De mort lente de Michaël Mention, lecture 5
Et si on lisait le début
Voilà la suite de votre lecture du début de ce super bouquin qui a été un pur coup de coeur pour moi.
De mort lente de Michaël Mention
Chapitre 4
Chapitre 5

6
16 mai 2010
Dimanche serein chez les Fournier.
Tandis que Vincennes se promène en famille, ici, au cours Marigny, on profite de sa solitude. Au deuxième étage de leur maison, Catherine – l’épouse de Philippe – s’affaire dans son atelier. Nouveau projet, nouveau costume. Cette fois, c’est une robe à plis Watteau pour l’Opéra Garnier. Assise à son bureau, Catherine ajuste ses lunettes et examine son stock de rubans pour trouver celui qui viendra orner le corsage.
Dans le jardin, Philippe lit un Jim Thompson, allongé sur le transat. Avant, il lisait des thrillers à base de complots – Le Secret de…, La Confrérie des… – jusqu’à ce qu’il en ait marre. Sur le conseil de son libraire, il s’est mis au roman noir et, depuis, il ne lit plus que ça. Enfin une littérature où la gravité ne se prend pas au sérieux.
Bref, un dimanche comme un autre pour Catherine et Philippe. Vingt-quatre ans d’amour. Sortir quand on peut, se voir quand on veut : le secret de leur longévité. Ils se retrouveront vers 17 heures pour un apéro, puis cuisineront ensemble un sauté de veau. Philippe avale une gorgée de Martini, poursuit sa lecture, quand son téléphone vibre sur la table. Il lorgne l’écran et, au prénom affiché, sourit.
— Allô ! Richard ?
— Bonjour. Je vous dérange ?
— Jamais. Comment allez-vous ?
— Ma foi, on fait aller. Et vous ?
— Ça va, je me détends avant la reprise. Vous êtes à Paris ?
— Non, chez moi. Navré de vous appeler en plein week-end.
— Pas de souci.
Philippe corne la page, pose le livre. À droite, là-bas, la voisine sort de son garage avec des cisailles.
— Alors ? Quand revenez-vous ? Catherine a hâte de vous revoir.
— Hélas, je suis très pris. Je prépare un colloque sur les troubles autistiques pour redorer quelques blasons. Essayer, du moins.
— Wakefield ?
— Oui. Une sale affaire, vraiment. Nous n’avons pas fini d’en entendre parler.
— Je le crains. Et la Commission ? Le groupe d’experts ?
— La première réunion est prévue en fin d’année. Toutefois, l’un de nous a eu un imprévu et a dû se retirer. C’est pour ça que je vous appelle.
— Vous… vous voulez que je le remplace ?
— Il nous manque un biochimiste et vos travaux seraient essentiels pour nous.
— C’est que… les perturbateurs endocriniens ne sont pas ma spécialité.
— Allons, vous avez toutes les compétences requises.
Philippe se redresse. Au loin, la voisine taille ses haies, lui adresse un sourire entre deux « tchac ». Il la salue d’une main levée, puis enchaîne :
— Richard, je vous remercie pour votre proposition, mais…
— C’est celle de la Commission. Je n’ai fait que vous recommander.
— Merci… C’est comme ça qu’ils recrutent ? Ils n’ont pas leurs propres experts ?
— Vous savez, la Commission est une structure comme une autre. Elle a des locaux, des écrans, mais elle manque d’effectifs. Si nécessaire, elle sollicite à l’extérieur et ce n’est pas plus mal, ça peut rafraîchir les débats. C’est pourquoi j’ai pensé à vous.
— Écoutez, j’apprécie vraiment, mais…
— Je comprends votre hésitation, j’ai eu la même. Il est vrai que nous n’aurons pas droit à l’erreur. De notre travail dépendront la santé et l’économie de l’Union.
— Je vois. Si on protège trop, ça coûtera cher, et si on ne protège pas assez, ça nuira à des millions de gens.
— Voilà. À nous d’être rigoureux sans sous-estimer les coûts.
— Depuis quand la science s’intéresse au fric ?
— Depuis que « le fric » s’intéresse à elle.
— Mm…
— Vous pouvez refuser, bien évidemment. Je ne vous en tiendrai pas rigueur.
La voix fait place à un son infime, celui d’une inspiration. Bouffée de tabac. Soixante ans de tabagisme, et le Dr Richard Delaubry est encore là, sans cancer ni AVC. La voisine poursuit son « tchac-tchac » irritant, alors Philippe s’éloigne.
— Ce serait pour combien de temps ?
— Nous devrons statuer au plus tard fin 2013.
— Trois ans ? Désolé, je ne peux…
— Ce n’est qu’une échéance pour rassurer les ONG. Vu l’enjeu, ce sera bouclé en moins de deux ans, à raison d’une réunion par trimestre. Ce serait envisageable ?
— Je ne sais pas… Ça me paraît peu compatible avec mon agenda.
— Nous avons tous nos impératifs. Toutefois, je vous rappelle que Bruxelles n’est qu’à une heure de train. Philippe, je ne suis pas du genre à insister, mais il en va de la santé de millions de gens. De notre santé et de celle de nos proches.
— Je sais.
— Et puis ce serait une formidable opportunité pour vous. Enfin, à vous de voir. Désolé, mais je vais devoir vous laisser. Voyez ce qui est possible et rappelez-moi.
— J’ai jusqu’à quand ?
— Dimanche prochain.
— D’accord. Bon… merci pour votre appel.
— Allez, bonne journée ! Et réfléchissez posément, ne vous mettez pas martel en tête !
« Martel en tête. » Il n’y a que son mentor pour employer encore une telle expression au XXIe siècle. Philippe repose son téléphone, songeur.
(Wakefield)
Il vide son verre de Martini en pensant à l’Europe, aux perturbateurs endocriniens, à son épouse, qu’il imagine concentrée sur ses costumes. Dans ce monde où l’on tue, où l’on viole, où l’on empoisonne des populations pour quelques dollars de plus, il y a encore des gens qui se préoccupent des nuances de rubans satinés. Dernière gorgée, et Philippe regagne sa maison. Il traverse le salon, s’arrête au pied de l’escalier.
— Chérie !
— Quoi ?
— T’as deux minutes ?