De mort lente de Michaël Mention, lecture 5

De mort lente de Michaël Mention, lecture 5

Et si on lisait le début

Voilà la suite de votre lecture du début de ce super bouquin qui a été un pur coup de coeur pour moi.

De mort lente de Michaël Mention

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

6

16 mai 2010

Dimanche serein chez les Fournier.

Tandis que Vincennes se promène en famille, ici, au cours Marigny, on profite de sa solitude. Au deuxième étage de leur maison, Catherine – l’épouse de Philippe – s’affaire dans son atelier. Nouveau projet, nouveau costume. Cette fois, c’est une robe à plis Watteau pour l’Opéra Garnier. Assise à son bureau, Catherine ajuste ses lunettes et examine son stock de rubans pour trouver celui qui viendra orner le corsage.

Dans le jardin, Philippe lit un Jim Thompson, allongé sur le transat. Avant, il lisait des thrillers à base de complots – Le Secret de…, La Confrérie des… – jusqu’à ce qu’il en ait marre. Sur le conseil de son libraire, il s’est mis au roman noir et, depuis, il ne lit plus que ça. Enfin une littérature où la gravité ne se prend pas au sérieux.

Bref, un dimanche comme un autre pour Catherine et Philippe. Vingt-quatre ans d’amour. Sortir quand on peut, se voir quand on veut : le secret de leur longévité. Ils se retrouveront vers 17 heures pour un apéro, puis cuisineront ensemble un sauté de veau. Philippe avale une gorgée de Martini, poursuit sa lecture, quand son téléphone vibre sur la table. Il lorgne l’écran et, au prénom affiché, sourit.

— Allô ! Richard ?

— Bonjour. Je vous dérange ?

— Jamais. Comment allez-vous ?

— Ma foi, on fait aller. Et vous ?

— Ça va, je me détends avant la reprise. Vous êtes à Paris ?

— Non, chez moi. Navré de vous appeler en plein week-end.

— Pas de souci.

Philippe corne la page, pose le livre. À droite, là-bas, la voisine sort de son garage avec des cisailles.

— Alors ? Quand revenez-vous ? Catherine a hâte de vous revoir.

— Hélas, je suis très pris. Je prépare un colloque sur les troubles autistiques pour redorer quelques blasons. Essayer, du moins.

— Wakefield ?

— Oui. Une sale affaire, vraiment. Nous n’avons pas fini d’en entendre parler.

— Je le crains. Et la Commission ? Le groupe d’experts ?

— La première réunion est prévue en fin d’année. Toutefois, l’un de nous a eu un imprévu et a dû se retirer. C’est pour ça que je vous appelle.

— Vous… vous voulez que je le remplace ?

— Il nous manque un biochimiste et vos travaux seraient essentiels pour nous.

— C’est que… les perturbateurs endocriniens ne sont pas ma spécialité.

— Allons, vous avez toutes les compétences requises.

Philippe se redresse. Au loin, la voisine taille ses haies, lui adresse un sourire entre deux « tchac ». Il la salue d’une main levée, puis enchaîne :

— Richard, je vous remercie pour votre proposition, mais…

— C’est celle de la Commission. Je n’ai fait que vous recommander.

— Merci… C’est comme ça qu’ils recrutent ? Ils n’ont pas leurs propres experts ?

— Vous savez, la Commission est une structure comme une autre. Elle a des locaux, des écrans, mais elle manque d’effectifs. Si nécessaire, elle sollicite à l’extérieur et ce n’est pas plus mal, ça peut rafraîchir les débats. C’est pourquoi j’ai pensé à vous.

— Écoutez, j’apprécie vraiment, mais…

— Je comprends votre hésitation, j’ai eu la même. Il est vrai que nous n’aurons pas droit à l’erreur. De notre travail dépendront la santé et l’économie de l’Union.

— Je vois. Si on protège trop, ça coûtera cher, et si on ne protège pas assez, ça nuira à des millions de gens.

— Voilà. À nous d’être rigoureux sans sous-estimer les coûts.

— Depuis quand la science s’intéresse au fric ?

— Depuis que « le fric » s’intéresse à elle.

— Mm…

— Vous pouvez refuser, bien évidemment. Je ne vous en tiendrai pas rigueur.

La voix fait place à un son infime, celui d’une inspiration. Bouffée de tabac. Soixante ans de tabagisme, et le Dr Richard Delaubry est encore là, sans cancer ni AVC. La voisine poursuit son « tchac-tchac » irritant, alors Philippe s’éloigne.

— Ce serait pour combien de temps ?

— Nous devrons statuer au plus tard fin 2013.

— Trois ans ? Désolé, je ne peux…

— Ce n’est qu’une échéance pour rassurer les ONG. Vu l’enjeu, ce sera bouclé en moins de deux ans, à raison d’une réunion par trimestre. Ce serait envisageable ?

— Je ne sais pas… Ça me paraît peu compatible avec mon agenda.

— Nous avons tous nos impératifs. Toutefois, je vous rappelle que Bruxelles n’est qu’à une heure de train. Philippe, je ne suis pas du genre à insister, mais il en va de la santé de millions de gens. De notre santé et de celle de nos proches.

— Je sais.

— Et puis ce serait une formidable opportunité pour vous. Enfin, à vous de voir. Désolé, mais je vais devoir vous laisser. Voyez ce qui est possible et rappelez-moi.

— J’ai jusqu’à quand ?

— Dimanche prochain.

— D’accord. Bon… merci pour votre appel.

— Allez, bonne journée ! Et réfléchissez posément, ne vous mettez pas martel en tête !

« Martel en tête. » Il n’y a que son mentor pour employer encore une telle expression au XXIe siècle. Philippe repose son téléphone, songeur.

(Wakefield)

Il vide son verre de Martini en pensant à l’Europe, aux perturbateurs endocriniens, à son épouse, qu’il imagine concentrée sur ses costumes. Dans ce monde où l’on tue, où l’on viole, où l’on empoisonne des populations pour quelques dollars de plus, il y a encore des gens qui se préoccupent des nuances de rubans satinés. Dernière gorgée, et Philippe regagne sa maison. Il traverse le salon, s’arrête au pied de l’escalier.

— Chérie !

— Quoi ?

— T’as deux minutes ?

De mort lente de Michaël Mention, lecture 4

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Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

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5

3 mars 2010

« Édition spéciale consacrée à la tempête Xynthia. Rappelons que quarante-sept personnes sont décédées et que huit cent mille foyers sont privés d’électricité. Un bilan que le Premier ministre François Fillon a qualifié de “catastrophe nationale”. »

— C’est eux, la catastrophe nationale !

— Chéri…

— Mais c’est vrai ! Ils fliquent les chômeurs, ils assèchent les hôpitaux et ils veulent nous faire bosser jusqu’à ce qu’on crève ! Ils arrêtent pas de nous entuber !

— Chéri, s’il te plaît !

Marie lui désigne leur fils, à l’extrémité du salon, sur son tapis de jeu. Léonard, 3 ans, désormais passionné par les puzzles. Et ce qui devait arriver se produit :

— Papa ? C’est quoi, « entuber » ?

Marie fusille Nabil du regard.

— Hein, papa ? C’est quoi ?

— C’est rien.

Nabil éteint la télé. Il rejoint son fils – « Alors ? Ce puzzle, ça avance ? » – et Léonard lui montre fièrement où il en est. Être parents ou l’art de la diversion. Marie regagne la cuisine. Son homme a plié le linge, alors c’est à elle que revient la pâte à crêpe. Elle s’y attelle tandis que Nabil complète le puzzle avec leur fils. Instant de partage, où chaque pièce ajoutée est une victoire pour l’enfant. En ce moment, il en a besoin, quelque peu fragilisé par l’étape « maternelle ». Les règles, la collectivité, tout ça lui échappe encore, mais ça viendra. Tout vient.

Le puzzle terminé, son père et lui le défont aussitôt. Ils mélangent les pièces quand survient un vacarme assourdissant. Nabil et Léonard sursautent.

— Chérie ???

Nabil s’élance vers la cuisine. Choc. Au sol, assiettes brisées. Et Marie, étalée sur le dos, les yeux mi-clos. Il s’accroupit auprès d’elle.

— CHÉRIE ! OH !

Léonard arrive à son tour et se fige, choqué, en découvrant sa mère. Marie reprend ses esprits. Elle se rétablit, fébrile, s’assoit sur une chaise. Son fils se blottit contre elle.

— Maman ! Ça va ?

— Oui…

— Non, ça va pas ! s’emporte Nabil, ça t’arrive de plus en plus !

— Je suis crevée, c’est tout… faut que je dorme…

— C’est ce que tu fais depuis des mois ! Il faut que t’ailles consulter !

— Crie pas, s’il te plaît… Allez, viens là…

Nabil la fixe avec inquiétude. Il se contient, puis se décide à l’enlacer tendrement, comme leur fils.

De mort lente de Michaël Mention, lecture 3

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Chapitre 1

Chapitre 2

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4

18 janvier 2010

Un vrombissement, puis trois autres, et la machine Paris se remet à turbiner. D’une rive à l’autre, de Montparnasse à Barbès, la capitale s’active. Voitures. Camions. Bus. Scooters. Vélos. Piétons. Pressés d’être pressés, les rouages s’emballent.

« Wolf city! »

Frénésie démentielle, matrice de stress, qui s’aggravera tout au long de la journée entre rentabilité et chefs tyranniques. Pour l’heure, on fonce, d’avenue en couloir du métro. C’est là, dans ces entrailles de béton, que la bête est la plus féroce.

« Wolf city! »

Dans le tourbillon, un homme et son attaché-case : Philippe Fournier, 57 ans, biochimiste, directeur de recherche au CNRS, membre de l’Académie nationale de médecine, consultant pour Le Monde. Élégant, concentré sur son smartphone et Amon Düül II – « Wolf city! » Le son des seventies, c’est tout ce que Philippe a gardé de sa jeunesse. Le reste s’est depuis dilué dans son ascension sociale, ses responsabilités.

Encore quelques pas, et il sort de la station Hôtel de Ville. Happé par l’hiver, il boutonne le col de son manteau, traverse l’esplanade. Direction Paris-6, où il donnera bientôt son cours de biophysique. Vingt minutes de marche pour garder la forme. À son âge, si l’on ne fait pas un peu d’exercice, on a vite fait de rouiller.

Philippe se mêle aux quidams, arpente le pont et s’arrête à mi-chemin, s’autorisant quelques secondes de contemplation. Qu’elle est belle, cette vue.

Plus tard,

Amphithéâtre A.

— Quant aux constantes de précipitation, elles dépendent du pH des masses océaniques et de la pression partielle de CO2 dans l’atmosphère. Les carbonates constituent une réserve naturelle majeure pour le CO2 produit par l’activité humaine.

— Monsieur !

— Mm ?

— C’est pour ça qu’ils sont si importants ?

— Allons, ne vous méprenez pas. Loana, le nouvel iPhone, la coupe de cheveux de Ronaldo… ça, c’est important.

Dans l’assistance, on pouffe. Philippe, le prof qu’on aurait tous aimé avoir : un pédagogue à tendance « vieux con sympa », ce qui lui permet de rester proche de ses étudiants. Et, surtout, de lui-même.

— Bon… c’est bientôt fini. Alors, plutôt que d’être coupé, on arrête là. Bonne journée.

Tous rangent leurs affaires, puis facebookent en descendant les marches. Il le sait, un tiers d’entre eux abandonnera en cours d’année. Les autres seront pharmaciens ou chimistes, avant de vieillir au conseil scientifique d’une boîte comme Bouygues. La salle se vide et Philippe croise le regard de Leslie, son étudiante la plus assidue. Elle lui sourit. Cette jolie Leslie Martineau, qu’il aurait aimé séduire s’il avait eu trente ans de moins. Mallette, manteau, et le voilà dans le couloir grouillant d’élèves.

— Philippe !

Deux confrères de l’Institut Pasteur le rejoignent :

— On déjeune ensemble ?

— Désolé, mais j’ai un rendez-vous.

13 heures passées.

Quartier Odéon.

Comme tous les jours, Le Bouillon des Colonies fait salle comble, on y mange très bien pour pas cher. La preuve, son assiette Afrique-Orient n’est qu’à 8 euros alors qu’elle propose des délices – confit de poivrons, purée de fèves au citron vert, puis ce bœuf saté que Philippe termine en ce moment même. Seul, loin du blabla de ses confrères. La loi Pécresse, la fusion des universités… Tout ça est intéressant, mais, pour un homme aussi sollicité que lui, la tranquillité est un luxe qu’il faut savoir saisir. Il interpelle le serveur.

— Oui, monsieur ?

— Un expresso, avec l’addition.

Le jeune homme débarrasse la table. Philippe sort son smartphone et parcourt son agenda. Labo. Cours. Conférences. Articles à rédiger. L’un sur les maladies infectieuses, l’autre sur l’endométriose et l’infertilité féminine. Un sujet qui lui tient à cœur, mais pas autant qu’à son épouse. Il surfe ensuite sur YouTube, regarde un sketch des Monty Python, amusé, nostalgique d’une époque si lointaine qu’il lui semble l’avoir rêvée. Il repose son téléphone… et se fige. Dehors, sur le trottoir d’en face, trois hommes.

Un, surtout.

Âgé, barbu, élégant, une cigarette à la main.

Philippe se précipite à sa rencontre – « Richard ! » – et le trio se retourne. Le vieux sourit. Richard Delaubry, 82 ans, endocrinologue, chef de service aux Hôpitaux universitaires de Genève, ancien président du Conseil supérieur d’hygiène publique de France. Richard salue les deux autres, qui s’éloignent, et traverse la rue.

— Philippe ! Ça alors !

Poignée de main et tape dans le dos, fraternelle. Deux ans qu’ils ne s’étaient pas vus, depuis l’enterrement de la femme de Richard. Celui-ci, tout sourire :

— Comment allez-vous ?

— Bien. Vous avez l’air en pleine forme.

— L’air de Genève y est pour beaucoup.

— Vous avez le temps d’en profiter ?

— Entre deux conférences. Que faites-vous ici ?

— Je mange… « entre deux conférences ».

Ils échangent un sourire complice ; vingt ans de respect mutuel. Ces deux-là se sont rencontrés au CNRS, lorsque Philippe a intégré l’Institut des sciences biologiques, à l’époque dirigé par Richard. L’entente a été immédiate et, au fil du temps, l’éminent directeur est devenu un mentor, puis un ami. Richard Delaubry ou la vieillesse bien négociée. Ses cheveux argentés. Sa prestance de châtelain. Son regard malicieux à la Jean d’Ormesson, dont il partage l’érudition et la fausse humilité.

— J’allais prendre un café, dit Philippe. Ça vous dit ?

— Avec plaisir, mais en vitesse. On m’attend.

— Étudiants ?

— Hitchcock. Le Linder fait une rétrospective.

Philippe retourne à l’intérieur. L’autre écrase sa cigarette et le rejoint à sa table. Un deuxième café est commandé, puis le vieil homme balade son regard.

— Agréable, ici. Je ne connaissais pas.

— C’est mon QG, quand j’ai le temps. Alors, quoi de neuf ?

— Beaucoup de choses. On commence par quoi ? Sarkozy ? Obama ?

— Oh non, pitié…

— Tout de même, Obama et son prix Nobel… il vient à peine d’être élu.

— Bah, c’est pour le symbole.

— Hélas, il n’y a plus que ça, aujourd’hui. « Chavez, l’anti-impérialiste », « Jamel, l’espoir des banlieues »… L’image a supplanté le réel.

— Et nous ? De quoi sommes-nous le symbole ?

— Nous, c’est différent, vous le savez bien. Les scientifiques sont les nouveaux dieux, vénérés et redoutés.

Le deuxième café arrive. Richard remercie le serveur, vide sa sucrette de moitié et la dépose délicatement. Gestes lents, quasi déconstruits. Si Philippe ne le connaissait pas, il y verrait un doyen bientôt grabataire. Pourtant, Richard est l’un des scientifiques les plus respectés, l’un des rares à avoir eu l’honneur de représenter la France au prestigieux UNSCEAR1. Richard avale une gorgée, parle d’Hitchcock, du film qu’il va revoir « pour la centième fois, sans doute », et Philippe enchaîne :

— Mon préféré, c’est Psychose… avec L’Homme qui en savait trop.

— Et Sueurs froides ?

— Il a pris un coup de vieux.

— Il n’est pas le seul, dit Richard. Et comment va votre épouse ?

— Toujours dans ses costumes. Elle enchaîne les films, les spectacles. Et vous ?

— Depuis la mort de Jane, je m’occupe. Cours, colloques, rien de nouveau… Enfin, si, j’ai été sollicité par la Commission européenne. Ils avaient besoin d’un expert.

— Pour ?

— Le règlement pesticides. La DG Environnement compte sur moi et quelques autres pour encadrer les perturbateurs endocriniens.

— Vaste sujet.

— Et gros enjeux. Les industriels sont sur le pied de guerre.

— J’imagine. Que devrez-vous faire ?

— La Commission veut une réglementation. Nous devrons statuer sur une définition des perturbateurs afin qu’elle réfléchisse aux modes de détection.

— Mm… que pensez-vous de tout ça ?

— Il est trop tôt pour affirmer quoi que ce soit, mais il est clair que certains composés parasitent la transmission d’hormones. Les travaux de Demeneix l’ont bien montré.

— Demeneix et les autres. Nous sommes de plus en plus nombreux à nous inquiéter.

— La stérilité, les cancers sont faciles à détecter, mais les atteintes à l’intellect… sans compter que les effets sont variables d’un individu à l’autre. C’est le cœur du problème, et le manque de recul n’arrange rien.

— Concernant le bisphénol A, les dangers sont avérés.

— Tout le monde n’est pas de cet avis…

Ils échangent un sourire amer. L’European Control Agency, chargée de la sécurité des aliments. Selon elle, aucune étude valable n’a permis de reconsidérer la dose journalière admissible de bisphénol A – fixée à 0,05 mg/kg de masse corporelle – alors que des effets ont été observés chez les animaux et chez les humains, notamment avec une sensibilité accrue au cancer du sein. Philippe, consterné :

— « Dose admissible »… Ils nous prennent vraiment pour des cons.

— Ce n’est pas nouveau.

— Vous commencez quand ?

— En novembre. Ce sera ardu face au lobby, mais la santé n’est pas négociable. Bref, c’est l’occasion pour moi de servir à quelque chose… une dernière fois.

Richard consulte sa montre, boit son café, et les retrouvailles s’achèvent comme elles ont débuté, sur le trottoir. Ils promettent de se revoir, puis Philippe évoque un futur dîner en compagnie de son épouse. « Avec plaisir ! » dit le vieil homme, avant de repartir. Philippe le regarde s’éloigner et se dit que, s’il n’avait pas eu un autre cours à donner, il serait bien allé au cinéma avec lui. C’est un bon film, L’Étau.


1. United Nations Scientific Committee on the Effects of Atomic Radiations : organisme des Nations unies chargé de faire régulièrement le bilan des connaissances scientifiques sur les effets sanitaires de la radioactivité.

De mort lente de Michaël Mention, lecture 2

Et si on lisait le début

Avant-Hier dans « Première Ligne 31 » je vous proposait le premier chapitre d’un bouquin que j’ai adoré.

Hier dans « Et si lisait le début » je vous donnais à lire le chapitre 2.

Aujourd’hui j’en rajoute un peu pour vous donnez envie de découvrir ce super bouquin

Une sacrée découverte, un énorme coup de cœur

Aujourd’hui et dans le jour suivant je vous propose les chapitres suivants.

Le livre :

De mort lente de Michaël Mention

3

7 octobre 2009

Marie, une femme d’aujourd’hui au charme d’antan. Plus Nabil la regarde, plus elle lui semble échappée d’un film de Sautet. Marie, la simplicité élevée au rang de grâce. Si naturelle, si délicate, qu’elle réhabilite le quotidien, même les virées au supermarché. Comme toujours, chacun son rôle : Nabil pousse le caddie, Marie le remplit et leur fils s’agite sur le siège.

— Maman, c’est quoi, ça ?

— Des produits.

— C’est quoi ?

— On s’en sert pour faire le ménage. Touche pas.

— C’est quoi ?

— Léo, arrête de toucher.

— C’est quoi ? Papa, c’est quoi ?

Marie se rend dans un rayon. Nabil se penche vers leur fils :

— Tu veux savoir ce que c’est ?

— Oui !

— Eh bien, c’est… c’est… c’est un gros bisou !

Il l’embrasse très fort dans le cou. L’enfant se tortille et chatouille son père, qui éclate de rire. Un rire forcé, mais qu’importe, certains mensonges sont salutaires. Tous les moyens sont bons pour apaiser Léonard, perturbé depuis un mois, et pour cause : il est passé de la couche au pot et de la crèche à la maternelle. Deux transitions majeures, qu’il fait payer malgré lui à ses parents. Surtout à Marie. « Non ! », « Je veux pas ! »… En ce moment, la relation mère-fils est particulièrement rock’n’roll.

Heureusement, le calendrier de l’enfance est bien fichu puisque, après des mois de tensions, Nabil a désormais la cote auprès de son fils. Fort de son récent monopole, Nabil a donc hérité de plusieurs statuts – père adoré, médiateur écouté et amuseur en chef. Tandis qu’il recommence ses chatouilles, le rire de Léonard résonne dans le supermarché. Marie réapparaît avec trois paquets de pâtes.

— Eh ben, vous êtes déchaînés !

— C’est papa qu’a commencé !

Ils se mêlent aux clients, se dirigent vers les fruits et légumes, ce qui implique de dépasser le rayon multimédia. À l’entrée, sur un présentoir, l’intégrale Michael Jackson. Deux mois que le King of Pop est mort. Deux mois, déjà.

— Chéri, je me charge des légumes. Tu peux t’occuper du lait ?

— OK. Je reprends des yaourts ?

— Il nous en reste encore, mais…

Marie blêmit, vacille.

— Chérie ?

Elle perd l’équilibre, se retient au caddie. Léonard s’agite, inquiet. Nabil aide sa femme à se rétablir, puis lui caresse la joue :

— Ça va ?

— Oui… un vertige… C’est rien.

De mort lente de Michaël Mention, lecture 1

Et si on lisait le début

Hier dans Première Ligne 31 je vous proposait le premier chapitre d’un bouquin que j’ai adoré.

Une sacrée découverte, un énorme coup de cœur

Aujourd’hui et dans le jour suivant je vous propose les chapitres suivants.

Le livre :

De mort lente de Michaël Mention

2

26 juin 2009

Barcelone.

Midi.

32 °C.

Août n’est pas encore là que déjà la ville s’embrase. L’été catalan, un bonheur pour les jeunes et une épreuve pour les ouvriers. Quant aux touristes, ils transpirent entre deux sangrias. Ça tombe bien, ils sont venus pour ça. Et si la chaleur est vraiment insoutenable, de nombreux refuges s’offrent à eux : bars climatisés, musées climatisés, cinémas climatisés. L’occasion, peut-être, de voir Tom Cruise dans Walkyrie. Un Américain jouant un Allemand doublé en espagnol, ce doit être une drôle d’expérience.

Ici, dans ce quartier, les touristes ne verront pas le film. Car ici, il n’y a pas de cinémas, uniquement des hôtels de luxe, comme le Grand Catalonía Palace. Haut de vingt étages, ce bâtiment restauré du XIXe siècle est dominé par un vaste rooftop avec vue sur le parc de la Ciutadella. À l’ombre des parasols, trente personnes. Allemands, Anglais, Français, Espagnols, Italiens, mais aussi Américains, Russes et Chinois.

60 % hommes.

40 % femmes.

100 % experts de l’industrie chimique.

Une heure qu’ils sont là, avec leurs chemises et leurs notebooks. Autour du buffet, ça parle de la crise, de Clearstream, de ben Laden, toujours en cavale, des guerres en Irak et en Afghanistan… ces milliers de morts que l’on déplore, entre deux bouchées. Dans l’assistance, certains commencent à s’impatienter. Regardent leur montre. Reprennent un verre. Appellent leur conjoint pour avoir quelques nouvelles des enfants, lorsqu’un homme apparaît dans l’entrée. Il referme derrière lui, traverse la suite, pose son attaché-case sur la grande table, rejoint le groupe sur la terrasse.

— Désolé, mon vol a eu plus de retard que prévu.

— On connaît, dit une femme.

Il est italien, elle est allemande, mais ils parlent en anglais, comme tout le monde ici. L’homme retire ses Ray-Ban, les pend à son col et se mêle aux siens. Poignées de main fermes. Il se sert un verre de cava, un Français lui désigne le plateau de gambas.

— Servez-vous.

— Pas le temps. Je vois un client à 14 heures.

Il est pressé, alors tous éteignent leurs smartphones et se dirigent vers le salon. On laisse passer les femmes – courtoisie ou réflexe, on ne sait plus depuis longtemps – et le groupe s’installe autour de la table. Trente experts au service de l’ECIC, l’European Chemical Industry Council, le lobby le plus influent en Europe :

30 000 firmes.

45 millions de budget annuel.

550 milliards de chiffre d’affaires en 2008.

— Café ? intervient un Russe.

Dix-neuf mains se lèvent. Il commande par interphone, règle la climatisation – « OK, tout le monde ? » – et observe ses collaborateurs. À chaque visage, des milliards de bénéfices : Meyer (pesticides), SkinO (cosmétiques), BSR (médicaments), ExMo (pétrole) et autres tentacules incarnés par ces experts. Dans un film, ces gens seraient aux commandes d’un complot menaçant le monde, mais la réalité est bien plus glaçante. S’ils défendent des intérêts supérieurs, pour eux, ce n’est qu’un job.

Ils attendent, crispés.

Tous ligués contre un ennemi commun, la Commission européenne.

Avant, c’était cool, les pesticides circulaient en Europe sans le moindre contrôle. Puis le monde a changé, les consciences ont évolué, les législations aussi. D’abord, REACH en 2006, et maintenant le règlement pesticides. Objectif : contraindre les multinationales à fournir des infos sur leurs produits afin d’autoriser ou d’interdire leur commercialisation. Une menace sans précédent pour les géants de l’industrie.

— Désolé d’être aussi pressant, dit l’Italien, le vol a resserré mon planning.

— Pas de souci. Vous voulez commencer ?

L’homme acquiesce, ouvre son attaché-case, sort son paquet de Royale Menthol. Son PC ? Non. La réunion d’aujourd’hui sera cash, sans PowerPoint. Après tout, c’est l’été et il ne s’agit que d’un « atelier de réflexion ». L’Italien allume une cigarette.

— On attend beaucoup de nous, alors tâchons d’être efficaces. Comme vous le savez, malgré nos efforts, le règlement pesticides est passé.

— C’était prévisible, dit une femme.

— La poussée écolo… tout le monde s’y met, même les politiques.

— C’est la mode, que voulez-vous.

— Une mode qui va nous coûter cher. Très cher.

Échanges de regards. Contrariés, les Français, mais pas autant que les Allemands, qui ont de quoi flipper : 40 % de leurs produits risquent l’interdiction, ce qui anéantirait l’économie de leur pays. L’un d’eux lâche un soupir appuyé.

— Walt ? Vous voulez intervenir ?

— Je suis d’accord avec Linda, ce règlement va totalement changer la donne.

— À vous écouter, on croirait qu’il est déjà appliqué, et c’est loin d’être le cas.

— Ce n’est qu’une question de temps, on le sait tous.

— Le temps, c’est notre affaire. Que proposez-vous ?

— C’est compliqué. Je crois au principe de précaution, j’y crois pour ma famille, mais trop de précaution menace l’innovation. Déjà que le marché est rude…

— Et donc ?

— Il va falloir faire avec. S’aligner pour maintenir nos chiffres au maximum.

— Vous êtes sérieux ?

— Ce sera ça ou la fin du business.

Une voix émane de l’interphone – room service –, suivie de l’ouverture de la porte. Une rousse apparaît, en tablier et chignon, avec un chariot à roulettes. Cafés. Cuillères. Sucrettes. Serviettes brodées. Elle salue poliment, dirige le tout jusqu’à la table. On la remercie, on l’oublie avant même qu’elle soit ressortie, on fait passer les cafés de main en main, et l’attention se reporte sur Walt.

— Vous proposez donc d’accepter ce chantage ?

— De s’y adapter. Je préfère une baisse de bénéfices à un gouffre financier.

— Mais ce gouffre est là, à notre porte. Selon nos prévisions, l’interdiction de nos produits impactera l’économie mondiale de 65 milliards. 84 % de nos entreprises sont des PME, déjà asphyxiées par les réglementations. Là, ça leur portera le coup de grâce.

— Je sais…

— Et il y a la question humaine. Trois millions d’emplois dépendent de nous, soit trois millions de chômeurs en plus, sans compter tous les autres. Des gens avec des familles à nourrir. Des millions de citoyens sont condamnés par ce putain de règlement et la première idée qui vous vient, c’est qu’on baisse nos frocs ?

— Ce n’est pas ce que j’ai dit. Entre jouer le jeu et le subir, il y a une différence, une marge de manœuvre. Ils veulent des infos ? Ils les auront. Changeons les données, sacrifions nos produits les moins rentables pour privilégier les autres.

— Limiter la casse… c’est ça, votre solution ?

— Dans un premier temps. Faire tourner la boutique, tout en préparant notre riposte.

— Face à qui ? La Com’ ? Les ONG ?

— Un instant, voulez-vous !

L’un des Chinois, consultant pour la National Oil Company, au treizième rang du classement des cinq cents plus grandes entreprises mondiales selon le Financial Times.

— J’aimerais clarifier un point. Nous sommes tous soucieux de notre avenir et de celui de nos proches, alors il ne s’agit pas d’incriminer les ONG. Si nous sommes réunis aujourd’hui, c’est pour contrer ce qu’il faut bien qualifier d’« agitation alarmiste ».

— Hystérique.

— Elles défendent leur crémerie, on défend la nôtre. C’est de bonne guerre. Walt a évoqué notre marge de manœuvre et il a vu juste : dans quelle mesure pouvons-nous contourner ce délire « PE » ?

Deux lettres, et la pièce devient silence.

« PE », à savoir « perturbateurs endocriniens », l’enjeu de cette réunion. Quinze ans qu’industriels et ONG se déchirent autour d’une question : certains composés chimiques menacent-ils la santé publique ?

Pour les uns, non.

Pour les autres, oui.

Selon de nombreux scientifiques, des molécules présentes dans l’alimentation et le matériel du quotidien parasitent le système hormonal, causant des pathologies telles que l’infertilité, le diabète, le cancer. En première ligne, le bisphénol A, utilisé dans la fabrication de milliers d’objets tels que les biberons, les jouets, ou encore les boîtes de conserve. Jusqu’ici, les firmes pouvaient encore manœuvrer, mais là, ce règlement pourrait s’étendre à des millions de produits.

— Alors ?

— On est coincés. D’après eux, il y en aurait dans la quasi-totalité de nos productions.

— Des conneries.

— Pour nous, pas pour eux. Et ils ont de plus en plus de soutiens.

— On s’en fout. Ils accusent tel ou tel composé, mais c’est une question de combinaison, d’individu, d’environnement. C’est sur ces points qu’il faut travailler. Ils simplifient, alors complexifions. Gagnons du temps.

— Cette fois, ça va être dur… notre champ d’action est restreint.

Une main se lève. Celle d’une experte du groupe Meyer, leader sur le marché des pesticides en Europe. Un empire aux innombrables filiales, parmi lesquelles ChimTek, spécialisée dans le traitement de déchets.

— Chiara ?

— Nous pourrions exiger une étude d’impact, ça nous laisserait un an pour préparer un autre recours. La lenteur de la bureaucratie, c’est notre atout.

— Elle pourrait aussi se retourner contre nous. L’étude, c’est bien, mais on se la garde pour plus tard. Il nous faut autre chose.

— « Autre chose »… mais quoi ?

— Steve, c’est un atelier de réflexion. Alors, faites comme nous : réfléchissez.

— Et les ministres ? Si on leur file nos prévisions, ça les fera flipper.

— Les chiffres, ça ne fait pas tout. Il y a aussi le verbe.

L’intervention est celle d’un Français. Tous le regardent avaler une gorgée. Il repose sa tasse, essuie ses lèvres d’un geste précieux.

— On se pose les mauvaises questions. Le règlement ne pourra être appliqué qu’après l’évaluation des effets de nos produits. La voilà, notre marge de manœuvre.

— Où voulez-vous en venir ?

— Un règlement, ça cible quelque chose. Vous savez ce que c’est, un perturbateur endocrinien ? Moi, non. Et vous non plus. Une table, un café, on sait, mais les PE, ça reste flou. On saura ce que c’est, le monde entier le saura lorsque la Commission s’accordera sur une définition précise. Scientifique. Avec des critères.

— Donc, pas de critères, pas de législation, et pas d’interdictions.

— Voilà.

— Mais ils en ont, des critères. Mode d’action, irréversibilité, leurs conclusions seront implacables. Quand ils brandiront leurs pourcentages, leur taux de cancers…

— Oubliez les chiffres, putain ! Il faut jouer sur les mots. Ils parlent de « danger », on parlera de « risque ». Les mots, on leur fait dire ce qu’on veut.

— Mm… et que proposez-vous ?

PREMIÈRES LIGNE #31

PREMIÈRES LIGNE #31

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuit aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre du jour

Une sacrée découverte, un énorme coup de cœur

De mort lente de Michaël Mention

1

6 avril 2009,

Quelque part en France.

Obscurité.

Noire parenthèse, animée d’une lente respiration. L’angoisse, encore. Cette bête sauvage, monstre d’incertitudes, qui n’a que faire de la raison des hommes. Avec le temps, elle finira par s’incliner, apprivoisée, peut-être même dominée. Nabil le sait, des milliards d’autres avant lui sont passés par là.

En attendant, il subit, enfoncé dans le fauteuil, face à son fils : Léonard, deux ans et demi, endormi dans son lit. Nabil l’observe en pensant à ses parents. Qui lui manquent. Qui ont à peine connu leur petit-fils. Qui sont là, eux aussi, à contempler cet enfant. Sommeil serein, après une nouvelle nuit agitée. D’ordinaire, Nabil se lève, vient le réconforter et va se recoucher ; mais cette fois, il est resté.

Une heure qu’il veille, surveille, redoute. Depuis la naissance, tout va bien – son fils est rayonnant, sa femme, heureuse – et c’est précisément ce qui le tourmente, car ça va trop bien. Tant d’harmonie ; cet amour si viscéral qu’il exhume les peurs les plus ancestrales. Peur qu’il arrive quelque chose à Léo, peur des maladies, peur des accidents, peur du bonheur, peur d’y croire, peur du deuil, du vide, de cette folie qui lui embrase les tripes… quand les premiers gazouillis résonnent à l’extérieur. Nabil s’empare du biberon, encore tiède, et attend.

Bientôt, le réveil.

Très bientôt.

Maintenant, puisque la petite main se met à bouger. Léonard, réglé comme une horloge. Il s’étire, se recroqueville sous le drap, cligne des yeux.

— Mmmaman ?

— Bonjour, mon chéri.

Nabil s’assoit sur le lit, son fils se tourne – « Je veux maman ! » – et sanglote, alors câlin. Le premier de la journée, au cours duquel sa frustration s’atténue. Doux silence interrompu par Nokia, là-bas, suivi par le bruit d’une porte, puis d’un jet d’eau.

— C’est maman ?

— Oui, elle arrive.

Nabil le soulève, se rassoit dans le fauteuil et le biberon fait le reste. Cinq minutes de tendresse nourricière entre eux deux, lorsqu’elle les rejoint. Elle, c’est Marie : la trentaine cool, ex-motarde, fan de Bashung. Marie, si belle avec ses yeux en amande, ses cheveux bruns attachés, son chemisier d’assistante au centre culturel du village.

— Maman !

Un baiser pour l’un, plein de bisous pour l’autre. Léonard et sa mère, une planète où Nabil a parfois du mal à s’aventurer. Et encore, au début, c’était pire : tu veux un gamin, tu l’attends pendant neuf mois et, une fois qu’il est là, tu te coltines des pleurs et des couches pleines de merde. Bref, aucun retour sur investissement, jusqu’aux premiers « je t’aime, papa », bouleversants.

— Ça va, chéri ? Ça fait longtemps que t’es levé ?

— Non. Il dormait mal, alors…

— Maman, je veux un câlin !

Marie enlace son fils ; le moment pour Nabil de s’éclipser. Il quitte la chambre, traverse le salon en direction de son bureau. Six mètres carrés de confort avec ordinateur, chaise, cafetière, chaîne hi-fi et collection de CD. Un espace exigu mais cosy, où il peut jouer de la basse et fumer tranquille.

Porte fermée.

Café chaud.

Cigarette exquise.

Et RTL2, comme tous les matins. Aux premières notes, il reconnaît Justice. Genesis et son électro noir, si punk qu’il précipite le lever du jour. Assis en tailleur, Nabil regarde à travers la fenêtre, contemple l’aube, la forêt de cèdres. Panorama apaisant avec, pour seuls voisins, cette ferme abandonnée et cette usine, au loin.

Une bouffée de tabac, et son esprit divague, de cette maison où ils se sentent si bien au prêt LCL sur vingt-cinq ans, de son job de caissier aux clients chiants du supermarché. Il avale une gorgée, quand les rires de Léonard et de sa mère lui parviennent à travers la porte. Nabil sourit.

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Dans les jours qui suivent, il se peut que je vous donne à lire la suite…

PREMIÈRES LIGNE #30

PREMIÈRES LIGNE #30

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuit aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre du jour

Une sacrée découverte, un énorme coup de cœur

Persona : je sais qui tu es

de Maxime Girardeau

PREMIÈRES LIGNE #30

Il ouvrit les yeux.

Quelques secondes lui furent nécessaires pour sortir de la brume des barbituriques. Il cligna plusieurs fois des paupières, les écarquillant au maximum entre chaque battement, ses pupilles roulant de gauche à droite.

Le bois émit quelques bruits sourds, réaction aux coups portés par ses bras et ses jambes. Ils étaient presque inaudibles, amortis par l’eau et camouflés par les tremblements d’un train non loin.

Il geignait, la bouche pâteuse, toujours sans conscience parfaite de ce qui l’entourait.

Ses gémissements commençaient à former des mots presque intelligibles. Les bruits de frottement contre la paroi se faisaient plus forts, plus rapprochés. La révélation venait.

Tout en l’observant, je ne ressentais rien. Je cherchais au fond de mes tripes la plus petite sensation possible révélatrice de vie.

Rien.

Ils m’avaient tout pris. Lui. Comme les autres.

Une ablation totale.

12Il ne savait pas que je le regardais dans l’ombre, immobile, scrutant chacun de ses gestes, sondant son âme, cherchant la mienne.

Une ampoule poussiéreuse éclairait partiellement l’ensemble de la pièce. Elle pendait au milieu du plafond, au bout d’un câble électrique. Elle n’avait pas dû être utilisée depuis des années, oubliée, ainsi que cette pièce. Les évolutions du temps l’avaient fait disparaître des plans officiels.

J’avais choisi cet endroit, à la faveur de cette clarté encrassée, accentuant la lèpre qui s’était répandue sur les murs, année après année, décennie après décennie. Un siècle semblait s’être écoulé depuis qu’un être humain avait éteint cette lumière pour la dernière fois et refermé la porte derrière lui.

Il cria à l’aide.

Enfin.

Sa tête bougeait maintenant dans tous les sens, poussant son corps à se défaire de l’emprise. C’était impossible. Le tonneau de bois l’emprisonnait entièrement et j’avais entravé ses mains ainsi que ses pieds pour l’empêcher de se débattre.

La douleur s’affichait sur son visage. Son front se plissait. Des gouttes de sueur se formaient entre ses rides, puis coulaient sur sa peau. J’avais effectué de profondes entailles. J’avais pris soin qu’elles ne causent pas d’hémorragie, j’avais atteint la limite, j’y avais consacré du temps et tout le savoir-faire acquis par mes années au camp.

Je sais comment réveiller la névralgie du corps, comment en faire une vague qui submerge. Je connais la carte des nerfs. Lui, les découvrait, un à un, avec effroi. Il sentait pour la première fois la totalité de son être déverser un flot de souffrance.

Lui aussi était un cavalier de la violence, dans sa forme propre et cérébrale.

La mienne était plus rugueuse.

Cette fois, il hurla. Ses membres tambourinaient pour s’extraire du sarcophage. Seule sa tête, à l’air libre, essayait de comprendre.

Le moment était venu. Je sortis de l’ombre pour me présenter.

13— Écoute-moi.

Lorsqu’il me vit apparaître sous la lumière, il se figea, puis quelque chose naquit en lui. Son regard fut traversé d’un espoir, une étoile filant à travers une nuit noire. Il tenta de formuler des mots et des phrases, mais l’engourdissement causé par les barbituriques l’empêchait d’être intelligible. Ses mains tapaient le bois. Il se débattait pour survivre et conserver l’espérance.

Je m‘approchai jusqu’à n’être qu’à quelques centimètres de son visage. La puanteur l’imprégnait déjà.

— Calme-toi. Ta panique est inutile. Bientôt tu vas mourir et je vais te dire pourquoi.

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Le chant de nos filles de Deb Spera, lecture 2

Et si on lisait le début !

Le chant de nos filles

de Deb Spera

Hier et le jour d’avant je vous proposer de lire les premières lignes de ce fabuleux roman.

Aujourd’hui , je vous invite à lire la suite de ce livre magnifique de Deb Spera.

Je suis certaines qu’en lisant ces premiers extraits vous aurez comme moi très envie de lire la suite.

Le chant de nos filles

* * *

Il y a qu’une seule façon de tuer un alligator avec un fusil. Si on veut l’abattre vite fait, il faut viser derrière la tête, là où ça fait comme une bosse, à la jointure du dos et de la tête. Il faut passer derrière lui sans qu’il se rende compte de rien. Pas facile. Mon père a dit qu’un jour, il a vu un alligator dévorer un cerf qu’il pistait sur les berges du fleuve Edison. L’alligator a sauté hors de l’eau, il attrapé le cerf à la gorge et il l’a emporté au pays des morts. Aujourd’hui, je sais que c’était pas vrai – mon père a toujours adoré raconter des histoires à dormir debout. Il me l’a bien appris, aucun alligator n’irait se fatiguer à chasser une proie aussi méfiante qu’un cerf. Non, il préférera un cochon, un raton laveur ou même un lynx, mais les cerfs, c’est trop nerveux, ça détale trop vite. Si un alligator vous chope, c’est que vous êtes ou stupide ou paresseux et je ne suis ni l’un ni l’autre.

* * *

Berns donne du pain et du beurre aux filles ; après, il les envoie s’asseoir à l’ombre du saule dans le jardin pour qu’on puisse causer, et il me sert une tasse du café de ce matin. Il repose la cafetière sur le fourneau, me rejoint à la table de la cuisine et pousse le sucrier vers moi, mais je secoue la tête. Le sucré me reste sur l’estomac.

— T’as reçu ma lettre ?

— Alvin l’a brûlée avant que j’l’aie lue en entier, mais j’ai vu ce que t’as écrit à propos du travail à l’atelier de couture.

— Mrs Walker est morte, sa place est libre et sa maison est à louer. Dix dollars par mois.

— J’ai pas dix dollars, Berns.

— Tu les aurais si tu décrochais ce travail.

— Y a Alvin qui me cause du souci.

Berns regarde ses mains, ses jointures usées jusqu’à l’os, ou pas loin.

— Mais toi et ta famille, il s’en soucie pas, Alvin.

J’ai rien à répondre à ça, alors je me tais. Je bois mon café et je regarde mes filles par la fenêtre, là-dehors, dans le jardin. Mary, ma pauvre petite qui est malade, allongée la tête sur les genoux d’Alma. Edna qui n’arrête pas de parler – elle est bavarde comme une pie, celle-ci ! Lily reste assise de son côté. Elle tient de son père.

— Pourquoi il a cogné, cette fois-ci ?

Berns en a après moi, maintenant.

— Il était saoul.

— Il boit beaucoup, hein ?

— Comme s’il allait passer le reste de sa vie derrière les barreaux. Il veut que Lily aille vivre chez son père. Qu’elle lui serve de boniche quand il aura sa nouvelle chérie. Al dit qu’il peut pas refuser ça à son père. Alors moi j’ai dit non.

Berns se lève et va laver sa tasse dans l’évier. C’est un bon mari. C’est un bon mariage qu’ils ont, sa femme et lui. Marie a eu la fièvre des marais il y a deux ans. Elle a survécu, mais maintenant elle est infirme et marche avec une canne. N’empêche qu’elle se lève avant le soleil tous les jours et qu’elle fait les huit kilomètres à pied jusqu’à l’atelier de couture, en dehors de la ville, pour coudre des sacs à grains. Ils ont pas eu d’enfants, mais mon frère s’en fiche. Avoir un bébé, probable que ça la tuerait. Berns, c’est pas un homme comme les autres, mais c’est pas pour autant que les gens ont de la compassion pour lui.

— D’après Marie, Mrs Coles te donnerait le travail si tu lui demandes.

J’ouvre de grands yeux.

— Je peux pas me présenter chez les Coles dans l’état où je suis !

— Gert, on a déjà tout juste de quoi manger et on peut pas élever tes filles. Moi, j’y connais rien aux filles et Marie a pas l’énergie qu’y faut. Lily traîne avec le fils Barker. C’est un bon à rien, mais quand j’le dis à Lily, elle me répond que je suis pas son père et qu’elle a pas à m’écouter.

— Je vais lui parler.

— C’est pas la question, Gertrude. Elle a raison, je suis pas son père et Marie n’est pas sa mère. Elles ont besoin de toi, ces filles.

Je pose ma tête sur mes bras pour trouver un peu de paix, rien qu’une minute. Berns pousse un gros soupir, il recule sa chaise et se lève.

— Je garde Alma. Je peux pas faire plus. Je vois pas comment je m’occuperais d’une petite malade, Gert. C’est tout juste si j’arrive à veiller sur celles qui sont bien portantes. Faut que t’ailles t’expliquer avec Alvin.

Avant d’aller terminer sa journée de travail dehors, il me dit d’emmener Mary chez le docteur et referme la porte derrière lui. Le silence retombe dans la cuisine. Dans le temps, ma mère s’asseyait sur le canapé, elle mettait ma tête sur ses genoux et elle me caressait les cheveux jusqu’à ce que je m’endorme. J’avais peur de la nuit et de ses ombres. Si je ferme les yeux et que je reste sans bouger, j’entends la voix de ma mère dans ma tête, son filet de voix qui me fredonne la chanson que je chante à mes filles : « The old gander’s weeping, the old gander’s weeping, the old gander’s weeping because his wife his dead 4. »

Quand je relève la tête, je découvre les deux dollars que Berns a laissés sur la table, devant moi.

Près de la route, sous le saule, j’annonce la nouvelle à mes filles. Mary pleure pour rester avec ses sœurs jusqu’à ce que je les sépare en disant à Alma et Edna de retourner dans le champ de coton. Elles me donnent un baiser chacune et m’obéissent. Lily est sur le point de les suivre, mais je la retiens en lui tirant les cheveux d’un coup sec. J’lui dis que si elle se montre insolente avec qui que ce soit sous le toit de son oncle, j’lui botterai les fesses au point qu’elle pourra plus s’asseoir. J’lui donne une gifle pour qu’elle me regarde dans les yeux et j’ajoute :

— Lily Louise, si j’entends encore parler de ce Harlan Barker, je laisse ton père régler le problème. Tu sais ce que ça veut dire ?

— Oui.

Son visage est fermé.

— Tu sais ce qu’il vous fera, ton père, à ce garçon et à toi aussi, sans doute ?

— Oui.

— Dis-le.

Je veux être sûre qu’elle m’a bien comprise.

— M’man, j’t’en prie, je le verrai plus.

— S’il revient, tu lui diras quoi ?

— Que mon père va le tuer.

— S’il revient, tu lui dis que ton père va l’égorger. Dis-lui ça.

Elle pleure maintenant et c’est tant mieux.

— Écoute ta tante et ton oncle. Allez, file maintenant.

Je la pousse vers le champ où Alma a déjà fini un sillon entier, toute ravigotée par le pain beurré.

Je m’en vais avec Mary calée sur un bras et le fusil niché au creux de l’autre. On offre un sacré spectacle aux passants dans la grand-rue, mais je garde la tête baissée pour éviter qu’on me dévisage. La famille Coles possède l’atelier de couture et la plupart des terres de Branchville. Peut-être même la ville entière, pour ce que j’en sais. Mon père a travaillé pour eux et son père avant lui. On cultivait des terres qu’on avait en fermage, mais ça, c’était avant que les charançons nous mettent sur la paille. Après, les Coles ont demandé à leurs fermiers de faire de l’élevage de poulets. Papa a cultivé cette terre toute sa vie et au début, quand les temps étaient moins durs, la famille Coles nous donnait un cake aux fruits confits et au rhum à chaque Noël, acheté au magasin et tout emballé dans un papier rouge transparent. C’était le temps où on manquait de rien.

Un jour, le président Taft est venu en ville faire un discours à la gare de chemin de fer et on a tous eu droit à une journée de congé. On a pu aller l’écouter, les Blancs comme les gens de couleur. Il en est arrivé de partout, sur des kilomètres à la ronde. J’avais huit ans, mon père et ma mère nous ont pris par la main, Berns et moi, et on est allés en ville. Quand le train est entré en gare, on aurait dit une bête qui crachait de la vapeur et des colonnes de fumée noire. Il y avait une petite fille noire qui venait de la cambrousse, elle avait jamais vu de train.

— C’est le diable ! elle a crié. Je vois la pluie de feu et de soufre ! Dieu ait pitié de nous !

Après, elle s’est évanouie, sûre que les feux de l’enfer allaient nous tomber dessus. Moi, j’ai demandé à mon père si c’était vrai mais il s’est mis à rire :

— C’est des bêtises de négros, il a dit et il m’a montée sur ses épaules pour que j’entende le président.

Tout ce que j’en sais, de l’enfer, c’est ce qu’on en dit dans les saintes Écritures. Maman croyait que si on en parlait, il pouvait s’abattre sur vous. Du coup, elle avait son arbre aux esprits dans le jardin devant la maison pour éloigner les esprits de chez nous. Pendant des années, tout ce que je connaissais du mal, c’était seulement ce qu’une petite fille peut s’imaginer : des fantômes et des monstres, rien à voir avec la vraie vie.

La maison des Coles est d’un blanc immaculé, elle en impose autant que l’entrée du paradis. Il y a de vieux chênes de chaque côté de l’allée, jusqu’à la véranda à l’avant, avec ses fauteuils à bascule pour prendre le frais à la fin de la journée. Quand on marche entre ces arbres et qu’on monte ce bel escalier, on se croit sur le chemin qui conduit au ciel. Les colonnades soutiennent deux étages, c’est une maison digne d’un roi ; et la grande porte est d’un bleu que j’ai jamais vu à part sur des œufs de merle. J’installe Mary derrière un chêne et je lui dis de ne pas bouger pendant que je vais régler mes affaires. Le heurtoir en cuivre est tellement lourd que j’hésite à le soulever, mais le soleil est déjà haut dans le ciel et j’ai pas de temps à perdre. Il faut que je rentre avant Alvin. Je donne deux coups sur la porte et je recule un peu, par politesse.

La mère Retta vient ouvrir dans sa tenue de bonne, blanche et empesée. C’est une Noire que j’ai toujours connue vieille, elle travaille pour les Coles depuis toute gamine. Sa mère appartenait à leur famille en tant qu’esclave, alors elle est mal placée pour prendre des grands airs, mais elle me regarde quand même de haut et elle me dit d’un ton cinglant :

— Si tu veux quelque chose, passe par-derrière. Cette porte-là, c’est pour les gens respectables.

Je la dévisage et je réponds d’une voix bien forte :

— J’suis venue voir Mrs Coles.

— Pour tes petites affaires, passe par-derrière.

Elle va me refermer la porte au nez quand j’entends Mrs Coles dans le grand hall qui demande :

— Retta, qui est-ce ?

J’élève la voix pour qu’elle m’entende :

— C’est moi, Gertrude Caison, m’dame. Je viens vous trouver pour affaires.

— Sors de cette véranda, t’as rien à faire ici ! chuchote Retta.

Il y a que pour le maître et la maîtresse de maison qu’elle prend sa voix de miel.

Je fais ce qu’elle me dit ; je me dépêche de redescendre les marches et je me retrouve dans l’allée en gravier. Je pose mon fusil par terre et je lisse mes cheveux en arrière pour dégager mon visage. Retta tient la porte à Mrs Coles qui sort sur la véranda pour me voir. C’est une vieille dame encore très belle. Ses cheveux sont relevés et elle porte une robe verte avec des boutons en nacre blancs sur le col. Je sais bien des choses sur elle. Qu’elle a l’électricité dans cette maison, qu’elle est inscrite sur les listes pour voter et qu’elle a élevé cinq enfants, mais il y en a un qui s’est pendu dans l’écurie quand il était gamin. Je sais que son père venait de New York et qu’elle est propriétaire de l’atelier de couture. Elle a pas de petits-enfants, et à c’qu’on m’a dit, le maître et la maîtresse dînent tous les jours dans la porcelaine avec des serviettes en tissu sur les genoux, même quand il y a qu’eux à table.

Mrs Coles sort, me regarde du haut des marches et demande :

— Gertrude Caison ?

— Oui. C’est Pardee maintenant, mais c’était Caison quand j’étais pas mariée.

— Vous êtes la fille de Lillian Caison ?

— Oui, m’dame.

— C’était une femme de bien.

— Oui, m’dame, c’est vrai.

— Qu’est-il arrivé à votre visage, Gertrude ?

— J’suis tombée, m’dame.

Elle me toise d’un regard dur et dit :

— Qu’est-ce qui vous amène ?

— Je viens pour le travail à l’atelier de couture et pour la maison de Mrs Walker.

— Vous savez coudre ?

— Ça oui, patronne. J’suis bonne en couture. C’est ma mère qui m’a appris.

— Votre mère aurait pu coudre n’importe quoi.

J’aperçois les veines bleues sur ses mains, elle les garde jointes sous sa poitrine quand elle parle, comme ma mère faisait. Retta s’avance sur la véranda et vient se poster derrière sa patronne.

— Oui, m’dame. J’ai deux dollars pour la caution de la maison et si vous me donnez ce travail à l’atelier, je ferai ce qu’il faudra pour être à Branchville en milieu de semaine prochaine.

— Et si j’ai besoin de vous dès demain, Gertrude ?

— Je peux pas commencer demain, m’dame. J’ai des choses à régler avec mon mari et je dois faire venir mes quatre filles. Mais j’peux être au travail mercredi prochain.

Je monte une marche…

Le chant de nos filles de Deb Spera, lecture 1

Et si on lisait le début !

Le chant de nos filles

de Deb Spera

Hier je vous proposer de lire les premières lignes de ce fabuleux roman.

Aujourd’hui et le jour suivant, je vous invite à lire la suite de ce livre magnifique de Deb Spera.

Je suis certaines qu’en lisant ces premiers extraits vous aurez comme moi très envie de lire la suite.

Le chant de nos filles

* * *

C’est mon père qui m’a appris à chasser. L’essentiel, c’est de savoir attendre. Alors je reste accroupie, en embuscade. L’alligator m’a pas quittée des yeux non plus. Mon père avait l’habitude de chasser ces bestioles-là et il m’a montré comment elles font leur nid. Les femelles pondent leurs œufs sur la rive puis elles les couvrent de brindilles, de feuilles et d’un tas d’autres trucs. Après la ponte, elles restent dans les parages pour chasser et se nourrir en attendant que leurs petits les appellent. Un jour, mon père m’a expliqué que quand les bébés alligators sont prêts, ils braillent jusqu’à ce que leur mère vienne briser leur coquille pour les libérer. Après, elle les porte dans l’eau l’un après l’autre et elle les élève pendant presque six mois. C’est le seul reptile qui fait ça. Et après, si les petits ne décampent pas vers un autre territoire, elle les tue pour pas qu’ils se disputent la nourriture. J’ai déjà vu des nids énormes mais celui-ci, on dirait bien qu’il contient soixante-quinze œufs, peut-être une centaine. Je suis pas friande de la viande d’alligator. On en a plein la bouche avant d’avoir eu le temps de mâcher pour l’avaler. On en a mangé plus souvent qu’à notre tour, même si c’est pas une proie facile.

* * *

En arrivant à Branchville, je vois des visages qui ont l’air bien plus vieux que leur âge. Il y a des gens qui partent à la gare avec des valises en carton. Ils s’imaginent sans doute trouver une vie meilleure là-haut, dans le Nord… peut-être qu’elle le sera. Si j’avais de l’argent et pas de bouches à nourrir, je tenterais ma chance. Il faut toujours essayer. Comme je préfère croiser aucune de mes connaissances, on coupe par les bois au lieu de passer par la ville. Autant que personne ne voie mon visage dans cet état. Branchville aime les ragots et mes deux aînées vivent ici, chez mon frère ; elles ont pas besoin de se faire traîner dans la boue par les mauvaises langues qui croient que le Bon Dieu leur a donné le droit de juger autrui.

Mary est affaiblie par la fièvre, mais on continue notre route. Je la porte, Alma tient le fusil et je leur chante la chanson que ma mère me fredonnait : « Go tell Aunt Rhodie, go tell Aunt Rhodie, go tell Aunt Rhodie the old gray goose is dead 1. »

Mary est un poids plume. Presque aussi légère qu’une fillette de quatre ans. Elle s’assoupit, la tête sur mon épaule, pendant que je chante : « The one she’s been saving, the one she’s been saving, the one she’s been saving to make a feather bed 2. »

Alma agrippe ma robe le temps qu’on traverse les herbes hautes.

« The goslings are mourning, the goslings are mourning, the goslings are mourning because their mother’s dead 3. »

Mon œil me fait mal. La douleur palpite en rythme avec mon cœur, elle s’étend dans ma tête et gagne mes épaules comme un feu de forêt. J’ai peur qu’Alvin m’ait cassé quelque chose et j’y vois plus de cet œil-là. Après toutes ces années, je connais assez bien Al pour savoir quand il va cogner, mais cette fois-ci il était de dos, alors j’ai pas vu son poing quand il s’est retourné pour m’envoyer valdinguer en arrière. Il est resté là, à tituber au-dessus de moi, et après ça il a brûlé ma lettre, il a vomi partout par terre et il s’est écroulé sur le lit.

Il a pas toujours été aussi méchant, Al. Il en a vu des vertes et des pas mûres dans sa vie, comme nous tous, mais l’invasion de charançons en 1921, ça l’a brisé. Cette vermine a tout détruit, où qu’on regarde. Partout autour de nous, le monde a disparu sous une nuée noire qui recouvrait tout. J’allais me coucher tous les soirs et je me levais tous les matins au son des charançons du coton qui dévoraient tout ce qu’on avait. Ils sont arrivés comme un raz de marée, ils ont pondu leurs œufs et ils sont revenus dévaster la récolte de la saison suivante. Ils se sont même mis dans la farine et on a dû la cuire et les manger dans nos gâteaux secs de peur qu’il nous reste plus rien du tout.

Dans les premiers temps de notre mariage, Alvin gagnait assez d’argent pour nous nourrir, mais ça a changé quand il s’est plus arrêté de boire. Au début, c’était juste une bouteille par-ci par-là, mais rapidement, si je lui faisais pas les poches, tout passait dans l’alcool, jusqu’au dernier cent. Il avait l’impression que l’alcool lui donnait des ailes, il voyait pas que ça le rendait instable. Au départ, j’ai vendu des choses à mes voisins : une conserve de tomates, un torchon ou un tablier que j’avais cousu avec de vieux bouts de tissu, tout ce que je pouvais fabriquer de mes mains et qui avait de la valeur pour quelqu’un. Mais un jour, un vieux garçon à l’église a eu la bonne idée de dire : « Pauvre Alvin, il a pas une vie facile avec une femme qui sait pas rester à sa place. Pauvre bougre. »

C’est à ce moment-là qu’il s’est mis à me frapper. Au point que plus personne voulait m’acheter quoi que ce soit, à croire que j’étais devenue lépreuse. On n’est plus allés à l’église et j’ai appris à éviter le regard des gens. J’ai fini par me décider à faire ce qu’il fallait. J’ai fait tout le chemin à pied jusqu’à Saint George, je suis allée trouver le père d’Alvin et j’lui ai dit que son fils était tombé dans la boisson, et que ses quatre enfants mangeaient pas à leur faim. J’lui ai dit les choses comme elles étaient. Maintenant, le père d’Al m’ignore, parce qu’une femme l’a forcé à voir les choses en face. Aucun homme n’aime ça.

En sortant des bois, j’aperçois mon frère et mes filles en train de cueillir ce qu’il reste de coton à glaner pour la saison. Des bouts de duvet blanc entourés de piquants noirs dans un champ immense brûlé par le soleil. Ils ont un sac en toile accroché autour des épaules, je les vois courber le dos, les mains en sang, bien avant qu’ils lèvent les yeux vers nous.

Berns travaille penché en avant. Berns Caison III, comme on l’a toujours appelé. Il a jamais été troisième en rien, mais on l’appelait comme ça parce qu’il aimait l’école et qu’il savait bien parler. Edna, mon aînée, s’étire, les bras tendus vers le ciel, comme elle fait le matin au réveil. Et à ce moment-là, elle m’aperçoit. Son visage s’éclaire et je revois la petite fille qu’elle était. Elle crie :

— Maman !

Et elle court vers moi. Ma Lily, elle, ne bouge pas et me regarde, les mains sur les hanches, l’air de chercher la bagarre. Berns met sa main en visière et plisse les yeux, exactement comme mon père dans le temps. L’espace d’une minute, j’ai l’impression d’avoir vu un fantôme. Il est tout en longueur, mon frère, guère plus épais qu’une femme, mais c’est un dur à cuire. Il me fixe avec attention, il voit que je suis seule avec les p’tites et se raidit. Il sait ce qui m’amène.

* * *

PREMIÈRES LIGNE #29

PREMIÈRES LIGNE #29

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuit aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre du jour

Une sacrée découverte, un énorme coup de cœur

Le chant de nos filles de Deb Spera

1

Mrs Gertrude Pardee

Tuer un homme, c’est plus facile que tuer un alligator, mais c’est le même genre de traque. Faut guetter le moment de faiblesse, et lui tirer derrière la tête. L’alligator que j’ai dans le viseur, il m’a à l’œil, lui aussi. Il a flairé l’odeur du sang – la fin de mes règles –, il est à moitié sorti de l’eau et il reste campé sur le bout de terre qui nous sert à traverser le marais pour rejoindre la grand-route. Je suis adossée à un vieux cyprès. On fait la paire, lui et moi. Tout mon corps me fait souffrir. Ces heures à attendre, ça m’a tout engourdie, mais ça fait rien. C’est pas grave, tout ça. La seule chose qui compte, c’est cette bande de terre qui fait comme une corde entre nous. C’te vieille bestiole tourne le dos au nid que ma p’tite Alma a repéré un peu plus tôt dans la journée. Elle fait bien trois mètres de long, la mère alligator, de quoi nous nourrir jusqu’à la fin de l’automne. J’ai deux cartouches dans mon fusil, mais une seule chance de la tuer.

* * *

En arrivant à Reevesville, je pensais remettre Alvin dans le droit chemin, mais j’ai l’impression qu’il va me rendre folle. Depuis que notre récolte a été dévastée par les charançons du coton, il passe son temps à boire et ça fait près d’un an que ça dure. On a laissé tout ce qu’on avait à Branchville, plus deux de nos quatre filles, et on est venus ici pour qu’il s’embauche dans la scierie de son père. Moi, j’espérais qu’avec un boulot régulier et de quoi manger dans nos assiettes, il irait mieux, mais il y a pas de mieux. Peut-être que ça s’arrangera jamais. Hier après-midi, il a fermé la scierie à une heure, mais il est rentré chez nous que tard dans la soirée. Ensuite, il est tombé sur la lettre de mon frère Berns qui me parlait d’un travail à Branchville. Al déteste Berns parce qu’il veille au grain alors que lui en est incapable. Il m’a flanqué une raclée et interdit de bouger d’ici. Il m’en veut encore pour la dernière fois où j’ai demandé de l’aide à mon frère. Maintenant, j’ai l’œil tellement enflé que je peux plus l’ouvrir, j’y vois rien de ce côté-là. Et la seule lettre que j’ai reçue en un mois, avec des nouvelles de mes deux aînées, est partie en fumée.

Alvin a passé la matinée au lit jusqu’à ce que son père vienne lui brailler dessus comme pas possible. Alors, il est parti au travail, tout endormi et mal en point qu’il était, et il nous reste rien que nos ventres qui crient famine. Je me suis presque tuée à la tâche dans cette maison, tout ça pour ça ! Je suis femme au foyer, mais c’est pas un foyer qu’on a.

Le père d’Alvin pense que tout est ma faute. Il le dit pas, mais je le sais. Quand Alvin est en train de boire, c’est-à-dire tout le temps, le vieux fait comme si j’existais pas. Mon corps est le champ de bataille où mon mari se soulage de son mal. Son père, je l’ai entendu lui répéter cent fois qu’il lui faudrait un p’tit gars pour l’aider. Mais quand je regarde Alvin, ça n’a pas de sens, cette histoire-là. Maintenant, Alvin crie haut et fort que si on avait eu un fils, on aurait pu sauver le peu qu’on avait à Branchville. Il raconte partout que c’est à cause de moi s’il reste à traîner dehors.

On a quatre filles et deux en âge de se marier, ou pas loin. Ça pourrait être une bonne chose, mais je me demande bien qui en voudra sans dot. Je me fais un sang d’encre en pensant aux ennuis qui vont pointer le bout de leur nez. Ma première, Edna, elle a quinze ans et ne songe qu’à causer au premier qui s’avisera de la regarder dans les yeux. Elle va finir par mal tourner. Ma deuxième, Lily, a treize ans et s’imagine qu’elle a du cran, ce qui est faux bien sûr. Elle vous suivra jusqu’à la maison en vous balançant des coups, mais le soir venu, elle vous suppliera de la laisser rentrer par-derrière vu qu’elle a peur du noir. Moi, j’avais tout juste son âge quand ma mère a perdu la tête et s’est mise à délirer toute la sainte journée. Une fois de temps en temps, ses crises la laissaient tranquille et elle se rappelait qu’elle était ma mère.

« Gertie, elle m’a dit un jour, quand tu seras mariée et que t’auras des enfants, je te souhaite tout le meilleur, mais j’espère que t’as bien compris ce qu’est une bonne épouse : une femme fait soit le bonheur, soit la ruine de son mari. Faut s’y mettre à deux pour réussir un mariage, mais la femme, c’est le pilier d’un foyer heureux. »

La première fois que j’ai vu Alvin, c’est quand il est venu à cheval me demander ma main. Mon père avait tout arrangé avec lui. Alvin est un gros costaud qui a toujours été brusque, mais à l’époque, il allait à l’église et Papa disait qu’il était dur à la peine. Le jour où je suis partie de la maison, à peine deux semaines avant mon quatorzième anniversaire, ma mère était assise à la table de la cuisine, elle se tordait les mains en marmonnant une histoire d’ouragan. Y avait rien d’autre que des nuages de pluie dans le ciel ce jour-là, mais elle voulait pas en démordre. Une fille a besoin de sa mère au moment où elle quitte le nid, mais pour ma mère, c’était comme si j’existais plus. J’ai pris une sacoche et j’y ai mis ce que je pouvais : une chemise de nuit et une robe de rechange, deux tabliers et des sous-vêtements. Une fois le sac rempli, j’ai pris une courtepointe qu’on avait cousue ensemble, ma mère et moi. C’était surtout la mienne vu qu’il y a du coton dans les carrés de tissu – celles que faisait ma mère, elles avaient quasiment pas de rembourrage dedans –, et au milieu, j’ai mis un poêlon en fonte, des casseroles et du linge de maison que j’avais gardés pour le jour de mon mariage. J’ai noué les coins de la couverture autour de mon cou et mis le sac sur mon épaule. J’ai décroché ma vieille poupée de chiffon qui était suspendue à un crochet dans la chambre où je dormais avec Berns, et je l’ai posée dans les bras de Maman. « Prends soin du bébé », je lui ai dit. Il y avait pas d’autre moyen qu’elle arrête de parler de la tempête. Elle s’est mise à l’embrasser et à la bercer. Moi, j’aurais tellement voulu être à la place de cette poupée.

Ce matin, les cigales braillent comme pour me prévenir, mais j’ai pas besoin d’elles pour me dire qu’il fait une chaleur d’enfer. En août, il y a pas de répit. Il est même pas encore sept heures et je sens déjà la sueur mouiller ma robe. Cette vieille guenille est toute distendue, il y a que quand je transpire qu’elle me colle à la peau. J’ai mis mes derniers chiffons propres dans ma culotte vu que j’ai mes règles. Mes deux filles cadettes ont six et dix ans. Il faut qu’elles retournent à Branchville sinon elles vont mourir. Mary, la plus p’tite, est malade. Deux jours qu’elle a rien mangé, j’ai peur de ce que la journée va nous apporter. Je leur donne un peu de tabac à priser pour tromper la faim et je les lave comme je peux avec l’eau de la pompe, dehors. Mais elles ont que la peau sur les os. On est tous affaiblis par la faim et je ne vois pas comment les choses pourraient s’arranger avant que je perde une des p’tites, ou les deux.

J’ai bien l’intention d’aller trouver mon frère rapport à sa lettre, et peut-être qu’avec sa femme, ils pourront garder Mary et Alma le temps que je trouve une solution. Mary peut faire un peu de couture, et le ménage. Elle a un appétit d’oiseau. Alma sait se servir d’un fusil et étriper un porc. Et elle connaît ses tables. C’est moi qui lui ai appris, même si l’arithmétique, ça sert pas à grand-chose par les temps qui courent. Il y a rien à compter. Zéro c’est zéro, un point c’est tout. N’empêche, c’est rudement utile de savoir compter pour une gamine de dix ans.

Je vais chercher le fusil de chasse qu’on va emmener à Branchville, mais je laisse le vomi et les dégâts qu’Alvin a faits pendant la nuit. Un tas d’insectes passent au travers de la porte moustiquaire trouée et se posent sur toutes ces saletés. Dehors, c’est pas mieux. Le marais de Polk est sans pitié. J’ai trouvé des sangsues grosses comme des bébés couleuvres sur mes filles et elles ont les pieds couverts de plaies à cause de l’humidité. Ce marais, c’est une infection. Il grouille de bestioles que tout le monde préférerait oublier.

Le fusil, il était à ma mère – un Fox Sterlingworth à double canon juxtaposé. C’est son père qui lui avait donné. Quand mon père est mort, Berns me l’a apporté lui-même vu qu’Al m’avait enfermée à la maison pour pas que j’aille à l’enterrement. Mon frère s’est arrangé pour que le corbillard longe le chemin de terre devant chez nous, pour que je puisse rendre un dernier hommage à mon père derrière la porte moustiquaire. Après l’enterrement, Berns est revenu et quand Al a vu le fusil, il l’a laissé entrer. Berns l’a posé sur la table et m’a expliqué que ça appartenait à la famille du côté de ma mère, alors c’était normal que ça revienne à la fille. Alvin a fait main basse dessus et a voulu le vendre, mais je lui ai dit que ça pouvait servir à chasser. Et il nous a nourris, ce fusil-là. J’ai bien l’intention de l’emmener à Branchville aujourd’hui. Les temps sont durs et désespérés ; sur la route, le premier venu est prêt à tuer pour cinq cents. Vrai de vrai.

On est parties avant la demie et on coupe par le marais, où les arbres nous protègent de la chaleur. La route de Branchville, je la connais bien. Ça nous prendra plus de temps que de longer la voie ferrée, mais au plus chaud de la journée, on aura besoin d’être abritées du soleil. Les pucerons noirs se jettent sur nous comme sur un festin. Ce que ça serait bien de pouvoir manger comme ça ! Alma surveille le bord de la route, à l’affût d’un serpent ou d’une autre proie. Devant nous sur le chemin, elle m’appelle :

— Regarde, Maman !

Je suis son doigt du regard et j’aperçois le plus gros nid d’alligator que j’ai jamais vu. Ni une ni deux, je cherche la mère des yeux, mais non, pas de maman alligator en vue. Elle doit être énorme, d’après la taille du nid.

— Bon Dieu, Alma, il est sacrément gros, hein !

Elle sourit, toute fière de l’avoir repéré. Mary la tire par la manche et demande :

— C’est quoi ? Fais voir !

Alma l’attire vers elle et lui montre. Quand la p’tite le découvre, elle aussi, elle se retourne vers moi, effrayée, mais je m’arrête pas de marcher pour autant.

— Les alligators, ça chasse que la nuit, il y a pas de danger, je lui dis.

Ensemble, on passe à côté du monticule et on avance au milieu des plantes rampantes.

Alma gambade devant pour montrer qu’elle connaît le chemin. C’est une rapide. Je l’ai vue attraper un écureuil et lui briser la nuque avant qu’il ait eu le temps de se retourner pour la mordre. Elle a toujours été vive, mais à force de privations, elle devient moins agile. Elle a réussi à échapper aux mains de son salaud de père plus d’une fois. J’ai peur qu’un jour, il prenne le fusil et qu’il en finisse avec elle. S’il nous tue, je devrai en rendre compte à Dieu. Ces deux petites iront en enfer payer pour les péchés de leur mère, vu que je les ai pas encore fait baptiser.

* * *

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PREMIÈRES LIGNE #28

PREMIÈRES LIGNE #28

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

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Le livre du jour

Une sacrée découverte pour moi même si c’était il y a 15 ans , un énorme coup de cœur à l’époque

La Cité des jarres

de Arnaldur Indridasson

REYKJAVIK 2001

1

Les mots avaient été écrits au crayon à papier sur une feuille déposée sur le cadavre. Trois mots, incompréhensibles pour Erlendur.Le corps était celui d’un homme qui semblait avoir dans les soixante-dix ans. Il était allongé à terre sur le côté droit, appuyé contre le sofa du petit salon, vêtu d’une chemise bleue et d’un pantalon brun clair en velours côtelé. Il avait des pantoufles aux pieds. Ses cheveux, clairsemés, étaient presque totalement gris. Ils étaient teints par le sang s’échappant d’une large blessure à la tête. Sur le sol, non loin du cadavre, se trouvait un grand cendrier, aux bords aigus et coupants. Celui-ci était également maculé de sang. La table du salon avait été renversée.La scène se passait dans un appartement au sous-sol d’un petit immeuble à deux étages dans le quartier de Nordurmyri1. L’immeuble se trouvait à l’intérieur d’un petit parc entouré d’un mur sur trois côtés. Les arbres avaient perdu leurs feuilles qui recouvraient le parc, en rangs serrés, sans laisser nulle part apparaître la terre, et les arbres aux branches tourmentées s’élançaient vers la noirceur du ciel. Un accès couvert de gravier menait à la porte du garage. Les enquêteurs de la police criminelle de Reykjavik arrivaient tout juste sur les lieux. Ils se déplaçaient avec nonchalance, semblables à des fantômes dans une vieille maison. On attendait le médecin de quartier qui devait signer l’acte de décès. La découverte du cadavre avait été signalée environ quinze minutes auparavant. Erlendur était parmi les premiers arrivés sur place. Il attendait Sigurdur Oli d’une minute à l’autre.Le crépuscule d’octobre recouvrait la ville et la pluie s’ajoutait au vent de l’automne. Sur l’une des tables du salon, quelqu’un avait allumé une lampe qui dispensait sur l’environnement une clarté inquiétante. Ceci mis à part, les lieux du crime n’avaient pas été touchés. La police scientifique était occupée à installer de puissants halogènes montés sur trépied, destinés à éclairer l’appartement. Erlendur repéra une bibliothèque, un canapé d’angle fatigué, une table de salle à manger, un vieux bureau dans le coin, de la moquette sur le sol, du sang sur la moquette. Du salon, on avait accès à la cuisine, les autres portes donnaient sur le hall d’entrée et sur un petit couloir où se trouvaient deux chambres et les toilettes.C’était le voisin du dessus qui avait prévenu la police. Il était rentré chez lui cet après-midi après être passé prendre ses deux fils à l’école et il lui avait semblé inhabituel de voir la porte du sous-sol grande ouverte. Il avait jeté un œil dans l’appartement du voisin et l’avait appelé sans être certain qu’il soit chez lui. Il n’avait obtenu aucune réponse. Il avait attentivement scruté l’appartement du voisin, à nouveau crié son nom, mais n’avait obtenu aucune réaction. Ils habitaient à l’étage supérieur depuis quelques années mais ils ne connaissaient pas bien l’homme d’âge mûr qui occupait le sous-sol. L’aîné des fils, âgé de neuf ans, n’était pas aussi prudent que son père et, en un clin d’œil, il était entré dans le salon du voisin. Un instant plus tard, le gamin en était ressorti en disant qu’il y avait un homme mort dans l’appartement, ce qui ne semblait pas le choquer le moins du monde.

– Tu regardes trop de films, lui dit le père en s’avançant vers l’intérieur où il découvrit le voisin allongé, baignant dans son sang sur le sol du salon.Erlendur connaissait le nom du défunt. Celui-ci était inscrit sur la sonnette. Mais, pour ne pas courir le risque de passer pour un imbécile, il enfila une paire de fins gants de latex, tira de la veste accrochée à la patère de l’entrée le portefeuille de l’homme où il trouva une photo de lui sur sa carte de crédit. C’était un dénommé Holberg, âgé de soixante-neuf ans. Décédé à son domicile. Probablement assassiné.Erlendur parcourut l’appartement et réfléchit aux questions les plus évidentes. C’était son métier. Enquêter sur l’immédiatement visible. Les enquêteurs de la scientifique, quant à eux, s’occupaient de résoudre l’énigme. Il ne décelait aucune trace d’effraction, que ce soit par la fenêtre ou par la porte. Il semblait à première vue que l’homme avait lui-même fait entrer son agresseur dans l’appartement. Les voisins avaient laissé une foule de traces dans l’entrée et sur la moquette du salon lorsqu’ils étaient rentrés dégoulinants de pluie et l’agresseur avait dû faire de même. A moins qu’il n’ait enlevé ses chaussures à la porte. Erlendur s’imagina qu’il avait été des plus pressés, puis il se dit qu’il avait pris le temps d’enlever ses chaussures. Les policiers de la scientifique étaient équipés d’aspirateurs destinés à ramasser les plus infimes particules et poussières dans l’espoir de mettre au jour des indices. Ils étaient à la recherche d’empreintes digitales et de traces de terre provenant de chaussures n’appartenant pas aux occupants des lieux. Ils étaient en quête d’un élément provenant de l’extérieur. De quelque chose qui signait le crime.Erlendur ne voyait rien qui laissât croire que l’homme eût reçu son invité avec un grand sens de l’hospitalité. Il n’avait pas fait de café. La cafetière de la cuisine ne semblait pas avoir été utilisée au cours des dernières heures. Il n’y avait pas non plus trace de consommation de thé et aucune tasse n’avait été sortie des étagères. Les verres n’avaient pas bougé de leur place. La victime était une personne soigneuse. Chez elle, tout était en ordre et parfaitement à sa place. Peut-être ne connaissait-elle pas bien son agresseur. Peut-être son visiteur lui avait-il sauté dessus sans crier gare dès qu’elle lui avait ouvert sa porte. Sans enlever ses chaussures.Peut-on commettre un meurtre en chaussettes ?Erlendur regarda autour de lui et se fit la réflexion qu’il lui fallait mettre de l’ordre dans ses idées.De toutes façons, le visiteur était pressé. Il n’avait pas pris la peine de refermer la porte derrière lui. L’agression elle-même portait les marques de la précipitation, comme si elle avait été commise sans la moindre préméditation, sur un coup de tête. Il n’y avait pas de traces de lutte dans l’appartement. L’homme devait être tombé directement à terre et avoir atterri sur la table qu’il avait renversée. A première vue, rien d’autre n’avait été déplacé. Erlendur ne décelait aucune trace de vol dans l’appartement. Tous les placards étaient parfaitement fermés, de même que les tiroirs. L’ordinateur récent et la vieille chaîne hi-fi étaient à leur place, le portefeuille dans la veste sur la patère de l’entrée, un billet de deux mille couronnes et deux cartes de paiement, une de débit et une de crédit.

On aurait dit que l’agresseur avait pris ce qui lui tombait sous la main et qu’il l’avait jeté à la tête de l’homme. Le cendrier d’une couleur verdâtre et en verre épais ne pesait pas moins d’un kilo et demi, pensa Erlendur. Une arme de choix pour qui le souhaitait. Il était peu probable que l’agresseur l’ait apporté avec lui pour l’abandonner ensuite, plein de sang, sur le sol du salon.C’était là les indices les plus évidents. L’homme avait ouvert la porte et invité ou, tout du moins, conduit son visiteur jusqu’au salon. Il était probable qu’il connaissait son visiteur mais cela n’était pas obligatoire. Il avait été attaqué d’un coup violent à l’aide du cendrier et l’agresseur s’était ensuite enfui à toutes jambes en laissant la porte de l’appartement ouverte. C’était clair et net.Excepté pour le message.

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