PREMIÈRES LIGNE #14
Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.
Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.
Je poursuit donc aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !
Et merci à Aurélia pour ce challenge.
PREMIÈRES LIGNE #14
Le livre présenté
Dans la brume écarlate de Nicolas Lebel

Dimanche 15 avril
23 h 41
Comme deux fantômes transis, elles se faisaient face dans la nuit.
— Non, je rentre, je suis crevée. Il est déjà minuit…
— C’est Jérémy qui va être déçu… ironisa Cathy.
Plantées sous un réverbère, les deux jeunes femmes se regardèrent et éclatèrent de rire en même temps.
— Il a mon numéro, conclut Lucie en se penchant pour faire la bise à son amie.
— Ça te changerait un peu les idées, non ? En ce moment…
Lucie baissa les yeux et ne répondit pas. Cathy se reprit :
— Excuse-moi… Laisse tomber. Tu appelles un taxi, hein ? Avec ce brouillard, tu ne rentres pas à pied, toute seule.
— Il y a une station à Voltaire. C’est à deux pas.
Cathy hésita puis se lança :
— Tu rentres directement, là ?
— Vous venez ? brailla Jérémy qui, avec les autres, s’impatientait déjà, un peu plus loin sur le trottoir du boulevard de Ménilmontant.
Les deux étudiantes se tournèrent vers lui. On distinguait à peine le groupe de copains qui les attendaient à une quinzaine de mètres. Le brouillard était si épais qu’il estompait les détails, les traits des visages, ne concédant à l’œil que des masses brutes et floues, des formes spectrales. Au-dessus des têtes, les lumières des réverbères se changeaient en boules de feu orangées et lointaines, soleils de minuit urbains qui déformaient les ombres arrachées à la nuit.
— J’arrive ! lança Cathy.
— Oui, oui, je rentre directement. Je suis crevée.
Cathy la dévisagea un temps et lui sourit.
— Bon, tu m’appelles dès que tu passes la porte… Ou tu m’envoies un texto ? OK ?
— Oui, maman ! Allez, file !
Cathy s’en alla rejoindre ses copains de fac. Lucie se mit en route dans l’autre sens. Elle les aimait bien, mais le traquenard pour lui faire rencontrer Jérémy lui avait paru un peu lourdaud. Pénible, même. Aujourd’hui on percevait encore le célibat d’une femme comme la dernière des tares, et chacun de ses proches s’ingéniait à proposer untel, l’ami d’amis, souvent Prince des Tocards ou Archiduc des Blaireaux, parce que à leurs yeux il valait mieux qu’une femme fût mal accompagnée que seule. Il en allait ainsi depuis la nuit des temps : la femme seule ne savait pas se tenir.
Au cours de la soirée, le pauvre Jérémy avait également deviné le complot qui se tramait. Il s’était débattu comme il avait pu pour briller un peu, pour justifier qu’on l’eût choisi lui pour elle, et pas un autre. Et chacun à la table avait certainement pris plaisir à les voir se chercher sans en avoir l’air, se sourire en baissant les yeux. Lucie n’avait pas la tête à cela. S’ils savaient…
Elle frissonna. Il ne faisait pourtant pas si froid en ce mois d’avril, mais l’hiver refusait de capituler ; une fraîcheur s’agrippait encore à Paris, lançant ses dernières forces dans un combat vain contre le printemps. Depuis deux jours s’était déposé sur la ville un brouillard laiteux qui buvait les lumières et ouatait les bruits. On n’y voyait goutte, mais Lucie continuait d’avancer d’un pas vif que rythmait le claquement de ses talons, perçant le frimas comme un petit bolide. Elle sursauta quand une voiture descendit soudain la rue de la Roquette, trace de vie dans la nuit cotonneuse qui l’entourait. Aussitôt, les feux arrière, rouges comme deux yeux démoniaques, s’évanouirent au loin. Lucie se dit qu’elle devait presser l’allure. Elle marchait déjà très vite. Une femme dans la nuit. C’est alors qu’elle sentit une présence dans le brouillard. Ses yeux s’écarquillèrent malgré elle, mais elle ne voyait rien ni personne. Y avait-il quelqu’un avec elle dans cette brume opaque ? Quelqu’un qui la suivait ? Quelqu’un qui l’observait ? Elle s’arrêta tout à coup pour écouter. Les yeux grands ouverts, les oreilles à l’affût, la bouche bée, elle tenta de sonder la nuit. Le silence était compact, poisseux. L’air froid lui piquait la langue et lui brûlait la gorge quand le brouillard s’immisçait en elle. Elle tourna sur elle-même lentement, et d’une voix tremblante, appela :
— Il y a quelqu’un ?
Il n’y eut pas un bruit dans la rue désolée, dans la ville morte, et pourtant elle sut que quelqu’un, quelque chose était là, qui l’épiait, vorace ou concupiscent, avide, alors son cœur détona et elle se mit à courir, son haleine se mêlant à la brume épaisse qui accrochait son corps, ses vêtements, ses cheveux, qui collait à sa vie, la freinait, l’empêchait de fuir ce cauchemar éveillé. Elle hurla dans sa course impossible, car quelqu’un, quelque chose était là qui la talonnait, s’enivrait de sa terreur, en voulait à sa vie. Lucie percuta un arbre surgi du brouillard, perdit une chaussure et tomba au sol, hébétée, s’empêtra un instant dans les ombres osseuses des ramures noires, se releva, reprit sa fuite aveugle, des larmes dans les yeux, traversa une ruelle en piaulant à l’aide, boitant sur son pied nu, trouva un hall d’immeuble, une porte fermée, des rangées de boutons d’Interphone, lueurs dans la nuit, pressés du plat de sa main écorchée, des anonymes qui décrochèrent mais n’entendirent que le cri aigu et lointain d’une femme avalée par le brouillard.
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Les petit + de A vos crimes
Demain et les jours suivant nous vous donnerons la possibilité se lire le début de ce magnifique roman.
Alors à tout de suite pour : « Et si on lisait le début »