Et si on lisait le début
Hier dans Première Ligne 31 je vous proposait le premier chapitre d’un bouquin que j’ai adoré.
Une sacrée découverte, un énorme coup de cœur
Aujourd’hui et dans le jour suivant je vous propose les chapitres suivants.
Le livre :
De mort lente de Michaël Mention
2
26 juin 2009
Barcelone.
Midi.
32 °C.
Août n’est pas encore là que déjà la ville s’embrase. L’été catalan, un bonheur pour les jeunes et une épreuve pour les ouvriers. Quant aux touristes, ils transpirent entre deux sangrias. Ça tombe bien, ils sont venus pour ça. Et si la chaleur est vraiment insoutenable, de nombreux refuges s’offrent à eux : bars climatisés, musées climatisés, cinémas climatisés. L’occasion, peut-être, de voir Tom Cruise dans Walkyrie. Un Américain jouant un Allemand doublé en espagnol, ce doit être une drôle d’expérience.
Ici, dans ce quartier, les touristes ne verront pas le film. Car ici, il n’y a pas de cinémas, uniquement des hôtels de luxe, comme le Grand Catalonía Palace. Haut de vingt étages, ce bâtiment restauré du XIXe siècle est dominé par un vaste rooftop avec vue sur le parc de la Ciutadella. À l’ombre des parasols, trente personnes. Allemands, Anglais, Français, Espagnols, Italiens, mais aussi Américains, Russes et Chinois.
60 % hommes.
40 % femmes.
100 % experts de l’industrie chimique.
Une heure qu’ils sont là, avec leurs chemises et leurs notebooks. Autour du buffet, ça parle de la crise, de Clearstream, de ben Laden, toujours en cavale, des guerres en Irak et en Afghanistan… ces milliers de morts que l’on déplore, entre deux bouchées. Dans l’assistance, certains commencent à s’impatienter. Regardent leur montre. Reprennent un verre. Appellent leur conjoint pour avoir quelques nouvelles des enfants, lorsqu’un homme apparaît dans l’entrée. Il referme derrière lui, traverse la suite, pose son attaché-case sur la grande table, rejoint le groupe sur la terrasse.
— Désolé, mon vol a eu plus de retard que prévu.
— On connaît, dit une femme.
Il est italien, elle est allemande, mais ils parlent en anglais, comme tout le monde ici. L’homme retire ses Ray-Ban, les pend à son col et se mêle aux siens. Poignées de main fermes. Il se sert un verre de cava, un Français lui désigne le plateau de gambas.
— Servez-vous.
— Pas le temps. Je vois un client à 14 heures.
Il est pressé, alors tous éteignent leurs smartphones et se dirigent vers le salon. On laisse passer les femmes – courtoisie ou réflexe, on ne sait plus depuis longtemps – et le groupe s’installe autour de la table. Trente experts au service de l’ECIC, l’European Chemical Industry Council, le lobby le plus influent en Europe :
30 000 firmes.
45 millions de budget annuel.
550 milliards de chiffre d’affaires en 2008.
— Café ? intervient un Russe.
Dix-neuf mains se lèvent. Il commande par interphone, règle la climatisation – « OK, tout le monde ? » – et observe ses collaborateurs. À chaque visage, des milliards de bénéfices : Meyer (pesticides), SkinO (cosmétiques), BSR (médicaments), ExMo (pétrole) et autres tentacules incarnés par ces experts. Dans un film, ces gens seraient aux commandes d’un complot menaçant le monde, mais la réalité est bien plus glaçante. S’ils défendent des intérêts supérieurs, pour eux, ce n’est qu’un job.
Ils attendent, crispés.
Tous ligués contre un ennemi commun, la Commission européenne.
Avant, c’était cool, les pesticides circulaient en Europe sans le moindre contrôle. Puis le monde a changé, les consciences ont évolué, les législations aussi. D’abord, REACH en 2006, et maintenant le règlement pesticides. Objectif : contraindre les multinationales à fournir des infos sur leurs produits afin d’autoriser ou d’interdire leur commercialisation. Une menace sans précédent pour les géants de l’industrie.
— Désolé d’être aussi pressant, dit l’Italien, le vol a resserré mon planning.
— Pas de souci. Vous voulez commencer ?
L’homme acquiesce, ouvre son attaché-case, sort son paquet de Royale Menthol. Son PC ? Non. La réunion d’aujourd’hui sera cash, sans PowerPoint. Après tout, c’est l’été et il ne s’agit que d’un « atelier de réflexion ». L’Italien allume une cigarette.
— On attend beaucoup de nous, alors tâchons d’être efficaces. Comme vous le savez, malgré nos efforts, le règlement pesticides est passé.
— C’était prévisible, dit une femme.
— La poussée écolo… tout le monde s’y met, même les politiques.
— C’est la mode, que voulez-vous.
— Une mode qui va nous coûter cher. Très cher.
Échanges de regards. Contrariés, les Français, mais pas autant que les Allemands, qui ont de quoi flipper : 40 % de leurs produits risquent l’interdiction, ce qui anéantirait l’économie de leur pays. L’un d’eux lâche un soupir appuyé.
— Walt ? Vous voulez intervenir ?
— Je suis d’accord avec Linda, ce règlement va totalement changer la donne.
— À vous écouter, on croirait qu’il est déjà appliqué, et c’est loin d’être le cas.
— Ce n’est qu’une question de temps, on le sait tous.
— Le temps, c’est notre affaire. Que proposez-vous ?
— C’est compliqué. Je crois au principe de précaution, j’y crois pour ma famille, mais trop de précaution menace l’innovation. Déjà que le marché est rude…
— Et donc ?
— Il va falloir faire avec. S’aligner pour maintenir nos chiffres au maximum.
— Vous êtes sérieux ?
— Ce sera ça ou la fin du business.
Une voix émane de l’interphone – room service –, suivie de l’ouverture de la porte. Une rousse apparaît, en tablier et chignon, avec un chariot à roulettes. Cafés. Cuillères. Sucrettes. Serviettes brodées. Elle salue poliment, dirige le tout jusqu’à la table. On la remercie, on l’oublie avant même qu’elle soit ressortie, on fait passer les cafés de main en main, et l’attention se reporte sur Walt.
— Vous proposez donc d’accepter ce chantage ?
— De s’y adapter. Je préfère une baisse de bénéfices à un gouffre financier.
— Mais ce gouffre est là, à notre porte. Selon nos prévisions, l’interdiction de nos produits impactera l’économie mondiale de 65 milliards. 84 % de nos entreprises sont des PME, déjà asphyxiées par les réglementations. Là, ça leur portera le coup de grâce.
— Je sais…
— Et il y a la question humaine. Trois millions d’emplois dépendent de nous, soit trois millions de chômeurs en plus, sans compter tous les autres. Des gens avec des familles à nourrir. Des millions de citoyens sont condamnés par ce putain de règlement et la première idée qui vous vient, c’est qu’on baisse nos frocs ?
— Ce n’est pas ce que j’ai dit. Entre jouer le jeu et le subir, il y a une différence, une marge de manœuvre. Ils veulent des infos ? Ils les auront. Changeons les données, sacrifions nos produits les moins rentables pour privilégier les autres.
— Limiter la casse… c’est ça, votre solution ?
— Dans un premier temps. Faire tourner la boutique, tout en préparant notre riposte.
— Face à qui ? La Com’ ? Les ONG ?
— Un instant, voulez-vous !
L’un des Chinois, consultant pour la National Oil Company, au treizième rang du classement des cinq cents plus grandes entreprises mondiales selon le Financial Times.
— J’aimerais clarifier un point. Nous sommes tous soucieux de notre avenir et de celui de nos proches, alors il ne s’agit pas d’incriminer les ONG. Si nous sommes réunis aujourd’hui, c’est pour contrer ce qu’il faut bien qualifier d’« agitation alarmiste ».
— Hystérique.
— Elles défendent leur crémerie, on défend la nôtre. C’est de bonne guerre. Walt a évoqué notre marge de manœuvre et il a vu juste : dans quelle mesure pouvons-nous contourner ce délire « PE » ?
Deux lettres, et la pièce devient silence.
« PE », à savoir « perturbateurs endocriniens », l’enjeu de cette réunion. Quinze ans qu’industriels et ONG se déchirent autour d’une question : certains composés chimiques menacent-ils la santé publique ?
Pour les uns, non.
Pour les autres, oui.
Selon de nombreux scientifiques, des molécules présentes dans l’alimentation et le matériel du quotidien parasitent le système hormonal, causant des pathologies telles que l’infertilité, le diabète, le cancer. En première ligne, le bisphénol A, utilisé dans la fabrication de milliers d’objets tels que les biberons, les jouets, ou encore les boîtes de conserve. Jusqu’ici, les firmes pouvaient encore manœuvrer, mais là, ce règlement pourrait s’étendre à des millions de produits.
— Alors ?
— On est coincés. D’après eux, il y en aurait dans la quasi-totalité de nos productions.
— Des conneries.
— Pour nous, pas pour eux. Et ils ont de plus en plus de soutiens.
— On s’en fout. Ils accusent tel ou tel composé, mais c’est une question de combinaison, d’individu, d’environnement. C’est sur ces points qu’il faut travailler. Ils simplifient, alors complexifions. Gagnons du temps.
— Cette fois, ça va être dur… notre champ d’action est restreint.
Une main se lève. Celle d’une experte du groupe Meyer, leader sur le marché des pesticides en Europe. Un empire aux innombrables filiales, parmi lesquelles ChimTek, spécialisée dans le traitement de déchets.
— Chiara ?
— Nous pourrions exiger une étude d’impact, ça nous laisserait un an pour préparer un autre recours. La lenteur de la bureaucratie, c’est notre atout.
— Elle pourrait aussi se retourner contre nous. L’étude, c’est bien, mais on se la garde pour plus tard. Il nous faut autre chose.
— « Autre chose »… mais quoi ?
— Steve, c’est un atelier de réflexion. Alors, faites comme nous : réfléchissez.
— Et les ministres ? Si on leur file nos prévisions, ça les fera flipper.
— Les chiffres, ça ne fait pas tout. Il y a aussi le verbe.
L’intervention est celle d’un Français. Tous le regardent avaler une gorgée. Il repose sa tasse, essuie ses lèvres d’un geste précieux.
— On se pose les mauvaises questions. Le règlement ne pourra être appliqué qu’après l’évaluation des effets de nos produits. La voilà, notre marge de manœuvre.
— Où voulez-vous en venir ?
— Un règlement, ça cible quelque chose. Vous savez ce que c’est, un perturbateur endocrinien ? Moi, non. Et vous non plus. Une table, un café, on sait, mais les PE, ça reste flou. On saura ce que c’est, le monde entier le saura lorsque la Commission s’accordera sur une définition précise. Scientifique. Avec des critères.
— Donc, pas de critères, pas de législation, et pas d’interdictions.
— Voilà.
— Mais ils en ont, des critères. Mode d’action, irréversibilité, leurs conclusions seront implacables. Quand ils brandiront leurs pourcentages, leur taux de cancers…
— Oubliez les chiffres, putain ! Il faut jouer sur les mots. Ils parlent de « danger », on parlera de « risque ». Les mots, on leur fait dire ce qu’on veut.
— Mm… et que proposez-vous ?
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