PREMIÈRES LIGNE #39

PREMIÈRES LIGNE #39

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

Le grand vertige de Pierre Ducrozet

Adam Thobias a indiqué à Carlos Outamendi le fauteuil rouge à franges. Dans les deux tasses il a versé du thé qu’ils ont bu en silence. On entend des gouttes d’eau qui tombent dans le puits, quelques tuiles qui craquent. L’eurodéputé est arrivé ce matin à Brighton dans la retraite d’Adam Thobias pour essayer de l’en sortir. Un peu plus de thé ? Avec plaisir. On parle de la lumière, bien pâle à cette époque de l’année, et des canards qui aiment poser leurs becs sur le réservoir d’eau. Outamendi, après une première attaque, trop discrète, revient à la charge sur le côté, vous savez, c’est une opportunité historique, il y aura des moyens importants, une grande marge de manœuvre. Adam Thobias, les deux mains reposant sur les accoudoirs en velours, le corps long et las perdu entre les étagères en bois brut de la bibliothèque, regarde l’eurodéputé d’un air étrange dans lequel flotte de la circonspection, mais aussi, peut-être, de l’indifférence. Celui que je préfère, c’est le petit, là-bas, dit Thobias en pointant du doigt la bande de canards. Il ne sait pas, il ne sait rien, il cancane quand même. Il glisse son bec dans le puits pour tenter de boire. Bientôt, il comprendra. Outamendi boit une nouvelle gorgée de cet earl grey haute cuvée. Il a la vessie qui va exploser mais il faut qu’il tienne. Pendant un moment, le maître des lieux a semblé vaciller. Mais il s’est ressaisi et étudie à présent la baie vitrée qui s’ouvre sur un jardin triste et humide ponctué de statues mousseuses et de bégonias presque partis déjà. Une demi-heure plus tard, alors qu’ils évoquent les derniers remous au Parlement européen, Thobias dit oui, au détour d’une phrase, de sa voix grave et lointaine, sans rien ajouter mais Outamendi comprend. Est-ce l’aspect nouveau du projet qui l’a convaincu, ou bien l’enveloppe allouée – il n’en dira rien.

Et c’est un long oiseau ébouriffé, aux cheveux encore abondants malgré ses soixante-cinq ans, qui débarque trois semaines plus tard, la tête légèrement inclinée, les yeux bleus perçants, dans la grande bâtisse à moitié flinguée de la rue du Vallon, dans le centre de Bruxelles. Trois étages, des bruits de pas émis par une cinquantaine de jambes, des Mac tout juste sortis de leurs étuis, des classeurs, des cartes, des documents étalés partout. On est pleins d’idées, de projets, d’ardeur, comme au début d’une histoire d’amour.

Le nouveau bateau, dont Adam Thomas

prend les commandes, porte le sigle de CICC, Commission internationale sur le changement climatique et pour un nouveau contrat naturel – CICCNCN, c’était à peu près imprononçable, on a décidé à l’unanimité de raccourcir. Une centaine de gouvernements (à l’exception notable, quoique attendue, des États-Unis de Donald Trump et de la Russie de Vladimir Poutine), d’instances internationales (principalement l’ONU, l’Union européenne et la Banque mondiale) lui ont accordé des crédits : 120 milliards en tout pour aborder le défi bio-écologique depuis un autre versant que les politiques publiques, jusqu’à présent parfaitement inefficaces.

Quelque chose est en train de se passer. Il aura fallu une suite de catastrophes, incendies, épidémies, disparition d’écosystèmes et fonte des glaces pour qu’un spectaculaire revirement s’opère. Chloé Tavernier a bien senti le vent tourner. Militante de longue date, elle s’était jusqu’alors heurtée à un mur d’indifférence et de mépris, ah ouais t’aimes les arbres et les vaches, génial, mais en 2016 quelque chose s’est débloqué et alors tout est allé très vite sous la pression d’une nouvelle vague, vive et déjà exaspérée, portant l’agneau sacrifié par leurs parents. À moins que ce ne soit tout simplement la folle température qui brûla les peaux, cet été-là, et réveilla les cerveaux endormis. Cela déboucha, autre surprise, sur la création de cette organisation entièrement consacrée à la réinvention d’un pacte naturel. Lorsqu’on proposa à Chloé Tavernier de faire partie de l’équipe, elle esquissa dans son salon de la rue des Rigoles à Paris le pas de zouk des grands jours.

— Et qui va prendre la tête de la commission ?

Elle espérait, comme tous, que l’homme ayant mené le combat pendant quarante ans rejoigne l’aven­ture, mais il s’était semble-t-il éloigné des affaires, fatigué de ne rien voir venir.

— Si je viens, en revanche, avait finalement soufflé Adam Thobias à Carlos Outamendi en lui serrant la main devant le seuil pavoisé de sa maison, ce ne sera pas pour le plaisir de la balade.

Et il n’avait pas menti ; attrapant sa baguette, il donna aussitôt le tempo, suivi par ses vingt-quatre collaborateurs venus du monde entier.

En réalité, Adam Thobias a accepté à une condition. La création d’une entité à part, à l’intérieur de la commission, constituée de “spécialistes chargés de missions”.

— Qui serait comme le bras armé du reste, avait-il expliqué autour de la table de réunion. On envoie des gens enquêter partout dans le monde. Il faut ça si on veut réussir. On peut bien s’enfermer à Bruxelles pour imaginer le futur, si on n’a pas le présent ça ne servira à rien.

Les têtes autour de lui, tout à leur joie d’avoir attrapé le gros poisson dans leur escarcelle, opinèrent longuement.

Les blogueurs et blogueuses qui y participent aussi :

• Au baz’art des mots
• Light & Smell
• Les livres de Rose
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• Le monde enchanté de mes lectures
• Cœur d’encre
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• À vos crimes

PREMIÈRES LIGNE #38

PREMIÈRES LIGNE #38

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

Cataractes de Sonja Delzongle

Prologue

Jan ! Jan !

La voix de sa mère dans le vacarme. C’est la dernière fois qu’il l’entend. Étouffée, lointaine. Affolée. L’eau est montée si vite… Personne n’a eu le temps de réagir. Lui, jouait dehors avec le chien. Hatsa. Où est-il ? Il ne perçoit plus ses aboiements, passés des plaintes au silence. À cheval sur Hatsa, un leonberg dont la taille évoque plus celle d’un poney, Jan a été soudain emporté. Autour de lui s’est refermée une masse visqueuse et froide. Glacée. Un mélange d’eau et de boue. Les maisons ont disparu. Toutes. La sienne a sans doute subi le même sort. Seuls quelques toits en pierres plates et grises rappelant des écailles de tortue affleurent. Bientôt, ils seront recouverts eux aussi. Des vies avalées. Tout ne sera plus qu’histoire ancienne.

Zavoï englouti. Un village entier rayé de la carte en quelques heures. Le village le plus isolé de tous ceux qui peuplent les berges de la Viso, la rivière prenant sa source de l’autre côté de la frontière, en Bulgarie.

Le ventre de la montagne s’est ouvert sans prévenir. Au-dessus de lui, le ciel n’est qu’obscurité. Espaces céleste et terrestre se confondent en un magma où, impuissant, l’enfant s’enlise. La solitude dans laquelle il s’enfonce est un gouffre noir. Incapable de s’en extraire, plus il se débat, plus ça l’aspire. Un monstre de fange, d’eau et de terre qui l’emporte dans sa gueule.

Où sont-ils, tous ? Mama ! Mama ! voudrait-il crier mais, la bouche ouverte sur ce mot que plus jamais il ne prononcera, il s’aperçoit qu’elle est pleine de boue, que sa langue est prisonnière et figée. Il va étouffer. La bourbe lui entre dans le nez, les oreilles, avec un bourdonnement infernal. Ça coule à l’intérieur, dans sa gorge, ses poumons, prêts à éclater, ça lui rentre par l’anus et ça se déverse dans ses intestins. Un long ver noir qui s’étire dans ses entrailles saturées. Mama ! Mama !

Sa tête émerge enfin de la terre liquide, l’air s’engouffre dans ses narines et dans sa gorge avec un sifflement, Kosta ouvre les yeux et regarde autour de lui. Là où la boue s’est retirée.

Le drap posé sur le corps endormi de Jasna se soulève et retombe au rythme de sa respiration douce et profonde. Lui aussi respire. Il sent la sueur dans son dos et sa nuque comme une toile d’araignée humide. Il a quarante-deux ans de plus que le petit Jan avalé par la bête puis recraché vivant. Vivant. Mais toujours privé de réponse acceptable au drame qui a brisé son enfance. Quel est ce démon venu lui arracher la moitié de lui-même ? Ses parents, ses deux frères et ses deux sœurs, ses grands-parents paternels, son oncle, sa tante, un cousin. Au total, onze membres de sa famille.

Le cauchemar lui a laissé un peu de répit depuis son installation à Dubaï avec Jasna. Surtout depuis la naissance de Fjona, son ange, son soleil. Elle a aujourd’hui trois ans, l’âge qu’il avait au moment du drame. Et il s’est juré de la protéger. Lui qui n’a rien pu faire pour sauver les siens. Lui qui a survécu effrontément, parmi la trentaine de rescapés. Le plus jeune d’entre eux. Alors qu’un si petit garçon aurait dû mourir broyé dans le torrent de boue et de pierres qui l’emportait. Ce n’était pas normal… Mais rien n’est normal dans cette histoire. Son chien Hatsa dont la photo trône sur sa table de chevet, à côté de celle de sa mère que lui ont donnée ses grands-parents, de celles de Jasna et de Fjona, est mort depuis longtemps. Jan Kosta n’oubliera jamais comment la brave bête, sautant d’une palette où elle avait trouvé refuge, a nagé contre le courant jusqu’à son jeune maître dont seul le visage émergeait et, lui saisissant le bras dans sa gueule, l’a traîné jusqu’à un rocher plat à hauteur duquel ils avaient dérivé.

Chaque fois que ce cauchemar le réveille, Kosta éprouve la même sensation. Sa joue contre le poil mouillé du chien dont les flancs se soulevaient rapidement. L’odeur de vase mêlée à celle de bête. Effluve rassurant, qui l’ancrait à la vie. Sa seule amarre au milieu du chaos.

Ça s’était passé en avril, l’air hivernal radoucissait au profit de la tiédeur printanière, mais les grosses pluies des jours précédents, peut-être à l’origine du glissement de terrain, avaient contribué à maintenir une atmosphère fraîche dans la montagne. La chaleur animale avait préservé celle du petit Jan, l’empêchant de mourir gelé.

Combien de temps s’était écoulé avant qu’on vienne à leur secours, une éternité sans doute, à l’échelle d’un être si petit. Dans les tourbillons d’eau opaque entourant leur rocher, Jan a perdu connaissance, collé à Hatsa qui n’a pas bougé jusqu’à ce qu’arrivent deux types à bord d’un canot. Intrigués par ce petit blotti contre un chien aussi immobile que le rocher qui leur servait de refuge, ils s’approchent. En quelques coups de rame, ils atteignent la pierre plate mais ont le plus grand mal à maintenir le pneumatique à peu près stable, le temps d’attraper le gamin par les jambes et de l’attirer à eux comme un sac malgré les aboiements du leonberg. Le visage recouvert d’un masque gluant qui lui tire la peau, claquant des dents, Jan émerge sans comprendre ce qui lui arrive, clignant désespérément des yeux en direction des deux types. Une fois Kosta à bord, le canot s’éloigne rapidement, abandonnant le leonberg à son sort, sans se soucier des hurlements désespérés du gosse qui veut son chien.

À mesure que la silhouette esseulée de l’animal diminue dans son champ de vision, un sentiment aussi puissant que la haine envahit le petit Jan Kosta. Encore trop jeune et vulnérable pour se jurer de leur faire payer un jour l’abandon de Hatsa, il serre les poings si fort en soufflant par la bouche et le nez des bulles grises que ses petits ongles s’enfoncent dans sa chair jusqu’au sang.

Ballotté par l’eau qui n’en finit pas de monter, le canot gonflable se met à tournoyer sur lui-même, heurté par des troncs et des planches, sans se percer ni se renverser. Entraînés dans une valse infernale, munis de leurs rames, les deux hommes se retrouvent enfin, au terme d’une lutte contre le courant et les tourbillons, dans un décor que ni eux ni le jeune Kosta ne sont près d’oublier.

L’eau, partout autour d’eux. L’eau, à perte de vue. Comme une mer sombre et menaçante. Une mer sans vagues. À peine quelques remous font-ils tanguer l’embarcation. L’eau occupe l’espace entre les montagnes, a avalé tout le relief accidenté. Au loin, les plus hauts sommets encore enneigés semblent émerger de cette mer soudainement formée, le spectacle est à couper le souffle. Le paysage, encore familier quelques heures auparavant, se trouve transformé à jamais. Comme si la terre avait bougé à cet endroit, déplaçant tout, avalant tout pour créer autre chose. Une autre planète. Même le petit Jan, dont les braillements suite à la disparition de son Hatsa trouaient les tympans de ses deux sauveurs, n’émet plus aucun son. La boue a commencé à sécher sur son visage, formant une carapace d’argile rétractée sur sa peau. Ses petits poumons encombrés sifflent faiblement et des quintes de toux lui font recracher les particules noires accumulées.

Du village, il ne reste que quelques débris flottants. Les derniers toits en écaille de tortue ont disparu sous l’eau. La famille de Kosta a toujours vécu à Zavoï, dans cette partie sauvage et montagneuse de Serbie du Sud-Est qui fait partie de la chaîne du Grand Balkan. Jan est un enfant de Zavoï. Comme ses deux frères et ses deux sœurs. Il était le plus jeune. Où sont-ils maintenant ? Ont-ils survécu eux aussi ? Et ses parents ?

Les deux hommes du canot ont navigué jusqu’à la tombée de la nuit, quand ils ont atteint la terre ferme. Des cadavres gonflés remontent à la surface comme des bouchons de champagne, donnant à leur navigation un caractère macabre. Nombre d’entre eux tapent tête la première contre le pneumatique qui résonne de chocs sinistres. L’enfant, inconscient de ce que ça signifie, en fait un jeu. Chaque fois qu’un corps heurte le canot, Jan lance un cri de victoire, comme s’il venait de marquer un but.

Sans prêter attention aux commentaires des deux types, Jan scrute avidement la surface de l’eau, à l’affût de nouveaux cadavres dans le jour déclinant. Un soleil écarlate se dilue au pied des montagnes baignées de sang.

— Mama ! Mama !

Le cri du gosse a brisé l’harmonie des clapotis. Un cri terrible, aigu, à fendre les pierres. Les deux hommes suivent le regard du petit. Contre le canot, flotte le corps d’une femme. Des cheveux d’or déployés en éventail autour d’un visage gris violacé. Elle doit avoir la trentaine à peine. Ses pupilles éteintes fixent le ciel et sa bouche pleine de terre semble figée sur un cri muet. Penché sur le cadavre, de sa petite main noircie de boue, il s’est mis à caresser le front mouillé de la jeune femme en pleurant.

— C’est ta mère ? demande l’un des deux types éberlué. Il vient de crier « mama », il l’a reconnue. Laisse-le tranquille, fait l’autre.

— Il se trompe peut-être. Dans cet état, tous les morts se ressemblent.

— Ils sont blonds tous les deux. Les yeux clairs. Ça doit être elle.

— Qu’est-ce qu’on fait ?

— Comment ça ? Tu veux qu’on fasse quoi ? On gagne vite ce putain de bord, si on y arrive avant la nuit…

— À voir tous ces pauvres gens, je me dis qu’on a une sacrée chance d’être encore vivants, mon gars.

— C’est pas de la chance, imbécile ! C’est Dieu.

— Je me demande bien ce qu’on a fait pour le mériter…

Ils avaient fini par la découvrir, cette berge accessible, et ils avaient accosté au milieu de monceaux de pierres, de troncs cassés et de débris divers, sans vraiment savoir où ils étaient. Tirant l’embarcation sur la rive, ils avaient descendu Jan du canot en le portant sous le bras, soulagés de sentir enfin le sol sous leurs pieds. Se retournant une dernière fois sur l’étendue d’eau qui avait tout recouvert, ils étaient restés quelques instants silencieux et prostrés. Là, au milieu, quelque part sous des tonnes d’eau, se trouvait leur village. Plus tard, ils apprendraient qu’en s’effondrant au cours du glissement de terrain, la terre et les pierres charriées avaient formé un barrage d’une cinquantaine de mètres de hauteur et de cinq cents mètres de long, à l’origine du lac sous lequel était enseveli Zavoï. Le Grand Balkan n’avait jamais connu de phénomène d’une telle ampleur, tout juste quelques tremblements de terre mineurs qui avaient secoué la montagne.

Les deux hommes, hagards, exténués, munis d’une seule lampe torche récupérée sur le canot, allaient devoir marcher au hasard, à la recherche d’autres rescapés ou d’un refuge.

Avec la nuit s’était levé des montagnes un petit vent froid et il fallut faire un feu pour se réchauffer. Il y avait du bois à foison, mais les morceaux de planches ou les branches arrachées étaient gorgés d’eau, inutilisables. Et Jan les retarderait, c’était sûr.

Après concertation, ils avaient décidé d’abandonner l’enfant sur place pour continuer leur chemin à leur rythme. Comme un chien dont on ne veut plus, comme Hatsa sur son rocher un peu plus tôt, Jan avait été laissé à côté du canot, sur la rive du nouveau lac, tout seul près d’un feu que les deux hommes avaient réussi à allumer en arrosant le bois d’un peu d’essence du jerrican qui se trouvait dans le pneumatique.

— On peut pas t’emmener, gamin, avait déclaré l’un des deux types. On sait pas où est ta famille. C’était peut-être ta mère, le corps que t’as vu, mais c’est possible que non. Quelqu’un te trouvera sûrement, en passant ici. Même peut-être quelqu’un des tiens. Alors tu restes près du feu et quand les flammes sont moins fortes, tu mets tout de suite des branches comme je t’ai montré. Et quand il y en aura plus de celles-ci, tu iras en ramasser. Ça devrait t’aider à passer la nuit. Tiens, des biscuits si t’as faim.

L’homme lui avait tendu un petit paquet qu’il venait de sortir de sa poche. Sur ces mots, il s’était relevé et avait rejoint l’autre, qui l’attendait plus loin – il n’avait pas la force d’assister à cette scène.

— Il va pas survivre, le môme. Trois ans, tout seul, la nuit, l’air glacé de la montagne. Il y a peut-être des ours ou des loups qui vont le sentir…

— Et ma grand-mère aussi ! T’en as déjà vu beaucoup, de ces animaux, toi, par ici ? Il faut monter plus haut, ou s’enfoncer dans la forêt. Ouais, mais tout ça a dû leur flanquer la trouille et ils ont dû sortir de leur tanière.

— Ou, au contraire, s’y planquer. Allez, viens, on a pas le choix. Si tu te sens de t’occuper d’un môme qui va avoir envie de pisser toutes les cinq minutes, qui pourra pas marcher un kilomètre, qui aura faim, soif, t’as qu’à y retourner et le récupérer, mais sans moi.

L’autre n’avait pas répliqué et les deux types s’étaient éloignés dans la nuit, marchant dans le cercle blafard de la lampe torche. Ne comprenant sans doute pas ce qui lui arrivait, Jan était resté près du feu, persuadé que c’était ce qu’il devait faire. Obéir ses sauveurs devenus des lâcheurs.

Quelques minutes à peine s’étaient écoulées depuis le départ des deux hommes quand un halètement s’était fait entendre dans l’obscurité. D’abord lointain, puis de plus en plus proche. Malgré sa fatigue et son état de faiblesse, Jan, couché près du feu, avait tendu l’oreille, plus intrigué qu’apeuré. Ça bougeait, dans la nuit. Ça s’avançait vers lui, pas à pas.

Avant qu’il ait le temps de crier, une masse humide l’avait plaqué au sol et le couvrait de baisers poisseux. Cette odeur familière… mélange d’humus, de vase et de senteur animale. Hatsa ! Leurs battements de cœur, rapides, s’étaient mêlés dans une explosion de joie. Ils avaient roulé ensemble dans la terre, l’un sur l’autre, Jan s’agrippant à l’épaisse toison du leonberg. Une fois calmé, Hatsa s’était allongé à côté de son jeune maître en remuant la queue, sa grosse tête sur les cuisses de Jan.

Voyant le canot s’éloigner du rocher où on l’avait laissé, le leonberg n’avait pas tardé à sauter dans l’eau et à les suivre à distance, guidé par son flair, afin de retrouver le seul être qu’il lui restait au monde.

Épuisé par toutes ces émotions, après avoir partagé les biscuits avec Hatsa qui ne s’était pas fait prier pour avaler sa part, Jan avait sombré dans un sommeil troublé par des visions d’apocalypse. De ces froides ténèbres, blotti contre l’épaisse fourrure, était né le premier des cauchemars qui allaient hanter Jan Kosta toute sa vie. Le même cauchemar qui se répéterait chaque nuit. Et il se réveillerait toujours au même moment, en sueur, avec cette impression d’étouffer, de la boue plein la bouche, le nez et les poumons.

Le jour venait de se lever sur les sommets enneigés et le lac nouveau-né, dans la même virginité et le même dépouillement qu’à l’origine du monde, lorsque Hatsa s’était mis à grogner fébrilement. Des alertes répétées, tandis que des pas raclaient la terre. Quelqu’un approchait du feu où résistaient vaillamment quelques braises.

Encore endormi, recroquevillé contre les flancs de son chien, Jan sentit qu’on lui tapotait l’épaule. Le contact le fit sursauter et il se redressa en appelant Hatsa. Le chien avait l’air à la fois calme et sur ses gardes, oreilles dressées.

Devant eux se tenait un homme, le visage à moitié dévoré par une épaisse barbe noire, enveloppé dans un manteau en peau de mouton, une toque de la même matière lui tombant sur les yeux, une besace en bandoulière, le regard noir et perçant, un bâton à la main, du bout duquel il venait de toucher Jan pour voir si le petit était mort ou vivant.

— Ça va, gamin ? demanda le gars en s’accroupissant, une main dans sa besace d’où il avait tiré une gourde. T’as soif ?

Pour toute réponse, Jan saisit le récipient et se mit à boire d’un trait.

— Hé, doucement, laisses-en un peu pour les copains ! T’es tout seul ? C’est ton chien ? Comment t’es arrivé ici ?

— C’est Hatsa, se contenta de répondre Jan.

— OK, lui c’est Hatsa et toi ?

L’enfant regarda le gars en clignant des yeux. Allait-il partir lui aussi et le laisser ?

— Jan.

— Jan. C’est tout ? T’as bien un nom de famille…

Mais le gosse, épuisé, fermait déjà les yeux. L’homme hocha la tête.

— Et les tiens, ils sont où ? Qui a fait ce feu ?

— Les deux hommes du bateau. Après, ils sont partis.

— Et tes parents ? Tu sais où ils sont ?

— Mama… commença à pleurnicher Jan en se frottant les yeux de ses poings sales. Elle… elle est là-bas…

Il tendait la main vers le lac.

— Comment tu sais ? Tu l’as vue ?

Jan secoua la tête de haut en bas.

— T’as quel âge ? Pas plus de trois ans, j’imagine.

— Trois.

En même temps que les mots, autant de petits doigts s’étaient dressés sous le nez du gars.

— Si t’es seul, viens avec moi. On va essayer de retrouver les tiens. Même s’il y a peu de chances qu’ils soient encore vivants.

— C’est pas vrai ! se mit à hurler Jan. C’est pas vrai ! T’es un menteur !

— OK, si je suis un menteur, je te laisse ici avec ton chien, répondit l’homme en se levant.

— Non ! Non ! Je veux retrouver mama !

— Alors tu me traites pas de menteur, hein ? Si je te dis que ton village, il est là, quelque part sous l’eau, c’est vrai. Va falloir que ça rentre dans ta caboche. Et aussi qu’il y a peu de survivants.

— C’est quoi, « survivants » ?

— Se grattant le menton sous sa toison, l’homme cherchait comment expliquer à un gosse ce qu’était mourir et survivre.

— Les survivants, c’est ceux qui sont pas morts, tu vois ? Ceux qui sont toujours en vie, comme toi et ton chien.

Alors que ces mots irréels le traversaient de part en part, Jan se tourna vers le lac dans lequel se fondaient des teintes rose et orangé, comme si elles bavaient du ciel. Une vision qui allait s’imprimer dans sa mémoire et l’accompagnerait toute sa vie. C’était donc là, au fond de cette masse liquide, que se trouvaient désormais sa maison, son village, ses copains, ses frères, ses sœurs ? Peut-être faisaient-ils partie de ces corps remontant à la surface, flottant comme des troncs. Ils seraient donc des morts, et lui et Hatsa, des « survivants » ? Une déduction bien compliquée pour le cerveau d’un si jeune gamin, qui se sentait tout aussi mort que ces corps dans la boue.

— Allez, debout ! On y va, Jan ! T’es un homme, maintenant ! Bouge-toi donc ! l’a encouragé le gars en lui tendant la main. Moi, je suis Djol.

Djol finirait par retrouver ses grands-parents maternels dans un village de la vallée, et marquerait à jamais la mémoire de Kosta. Après avoir partagé l’existence solitaire et sauvage de son protecteur durant deux semaines, dans une cabane au beau milieu de la forêt, l’enfant fut conduit à la seule famille qui lui restait.

Aujourd’hui encore, Kosta, lorsqu’il pense à l’homme qui l’avait découvert presque gelé, le sauvant d’une mort certaine, se demande s’il est toujours de ce monde.

Une fois chez ses grands-parents, Jan retrouva son nom complet, Kostadinovic, ainsi que les souvenirs de sa courte vie à Zavoï lorsqu’il était le petit-fils du chef du village, disparu dans la catastrophe.

Mais en dépit de toute l’attention et de l’amour parfois un peu rude de ses grands-parents, le drame n’avait pas quitté Kosta. C’était là, en lui, dans sa chair. Cette chose que les cauchemars ravivaient sans cesse. La bête qui s’était réveillée pour engloutir son village et les siens. Le monstre tapi dans la montagne, dont personne n’avait soupçonné l’existence. Une question le hantait comme ses fantômes. Pourquoi ? Pourquoi la terre avait-elle bougé ce jour-là ? Pourquoi le sol s’était-il dérobé, pourquoi cette gigantesque coulée de boue entraînant tout sur son passage ? Que s’était-il passé dans les entrailles terrestres ? Était-ce, comme certains le racontaient, le réveil du diable ?

Seule la science pouvait lui apporter des réponses, remplacer l’image de la bête par une explication rationnelle. Kosta s’était donc lancé dans l’hydrogéologie. Des études passionnantes qui l’avaient souvent conduit sur le terrain, à l’étranger, en Afrique, en Asie. Et c’est en fêtant son premier poste à trente ans, lors d’une soirée organisée par un ami à Belgrade, qu’il rencontra Jasna, de dix ans sa cadette, qui deviendrait sa femme trois ans plus tard. Avec elle, il partirait, à l’approche de la quarantaine, s’installer à Dubaï à cause de son travail, mais aussi pour les liens qu’entretenait Belgrade avec cette mégapole. Le poste proposé par une compagnie pétrolière était une occasion à ne pas manquer. Qui changerait son train de vie, plutôt modeste en Serbie, en existence rêvée. Un appartement luxueux avec terrasses et piscine au sommet d’une tour, une vue panoramique sur le désert, deux voitures haut de gamme, des équipements high-tech, des séances de golf et d’équitation pour Jasna, la belle vie pour l’enfant de la Vieille Montagne, né au milieu des chèvres et des moutons.

Jasna. Seuls ses cheveux blonds et son visage émergent du drap blanc. La ressemblance avec la mère de Jan sur la photo est frappante. Kosta, malgré son très jeune âge au moment où il l’a perdue, a gardé de sa mère, de ses mimiques et expressions un souvenir précis, presque photographique.

— C’est dingue ce que tu peux lui ressembler…, dit-il parfois à Jasna.

— Je ne veux pas ressembler à une morte ! s’indigne-t-elle.

La respiration régulière de sa femme le rassure. Depuis quelque temps, il sent qu’elle ne va pas bien. Le changement est survenu un an après la naissance de Fjona. Une sorte de baby-blues à retardement. C’est comme si Jasna avait renoncé à son corps, à sa féminité. Elle s’est mise à boire régulièrement, prétextant qu’un peu de vin lui faisait du bien. N’ayant pas besoin de travailler, son univers se limite à la maison et au peu d’activités qu’elle pratique en dehors. Elle a pris du poids, au moins huit kilos, mais elle ne semble pas s’en émouvoir. Pour Kosta, le plus grave est son manque d’intérêt et d’élan maternel pour Fjona, qu’il lui reproche de plus en plus souvent.

— Et toi, tu n’en as que pour elle, à croire que je ne t’intéresse plus ! lui rétorque Jasna froidement.

— C’est ma fille, je veux qu’elle soit heureuse. Je veux qu’elle ne manque de rien, surtout pas d’amour.

Mais Jasna s’enlise de plus en plus dans la mélancolie et l’indifférence.

Après plus de dix ans de belle entente, le couple se retrouve à la dérive. Ce qui n’empêche pas Jan d’être fou de sa fille et de la gâter au-delà du raisonnable. Son amour pour elle est même devenu un refuge.

Sortant du lit sans faire de bruit après avoir regardé l’heure à sa montre connectée, cinq heures, le dos encore ruisselant de sueur, une odeur de vase au fond des narines, le premier réflexe de Kosta après son cauchemar est d’aller voir Fjona. Sa chambre d’enfant, un véritable parc à jouets, a la meilleure exposition, au sud, pour la lumière. Comme toutes les autres pièces, elle est équipée d’un climatiseur.

Jan entrouvre la porte et passe la tête. Couchée sur le dos, Fjona dort profondément. Ses bouclettes dorées, ses joues fraîches et rebondies et ses mains potelées lui donnent un air de Cupidon. D’ailleurs, Kosta, entre autres mots tendres, aime lui répéter « Mon petit ange» en la soulevant dans ses bras. Son regard s’attarde avec tendresse sur la fillette. Chaque fois, il se demande comment ils ont fabriqué une telle merveille. Pourtant, elle est là, fruit de ce qui aurait dû être un amour stable et solide, petit être de joie et de vivacité, unique et si précieux. Il donnerait sa vie pour elle. Et il aime ce sentiment.

Au même moment, posé sur sa table de chevet, son smartphone se met à vibrer. S’il était là, Kosta verrait s’afficher le numéro de Vladimir Krstic, son ami d’études, ingénieur en chef à la centrale hydroélectrique construite trois ans auparavant là où Zavoï a été englouti. Là où l’énergie de l’eau de la Viso était la plus exploitable.

Mais Kosta n’écoutera le message de Vlada qu’une heure plus tard, bloqué dans leur appartement par ce qu’il a vu arriver au loin en buvant son café sur la terrasse. Un mur de sable.

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PREMIÈRES LIGNE #37

PREMIÈRES LIGNE #37

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

Une deux trois de Dror Mishani

Un de mes coups de coeur de ce premiers trimestre de l’année 2020.

Un livre résolument féministe.

UNE

1

Ils firent connaissance sur un site de rencontre pour divorcés. Il y affichait un profil plutôt banal – quarante-deux ans, divorcé, deux enfants, habite à Guivataïm –, et c’est ce qui la poussa à lui envoyer un message. Il avait évité les « prêt à dévorer la vie » ou « en pleine recherche intérieure, je compte sur toi pour me révéler à moi-même ». 1m77, profession libérale, bonne situation, ashkénaze. Opinions politiques néant, tout comme la plupart des autres rubriques. Trois photos, une ancienne et deux apparemment plus récentes, sur lesquelles il présentait un visage plutôt rassurant et sans signe particulier. Autre détail : il n’était pas gros.

Ce pas, elle l’avait franchi sur les conseils du psychologue de son fils (Erann venait d’entamer une thérapie), qui l’avait convaincue de l’importance de montrer au garçon qu’elle faisait autre chose que se lamenter sur son sort et qu’elle se prenait, elle aussi, en main. Elle avait déjà commencé à recréer, pour eux deux, une sorte de routine quotidienne : dîner à sept heures, douche, émission de télé en VOD, puis chacun préparait son sac pour le lendemain. À huit heures et demie, neuf heures moins le quart, elle le mettait au lit et continuait, pour l’instant, à lui lire une histoire, même s’il était déjà capable de le faire tout seul : ce n’était pas le moment de renoncer à ces minutes privilégiées. Ensuite, elle ouvrait l’ordinateur portable qui l’attendait dans le coin bureau de son salon, jetait un coup d’œil sur les profils du site et lisait les messages qu’on lui avait envoyés. Cela dit, jamais elle ne répondrait à un homme qui la contacterait par ce biais, c’était clair. Elle préférait prendre l’initiative.

Fin mars.

Elle portait encore un pull en soirée et quand elle se glissait seule dans le lit, elle entendait parfois la pluie tomber.

Elle lui envoya un premier message : « Serais ravie de faire votre connaissance. » Il répondit deux jours plus tard : « D’accord. Comment ? »

Ils poursuivirent par tchat.

« Vous enseignez dans quel type d’établissement ? Primaire ? Supérieur ?

— Lycée.

— Lequel ?

— Évitons les détails pour l’instant. À Holon. »

Elle était prudente alors que lui ne cachait rien. Au fil de leurs échanges, les rubriques « néant » de son profil se complétèrent rapidement. Il faisait du vélo, surtout le shabbat, au parc haYarkon.

« J’ai négligé mon corps pendant des années, mais je me suis récemment inscrit à une salle de sport. J’adore. »

À en juger par les photos, elle trouva que ses efforts ne sautaient pas aux yeux. Il était avocat, « pas un ténor du barreau, un petit cabinet où j’exerce seul ». Son principal secteur d’activité était lié aux démarches d’obtention d’un passeport polonais, roumain ou bulgare que pouvait entreprendre, depuis quelques années, tout Israélien ayant des racines dans ces pays-là et désireux de bénéficier d’une double nationalité. Il avait trouvé ce créneau après avoir travaillé pendant plusieurs années au département juridique d’une grande agence de recrutement de main-d’œuvre étrangère, de ces entreprises qui, en Israël, prospéraient depuis plusieurs décennies. Certaines d’entre elles s’étaient tournées vers l’Asie (principalement les Philippines ou l’Inde), mais la sienne se concentrait sur l’Europe de l’Est, ce qui lui avait permis de se constituer un solide carnet d’adresses et des relations avec les différentes administrations des pays concernés. « Auriez-vous par hasard besoin d’un passeport polonais ? lui demanda-t-il.

— Ça ne risque pas, mes parents viennent de Libye. Avez-vous des contacts avec Kadhafi ? »

Au lycée, ses collègues la mirent en garde contre ce genre de rencontre. Insistèrent sur le fait qu’on ne pouvait pas croire ce que les gens disaient d’eux-mêmes. Mais il ne raconta rien de spécial, au contraire, il semblait s’efforcer d’apparaître le plus banal possible. Au bout de quelques jours à discuter en ligne, il lui demanda : « Allons-nous, finalement, nous rencontrer ?

— Finalement, oui », répondit Orna.

Et ce finalement arriva au début du mois d’avril, un jeudi à vingt et une heures.

Il lui laissa le choix du lieu. Elle opta pour le Landwer Cafe, place Habima à Tel-Aviv. Trois jours auparavant, lors d’une entrevue avec le psy d’Erann, elle avait tellement parlé d’elle-même que le thérapeute lui avait suggéré d’envisager de se faire suivre, elle aussi. Elle avait éclaté de rire, s’était excusée de s’être laissé emporter et avait expliqué que de toute façon elle n’en avait pas les moyens, d’ailleurs si elle parvenait à financer les séances de son fils, c’était avec l’aide de sa mère.

Le psy lui recommanda de ne pas faire mystère de ce premier rendez-vous, mais de ne pas non plus insister dessus. Si Erann demandait avec qui elle sortait, elle pouvait dire que c’était avec un ami, s’il voulait en savoir plus, elle n’aurait qu’à lui expliquer qu’il ne le connaissait pas, que c’était un nouvel ami prénommé Guil. Il ajouta que mieux valait éviter les services de la grand-mère pour garder le garçon (chez eux ou chez elle) ce soir-là, au risque qu’elle en dise trop, vu sa propension à tout monter en épingle. Il lui conseilla donc de prendre leur baby-sitter habituelle, celle qu’ils appelaient à l’époque où papa et maman allaient encore au cinéma ensemble.

Tel-Aviv était saturée. Les bouchons avaient commencé dès la sortie de la voie express Ayalon, lorsqu’elle avait tourné dans la rue haShalom, et sur Ibn Gvirol ça ne roulait pas mieux. Quant au nouveau parking souterrain de la place Habima, il était complet. Par chance, le matin même, Guil lui avait envoyé son numéro de portable en message privé sur le site, elle put donc le prévenir par SMS qu’elle aurait du retard. Elle fit demi-tour, alla se garer dans le parking de la rue Kaplan et, pour arriver jusqu’au théâtre national, elle dut se frayer un chemin parmi la faune de noctambules qui envahissaient la place, barbus tatoués, superbes demoiselles, couples avec bébés. Peut-être un autre endroit aurait-il mieux convenu ? Elle s’était habillée tout en blanc, pantalon court en coton, chemisier et veste légère par-dessus, ce qui lui donna aussitôt un coup de vieux, ou plus exactement – c’était pire ! – une allure de vieille qui veut la jouer jeune.

« Je me demande ce qu’on fait ici. Ce n’est carrément plus de mon âge ! »

Telle fut la première phrase que Guil prononça et cela l’aida à se sentir un peu moins décalée. En revanche, la situation – se retrouver ainsi face à un inconnu – lui fut beaucoup plus étrange qu’elle ne se l’était imaginée.

Il se leva à son arrivée et lui serra la main comme s’il s’agissait d’un rendez-vous professionnel. Il commanda un café au lait, alors elle renonça au verre de vin qu’elle aurait volontiers pris et se rabattit sur du cidre chaud avec un bâton de cannelle. Même s’il n’était pas vraiment mince, son apparence prouvait qu’effectivement il fréquentait une salle de sport. Il avait fait moins d’efforts vestimentaires qu’elle, portait un jean, un polo bleu et des runnings blanches. D’emblée, il endossa le rôle du plus expérimenté des deux : c’était loin d’être son premier rendez-vous du genre.

« En général, on parle divorce, commença-t-il, on confronte expériences et stratégies. Ça fait un peu rencontre d’anciens combattants. C’est plutôt déprimant, mais je suis prêt à me lancer.

— S’il vous plaît, tout, mais pas ça ! » l’arrêta-t-elle aussitôt.

Non qu’elle ne fût pas curieuse d’en savoir plus là-dessus, mais elle aurait été incapable d’exposer son cas personnel en retour, c’était encore trop douloureux. Elle avait toujours tellement de mal à assimiler son nouveau statut que parfois sa situation lui paraissait irréelle. D’ailleurs, même assise dans ce café, elle eut la sensation, à plusieurs reprises, de ne pas y être, ou d’avoir Ronèn et non un parfait inconnu en face d’elle. Guil lui raconta qu’il avait deux filles, Noa et Hadass, toutes deux lycéennes. Il n’était pas à l’origine de son divorce, c’était son ex-femme qui en avait pris l’initiative. Dans un premier temps, il avait opposé une fin de non-recevoir, par peur sans doute davantage que par amour, et le processus de séparation avait été très long – à l’opposé de ce qu’Orna avait vécu avec son mari.

Il avait d’abord réussi à convaincre sa femme de leur donner une nouvelle chance. Ensuite, ils avaient brièvement tenté une thérapie de couple. Finalement, il avait baissé les bras. Il ne pensait pas qu’elle l’avait trompé, d’autant qu’aujourd’hui elle n’avait toujours personne. C’était juste qu’elle avait cessé de l’aimer, manque d’intérêt et envie de connaître autre chose, de ne pas passer à côté de la vie, des arguments qu’à l’époque il n’avait pas acceptés ou pas voulu comprendre – tout en les comprenant quand même – et qui, maintenant, lui paraissaient de plus en plus clairs. A posteriori, ça avait été mieux pour tout le monde. Y compris pour leurs filles. Trouver un accord avait été facile, peut-être parce qu’ils étaient tous les deux avocats et n’avaient pas de problèmes financiers. Elle avait gardé leur appartement de Guivataïm, quant à lui, grâce à la vente d’un bien immobilier dans lequel ils avaient investi à Haïfa, il avait pu acheter un quatre-pièces, non loin de son ancien domicile.

À l’évidence, ce n’était pas la première fois qu’il racontait tout cela, et le ton apaisé qu’il employait fit comprendre à Orna combien elle était blessée. Elle trouva aussi cette histoire totalement différente de la sienne, mais l’était-elle vraiment ? Les phrases qu’il formula d’un ton dénué d’émotion – « envie de connaître autre chose », « ne pas passer à côté de la vie » – éclatèrent en elle telles des grenades dégoupillées.

Il ne s’en rendit pas compte, du moins l’espéra-t-elle, et lorsqu’il lui demanda comment la séparation s’était passée de son côté, elle répondit : « Différemment. J’ai… nous avons un fils qui va avoir neuf ans et il l’a très mal pris. Mais je préfère ne pas en parler pour l’instant. »

Ensuite, elle se laissa dériver. Guil parla de son travail qui occasionnait de courts déplacements à Varsovie et Bucarest, tenta d’en savoir plus sur elle mais n’insista pas devant sa retenue. Le temps ne passait pas. À vingt-deux heures quinze, la place fut soudain envahie par les spectateurs qui sortaient du théâtre national à la fin des représentations, puis les lieux se vidèrent. À vingt-deux heures quarante, Guil commanda un Coca Zéro et lui demanda si elle voulait manger quelque chose, mais elle refusa même un autre verre de cidre tant elle avait hâte d’en finir avec ce rendez-vous.

« On bouge ? lui proposa-t-il un peu après vingt-trois heures.

— Oui, bonne idée, il est déjà très tard.

— En ce qui me concerne, je suis prêt à continuer à échanger avec vous par messagerie, si ça vous dit. Et maintenant, vous avez aussi mon numéro de portable. »

Ce fut sur ces mots qu’il la quitta.

Avant même d’arriver à sa voiture, elle voulut appeler la baby-sitter pour lui demander si Erann dormait déjà, mais elle dut y renoncer parce qu’elle avait peur d’éclater en sanglots au téléphone.

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PREMIÈRES LIGNE #36

PREMIÈRES LIGNE #36

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

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Le livre en cause

La vallée de Bernard Minier

Prélude 1

— POURQUOI… VOUS… FAITES… ça ?

Il leva les yeux, fixa la silhouette immobile. Mais peut-être s’agissait-il d’une hallucination ? En montagne, les hallucinations sont fréquentes. Il suffisait d’une fièvre, d’une déshydratation, d’un œdème cérébral de haute altitude… ou d’une hypothermie : il grelottait.

Les alpinistes et les randonneurs évoquaient souvent la vision d’un personnage imaginaire, qui les avait un temps accompagnés. Comme celui qu’il avait devant les yeux. Mais le seau d’eau glacée qu’il reçut en pleine face n’avait rien d’un délire.

Le froid lui coupa le souffle. Son pouls et sa respiration s’accélérèrent. Il savait ce que c’était : tant qu’il frissonnait, tout allait bien, symptômes classiques d’une hypothermie légère.

En même temps, son corps devait être en train de mettre en place son mécanisme de défense : vasoconstriction, c’est-à-dire resserrement des vaisseaux sanguins au niveau des extrémités – pour préserver les organes vitaux en redirigeant le sang vers le cœur et les poumons. C’est pour cela qu’il ne sentait plus ses mains ni ses pieds.

Il tourna la tête. Contempla les versants abrupts qui cernaient le petit lac. L’épaisse couche de glace qui le recouvrait… Les lames de roche dressées sur le ciel gris… Toute cette indifférence millénaire, cette montagne inhospitalière, qui n’offrait au regard que le hideux visage de sa mort prochaine. Car il allait mourir. Il n’avait pas le moindre doute là-dessus. De légère son hypothermie allait passer à modérée, puis à sévère et enfin à profonde – avec au bout le coma et un arrêt cardiaque. C’était inévitable. On lui avait ôté tous ses vêtements. Il était étendu, nu comme un ver – à part le bandeau rouge qui maintenait ses dreadlocks en arrière –, les épaules, le dos et les fesses à même la glace, et la température était tombée bien en dessous de zéro. Il devait faire dans les – 15 °C.

je vous en priiieeeee je vous en priiiieeee je vous en priiieee

Est-ce qu’il avait prononcé ces mots ? Ou était-ce seulement son esprit qui l’avait fait ?

Il commençait à perdre la notion du réel.

Très mauvais signe, ça

Il s’enfonçait petit à petit dans la brume qui sépare le réel de la confusion mentale.

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PREMIÈRES LIGNE #35

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Le livre aujourd’hui est un livre jeunesse, un titre devenu un classique, un livre que j’ai lu il y a près de 20 ans et à la lecture duquel j’ai pris beaucoup de plaisir.

Le livre en question

Artémis Fowl et Eoin Colfer

Prologue

Comment pourrait-on décrire ArtemisFowl ? Les nombreux psychiatres qui s’y sont essayés ont dû confesser leur échec. La principale difficulté de l’entreprise réside dans l’intelligence d’Artemis . Celui-ci parvient en effet à déjouer tous les tests auxquels on le soumet. Face à lui ,les plus grands esprits du monde médical se sont trouvés plongés dans une infinie perplexité et nombre d’entre eux, balbutiants et hagards, sont retournés dans leurs propres hôpitaux ,à titre de patients cette fois.

Artemis est sans nul doute un enfant prodige. Mais pourquoi un être aussi brillant a-t-il décidé de consacrer sa vie à des activités délictueuses?Voilà une question à laquelle une seule personne serait en mesure de répondre.Or,il prend un malin plaisir à ne jamais parler de lui-même.

La meilleure façon de tracer un portrait fidèle d’Artemis consiste à faire le compte rendu détaillé de la première entreprises célérate qui l’a rendu célèbre . Il m’a été possible de procéder à cette reconstitution grâce aux interviews de première main qu’ont bien voulu m’accorder ses victimes.

À mesure que se déroule le récit, chacun pourra constater à quel point la tâche était malaisée.

Toute l’histoire a commencé il y a plusieurs années, à l’aube du XXIe siècle.

Artemis avait alors conçu un plan destiné à rétablir la fortune de sa famille. Un plan qui aurait pu entraîner l’effondrement de deux civilisations et précipiter la planète dans une guerre interespèces.

À cette époque, Artemis Fowl était âgé de douze ans.

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