PREMIÈRES LIGNE #18

PREMIÈRES LIGNE # 18


Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Bon aujourd’hui ce sera un lundi….Et pardon pour le retard, vous savez ce que c’est, la course au temps.

Donc …

Je poursuit aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

PREMIÈRES LIGNE #18

le livre présenté

Sur le toit de l’enfer de Ilaria Tuti

traduit de l’italien par Johan-Frédérik Hel-Gued

Autriche, 1978

UNE LÉGENDE PESAIT SUR CET ENDROIT. De celles qui s’accrochent aux lieux, comme une odeur persistante. On racontait qu’en plein automne, avant que les pluies ne se transforment en neige, le lac de montagne relâchait de sinistres exhalaisons.

Elles s’échappaient de l’eau comme de la vapeur et remontaient les pentes avec la brume matinale, aux heures où le ciel se reflétait dans le bief. C’était le paradis qui se reflétait dans l’enfer.

On pouvait alors entendre des sifflements, comme de longs hululements, envelopper l’édifice datant de la fin du XIXe siècle, sur la rive est.

L’École. C’était ainsi qu’ils l’appelaient, en bas, au village, mais au fil des époques ces murs avaient plusieurs fois changé de destination et de nom : résidence de chasse impériale, Kommandantur nazie, sanatorium pour enfants tuberculeux.

Aujourd’hui, dans les couloirs, il n’y avait plus que le silence et des murs décrépis, des stucs décolorés et les échos de bruits de pas solitaires. Et puis, en novembre, ces hululements qui surgissaient du brouillard et glissaient le long des fenêtres des étages supérieurs, jusqu’au toit à versants miroitant de givre.

Mais ces légendes ne s’adressaient qu’aux enfants et aux vieillards mélancoliques, à des cœurs trop tendres. Agnes Braun le savait bien. Elle avait élu domicile à l’École depuis trop longtemps pour se laisser impressionner par un gargouillement nocturne. Elle connaissait le craquement de chaque poutre, le grincement de chacun des tuyaux rouillés qui couraient à l’intérieur des murs, même si désormais les étages étaient en majorité fermés et les portes des salles barrées de planches clouées.

Depuis que le bâtiment était devenu un orphelinat, les subventions étatiques étaient de plus en plus comptées et aucun bailleur de fonds privé ne s’était proposé de verser la moindre somme.

Agnes traversa la cuisine située en entresol, entre les garde-manger et la buanderie. Elle poussait devant elle un chariot, le manœuvrait entre les récipients qui, d’ici quelques heures, relâcheraient des nuages de vapeurs graisseuses. Elle était seule, à cette heure qui n’était pas la nuit et pas encore le jour non plus. Ne lui tenaient compagnie que l’ombre furtive d’un rat et les silhouettes des carcasses mises à faisander, suspendues dans l’ancienne chambre froide.

Elle entra dans le monte-charge pour rejoindre le premier étage, l’aile dont elle était responsable. Depuis quelque temps, cette responsabilité suscitait en elle un trouble sans nom, comme l’abcès d’un malaise latent qui refusait de crever.

Le monte-charge grinça sous son poids et sous celui du chariot. La cage s’ébranla, entama sa montée, s’arrêta au bout de quelques mètres avec une grosse secousse. Elle ouvrit la grille métallique. Le couloir du premier étage traçait un long ruban de couleur d’un bleu poussiéreux, taché d’humidité et ponctué sur un côté de grandes fenêtres à petits carreaux.

Un volet battait à intervalles réguliers. Elle lâcha son chariot pour aller le bloquer. La vitre était froide et embuée. Elle l’essuya d’une main, y dessinant une sorte de hublot. L’aube éclairait peu à peu le village, en bas dans la vallée. Les toits des maisons étaient comme autant de minuscules dominos couleur de plomb. Plus en hauteur, à mille sept cents mètres au-dessus du niveau de la mer, entre le village et l’École, l’étendue immobile du lac se colorait de rose entre les bancs de brume. Le ciel était clair, mais Agnes savait que le soleil ne réchaufferait pas la clairière escarpée. Le matin en se réveillant, elle avait posé un pied hors du lit et s’était sentie assaillie par la migraine : c’est ainsi qu’elle devinait le temps qu’il allait faire dans la journée.

Le brouillard montait, absorbant toute chose : la lumière, les sons, et même les odeurs s’imprégnaient de cette lymphe stagnante, qui sentait l’os. Et des lamentations s’élevaient de ces volutes vaporeuses qui semblaient prendre vie en s’accrochant à l’herbe brûlée par le gel.

La respiration des morts, songea-t-elle.

C’était le vent, le buran, qui soufflait violemment du nord-est. Échappé des steppes lointaines, il avait parcouru des milliers de kilomètres pour finalement s’enfoncer dans le couloir de cette vallée en grondant contre les berges du fleuve, en lisière de la forêt, se répercuter contre les francs-bords alluviaux et ressurgir en sifflant avant de se fracasser sur la paroi rocheuse.

Ce n’est que le vent, se répéta-t-elle.

L’horloge à balancier de l’entrée sonna six coups. Elle allait être en retard, mais Agnes ne bougea pas. Elle temporisait, elle le savait. Et elle savait aussi pourquoi.

De la suggestion mentale, se dit-elle. Ce n’est que de la suggestion mentale.

Ses mains se refermèrent autour de la barre d’acier de la table roulante. Quand elle se décida enfin à s’avancer de quelques pas vers la porte du fond du couloir, les récipients tintèrent.

Le Nid.

Une pensée soudaine lui noua le ventre : c’était vraiment un nid. Voilà ce que c’était devenu, ces dernières semaines. L’endroit débordait d’une activité intense, mystérieuse. Comme un insecte industrieux, il préparait sa mue. Agnes en avait la certitude, même si elle n’aurait su expliquer ce qui se tramait dans cette salle. Elle n’en avait parlé à personne, pas même avec le directeur : il l’aurait prise pour une folle.

Elle plongea la main dans la poche de son uniforme. Ses doigts effleurèrent le tissu rêche de la cagoule. Elle la sortit et se l’enfila sur le visage. Une fine résille protégeait aussi les yeux, voilant le monde extérieur. C’était le règlement.

Elle entra.

La salle était immergée dans le silence. Quelques braises achevaient de se consumer dans le gros poêle en fonte à côté de l’entrée, qui dispensait une tiédeur agréable. Il y avait quarante emplacements, alignés en quatre rangées de dix. Aucun nom sur les plaquettes d’identité, rien que des chiffres.

On n’entendait ni pleurs ni suppliques. Il lui aurait suffi de regarder, et elle savait ce qu’elle aurait vu : des yeux inexpressifs, éteints.

À tous les emplacements, sauf un.

Maintenant qu’elle s’était habituée au silence, elle pouvait l’entendre : il gigotait là-bas dans le fond, il prenait des forces. Il se préparait. À quoi, elle n’aurait su le dire. Peut-être était-elle vraiment folle.

Un pas après l’autre, elle s’approcha de l’emplacement no 39.

Contrairement aux autres, ce patient palpitait de vie. Ses yeux, si particuliers, si vifs, aux aguets, suivaient ses moindres mouvements. Agnes comprit qu’il cherchait son regard derrière la résille de la coiffe. Gênée, elle détourna la tête. Le sujet no 39 avait conscience de sa présence, et pourtant, il n’aurait pas dû.

Elle vérifia qu’aucun garçon de salle ne se montre à la porte et pointa le doigt. Le sujet mordit, serra la chair entre ses gencives, avec force. Dans ces yeux-là, elle vit un regard différent : un regard de possédé. Elle recula en lâchant un juron et une brève lamentation nerveuse s’échappa des lèvres du sujet.

Voilà sa vraie nature, se dit-elle. Carnivore.

Ce qui se produisit l’instant d’après la convainquit qu’elle ne pouvait plus garder certaines pensées pour elle.

Les sujets voisins du no 39 avaient cessé d’être muets. Leur respiration était plus agitée, comme s’ils répondaient à un appel. Le Nid frémissait.

Enfin, tout cela n’était peut-être que suggestion mentale.



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Auteur : Collectif Polar : chronique de nuit

Simple bibliothécaire férue de toutes les littératures policières et de l'imaginaire.

3 réflexions sur « PREMIÈRES LIGNE #18 »

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