De bonnes raisons de mourir de Morgan Audic, lecture 2

Et si on lisait le début !

De bonnes raisons de mourir de Morgan Audic, lecture 2

Un livre qui m’a bouleversé et interrogé

Pour comprendre pourquoi, …

Je vous propose de lire le début

Si vous avez loupé le début c’est ICI : De bonnes raisons de mourir de Morgan Audic, lecture 1


De bonnes raisons de mourir

LA LANGUE
DES ROSSIGNOLS

2

Grincements métalliques, respirations sifflantes.

Il s’éveilla dans une pénombre inquiétante, traversée de flashs vert et bleu chaque fois qu’il clignait les paupières. L’air était lourd, saturé d’une puanteur âcre de corps mal lavés mêlée à des d’odeurs d’antiseptique et d’alcool fort.

Où je suis ?

Ses yeux s’habituèrent à la faible luminosité de la pièce et il aperçut une rangée de lits plaqués contre le mur en face de lui. Ils étaient occupés par des êtres informes et gémissants qui remuaient lentement leurs membres comme des scarabées à demi écrasés agitent leurs pattes avant de s’éteindre.

Bouge !

Une pulsion au fond de son crâne lui criait de fuir. Il essaya de se redresser, mais ses poignets et ses chevilles refusèrent de se décoller du matelas. Avec horreur, il réalisa qu’ils étaient attachés au cadre du lit par des sangles. Il tira de toutes ses forces pour arracher ses liens, mais l’effort lui fit tourner la tête au point qu’il crut s’évanouir. Désorienté, le corps baigné d’une sueur froide et grasse, il tenta de se rappeler comment il était arrivé ici.

Bouche pâteuse, maux de crâne, gorge chargée d’un arrière-goût d’alcool rance : à l’évidence, il avait beaucoup bu. À chaque accélération brutale de son cœur, il avait l’impression que les cloches 26de Saint-Basile carillonnaient sous son crâne. Élancements dans les côtes, goût métallique suintant depuis ses lèvres fendues, sensation de brûlure aux jointures de ses doigts : il n’avait pas fait que boire, il s’était également battu. Des flashs de la nuit précédente lui revinrent. La veille, le Zenit Saint-Pétersbourg jouait contre le Spartak Moscou. Dans un bar à supporters, il avait traité les Pétersbourgeois d’enculeurs de chèvres, ou de quelque chose dans ce goût-là. À moins que ce ne soit l’inverse : peut-être bien qu’il avait insulté la sacro-sainte équipe du Spartak, Dieu lui pardonne. En tout cas, le résultat ne s’était pas fait attendre. Quand il était sorti du bar, trois types lui étaient tombés dessus. Des ultras au crâne rasé, avec un écusson noir-blanc-or cousu sur leur bomber kaki, le drapeau de la Russie impériale. Le genre de mecs habitués à ratonner en bande des Tchétchènes, des Daghestanais et, d’une manière générale, tous ceux qui avaient la peau plus sombre qu’eux.

Avec ses traits métissés, il était une proie idéale. Un « cul noir », comme ils disaient. Les ultras avaient cru tomber sur une cible facile. Grave erreur. Le gibier c’était eux. Coups de coude dans l’arcade sourcilière, coups de talon dans les côtes, coups de genou, coups de tête, il n’avait rien épargné à ses adversaires. Dans une bouffée de fierté alcoolique, il se dit que ses agresseurs devaient certainement se trouver beaucoup plus mal que lui en ce moment.

Bruit de pas dans le couloir.

Une porte s’ouvrit en grinçant, puis une lumière aveuglante jaillit des néons des plafonniers dans un concert de cliquetis aigus. Ébloui, il ferma les yeux, tandis qu’une voix masculine parlant un russe teinté d’accent sibérien claquait dans ses oreilles comme un pétard jeté au fond d’une caverne :

– Lequel d’entre vous est Alexandre Rybalko ?

La lumière… la lumière des néons cherchait à lui cramer la cervelle. Il se pencha de côté et plissa les yeux. Par le fin inter27stice entre ses paupières, il observa l’homme qui venait d’entrer. Jeune, il avait des lunettes et portait une blouse blanche.

– Alexandre Rybalko ? répéta l’homme.

Nouvelle détonation dans son crâne travaillé par la gueule de bois. Il émit un grognement et le médecin s’approcha de lui.

– Vous êtes Alexandre Rybalko ? Vous comprenez ce que je vous dis ? Vous parlez russe ?

– Moins… fort, répondit-il à grand-peine.

Chaque parole lui coûtait d’immenses efforts. Sa langue était lourde, maladroite. Le son de sa propre voix faisait vibrer les os de son crâne. Même penser lui semblait douloureux.

– Où… suis ?

– À l’hôpital. Vous êtes américain ? Européen ?

– Suis russe, mudak.

Une expression de vif étonnement traversa le visage du jeune médecin. Rybalko se demanda si c’était le choc de savoir qu’on pouvait être métis et parler russe, ou plutôt la surprise de se faire insulter dans sa langue maternelle.

– Pourquoi… suis ici ? articula-t-il péniblement.

Le médecin se recomposa rapidement un visage professionnel, savant mélange d’arrogance et de résignation fatiguée.

– La police vous a ramassé près de la gare, cette nuit, lui expliqua-t-il d’un ton pincé. Vous étiez allongé dans la rue, complètement ivre.

Rybalko leva légèrement la tête pour regarder autour de lui. Les autres lits étaient occupés par de piteux spécimens d’alcooliques hagards, des pauvres types hirsutes, rougeauds, au nez violacé, aux ongles sales, des bêtes humaines. Il espérait, sans trop se faire d’illusions, avoir l’air moins minable qu’eux.

Il remarqua qu’il était le seul à avoir les membres entravés par des sangles.

– Pourquoi… suis attaché ?

28– C’est à cause de votre attitude pendant le déshabillage. Vous avez essayé de mordre un des infirmiers.

Nouveau souvenir disponible : lui dans le couloir, traîné par trois types tentant de maîtriser son mètre quatre-vingts et ses quatre-vingt-huit kilos qui s’agitaient maladroitement pour leur échapper. Douleur dans le bras, froideur du sol sur son visage : on lui fait une clé à l’épaule pour l’obliger à se calmer. Il hurle : « Je n’ai pas de temps à perdre, putain ! Pas de temps à perdre ! » On le déshabille, ne lui laissant que son caleçon. Il gueule un long moment. Puis s’endort.

Le médecin saisit une des lanières de cuir et commença à défaire ses contentions.

– Avant de vous autoriser à sortir, on va procéder à un petit examen pour vérifier que tout va bien, vous êtes d’accord, monsieur Rybalko ?

Bien qu’il n’apprécie pas que le médecin lui parle comme à un enfant attardé, il lui signifia son approbation d’un geste lent de la tête.

– Asseyez-vous sur le bord du lit, s’il vous plaît.

Il obéit sans hâte. Ses muscles étaient douloureux et ses mouvements patauds. Le médecin lui posa tout un tas de questions auxquelles il répondit par monosyllabes. Ça vous arrive souvent de boire autant ? Non. Est-ce que vous buvez régulièrement ? Non. Vous souvenez-vous de la nuit dernière ? Non. De celle d’avant ? Non. Vous avez des maux de tête ? Oui. Sur une échelle de un à dix, à combien situeriez-vous cette douleur ? Onze. Mal au ventre ? Oui. Quel a été l’événement déclencheur de votre surconsommation d’alcool ?

Rybalko regarda longuement le docteur.

– J’ai tué quelqu’un.

Le médecin se transforma instantanément en statue de sel.

– Quelqu’un ? Comment ? Qui ?

29Il prit son temps avant de répondre, un sourire narquois aux lèvres :

– Un toubib. Il posait trop de questions.

Vexé, le jeune médecin piqua un fard et lui enfila sans ménagement la sangle d’un tensiomètre autour du bras.

– Vous ne devriez pas plaisanter avec ce genre de chose. Le mois dernier, un type dans le même état que vous s’est carrément endormi sur les rails. Le chauffeur n’a pas eu le temps de freiner. L’homme est mort sur le coup. Ça aurait pu être vous. On a un groupe de parole sur l’alcool qui se réunit deux fois par semaine. Le mardi et le jeudi. Je vous conseille de vous y inscrire.

– Suis pas un ivrogne, marmonna Rybalko.

Ignorant ses dénégations, le médecin lui récita le laïus habituel sur les méfaits de l’alcool, comme s’il prêchait la Bible à un non-croyant. Heureusement, le reste de l’examen se fit dans un relatif silence. À la fin, le jeune docteur lui annonça qu’il allait pouvoir sortir. Dès que le praticien quitta la pièce, Rybalko ferma les yeux et sombra dans l’inconscience. S’ensuivirent vingt ou trente minutes de sommeil agité, jusqu’à ce qu’une infirmière le secoue doucement pour le réveiller. Elle avait apporté les fripes chiffonnées qu’il portait depuis trois jours. Il essaya de se lever pour les enfiler, mais fut pris d’un vertige qui l’obligea à se rasseoir.

– Ça va aller ? Vous voulez qu’on vous trouve un fauteuil roulant ? demanda l’infirmière, pleine de sollicitude.

Je ne suis pas un putain de grabataire, songea-t-il, piqué dans sa fierté.

– Ça va, se contenta-t-il de répondre, vu que chaque parole lui coûtait des efforts démesurés et que s’énerver ne ferait qu’aggraver ses maux de tête.

Sous l’œil amusé des autres poivrots, il enfila tant bien que mal son pantalon à grandes enjambées lentes et maladroites, puis ses chaussettes, ses chaussures humides, son T-shirt, son pull qui 30sentait la bière rance et sa parka écorchée aux manches. L’infirmière lui donna des cachets qu’il avala avec un verre d’eau si fraîche qu’elle lui fit mal aux dents. Elle quitta ensuite la pièce et il la suivit d’un pas traînant dans les couloirs carrelés qui sentaient la teinture d’iode. À chaque intersection, elle attendait quelques secondes qu’il la rejoigne. Il avait l’impression qu’elle se déplaçait au bord d’une piscine, tandis que lui marchait en scaphandre au fond du bassin.

Quelle déchéance.

– Vous êtes sûr que vous ne voulez pas un fauteuil roulant ? insista-t-elle.

Il mâchonna une injure inaudible. Une dizaine de mètres de plus et ils débouchèrent enfin dans le hall de l’hôpital. L’infirmière l’abandonna à un guichet où une employée fatiguée lui remit son manteau et un sac en plastique noir contenant ses affaires. Il essaya de défaire le nœud qui le fermait, mais ses doigts engourdis par l’alcool en étaient incapables. Il finit par éventrer le sac d’un geste agacé et son contenu se déversa sur le comptoir : un portefeuille, des clés de voiture, un tas de tickets de métro, et au milieu…

Un pistolet MP-443.

L’employée fixa l’arme un long moment, la bouche arrondie de surprise. Peau sombre, flingue sur le comptoir : il savait ce qui se passait dans sa tête, quel genre d’associations foireuses s’y formaient.

– C’est mon arme de service, dit-il alors qu’elle semblait sur le point de pousser un cri.

Même visage incrédule que celui du jeune médecin. Il exhuma de ses affaires étalées sur le comptoir sa carte de police et la brandit devant l’employée.

– Vous voyez ? Police de Moscou.

La femme inspecta la carte avec cet air pincé que prennent les caissières de supermarché quand elles examinent un billet 31de cinq mille roubles. Pendant ce temps, il coinça son pistolet dans sa ceinture et rabattit son T-shirt dessus. L’employée décida finalement que la carte était authentique et lui tendit une liasse de documents contenant facture, paperasserie administrative diverse et, traîtreusement glissé entre deux pages, un prospectus vantant les vertus d’un groupe de parole pour alcooliques. Il fourra le tout dans la poche de sa parka et régla sans broncher les frais d’hospitalisation.

Avant de partir, il passa aux toilettes pour s’asperger le visage d’eau fraîche. Dans le miroir au-dessus du lavabo, il faillit ne pas se reconnaître. Ses joues étaient embuissonnées d’une barbe de trois jours, sa peau café au lait avait pris un teint terreux, ses yeux bleu clair étaient injectés de sang. Les paroles du médecin résonnèrent dans son esprit : « Le mois dernier, un type dans le même état que vous s’est carrément endormi sur les rails. Le chauffeur n’a pas eu le temps de freiner. L’homme est mort sur le coup. Ça aurait pu être vous. »

Ça aurait pu être lui… S’endormir sur les rails, être emporté par le premier train de banlieue du matin, sans même s’en apercevoir… Peut-être que ça aurait été mieux pour tout le monde, songea-t-il en remontant le col de sa veste.

Il se sécha le visage et quitta l’hôpital. Dehors, l’air était vif, le soleil faiblard. Un taxi couleur aspirine attendait, garé en double file. Il allait grimper dedans, brandir sa carte de police et exiger du chauffeur qu’il l’emmène jusque chez lui, quand il remarqua le flic de l’autre côté de la rue, adossé à sa voiture de service. Cheveux noirs coupés court, nez crochu, mensurations de culturiste trop bien nourri, il semblait à l’étroit dans son blouson de cuir. Lui aussi avait des cernes sous les yeux et ses joues étaient bleuies par une barbe naissante.

C’était Basile Tchekov, son coéquipier.

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