalliques uniformes. Un vieux frigidaire ronronnait dans un coin.

Quand Kachine referma la porte du bureau derrière lui, Rybalko remarqua que le pourtour de la poignée avait une couleur brun sale, comme si on l’avait touchée avec des mains ensanglantées. Il y avait aussi quelques taches de la même couleur sur le tapis. Le souvenir du mafieux frappant un homme traversa son esprit. Un civil tchétchène qui refusait de dire où il cachait son argent. Rybalko sortit une cigarette et inspira une longue bouffée pour renvoyer l’image dans les ténèbres de sa mémoire. En contrebas, 43par une fenêtre, il aperçut la carcasse du porc traversée par le couteau à désosser.

– Une bière ? lança Kachine.

Rybalko grimaça. L’idée de boire un verre d’alcool de plus lui soulevait l’estomac, tout comme les odeurs de sang et de viscères qui perçaient par un vasistas entrouvert.

– Pas soif. Pourquoi tu as payé Tchekov pour me retrouver ?

– Il n’est pas donné mais plutôt efficace, ton ami. Où est-ce que tu étais ?

– Viens-en au fait, Kita. J’ai pas de temps à perdre.

Kachine soupira.

– Toujours aussi pressé, hein ? Bon, allons droit au but. J’ai besoin d’un flic sûr qui parle la langue des rossignols. Alors j’ai pensé à toi.

La « langue des rossignols » était le surnom que les Ukrainiens donnaient à leur langue, en raison de sa musicalité. Contrairement à ce que pensaient beaucoup de personnes, l’ukrainien et le russe étaient deux langues très différentes, un peu comme l’espagnol et le français.

De bonnes raisons de mourir de Morgan Audic, lecture 3

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Et là De bonnes raisons de mourir de Morgan Audic, lecture 2

De bonnes raisons de mourir de Morgan Audic, lecture 3

3

La Lada Priora de Tchekov était garée sur un emplacement réservé aux ambulances. À l’intérieur du véhicule régnait une agréable tiédeur. Il boucla sa ceinture et Tchekov démarra, piquant au premier carrefour vers les artères thrombosées du centre de Moscou. Malgré l’heure matinale, la capitale dégueulait d’automobiles, sur les trottoirs, les parkings, les deux-voies, les quatre-voies, les six-voies, rendant la progression lente et saccadée.

– Ça fait quarante-huit heures que je te cherche. T’étais où ?

La voix grave de son coéquipier sonnait comme un tambour dans son crâne.

– Moins fort, supplia-t-il.

– Où tu étais ? insista Tchekov.

– Un peu partout, un peu nulle part… Quel jour on est ?

– Quel jour ? Mais bordel, on est mercredi !

Mercredi, déjà, songea Rybalko en se massant les tempes.

– Personne n’a de tes nouvelles depuis vendredi. Tu faisais quoi pendant tout ce temps ?

 Zapoï, répondit Rybalko.

La langue russe avait enfanté un mot simple pour désigner le fait de se soûler plusieurs jours de suite, jusqu’à ne plus se souvenir de rien. Autant l’utiliser.

33– Un zapoï ? Sérieusement ?

Tchekov n’en croyait pas ses oreilles.

– On te cherche depuis des jours et toi, tu étais en train de picoler ? Putain, c’est pas vrai… Un zapoï, répéta-t-il tout en klaxonnant une voiture qui venait de lui refuser la priorité. Ça ne t’a pas traversé l’esprit de me prévenir ? Ou d’appeler le boulot lundi pour leur dire que tu étais malade, ou Dieu sait quelles conneries qu’ils auraient gobées ? Pourquoi tu n’as contacté personne ?

– J’avais pas envie de parler.

– Pas envie de… mais putain de merde, tu te fous vraiment de ma gueule !

– Ça va, Tolia, dit-il en utilisant son surnom pour l’amadouer. Y a pas mort d’homme.

– Ah ouais, Alex ? T’en es si sûr que ça ?

Frôlant la crosse de son arme de service, Tchekov plongea la main dans la poche intérieure de son blouson et en sortit un carnet à spirale qu’il lui jeta sur les genoux. Dessus, il y avait des numéros de téléphone et des adresses qu’il reconnaissait : son appartement, celui de son ex-femme, quelques bars, sa salle de sport, les domiciles de ses amis proches. Tous étaient barrés d’un trait nerveux. Il y avait aussi quelques notes griffonnées dessous : ivresse sur la voie publique, rébellion, coups et blessures, insulte à agent, tapage nocturne, menaces de mort, destruction de mobilier urbain…

– Vu le nombre de conneries que tu as faites pendant ta beuverie, je n’aurais même pas été surpris de trouver un cadavre flottant sur la Moskova avec ton nom gravé au couteau sur le front. C’est dans un de ces avtozak que tu aurais fini, si je ne t’avais pas mis la main dessus en premier.

Tchekov désigna du doigt les sinistres fourgons cellulaires de la police qui cheminaient le ventre vide vers la place Maïakovskaïa où se déroulait une manifestation anticorruption.

34– Pankowski est aux abois. Il était prêt à lancer un mandat d’arrêt contre toi.

Rybalko haussa les épaules, indifférent. Il n’avait aucun respect pour Anatoli Pankowski, leur commissaire. C’était un bureaucrate qui ne brillait ni par son courage ni par son charisme. Tout à fait le genre à sacrifier ses hommes, si sa carrière était menacée.

– Si on commence à coffrer les flics de Moscou qui picolent trop, il va falloir ouvrir un paquet de prisons, lâcha-t-il en bâillant.

Tchekov faillit s’étrangler de rage :

– C’est ça, plaisante ! En attendant, même ton pote Kachine a commencé à flipper à cause de ta disparition.

– Kita ?

– Ouais, Kita. Il a débarqué chez moi dimanche soir. Tu imagines comme j’étais heureux de voir un foutu trafiquant se pointer à mon appart. Il voulait à tout prix te voir.

– Pourquoi ?

– Aucune idée : tu lui demanderas toi-même. Mais ça doit être important : il m’a filé un beau paquet de blé pour que je te retrouve.

Rybalko se força à sourire.

– Moi qui pensais que tu étais venu me chercher parce que tu t’inquiétais pour ma santé.

– Je t’ai appelé une dizaine de fois avant qu’il ne passe chez moi, protesta Tchekov.

– Si un jour tu disparais, je n’attendrai pas que quelqu’un me paie pour te rechercher.

Agacé, Tchekov fit claquer sa langue contre son palais.

– Ne me fais pas ton numéro, Alex. C’est pas moi qui ai merdé, c’est toi. Qu’est-ce qui t’a pris de te foutre en l’air ? C’est à cause de Marina ?

À l’évocation de son ex-femme, Rybalko serra un peu trop les mâchoires, réveillant la douleur tapie dans sa boîte crânienne.

– Tu lui as parlé ?

35– Personne ne pouvait me dire où tu étais, alors je suis passé la voir. Elle m’a dit qu’elle allait bientôt se remarier. C’est ça qui a tout déclenché ?

– J’ai pas envie d’en parler.

Opportunément, le téléphone de Tchekov sonna et il dut répondre. Fin du premier round : l’interrogatoire reprendrait plus tard. Rybalko regarda défiler les rues de Moscou à travers sa vitre, jusqu’à ce que ses paupières se ferment et qu’il glisse dans le sommeil. Quand il se réveilla, ils étaient arrivés au pied de son immeuble, un grand bâtiment bourgeois qui datait d’avant la Première Guerre mondiale.

– Allez, on se bouge ! lui intima Tchekov en le secouant légèrement.

Rybalko s’étira en bâillant, puis sortit de la voiture. Ils entrèrent dans le hall de l’immeuble et grimpèrent jusqu’à son appartement. Pendant qu’il fouillait dans ses poches à la recherche de ses clés, Tchekov observa d’un air surpris les cinq sonnettes accolées à sa porte d’entrée.

– Tu habites dans une kommunalka ?

Rybalko acquiesça. Depuis son divorce, il louait une chambre dans un appartement communautaire, une sorte d’anomalie temporelle héritée des débuts douloureux de l’URSS, quand les Soviétiques avaient tenté de remédier à la pénurie de logements en confisquant les appartements des riches et en les divisant en autant de lots qu’il y avait de pièces. Cinq colocataires se partageaient sa kommunalka, et par conséquent, dans les parties communes, on trouvait tout en cinq exemplaires. Cinq savons dans la salle de bains (ou plutôt quatre, vu qu’il avait oublié d’en racheter un), cinq gazinières dans la cuisine, cinq torchons près des éviers, cinq machines à laver et bien sûr cinq compteurs électriques pour mesurer la consommation de cinq Moscovites fauchés.

– Va prendre une douche, lança Tchekov, j’appelle Pankowski. Et pendant que tu te savonnes, essaie de trouver ce que Kachine 36pourrait te vouloir, ajouta-t-il tandis que Rybalko remontait le couloir vers la salle de bains.

Comme chacun rechignait à faire la moindre dépense pour l’entretien des parties communes, cette dernière était dans un piteux état. Le robinet du lavabo suait de l’eau rouillée, le fond de la baignoire était rongé par des taches noirâtres et les carreaux jaunes et verts aux murs étaient tombés à certains endroits, révélant le béton. Pour éviter que d’autres ne se descellent, on avait scotché une bâche en plastique sur la cloison près de la baignoire, très exposée à l’humidité.

Il resta un long moment immobile sous les jets d’eau tiédasse, puis se frotta mollement avec un gros morceau de savon qui appartenait à un de ses colocataires, un truc de nana qui sentait la vanille et l’abricot. Le fond de la baignoire était glissant et ses gestes peu assurés. Incapable de garder l’équilibre dans cet environnement hostile, il appuya sa tête contre le carrelage pour ne pas tomber tandis qu’il se lavait un pied, puis l’autre.

Au sortir de la douche, il avait les idées un peu plus claires, mais ne comprenait toujours pas pourquoi Kachine voulait le voir. Est-ce que c’était lié à quelque chose qu’il avait fait pendant le week-end ? Il jeta un œil à ses vêtements. Le pantalon, un jean bleu nuit, était raidi par les fluides qu’il avait absorbés, l’alcool, la sueur et surtout le sang. Comme il se concentrait sur les taches brunes, un souvenir surgit, comme une bulle qui éclate à la surface d’une flûte de champagne.

Des soldats qui reviennent du front avec leurs camarades fourrés dans des sacs mortuaires. Des prisonniers jetés à l’arrière d’un camion qui ont craché du sang sur leur chemise. Des types attachés à des chaises qu’on frappe à coups de crosse. L’image d’un blindé gardant le carrefour d’une ville couleur cendre s’imposa à lui. On était loin d’ici, dans un pays où les gens se mettent à genoux pour prier. Non, pas dans un autre pays, dans son pays, 37dans les montagnes du Caucase, en Tchétchénie, il y a des années. Un pays gris béton, vert treillis et rouge sang.

Il se tint la tête à deux mains. Impossible de faire le point sur ses souvenirs récents, avec tout ce bordel en attente d’inventaire qui encombrait son esprit. Il lui fallait d’autres objets sur lesquels se concentrer. Il sortit de ses poches les affaires qu’on lui avait restituées à l’hôpital. Essaie déjà de te rappeler ce que tu as fait ces derniers jours, songea-t-il en les passant en revue.

Suspect : Alexandre Rybalko, né en 1978 en URSS, Union des Républiques socialistes soviétiques, un pays mort en 1991. Citoyen de la Fédération de Russie. Dix-huit ans dans la police. Divorcé depuis presque deux ans de sa femme, Marina. Non-fumeur, depuis la naissance de leur fille…

Première erreur.

Il fixa avec un mélange de surprise et de déception le paquet de cigarettes dans sa main. Le besoin monta aussitôt en lui, puissant, impérieux. Il s’en alluma une et entrouvrit la fenêtre de la salle de bains pour évacuer la fumée, songeant qu’il avait tenu bon pendant des années, avant de sombrer de nouveau dans son addiction.

Sa cigarette terminée, il continua son enquête sur lui-même. Le trousseau de clés avec une matriochka qui pendait au bout d’une chaînette lui apporta peu d’informations. C’était la clé de sa voiture. Sur la base de la poupée russe, il y avait écrit « Tassia », d’une toute petite calligraphie d’enfant appliqué. C’était sa fille, Anastassia, qui la lui avait offerte, il y a très longtemps. La peinture était décolorée et s’écaillait par endroits, même s’il prenait soin de passer du vernis de temps en temps pour qu’elle ne se flétrisse pas trop vite.

Il s’attarda davantage sur son portefeuille. Il regorgeait de billets retirés quelques jours plus tôt de son compte en banque, de l’argent censé être mis de côté pour les coups durs. Il trouva, coincés entre deux cartes de visite, des reçus pour des tournées 38de vodka. L’une d’entre elles avait été réglée dans le bar à supporters où il s’était accroché avec les skinheads. En son for intérieur, il savait qu’il n’était pas entré par hasard dans ce bar, qu’il avait espéré y trouver des types assez cons ou assez soûls pour se battre avec lui, pour évacuer toute la colère et la frustration qui s’étaient accumulées depuis des jours. Les skins avaient été les candidats parfaits. Ils avaient pris une raclée, mais il se souvint qu’ils étaient en vie quand on les avait séparés. Appuyés contre un mur, crachant du sang entre leurs dents déchaussées, mais vivants.

Il passa donc à la pièce à conviction suivante, une petite fiole vide qu’il reconnut instantanément. À sa grande honte, il s’agissait d’une bouteille de cent millilitres de Boyarychnik, une préparation à base d’aubépine dont on se servait normalement comme huile de bain. Mais en Russie, tout le monde savait que l’huile d’aubépine, c’était la roue de secours du poivrot : même quand les magasins et les bars étaient fermés, on en trouvait dans des distributeurs automatiques en pleine rue. Elle cumulait trois avantages non négligeables : elle contenait jusqu’à 90 % d’alcool, était facile à trouver parce qu’elle ne subissait pas les restrictions qui s’appliquaient aux spiritueux et son prix était dérisoire, à peine une poignée de roubles. Et en prime, c’était moins dégueulasse que l’eau de Cologne et moins dangereux que l’antigel. Quoique : l’année précédente, des dizaines de personnes étaient mortes dans une cité miteuse de Sibérie après avoir bu des bouteilles de Boyarychnik frelaté. Le fabricant local d’huile de bain avait remplacé l’éthanol par du méthanol, un poison fatal pour l’organisme.

On vivait vraiment dans un monde fabuleux, songea-t-il en jetant le flacon d’aubépine dans la poubelle près du lavabo.

Dernier objet dans le portefeuille : un petit bout de papier semblable à un reçu de carte bleue, tellement fin qu’on pouvait presque voir à travers. C’était un ticket pour un elektrichka, un train de banlieue. Il l’avait acheté à Lioubertsy, la ville où il vivait avec sa femme avant leur divorce. Marina y louait toujours 39leur ancien trois-pièces, sauf qu’elle y vivait maintenant avec son nouveau mec. C’est en allant la voir que tout était parti en vrille. Pour trouver suffisamment de courage, il avait commencé à boire. À trop boire. Au final, il avait titubé jusqu’à son immeuble, avait monté les étages, puis, au moment de frapper, il s’était dégonflé. Derrière la porte d’entrée, il entendait les rires de Tassia et de Marina. La voix de l’autre, aussi. Il s’était rendu compte à cet instant que c’était au-dessus de ses forces de leur parler. Alors il était parti dans la nuit. Et s’était réveillé quelques jours plus tard dans le dessoûloir d’un hôpital.

Il sortit de la salle de bains avec une serviette enroulée autour de la taille. Une bonne odeur de café s’échappait de la cuisine, mais Tchekov l’occupait, le téléphone vissé à l’oreille, en pleine dispute avec Pankowski. Rybalko piqua vers sa chambre. Chichement meublée, elle comportait juste un lit, une armoire, un fauteuil et une table basse sur laquelle traînaient des canettes de bière Jigoulevskoïe et un album photo. Il était retourné, ouvert à une page contenant des clichés pris avec un appareil argentique une dizaine d’années plus tôt. Des souvenirs des temps heureux avec Tassia et Marina.

Dans l’armoire où il rangeait les quelques vêtements qu’il avait déballés de ses cartons de déménagement, il attrapa un pull en laine aux coudes lustrés par l’usure. Il l’enfila par-dessus un de ses vieux T-shirts de contrefaçon, celui avec le portrait de Kurt Cobain et le nom du groupe Nirvana mal orthographié. La majeure partie de son dressing dormait encore dans un box quelque part en périphérie de Moscou. Il n’avait pas la place de tout ranger ici. Et puis emménager complètement, ce serait admettre que tout était terminé entre Marina et lui.

Son mal de tête se réveilla. Il attrapa dans l’armoire une boîte en plastique avec une croix verte dessus. Elle était pleine à ras bord de médicaments. Une vieille habitude soviétique, sans doute, 40datant d’une époque où l’on n’était jamais sûr que les magasins seraient approvisionnés.

– Pankowski veut que tu te pointes tout de suite au boulot, lui annonça une voix rocailleuse.

Il se retourna. Tchekov se tenait dans l’encadrement de la porte.

– Qu’est-ce que tu lui as répondu ?

– Que tu étais malade, histoire qu’on passe voir tranquillement Kachine. Il veut te voir au plus vite.

Rybalko attrapa deux cachets et les avala sous l’œil inquiet de son coéquipier.

– Alex, qu’est-ce qui t’est arrivé pour que tu te foutes en l’air comme ça ? Je te connais depuis assez longtemps pour savoir que tu n’es pas un ange, mais passer quatre ou cinq jours à picoler et ne pas venir bosser, ça c’est une première.

Il éluda :

– Laisse tomber, Tolia. Emmène-moi chez Kachine.

De bonnes raisons de mourir de Morgan Audic, lecture 2

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De bonnes raisons de mourir

LA LANGUE
DES ROSSIGNOLS

2

Grincements métalliques, respirations sifflantes.

Il s’éveilla dans une pénombre inquiétante, traversée de flashs vert et bleu chaque fois qu’il clignait les paupières. L’air était lourd, saturé d’une puanteur âcre de corps mal lavés mêlée à des d’odeurs d’antiseptique et d’alcool fort.

Où je suis ?

Ses yeux s’habituèrent à la faible luminosité de la pièce et il aperçut une rangée de lits plaqués contre le mur en face de lui. Ils étaient occupés par des êtres informes et gémissants qui remuaient lentement leurs membres comme des scarabées à demi écrasés agitent leurs pattes avant de s’éteindre.

Bouge !

Une pulsion au fond de son crâne lui criait de fuir. Il essaya de se redresser, mais ses poignets et ses chevilles refusèrent de se décoller du matelas. Avec horreur, il réalisa qu’ils étaient attachés au cadre du lit par des sangles. Il tira de toutes ses forces pour arracher ses liens, mais l’effort lui fit tourner la tête au point qu’il crut s’évanouir. Désorienté, le corps baigné d’une sueur froide et grasse, il tenta de se rappeler comment il était arrivé ici.

Bouche pâteuse, maux de crâne, gorge chargée d’un arrière-goût d’alcool rance : à l’évidence, il avait beaucoup bu. À chaque accélération brutale de son cœur, il avait l’impression que les cloches 26de Saint-Basile carillonnaient sous son crâne. Élancements dans les côtes, goût métallique suintant depuis ses lèvres fendues, sensation de brûlure aux jointures de ses doigts : il n’avait pas fait que boire, il s’était également battu. Des flashs de la nuit précédente lui revinrent. La veille, le Zenit Saint-Pétersbourg jouait contre le Spartak Moscou. Dans un bar à supporters, il avait traité les Pétersbourgeois d’enculeurs de chèvres, ou de quelque chose dans ce goût-là. À moins que ce ne soit l’inverse : peut-être bien qu’il avait insulté la sacro-sainte équipe du Spartak, Dieu lui pardonne. En tout cas, le résultat ne s’était pas fait attendre. Quand il était sorti du bar, trois types lui étaient tombés dessus. Des ultras au crâne rasé, avec un écusson noir-blanc-or cousu sur leur bomber kaki, le drapeau de la Russie impériale. Le genre de mecs habitués à ratonner en bande des Tchétchènes, des Daghestanais et, d’une manière générale, tous ceux qui avaient la peau plus sombre qu’eux.

Avec ses traits métissés, il était une proie idéale. Un « cul noir », comme ils disaient. Les ultras avaient cru tomber sur une cible facile. Grave erreur. Le gibier c’était eux. Coups de coude dans l’arcade sourcilière, coups de talon dans les côtes, coups de genou, coups de tête, il n’avait rien épargné à ses adversaires. Dans une bouffée de fierté alcoolique, il se dit que ses agresseurs devaient certainement se trouver beaucoup plus mal que lui en ce moment.

Bruit de pas dans le couloir.

Une porte s’ouvrit en grinçant, puis une lumière aveuglante jaillit des néons des plafonniers dans un concert de cliquetis aigus. Ébloui, il ferma les yeux, tandis qu’une voix masculine parlant un russe teinté d’accent sibérien claquait dans ses oreilles comme un pétard jeté au fond d’une caverne :

– Lequel d’entre vous est Alexandre Rybalko ?

La lumière… la lumière des néons cherchait à lui cramer la cervelle. Il se pencha de côté et plissa les yeux. Par le fin inter27stice entre ses paupières, il observa l’homme qui venait d’entrer. Jeune, il avait des lunettes et portait une blouse blanche.

– Alexandre Rybalko ? répéta l’homme.

Nouvelle détonation dans son crâne travaillé par la gueule de bois. Il émit un grognement et le médecin s’approcha de lui.

– Vous êtes Alexandre Rybalko ? Vous comprenez ce que je vous dis ? Vous parlez russe ?

– Moins… fort, répondit-il à grand-peine.

Chaque parole lui coûtait d’immenses efforts. Sa langue était lourde, maladroite. Le son de sa propre voix faisait vibrer les os de son crâne. Même penser lui semblait douloureux.

– Où… suis ?

– À l’hôpital. Vous êtes américain ? Européen ?

– Suis russe, mudak.

Une expression de vif étonnement traversa le visage du jeune médecin. Rybalko se demanda si c’était le choc de savoir qu’on pouvait être métis et parler russe, ou plutôt la surprise de se faire insulter dans sa langue maternelle.

– Pourquoi… suis ici ? articula-t-il péniblement.

Le médecin se recomposa rapidement un visage professionnel, savant mélange d’arrogance et de résignation fatiguée.

– La police vous a ramassé près de la gare, cette nuit, lui expliqua-t-il d’un ton pincé. Vous étiez allongé dans la rue, complètement ivre.

Rybalko leva légèrement la tête pour regarder autour de lui. Les autres lits étaient occupés par de piteux spécimens d’alcooliques hagards, des pauvres types hirsutes, rougeauds, au nez violacé, aux ongles sales, des bêtes humaines. Il espérait, sans trop se faire d’illusions, avoir l’air moins minable qu’eux.

Il remarqua qu’il était le seul à avoir les membres entravés par des sangles.

– Pourquoi… suis attaché ?

28– C’est à cause de votre attitude pendant le déshabillage. Vous avez essayé de mordre un des infirmiers.

Nouveau souvenir disponible : lui dans le couloir, traîné par trois types tentant de maîtriser son mètre quatre-vingts et ses quatre-vingt-huit kilos qui s’agitaient maladroitement pour leur échapper. Douleur dans le bras, froideur du sol sur son visage : on lui fait une clé à l’épaule pour l’obliger à se calmer. Il hurle : « Je n’ai pas de temps à perdre, putain ! Pas de temps à perdre ! » On le déshabille, ne lui laissant que son caleçon. Il gueule un long moment. Puis s’endort.

Le médecin saisit une des lanières de cuir et commença à défaire ses contentions.

– Avant de vous autoriser à sortir, on va procéder à un petit examen pour vérifier que tout va bien, vous êtes d’accord, monsieur Rybalko ?

Bien qu’il n’apprécie pas que le médecin lui parle comme à un enfant attardé, il lui signifia son approbation d’un geste lent de la tête.

– Asseyez-vous sur le bord du lit, s’il vous plaît.

Il obéit sans hâte. Ses muscles étaient douloureux et ses mouvements patauds. Le médecin lui posa tout un tas de questions auxquelles il répondit par monosyllabes. Ça vous arrive souvent de boire autant ? Non. Est-ce que vous buvez régulièrement ? Non. Vous souvenez-vous de la nuit dernière ? Non. De celle d’avant ? Non. Vous avez des maux de tête ? Oui. Sur une échelle de un à dix, à combien situeriez-vous cette douleur ? Onze. Mal au ventre ? Oui. Quel a été l’événement déclencheur de votre surconsommation d’alcool ?

Rybalko regarda longuement le docteur.

– J’ai tué quelqu’un.

Le médecin se transforma instantanément en statue de sel.

– Quelqu’un ? Comment ? Qui ?

29Il prit son temps avant de répondre, un sourire narquois aux lèvres :

– Un toubib. Il posait trop de questions.

Vexé, le jeune médecin piqua un fard et lui enfila sans ménagement la sangle d’un tensiomètre autour du bras.

– Vous ne devriez pas plaisanter avec ce genre de chose. Le mois dernier, un type dans le même état que vous s’est carrément endormi sur les rails. Le chauffeur n’a pas eu le temps de freiner. L’homme est mort sur le coup. Ça aurait pu être vous. On a un groupe de parole sur l’alcool qui se réunit deux fois par semaine. Le mardi et le jeudi. Je vous conseille de vous y inscrire.

– Suis pas un ivrogne, marmonna Rybalko.

Ignorant ses dénégations, le médecin lui récita le laïus habituel sur les méfaits de l’alcool, comme s’il prêchait la Bible à un non-croyant. Heureusement, le reste de l’examen se fit dans un relatif silence. À la fin, le jeune docteur lui annonça qu’il allait pouvoir sortir. Dès que le praticien quitta la pièce, Rybalko ferma les yeux et sombra dans l’inconscience. S’ensuivirent vingt ou trente minutes de sommeil agité, jusqu’à ce qu’une infirmière le secoue doucement pour le réveiller. Elle avait apporté les fripes chiffonnées qu’il portait depuis trois jours. Il essaya de se lever pour les enfiler, mais fut pris d’un vertige qui l’obligea à se rasseoir.

– Ça va aller ? Vous voulez qu’on vous trouve un fauteuil roulant ? demanda l’infirmière, pleine de sollicitude.

Je ne suis pas un putain de grabataire, songea-t-il, piqué dans sa fierté.

– Ça va, se contenta-t-il de répondre, vu que chaque parole lui coûtait des efforts démesurés et que s’énerver ne ferait qu’aggraver ses maux de tête.

Sous l’œil amusé des autres poivrots, il enfila tant bien que mal son pantalon à grandes enjambées lentes et maladroites, puis ses chaussettes, ses chaussures humides, son T-shirt, son pull qui 30sentait la bière rance et sa parka écorchée aux manches. L’infirmière lui donna des cachets qu’il avala avec un verre d’eau si fraîche qu’elle lui fit mal aux dents. Elle quitta ensuite la pièce et il la suivit d’un pas traînant dans les couloirs carrelés qui sentaient la teinture d’iode. À chaque intersection, elle attendait quelques secondes qu’il la rejoigne. Il avait l’impression qu’elle se déplaçait au bord d’une piscine, tandis que lui marchait en scaphandre au fond du bassin.

Quelle déchéance.

– Vous êtes sûr que vous ne voulez pas un fauteuil roulant ? insista-t-elle.

Il mâchonna une injure inaudible. Une dizaine de mètres de plus et ils débouchèrent enfin dans le hall de l’hôpital. L’infirmière l’abandonna à un guichet où une employée fatiguée lui remit son manteau et un sac en plastique noir contenant ses affaires. Il essaya de défaire le nœud qui le fermait, mais ses doigts engourdis par l’alcool en étaient incapables. Il finit par éventrer le sac d’un geste agacé et son contenu se déversa sur le comptoir : un portefeuille, des clés de voiture, un tas de tickets de métro, et au milieu…

Un pistolet MP-443.

L’employée fixa l’arme un long moment, la bouche arrondie de surprise. Peau sombre, flingue sur le comptoir : il savait ce qui se passait dans sa tête, quel genre d’associations foireuses s’y formaient.

– C’est mon arme de service, dit-il alors qu’elle semblait sur le point de pousser un cri.

Même visage incrédule que celui du jeune médecin. Il exhuma de ses affaires étalées sur le comptoir sa carte de police et la brandit devant l’employée.

– Vous voyez ? Police de Moscou.

La femme inspecta la carte avec cet air pincé que prennent les caissières de supermarché quand elles examinent un billet 31de cinq mille roubles. Pendant ce temps, il coinça son pistolet dans sa ceinture et rabattit son T-shirt dessus. L’employée décida finalement que la carte était authentique et lui tendit une liasse de documents contenant facture, paperasserie administrative diverse et, traîtreusement glissé entre deux pages, un prospectus vantant les vertus d’un groupe de parole pour alcooliques. Il fourra le tout dans la poche de sa parka et régla sans broncher les frais d’hospitalisation.

Avant de partir, il passa aux toilettes pour s’asperger le visage d’eau fraîche. Dans le miroir au-dessus du lavabo, il faillit ne pas se reconnaître. Ses joues étaient embuissonnées d’une barbe de trois jours, sa peau café au lait avait pris un teint terreux, ses yeux bleu clair étaient injectés de sang. Les paroles du médecin résonnèrent dans son esprit : « Le mois dernier, un type dans le même état que vous s’est carrément endormi sur les rails. Le chauffeur n’a pas eu le temps de freiner. L’homme est mort sur le coup. Ça aurait pu être vous. »

Ça aurait pu être lui… S’endormir sur les rails, être emporté par le premier train de banlieue du matin, sans même s’en apercevoir… Peut-être que ça aurait été mieux pour tout le monde, songea-t-il en remontant le col de sa veste.

Il se sécha le visage et quitta l’hôpital. Dehors, l’air était vif, le soleil faiblard. Un taxi couleur aspirine attendait, garé en double file. Il allait grimper dedans, brandir sa carte de police et exiger du chauffeur qu’il l’emmène jusque chez lui, quand il remarqua le flic de l’autre côté de la rue, adossé à sa voiture de service. Cheveux noirs coupés court, nez crochu, mensurations de culturiste trop bien nourri, il semblait à l’étroit dans son blouson de cuir. Lui aussi avait des cernes sous les yeux et ses joues étaient bleuies par une barbe naissante.

C’était Basile Tchekov, son coéquipier.

De bonnes raisons de mourir de Morgan Audic, lecture 1

Et si on lisait le début !

De bonnes raisons de mourir de Morgan Audic, lecture 1

Un livre qui m’a bouleversé et interrogé

Pour comprendre pourquoi, …

Je vous propose de lire le début

LA CITÉ DU SILENCE

1

– C’est vraiment le pire endroit où mourir, déclara l’officier Galina Novak.

Au nord, vers la frontière biélorusse, des nuages noirs gonflaient à l’horizon, déversant des averses froides sur les forêts de Polésie. Novak sortit un paquet de cigarettes de sa poche et le tapota nerveusement sur un genou.

– Vous pensez que c’est un meurtre ?

Surpris par la question, le capitaine Joseph Melnyk décrocha un instant son regard de la route et le tourna vers sa passagère. Cheveux blonds soigneusement domestiqués en une queue de cheval stricte, visage juvénile, uniforme flambant neuf au look vaguement américain… une fois de plus, il songea que la jeune femme, tout juste sortie de l’académie de police, ne semblait pas à sa place dans l’habitacle miteux de sa vieille Lada de service.

– Vous pensez que quelqu’un a tué ce type ? insista-t-elle.

Melnyk haussa les épaules.

– Inutile de s’en faire toute une histoire. Je te parie qu’il s’agit d’un touriste qui a fait une crise cardiaque, ou d’un vieil ivrogne qui est tombé d’un balcon. Ça sera réglé en moins de deux heures. Pas la peine d’imaginer le pire.

Peu convaincue, Novak se rencogna dans son siège. D’un geste 12sec, elle ajusta entre ses lèvres pincées une Belomorkanal, une clope bon marché.

– Il n’empêche. C’est vraiment un endroit moche où finir sa vie, marmonna-t-elle entre ses dents.

Un silence tendu, haché par le crissement des essuie-glaces, envahit l’habitacle. Novak crevait de trouille, pas besoin d’être un grand enquêteur pour le comprendre. Aujourd’hui, elle allait devoir se coltiner son premier vrai cadavre. Pas un de ceux de la morgue de Kiev, qu’on montrait aux recrues pendant leur formation. Un vrai mort, avec une vraie famille. Et en plus, il se trouvait à Pripiat, une ville fantôme abandonnée depuis 1986 à cause de l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl. De quoi avoir envie de s’envoyer tout un paquet de ces saloperies de Belomorkanal.

Les bosquets de pins et de bouleaux défilèrent sur le bas-côté, alternant avec de vastes étendues herbeuses qui étaient autrefois des champs fertiles. À un croisement, Melnyk dut ralentir à cause d’un groupe de chevaux de Przewalski qui embouteillait la route. De part et d’autre du bitume fissuré, leur troupeau broutait l’herbe rase. À la fin des années 1990, on avait capturé une trentaine de ces chevaux au sud de l’Ukraine, dans la réserve naturelle d’Askania-Nova, pour les amener ici. Les autorités de l’époque espéraient résoudre ainsi deux problèmes d’un coup : faire prospérer loin des hommes une espèce en voie de disparition et contrôler la croissance de la végétation de Tchernobyl, qui avait tendance à proliférer de manière anarchique. Les écologistes disaient que c’était une mauvaise idée d’avoir importé une espèce au bord de l’extinction dans un endroit aussi dangereux. Melnyk, lui, appréciait de voir les chevaux s’ébattre dans les anciens champs. Ils donnaient l’impression que trente ans après l’accident nucléaire, la vie reprenait ses droits dans la zone évacuée.

Le tout-terrain dépassa un grand crucifix orthodoxe et soudain, le dosimètre de Novak se mit à crépiter furieusement. 13Son cadran affichait l’équivalent d’une année de radiations à Moscou ou à Kiev. Planté près de la croix, un panneau triangulaire rouge et jaune indiquait une zone hautement contaminée. Une fournaise radioactive saturée de césium, de strontium ou de plutonium.

– Coupe ton engin de malheur, ordonna Melnyk.

Il détestait les craquements sinistres qu’éructaient les dosimètres. Depuis bien des années déjà, le sien restait consigné dans la boîte à gants de la Lada. Travailler dans un endroit infesté de radiations était une chose, entendre une machine vous le rappeler sans cesse en était une autre. Les pires spots à éviter, de toute manière, il les connaissait par cœur. Et pour le reste, il était bien obligé de marcher sur de la terre contaminée et de respirer l’air où volaient de temps à autre des particules radioactives.

Novak s’exécuta de mauvaise grâce et rangea son appareil dans la poche intérieure de sa parka. Il se demanda quel genre de connerie elle avait bien pu faire à l’académie pour se retrouver bombardée à Tchernobyl pour sa première affectation. À vingt et quelques années, on ne rêve pas de s’enterrer dans un commissariat qui donne sur trente kilomètres de champs et de ruines irradiés. On espère travailler à Kiev ou sur la côte de la mer Noire, au soleil. Sept ans plus tôt, lui-même n’aurait jamais imaginé bosser un jour dans la zone, jusqu’à ce que son supérieur le convoque dans son bureau pour lui donner le choix entre deux options : démissionner ou être muté à Tchernobyl.

Sept ans… Il s’observa un moment dans le rétroviseur central qui pendait de travers. Physique pesant, cheveux épais et touffus, yeux bleus délavés, épaisse barbe blonde parsemée de poils blancs… Le travail dans la zone l’avait transformé en homme des bois.

– Vous avez un conseil pour les… les radiations ? demanda Novak d’une voix inquiète.

14Il remarqua qu’elle n’avait toujours pas allumé sa cigarette et mâchonnait le filtre en carton du bout des dents.

– Est-ce qu’on peut se protéger de la radioactivité, d’une manière ou d’une autre ? insista-t-elle.

Melnyk prit un air pénétré, fronça les sourcils, et lui asséna d’un ton grave :

– Il y a quelques années, quand je suis arrivé ici, j’ai posé la même question. On m’a répondu : « Si tu tiens à avoir des gosses, enroule-toi les couilles dans de l’aluminium. »

Novak regarda son supérieur avec de grands yeux écarquillés.

– De… l’aluminium ? Ça marche vraiment ?

– Si ça marche ? Demande aux autres gars de la brigade. Ils le font tous.

– Et pas vous ?

– Moi j’ai déjà trois gamins. L’aluminium, c’est pour les jeunes.

Melnyk se retint de sourire. Les anciens faisaient toujours la même blague aux nouvelles recrues, qui, invariablement, dévalisaient aussitôt les magasins dégarnis de Tchernobyl, histoire de faire des stocks de rouleaux d’aluminium pour mettre leurs attributs masculins à l’abri des radiations. Bien sûr, cette fois-ci, c’était un peu moins drôle, vu que Novak était une femme.

Au bout de quelques kilomètres, les tours décrépites de Pripiat apparurent au-dessus de la cime des arbres. À l’extrémité de la rue Lénine, Melnyk aperçut un minibus Toyota. De larges stickers appliqués sur ses portes vantaient les mérites d’un tour-opérateur spécialisé dans les visites de la zone. Il arrêta la Lada sur le bord de la route et pesta intérieurement en sortant du véhicule. La bruine s’était transformée en une pluie fine qui s’insinuait dans le col des manteaux et glaçait les nuques. Mais au moins, les gouttes d’eau plaquaient au sol les poussières radioactives 15qui infestaient les rues de la ville, la rendant momentanément moins dangereuse.

Une dizaine de touristes s’extirpèrent sans hâte du minibus. Ils avaient tous au poignet le bracelet jaune prouvant qu’ils s’étaient acquittés de l’assurance obligatoire avant d’entrer dans la zone contaminée. Dieu seul savait quelle compagnie prenait en charge ce genre de risque.

Un grand type en veste de camouflage se détacha du groupe et interpella le capitaine en ukrainien. C’était le guide officiel.

 Ekh ! Ça fait une heure qu’on attend ! se plaignit-il.

– Embouteillages, répondit Melnyk sans esquisser le moindre sourire. C’est bien vous qui avez appelé ? Où est le cadavre ?

– Il vaut mieux qu’on y aille en voiture. Le corps est…

Avant que le guide ne finisse sa phrase, un des touristes s’approcha de Melnyk et s’adressa à lui dans un russe approximatif :

– Quand nous partir ? Nous pas vouloir rester !

Melnyk le toisa et répondit d’un ton peu amène :

– Quand je l’aurai décidé.

– Ici dangereux, pas rester, partir vite nous voulons !

Le type parlait un mauvais russe avec un accent américain. Deux excellentes raisons de l’envoyer paître :

– Vous vouliez quelque chose qui sorte des normes, le grand frisson, hein ? Eh bien, profitez-en ! Ça vous fera une bonne histoire à raconter à votre oncologue.

– C’est quoi « oncologue » ?

– Un cancérologue, répondit Melnyk.

Le visage du type prit une teinte verdâtre. Les autres touristes, conscients du malaise, tournèrent leurs regards vers le guide. Ce dernier baragouina quelques mots en anglais, puis demanda à Melnyk :

– Est-ce qu’ils peuvent au moins attendre dans le minibus ?

– Bien sûr. Dès qu’ils auront montré leurs papiers d’identité à ma collègue.

16Le guide transmit l’information au groupe de touristes et des passeports anglais, américains et baltes jaillirent dans leurs mains. Melnyk se pencha vers Novak et lui chuchota en ukrainien :

– Tu relèves leur nom et tu consignes leur témoignage. Moi je vais voir le cadavre. Surtout, fais-les poireauter, cette bande de vautours, ajouta-t-il. Ils sont venus pour prendre une bonne décharge d’adrénaline, qu’ils en aient pour leur argent.

Puis il fit signe au guide de le suivre jusqu’à la Lada. En dépassant le minibus, il remarqua pour la première fois le slogan écrit en grosses lettres sur les flancs du véhicule : « Le voyage dont tous vos amis vont être jaloux ».

– Foutus abrutis, marmonna-t-il dans sa barbe.

L’année passée, trente mille visiteurs étaient venus découvrir la zone irradiée. Pour y accéder, il suffisait d’avoir plus de dix-huit ans, de ne pas être enceinte et de pousser la porte d’un des innombrables voyagistes spécialisés dans les Tchernobyl Tours qui pullulaient à Kiev. Là, pour quelques centaines de dollars, on vous obtenait toutes les autorisations nécessaires tamponnées par l’administration ukrainienne.

La dernière mode, c’était de faire son enterrement de vie de garçon à Tchernobyl. Trop ordinaires, les sauts en parachute et les cuites avec strip-teaseuse : depuis quelques mois on voyait régulièrement débarquer des contingents de connards éméchés qui beuglaient dans les rues abandonnées de Pripiat. Melnyk en venait presque à regretter l’époque des touristes russes. Ils étaient de plus en plus rares, depuis l’annexion de la Crimée par la Russie et le déclenchement de la guerre civile qui minait la région du Donbass, à l’est de l’Ukraine.

– Alors, il est où, ce foutu cadavre ? demanda-t-il en s’installant dans sa Lada.

– Ça n’a pas l’air de vous chagriner qu’un homme soit mort, s’étonna le guide d’un ton réprobateur.

17– Ce qui me « chagrine » pour l’instant, c’est de retrouver le corps avant que les chiens sauvages ne commencent à le boulotter.

Un sourire sans joie passa fugitivement sur le visage du guide.

– Ne vous inquiétez pas : là où il se trouve, il ne risque pas grand-chose.

– Pourquoi ? Il est dans un bâtiment ?

– Pas dans un bâtiment. Sur un bâtiment.

Le guide désigna un grand immeuble au bout de la rue Kurchatova. Il était couronné de l’emblème de la République socialiste soviétique d’Ukraine, un marteau et une faucille encadrés par des gerbes d’épis de blé coiffées d’une étoile rouge. À l’avant-dernier étage de l’immeuble, un cadavre pendait entre deux fenêtres, les bras en croix.

Melnyk sentit son estomac se cabrer.

 Blyad ! jura-t-il, abasourdi.

Il démarra la voiture et remonta la rue en slalomant entre les pousses d’arbre qui avaient crevé l’asphalte. Son esprit tournait à plein régime, énumérant tout ce qu’il allait falloir mettre en branle : faire venir des renforts du commissariat, appeler le procureur, prévenir la morgue qu’un corps potentiellement radioactif allait arriver… Devant l’immeuble, il leva les yeux vers le cadavre et fut de nouveau soufflé par le spectacle morbide qui s’offrait à lui. Des câbles métalliques s’enroulaient autour des poignets du mort, tendant des diagonales vers l’intérieur de l’immeuble où on avait dû les arrimer. De loin, leur couleur s’était confondue avec la grisaille de la façade.

L’espace d’un instant, il eut l’impression de voir une des jambes de la victime bouger. Était-ce le vent, ou bien son imagination ? Ou alors…

– Est-ce que vous êtes entré pour vérifier qu’il était bien mort ? demanda-t-il.

Le guide ouvrit les bras et tourna ses paumes vers le ciel, tout en haussant les épaules.

18– Enfin… ça paraît clair qu’il est mort, non ?

– Pour vous, oui, pas pour moi.

Melnyk scruta de nouveau le corps. Le léger balancement qu’il avait cru détecter s’était arrêté. Sans doute n’était-ce que le vent, mais l’idée que ce type était peut-être encore en vie le glaçait. Il songea aux escaliers délabrés qui menaient aux étages, à la poussière radioactive sur le sol de béton, à l’immeuble au coin de la rue qui s’était partiellement écroulé l’hiver dernier, hésita, puis finalement se résolut à aller voir de plus près.

– Je vais monter. Attendez-moi là.

– Je ne bouge pas, répondit le guide, soulagé de ne pas avoir à entrer dans le bâtiment.

Melnyk marcha d’un pas décidé jusqu’à l’entrée du vieil immeuble soviétique. Le premier étage était occupé par une bibliothèque publique dont les livres avaient été depuis longtemps éparpillés aux quatre vents. On trouvait parfois des feuilles de poésie russe enroulées autour des branches des arbres qui bordaient la route.

À l’intérieur, il n’eut aucun problème pour s’orienter. L’immeuble était relativement identique à celui qu’il occupait à Kiev, avec sa femme. Du temps de l’URSS, tout le pays s’était couvert de ces verrues de béton bon marché, de Berlin à Vladivostok. Les bâtiments étaient tellement stéréotypés qu’il aurait pu se diriger dans celui-là les yeux bandés.

Arrivé au cinquième étage, il fit une pause. Il avait le souffle court. Pas assez de sport et trop de cigarettes. Pendant qu’il reprenait sa respiration, il s’imprégna des bruits de l’immeuble abandonné. Le sifflement du vent traversant les fenêtres brisées, les grincements des volets qui claquaient par intermittence… Soudain, il identifia un cliquetis régulier.

Les griffes d’un chien sur le béton nu.

Il sortit son pistolet et le plaqua contre sa cuisse. Depuis longtemps, à Pripiat, les chiens ne respectaient plus les hommes. 19Ceux qui avaient survécu aux abattages après l’évacuation de la ville avaient fini par former des meutes qui dormaient dans les immeubles morts et n’en sortaient que pour chasser. Certains, maigres, le museau long, ressemblaient bien plus à des loups qu’à des chiens.

Il continua son ascension. Au septième, l’air était saturé d’odeurs fauves. Il entendit un grondement étouffé et comprit que la tanière de l’animal se trouvait quelque part dans le coin. Un instant, il pensa monter un étage plus haut et tirer une balle par une fenêtre pour que le claquement de la détonation l’effraie et le fasse filer vers le rez-de-chaussée. Puis il songea que rien ne lui assurait que celui qui avait crucifié l’homme sur la façade était parti. Tendu à l’extrême, il poursuivit son ascension en pointant son arme devant lui.

À l’avant-dernier étage, il marcha jusqu’à l’appartement où était suspendu le corps. Devant la porte d’entrée défoncée, il s’immobilisa, guettant le moindre bruit suspect : le crissement du verre cassé sous une semelle, un soupir, un vêtement qui se froisse, tout ce qui pouvait trahir une présence hostile. Il attendit une bonne minute, puis se décida à entrer. Le hall étant vide, il piqua vers le salon. Là, il fut frappé d’une surprise telle que son doigt manqua d’appuyer sur la queue de détente de son arme.

Dans la pièce se trouvaient des dizaines d’animaux. Quinze, vingt, trente peut-être. Des renards, des loups, des lynx, des sangliers. Une meute étrange qui lui tournait le dos. Il réalisa lentement que ce n’était que des bêtes empaillées. Immobile, il attendit que les battements de son cœur se calment, puis traversa le salon et se pencha par la fenêtre pour examiner l’homme suspendu. Son corps nu portait des marques de sévices : brûlures, coupures, hématomes. Pire : ses paupières et ses lèvres étaient cousues. Il tendit la main vers le cou grisâtre, mais n’y détecta 20aucune pulsation. C’était bien le vent qui avait fait bouger le cadavre.

Un tas de vêtements étaient jetés dans un coin de la pièce. Dans la poche d’un pantalon, Melnyk découvrit un passeport russe au nom de Léonid Vektorovitch Sokolov. La photo d’identité correspondait à la victime : le type avait une tache de naissance rougeâtre à la lisière du cuir chevelu qui permettait de l’identifier sans ambiguïté, malgré les sutures sur ses yeux et ses lèvres.

Il y avait aussi un portefeuille dans la poche du pantalon. En l’ouvrant, Melnyk trouva une grande quantité de roubles et de hryvnias, la monnaie ukrainienne : une petite fortune, quatre ou cinq mois de son salaire. L’idée de récupérer quelques billets lui traversa l’esprit. Dieu sait qu’il en avait besoin, ne serait-ce que pour son fils, Nikolaï, qui se battait dans le Donbass, sans gilet pare-balles. Malgré tout, il remit l’argent à sa place. Il avait vécu sa vie le plus honnêtement possible jusqu’ici, il n’allait pas commencer à devenir un pilleur de cadavre à son âge. Il sortit son téléphone et composa le numéro du commissariat. Un de ses collègues décrocha :

– Comment ça se présente, ce cadavre ?

– Un vrai merdier. C’est un meurtre. J’ai besoin de renfort. Il va aussi me falloir du matériel. Le type est suspendu sur la façade d’un immeuble.

– C’est… c’est un gars du coin ?

– Non, un Russe. Un certain Léonid Vektorovitch Sokolov. Sors-moi tout ce que tu peux trouver sur lui et rappelle-moi dès que tu en sais plus.

Il redescendit vers le rez-de-chaussée. Au septième étage, les grognements de bête s’étaient tus. Dans la poussière qui tapissait le sol du hall de l’immeuble, des empreintes de pattes recouvraient maintenant celles de ses bottes.

Dehors, le guide n’avait pas bougé d’un centimètre.

– Est-ce que vous avez déjà vu ce type ?

21Melnyk lui tendit la pièce d’identité du défunt. Le guide l’examina en détail, mais le visage de l’homme ne lui disait rien.

– Réfléchissez : vous l’avez peut-être croisé hier ou avant-hier pendant une visite. Il faisait peut-être partie d’un autre groupe.

– Désolé, je ne l’ai jamais vu, répondit-il d’un ton catégorique.

Ils remontèrent dans la Lada. Pendant le court trajet vers la place centrale, Melnyk se dit qu’il fallait une sacrée dose de haine pour démolir un type comme ça et exposer son corps. Arrivé près du minibus, il déposa le guide et prit Novak à part :

– C’est un 115, lui dit-il à voix basse.

Dans le Code pénal ukrainien, l’article 115 traitait du meurtre avec préméditation. Il avait préféré éviter le mot « meurtre », pour ne pas affoler davantage les touristes.

Les pupilles de la jeune flic se dilatèrent.

– Cause de la mort ?

– Difficile à dire tant qu’on ne l’aura pas détaché.

– Le… détacher ?

– Il est suspendu par des câbles sur la façade d’un immeuble.

Novak resta muette un moment, avant de débiter fébrilement le code de procédure criminelle :

– On ne peut pas laisser la scène de crime sans surveillance… il faut… il faut qu’on dresse un périmètre sécurisé autour du corps…

– Du calme, officier, tempéra Melnyk. On est au milieu de nulle part. Qui viendrait se balader sur la scène de crime la plus radioactive du monde ?

– Mais c’est la procédure…

– À Kiev, peut-être. Pas ici. Qu’est-ce que tu as tiré des touristes ?

Novak sortit son calepin et relut ses notes d’une voix tremblotante :

– Ils ont tous réservé leur excursion hier à Kiev, après une visite au musée national de Tchernobyl. Le minibus les a pris 22à sept heures ce matin devant le McDonald’s de la place Maïdan. Ensuite ils ont fait un peu plus de deux heures de route, ont passé le check-point de Dytyatki vers dix heures et ont fait la visite habituelle : d’abord la ville de Tchernobyl, le monument des liquidateurs, puis les villages abandonnés, le réacteur, et enfin ils sont arrivés ici, à Pripiat. Ils sont restés dix minutes sur place avant que l’un d’entre eux, un Français, un certain… Gallois, n’aperçoive le cadavre. Vous pensez que c’est l’un d’eux qui a tué le type ?

Melnyk balaya l’idée sans aucune hésitation :

– Non. Rien que suspendre le corps a dû prendre des heures.

Son téléphone sonna. C’était le collègue du commissariat à qui il avait confié les recherches sur Léonid Sokolov.

– Qu’est-ce que tu as sur mon client ?

– Sur lui, pas grand-chose, mais j’ai trouvé un truc flippant sur sa famille.

La voix de son collègue oscillait entre excitation et nervosité :

– Sa mère s’appelait Olga Sokolov. Elle a été assassinée dans le coin. Un truc de dingue. Multiples coups de couteau, mutilations… l’horreur. On a retrouvé son cadavre et celui d’une autre femme dans une maison du village de Zalissya.

Zalissya était à un jet de pierre de Tchernobyl, pourtant Melnyk n’avait jamais entendu parler de cette affaire.

– Ça ne me dit rien. Ça s’est passé quand, cette histoire ?

– C’est ça qui est dingue. C’était en 1986. Le 26 avril.

Melnyk sentit une boule se former au creux de son estomac.

– Tu es sûr de la date ?

– Certain, répondit le flic.

Melnyk raccrocha, glacé. Le 26 avril 1986… tous les Ukrainiens, jeunes ou vieux, connaissaient cette date. Et pour cause : c’était ce jour-là que la centrale de Tchernobyl avait explosé.

PREMIÈRES LIGNES # 10

PREMIÈRES LIGNES # 10



Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuit donc aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.



PREMIÈRES LIGNES # 10

Le livre présenté

De bonnes raisons de mourir de Morgan Audic

 

LA CITÉ DU SILENCE

1

– C’est vraiment le pire endroit où mourir, déclara l’officier Galina Novak.

Au nord, vers la frontière biélorusse, des nuages noirs gonflaient à l’horizon, déversant des averses froides sur les forêts de Polésie. Novak sortit un paquet de cigarettes de sa poche et le tapota nerveusement sur un genou.

– Vous pensez que c’est un meurtre ?

Surpris par la question, le capitaine Joseph Melnyk décrocha un instant son regard de la route et le tourna vers sa passagère. Cheveux blonds soigneusement domestiqués en une queue de cheval stricte, visage juvénile, uniforme flambant neuf au look vaguement américain… une fois de plus, il songea que la jeune femme, tout juste sortie de l’académie de police, ne semblait pas à sa place dans l’habitacle miteux de sa vieille Lada de service.

– Vous pensez que quelqu’un a tué ce type ? insista-t-elle.

Melnyk haussa les épaules.

– Inutile de s’en faire toute une histoire. Je te parie qu’il s’agit d’un touriste qui a fait une crise cardiaque, ou d’un vieil ivrogne qui est tombé d’un balcon. Ça sera réglé en moins de deux heures. Pas la peine d’imaginer le pire.

Peu convaincue, Novak se rencogna dans son siège. D’un geste 12sec, elle ajusta entre ses lèvres pincées une Belomorkanal, une clope bon marché.

– Il n’empêche. C’est vraiment un endroit moche où finir sa vie, marmonna-t-elle entre ses dents.

Un silence tendu, haché par le crissement des essuie-glaces, envahit l’habitacle. Novak crevait de trouille, pas besoin d’être un grand enquêteur pour le comprendre. Aujourd’hui, elle allait devoir se coltiner son premier vrai cadavre. Pas un de ceux de la morgue de Kiev, qu’on montrait aux recrues pendant leur formation. Un vrai mort, avec une vraie famille. Et en plus, il se trouvait à Pripiat, une ville fantôme abandonnée depuis 1986 à cause de l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl. De quoi avoir envie de s’envoyer tout un paquet de ces saloperies de Belomorkanal.

Les bosquets de pins et de bouleaux défilèrent sur le bas-côté, alternant avec de vastes étendues herbeuses qui étaient autrefois des champs fertiles. À un croisement, Melnyk dut ralentir à cause d’un groupe de chevaux de Przewalski qui embouteillait la route. De part et d’autre du bitume fissuré, leur troupeau broutait l’herbe rase. À la fin des années 1990, on avait capturé une trentaine de ces chevaux au sud de l’Ukraine, dans la réserve naturelle d’Askania-Nova, pour les amener ici. Les autorités de l’époque espéraient résoudre ainsi deux problèmes d’un coup : faire prospérer loin des hommes une espèce en voie de disparition et contrôler la croissance de la végétation de Tchernobyl, qui avait tendance à proliférer de manière anarchique. Les écologistes disaient que c’était une mauvaise idée d’avoir importé une espèce au bord de l’extinction dans un endroit aussi dangereux. Melnyk, lui, appréciait de voir les chevaux s’ébattre dans les anciens champs. Ils donnaient l’impression que trente ans après l’accident nucléaire, la vie reprenait ses droits dans la zone évacuée.

Le tout-terrain dépassa un grand crucifix orthodoxe et soudain, le dosimètre de Novak se mit à crépiter furieusement. 13Son cadran affichait l’équivalent d’une année de radiations à Moscou ou à Kiev. Planté près de la croix, un panneau triangulaire rouge et jaune indiquait une zone hautement contaminée. Une fournaise radioactive saturée de césium, de strontium ou de plutonium.

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Petit + d’A vos crimes,
demain et après demain et peut-être le jour suivant vous pourrez lire les premiers chapîtres de ce fabuleux polar à ne surtout pas manquer cette année.

 

 

 

 





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