Le chant de nos filles de Deb Spera, lecture 2

Et si on lisait le début !

Le chant de nos filles

de Deb Spera

Hier et le jour d’avant je vous proposer de lire les premières lignes de ce fabuleux roman.

Aujourd’hui , je vous invite à lire la suite de ce livre magnifique de Deb Spera.

Je suis certaines qu’en lisant ces premiers extraits vous aurez comme moi très envie de lire la suite.

Le chant de nos filles

* * *

Il y a qu’une seule façon de tuer un alligator avec un fusil. Si on veut l’abattre vite fait, il faut viser derrière la tête, là où ça fait comme une bosse, à la jointure du dos et de la tête. Il faut passer derrière lui sans qu’il se rende compte de rien. Pas facile. Mon père a dit qu’un jour, il a vu un alligator dévorer un cerf qu’il pistait sur les berges du fleuve Edison. L’alligator a sauté hors de l’eau, il attrapé le cerf à la gorge et il l’a emporté au pays des morts. Aujourd’hui, je sais que c’était pas vrai – mon père a toujours adoré raconter des histoires à dormir debout. Il me l’a bien appris, aucun alligator n’irait se fatiguer à chasser une proie aussi méfiante qu’un cerf. Non, il préférera un cochon, un raton laveur ou même un lynx, mais les cerfs, c’est trop nerveux, ça détale trop vite. Si un alligator vous chope, c’est que vous êtes ou stupide ou paresseux et je ne suis ni l’un ni l’autre.

* * *

Berns donne du pain et du beurre aux filles ; après, il les envoie s’asseoir à l’ombre du saule dans le jardin pour qu’on puisse causer, et il me sert une tasse du café de ce matin. Il repose la cafetière sur le fourneau, me rejoint à la table de la cuisine et pousse le sucrier vers moi, mais je secoue la tête. Le sucré me reste sur l’estomac.

— T’as reçu ma lettre ?

— Alvin l’a brûlée avant que j’l’aie lue en entier, mais j’ai vu ce que t’as écrit à propos du travail à l’atelier de couture.

— Mrs Walker est morte, sa place est libre et sa maison est à louer. Dix dollars par mois.

— J’ai pas dix dollars, Berns.

— Tu les aurais si tu décrochais ce travail.

— Y a Alvin qui me cause du souci.

Berns regarde ses mains, ses jointures usées jusqu’à l’os, ou pas loin.

— Mais toi et ta famille, il s’en soucie pas, Alvin.

J’ai rien à répondre à ça, alors je me tais. Je bois mon café et je regarde mes filles par la fenêtre, là-dehors, dans le jardin. Mary, ma pauvre petite qui est malade, allongée la tête sur les genoux d’Alma. Edna qui n’arrête pas de parler – elle est bavarde comme une pie, celle-ci ! Lily reste assise de son côté. Elle tient de son père.

— Pourquoi il a cogné, cette fois-ci ?

Berns en a après moi, maintenant.

— Il était saoul.

— Il boit beaucoup, hein ?

— Comme s’il allait passer le reste de sa vie derrière les barreaux. Il veut que Lily aille vivre chez son père. Qu’elle lui serve de boniche quand il aura sa nouvelle chérie. Al dit qu’il peut pas refuser ça à son père. Alors moi j’ai dit non.

Berns se lève et va laver sa tasse dans l’évier. C’est un bon mari. C’est un bon mariage qu’ils ont, sa femme et lui. Marie a eu la fièvre des marais il y a deux ans. Elle a survécu, mais maintenant elle est infirme et marche avec une canne. N’empêche qu’elle se lève avant le soleil tous les jours et qu’elle fait les huit kilomètres à pied jusqu’à l’atelier de couture, en dehors de la ville, pour coudre des sacs à grains. Ils ont pas eu d’enfants, mais mon frère s’en fiche. Avoir un bébé, probable que ça la tuerait. Berns, c’est pas un homme comme les autres, mais c’est pas pour autant que les gens ont de la compassion pour lui.

— D’après Marie, Mrs Coles te donnerait le travail si tu lui demandes.

J’ouvre de grands yeux.

— Je peux pas me présenter chez les Coles dans l’état où je suis !

— Gert, on a déjà tout juste de quoi manger et on peut pas élever tes filles. Moi, j’y connais rien aux filles et Marie a pas l’énergie qu’y faut. Lily traîne avec le fils Barker. C’est un bon à rien, mais quand j’le dis à Lily, elle me répond que je suis pas son père et qu’elle a pas à m’écouter.

— Je vais lui parler.

— C’est pas la question, Gertrude. Elle a raison, je suis pas son père et Marie n’est pas sa mère. Elles ont besoin de toi, ces filles.

Je pose ma tête sur mes bras pour trouver un peu de paix, rien qu’une minute. Berns pousse un gros soupir, il recule sa chaise et se lève.

— Je garde Alma. Je peux pas faire plus. Je vois pas comment je m’occuperais d’une petite malade, Gert. C’est tout juste si j’arrive à veiller sur celles qui sont bien portantes. Faut que t’ailles t’expliquer avec Alvin.

Avant d’aller terminer sa journée de travail dehors, il me dit d’emmener Mary chez le docteur et referme la porte derrière lui. Le silence retombe dans la cuisine. Dans le temps, ma mère s’asseyait sur le canapé, elle mettait ma tête sur ses genoux et elle me caressait les cheveux jusqu’à ce que je m’endorme. J’avais peur de la nuit et de ses ombres. Si je ferme les yeux et que je reste sans bouger, j’entends la voix de ma mère dans ma tête, son filet de voix qui me fredonne la chanson que je chante à mes filles : « The old gander’s weeping, the old gander’s weeping, the old gander’s weeping because his wife his dead 4. »

Quand je relève la tête, je découvre les deux dollars que Berns a laissés sur la table, devant moi.

Près de la route, sous le saule, j’annonce la nouvelle à mes filles. Mary pleure pour rester avec ses sœurs jusqu’à ce que je les sépare en disant à Alma et Edna de retourner dans le champ de coton. Elles me donnent un baiser chacune et m’obéissent. Lily est sur le point de les suivre, mais je la retiens en lui tirant les cheveux d’un coup sec. J’lui dis que si elle se montre insolente avec qui que ce soit sous le toit de son oncle, j’lui botterai les fesses au point qu’elle pourra plus s’asseoir. J’lui donne une gifle pour qu’elle me regarde dans les yeux et j’ajoute :

— Lily Louise, si j’entends encore parler de ce Harlan Barker, je laisse ton père régler le problème. Tu sais ce que ça veut dire ?

— Oui.

Son visage est fermé.

— Tu sais ce qu’il vous fera, ton père, à ce garçon et à toi aussi, sans doute ?

— Oui.

— Dis-le.

Je veux être sûre qu’elle m’a bien comprise.

— M’man, j’t’en prie, je le verrai plus.

— S’il revient, tu lui diras quoi ?

— Que mon père va le tuer.

— S’il revient, tu lui dis que ton père va l’égorger. Dis-lui ça.

Elle pleure maintenant et c’est tant mieux.

— Écoute ta tante et ton oncle. Allez, file maintenant.

Je la pousse vers le champ où Alma a déjà fini un sillon entier, toute ravigotée par le pain beurré.

Je m’en vais avec Mary calée sur un bras et le fusil niché au creux de l’autre. On offre un sacré spectacle aux passants dans la grand-rue, mais je garde la tête baissée pour éviter qu’on me dévisage. La famille Coles possède l’atelier de couture et la plupart des terres de Branchville. Peut-être même la ville entière, pour ce que j’en sais. Mon père a travaillé pour eux et son père avant lui. On cultivait des terres qu’on avait en fermage, mais ça, c’était avant que les charançons nous mettent sur la paille. Après, les Coles ont demandé à leurs fermiers de faire de l’élevage de poulets. Papa a cultivé cette terre toute sa vie et au début, quand les temps étaient moins durs, la famille Coles nous donnait un cake aux fruits confits et au rhum à chaque Noël, acheté au magasin et tout emballé dans un papier rouge transparent. C’était le temps où on manquait de rien.

Un jour, le président Taft est venu en ville faire un discours à la gare de chemin de fer et on a tous eu droit à une journée de congé. On a pu aller l’écouter, les Blancs comme les gens de couleur. Il en est arrivé de partout, sur des kilomètres à la ronde. J’avais huit ans, mon père et ma mère nous ont pris par la main, Berns et moi, et on est allés en ville. Quand le train est entré en gare, on aurait dit une bête qui crachait de la vapeur et des colonnes de fumée noire. Il y avait une petite fille noire qui venait de la cambrousse, elle avait jamais vu de train.

— C’est le diable ! elle a crié. Je vois la pluie de feu et de soufre ! Dieu ait pitié de nous !

Après, elle s’est évanouie, sûre que les feux de l’enfer allaient nous tomber dessus. Moi, j’ai demandé à mon père si c’était vrai mais il s’est mis à rire :

— C’est des bêtises de négros, il a dit et il m’a montée sur ses épaules pour que j’entende le président.

Tout ce que j’en sais, de l’enfer, c’est ce qu’on en dit dans les saintes Écritures. Maman croyait que si on en parlait, il pouvait s’abattre sur vous. Du coup, elle avait son arbre aux esprits dans le jardin devant la maison pour éloigner les esprits de chez nous. Pendant des années, tout ce que je connaissais du mal, c’était seulement ce qu’une petite fille peut s’imaginer : des fantômes et des monstres, rien à voir avec la vraie vie.

La maison des Coles est d’un blanc immaculé, elle en impose autant que l’entrée du paradis. Il y a de vieux chênes de chaque côté de l’allée, jusqu’à la véranda à l’avant, avec ses fauteuils à bascule pour prendre le frais à la fin de la journée. Quand on marche entre ces arbres et qu’on monte ce bel escalier, on se croit sur le chemin qui conduit au ciel. Les colonnades soutiennent deux étages, c’est une maison digne d’un roi ; et la grande porte est d’un bleu que j’ai jamais vu à part sur des œufs de merle. J’installe Mary derrière un chêne et je lui dis de ne pas bouger pendant que je vais régler mes affaires. Le heurtoir en cuivre est tellement lourd que j’hésite à le soulever, mais le soleil est déjà haut dans le ciel et j’ai pas de temps à perdre. Il faut que je rentre avant Alvin. Je donne deux coups sur la porte et je recule un peu, par politesse.

La mère Retta vient ouvrir dans sa tenue de bonne, blanche et empesée. C’est une Noire que j’ai toujours connue vieille, elle travaille pour les Coles depuis toute gamine. Sa mère appartenait à leur famille en tant qu’esclave, alors elle est mal placée pour prendre des grands airs, mais elle me regarde quand même de haut et elle me dit d’un ton cinglant :

— Si tu veux quelque chose, passe par-derrière. Cette porte-là, c’est pour les gens respectables.

Je la dévisage et je réponds d’une voix bien forte :

— J’suis venue voir Mrs Coles.

— Pour tes petites affaires, passe par-derrière.

Elle va me refermer la porte au nez quand j’entends Mrs Coles dans le grand hall qui demande :

— Retta, qui est-ce ?

J’élève la voix pour qu’elle m’entende :

— C’est moi, Gertrude Caison, m’dame. Je viens vous trouver pour affaires.

— Sors de cette véranda, t’as rien à faire ici ! chuchote Retta.

Il y a que pour le maître et la maîtresse de maison qu’elle prend sa voix de miel.

Je fais ce qu’elle me dit ; je me dépêche de redescendre les marches et je me retrouve dans l’allée en gravier. Je pose mon fusil par terre et je lisse mes cheveux en arrière pour dégager mon visage. Retta tient la porte à Mrs Coles qui sort sur la véranda pour me voir. C’est une vieille dame encore très belle. Ses cheveux sont relevés et elle porte une robe verte avec des boutons en nacre blancs sur le col. Je sais bien des choses sur elle. Qu’elle a l’électricité dans cette maison, qu’elle est inscrite sur les listes pour voter et qu’elle a élevé cinq enfants, mais il y en a un qui s’est pendu dans l’écurie quand il était gamin. Je sais que son père venait de New York et qu’elle est propriétaire de l’atelier de couture. Elle a pas de petits-enfants, et à c’qu’on m’a dit, le maître et la maîtresse dînent tous les jours dans la porcelaine avec des serviettes en tissu sur les genoux, même quand il y a qu’eux à table.

Mrs Coles sort, me regarde du haut des marches et demande :

— Gertrude Caison ?

— Oui. C’est Pardee maintenant, mais c’était Caison quand j’étais pas mariée.

— Vous êtes la fille de Lillian Caison ?

— Oui, m’dame.

— C’était une femme de bien.

— Oui, m’dame, c’est vrai.

— Qu’est-il arrivé à votre visage, Gertrude ?

— J’suis tombée, m’dame.

Elle me toise d’un regard dur et dit :

— Qu’est-ce qui vous amène ?

— Je viens pour le travail à l’atelier de couture et pour la maison de Mrs Walker.

— Vous savez coudre ?

— Ça oui, patronne. J’suis bonne en couture. C’est ma mère qui m’a appris.

— Votre mère aurait pu coudre n’importe quoi.

J’aperçois les veines bleues sur ses mains, elle les garde jointes sous sa poitrine quand elle parle, comme ma mère faisait. Retta s’avance sur la véranda et vient se poster derrière sa patronne.

— Oui, m’dame. J’ai deux dollars pour la caution de la maison et si vous me donnez ce travail à l’atelier, je ferai ce qu’il faudra pour être à Branchville en milieu de semaine prochaine.

— Et si j’ai besoin de vous dès demain, Gertrude ?

— Je peux pas commencer demain, m’dame. J’ai des choses à régler avec mon mari et je dois faire venir mes quatre filles. Mais j’peux être au travail mercredi prochain.

Je monte une marche…

Auteur : Collectif Polar : chronique de nuit

Simple bibliothécaire férue de toutes les littératures policières et de l'imaginaire.

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