PREMIÈRES LIGNES # 13
Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.
Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.
Je poursuit donc aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !
Et merci à Aurélia pour ce challenge.
Premières lignes 13
Le livre du jour :
Corps variables de Marcel Theroux

Unité pour malades difficiles de Dennis
HillMARS-NOVEMBRE 2010
1
Je m’appelle Nicholas Patrick Slopen. Je suis né à Singapour le 10 avril 1970. Je suis mort le 28 septembre 2009, broyé par le passage de roue d’un camion devant la station de métro Oval.Ce document est mon testament.Comme on le comprendra bientôt, je dispose d’un laps de temps indéterminé mais assurément bref pour expliquer les événements menant à ma mort, et pour établir la continuité de mon identité depuis. En raison des contraintes qui me sont imposées, j’espère que le lecteur ne m’en voudra pas de renoncer aux subtilités habituelles d’une autobiographie. En même temps, il me faudra relater certains détails avec un degré de minutie certain, voire fastidieux, pour apporter la preuve de l’affirmation contenue dans le premier paragraphe de ce testament : que je suis Nicholas Slopen, et que ma conscience a survécu à ma mort physique.L’usage voudrait que je livre quelques informations relatives à ma naissance et mon enfance, mais le temps presse et ce sujet est de peu d’importance pour mon récit. Les événements menant à ma mort remontent à mon arrivée le 15 avril 2009 à la Green Gorse Tavern dans Maiden Lane, à Covent Garden, pour déjeuner, peu avant 13 heures.J’y avais été invité par Hunter Gould, qui jouit, comme chacun sait, d’une certaine notoriété dans l’industrie de la musique. Je n’ai pas l’intention de maquiller ou de protéger des identités dans ce document. Que chacun réponde de ses actes.Hunter, que je n’avais jamais rencontré auparavant, m’avait approché en me faisant transmettre une invitation à déjeuner par sa secrétaire, Mlle Preethika Choudhury. Lors de l’échange d’e-mails qui s’ensuivit, Preethika m’expliqua que, en plus de son intérêt pour la musique, Hunter était un fervent collectionneur amateur de souvenirs littéraires et voulait que je l’aide à authentifier une collection de lettres qu’un marchand privé lui proposait d’acheter.Même s’il faisait doux ce jour-là, j’avais pris par mesure de précaution un imperméable plié en rectangle sous mon bras gauche ; dans ma main droite, je tenais une serviette de cuir cabossée que m’avait offerte ma femme, Leonora, et qui avait appartenu à son père, Bahman, lui-même spécialiste de littérature anglaise, même si son domaine de prédilection était la poésie médiévale farsi. Je tendis l’imperméable au maître d’hôtel, mais gardai la serviette, qui contenait le fac-similé d’une lettre manuscrite du Dr Samuel Johnson, lexicographe du XVIIIe siècle, un ancien numéro de Modern Languages Quarterly, un exemplaire froissé de l’Evening Standard et un échantillon de crème antirides.Je constate déjà que j’ai échoué dans ma résolution d’être aussi concis que possible.Pardonnez-moi. Il doit être difficile à quiconque de comprendre le degré de bien-être que me procure la netteté de ces souvenirs.Si seulement j’avais le luxe du temps, il y a tant d’autres choses que je voudrais ajouter. Il est difficile de renoncer à tout ce que je possédais autrefois : celui que j’étais autrefois et ceux que j’aimais, même si je ne les ai pas aimés comme il faut ; c’est plus que ma seule vanité qui souffre de la conscience d’être privé de tant de choses importantes pour moi.Par souci de tout révéler, je dois préciser que je suis en ce moment interné à l’Unité pour malades difficiles de Dennis Hill, à Maudsley Trust. L’UMD est un centre fermé réservé aux personnes mises à l’isolement pour leur propre sécurité et celle d’autrui. Les blagueurs, ici, l’appellent Unité pour malades et dingos. Elle fait partie de l’hôpital Bethlem Royal, lui-même ancêtre du Bedlam, célèbre asile de fous peu prodigue en soins médicaux pour ses patients, mais très exigeant sur la qualité du divertissement offert à ces messieurs-dames du grand monde qui venaient se gausser. Je suis bien conscient qu’aucun de ces détails ne renforce la plausibilité de mon témoignage.L’atrocité de ma position défie presque tout résumé. On m’a enfermé il y a deux semaines après un incident qui s’est produit chez ma femme en présence de mon fils, Lucius. Je suis actuellement retenu en observation aux termes de l’article 2 de la loi de 1983 sur la santé mentale. D’après cet article, Leonora est mon parent le plus proche et a le droit de demander ma libération. Mais, aux yeux de Leonora, je suis mort depuis des mois. Tout ce qu’elle sait est qu’un complet inconnu a fait irruption chez elle, l’a sermonnée, avant d’affirmer les larmes aux yeux qu’il avait usurpé l’identité de son mari. Il ne fait guère de doute que, à sa place, j’aurais moi aussi appelé la police.Et, pourtant, là est le paradoxe. Alors que je ne suis plus moi-même, je ne me suis jamais autant senti moi-même. Aussi grandiloquent que cela puisse paraître, je me sens plus proche qu’à aucun autre moment de ma vie de percevoir la vérité de l’univers – la pénombre de sentiment sacré qui sonne le vrai. Qui constitue le vrai. Sans quoi nous ne sommes que de la chair et des os qui filent dans l’espace. Mono no aware, disent les Japonais. Ce sentiment sur les choses qui imprègne leur art d’une mélancolie stoïque, seule vraie réponse à la fugacité et à la beauté de notre existence. Oh, mes pauvres enfants. Quelqu’un s’est-il demandé pourquoi je savais comment ils s’appellent ? Combien de fois ces mains ont-elles baigné leurs jolies têtes ? Mais la force de l’habitude m’égare. Pas ces mains-ci, bien sûr. Pas une seule fois.Après qu’on m’eut informé que Hunter n’était pas encore arrivé, je m’assis et commandai une bouteille d’eau gazeuse. J’étais peu coutumier de l’étiquette des déjeuners d’affaires et légèrement nerveux à l’idée de passer tout le repas avec un parfait inconnu. Pour ne plus penser à ce qui m’attendait, je fouillai dans ma serviette, histoire de me changer les idées, et comme j’avais lu ad nauseam la majeure partie de ce qu’elle contenait, sortis l’échantillon de crème pour le visage.La crème était arrivée ce matin-là dans un colis adressé à l’ancienne occupante de notre maison de Southwest London. Elle était accompagnée d’une lettre d’un certain Dr Ricaud dont l’adresse était sur les Champs-Élysées. Le Dr Ricaud avait aussi joint un catalogue sur papier glacé de ses produits de beauté, tous fabriqués dans ses laboratoires1 des îles anglo-normandes. « Votre BEAUTÉ ne s’altère jamais, disait sa lettre. Votre peau défie le temps. » Les affirmations audacieuses du médecin étaient invérifiables, puisque la dame à qui elles s’adressaient était morte depuis quatorze ans. Son seul héritage sur cette terre était une urne en marbre près du crématorium de Streatham, l’odeur persistante de garde-manger humide dans la pièce qui était jadis son arrière-cuisine, ou des lettres du même type qui continuaient de lui proposer des offres sur les cosmétiques ou de l’informer qu’elle était l’heureuse gagnante d’un tirage au sort.
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