PREMIÈRES LIGNE #47 : Corrompu de Patrick Nieto

PREMIÈRES LIGNE #47

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

Corrompu de Patrick Nieto

1

Quelque part dans le sud de la Libye, le 21 octobre 2011.

Une fumée noire épaisse s’échappe du toit de sa luxueuse villa. Des rebelles avinés brisent les meubles en acajou avec la crosse de leur fusil-mitrailleur et leurs rangers. Certains, l’écume à la commissure des lèvres, lacèrent les fauteuils et les canapés en cuir avec des poignards. D’autres violent ses maîtresses à même le sol, défèquent sur les marbres de Carrare et sur les tapis précieux à côté des corps mutilés du personnel de sécurité.

Terré dans une cache aménagée, impuissant, il assiste au sac de sa maison par le biais de la vidéosurveillance. Soudain, les clameurs redoublent de virulence. Les insurgés s’engouffrent dans le couloir menant à sa tanière. Ils se bousculent, s’insultent. Ivres de colère, tous veulent être en première ligne.

Des coups sourds sont portés contre la porte blindée. Ces coups suintent la haine et présagent un déchaînement de violence inouïe contre sa personne. La porte se gondole à chaque percussion. Elle ne résistera plus bien longtemps à la fureur des assaillants. Il ôte le cran de sûreté de son pistolet automatique. Il ne capitulera pas sans combattre. Puis l’intensité des cris diminue. Les pillards refluent. L’accalmie. La déflagration. Le souffle le projette en arrière. Sa tête heurte le mur. Aussitôt, le sang dégouline le long de ses tempes. Il est choqué, incapable de bouger. Des émeutiers se saisissent de lui, l’entraînent à l’extérieur jusque dans le jardin. Les gens l’insultent, le griffent, le mordent, le tabassent, crachent sur lui, déchirent ses vêtements. On lie ses membres à quatre colonnes du patio comme pour l’écarteler. Des mains terminent de le dénuder entièrement. Puis le silence se creuse. Tous les regards convergent vers un homme. Il a une cinquantaine d’années, un visage en lame de couteau. Ses yeux sont brillants, injectés de sang. Sans doute est-il sous l’effet de l’alcool ou de la drogue. Ou bien des deux. Il tient un pieu effilé à une extrémité, comme ceux qui servent à fabriquer les enclos pour y parquer les chèvres. Il s’approche. Ses acolytes commencent à frapper dans les paumes de leurs mains, l’encouragent, se réjouissent, dansent. L’hystérie collective atteint son apogée. L’homme empoigne fermement son instrument à deux mains, l’avance. Les muscles de ses bras sont bandés, luisants.

Mansour Al-Shamikh se réveille en sueur, les yeux exorbités, haletant, la bouche aussi sèche qu’un coin de désert. Il s’assied sur la banquette branlante qui fait office de lit. Ses traits sont tirés. De profonds sillons barrent son front. Il a encore très mal dormi. La faute à ce cauchemar récurrent qui pollue son sommeil depuis des semaines et le laisse épuisé au petit matin.

Tremblant, il s’empare d’un verre contenant un fond de thé à la menthe de la veille, posé sur la table basse. Il se poste devant l’unique fenêtre. Le jour vient juste de se lever. La chaleur a déjà envahi la pièce. Des mouches bourdonnent autour de lui. Il contemple le ciel sans nuages, égraine son misbaha1 avec dextérité en récitant les 99 noms d’Allah.

Autour de lui, tout n’est que chaos. Les habitations éventrées dressent leur silhouette macabre de part et d’autre des rues désertes. Elles ont été soufflées par les roquettes avant d’être pillées et incendiées. Une odeur tenace de brûlé emplit l’espace. La peur et la colère ruissellent des pierres, des portes et des volets.

Les villageois ont majoritairement décampé. Les cadavres éviscérés des inconscients qui ont cherché à défendre leurs biens sont exposés à l’entrée de l’artère principale. Les essaims de mouches bombinent autour des dépouilles. Des effluves pestilentiels empoisonnent le vent. La mosquée n’a pas été épargnée. Les centaines d’impacts de balles de gros calibre sur la façade blanche et la charpente effondrée témoignent de l’âpreté des combats.

Le regard bleu acier d’Al-Shamikh s’égare vers un point invisible au loin.

Un homme entre en trombe dans l’abri de fortune. Il affiche un air affolé. Il porte des effets d’uniforme dépareillé, poussiéreux, déchirés. Ils ne tarderont pas à ressembler à des haillons. Il pue comme un chien errant. Sûr qu’il a des puces et des poux. Il se campe devant Al-Shamikh mais pas trop près, en signe de déférence. Il le salue, claque des talons.

– Mon colonel, j’apporte une terrible nouvelle !

L’officier tressaille imperceptiblement. Les perles en bois d’olivier ne glissent plus entre ses doigts. Cette nouvelle, il la redoute depuis son départ. Serait-ce une énième rumeur ou bien est-ce vraiment la fin cette fois ?

– Parle !

Le pouilleux s’éclaircit la voix.

– L’OTAN et ses laquais ont assassiné le Raïs !

– Tu es certain ?

– Al Jazeera et Al Arabiya l’ont annoncé ce matin. Les Américains et les Français ont confirmé l’information.

Hébété, le colonel s’attarde sur les mains de son interlocuteur. Sales comme le reste du personnage. La crasse s’est accumulée sous ses ongles brisés. Al-Shamikh examine les siens. Ils ne sont pas beaucoup plus brillants. Il y a quelques mois encore, la manucure prenait quotidiennement soin de ses mains. Et que dire de sa barbe ? Un véritable champ en friche. Mais comment pourrait-il en être autrement ? Tout manque ici. Les bombardements ont dévasté le village. L’électricité et l’eau courante sont coupées, la nourriture se raréfie.

– Que s’est-il passé ?

– Le Raïs a voulu quitter Syrte mais son convoi a été repéré par un drone américain. Des avions ont détruit les véhicules puis les insurgés ont encerclé nos frères. Le Raïs et son fils Muatassim ont été légèrement blessés, semble-t-il, avant d’être capturés. Puis ils ont été transférés à Misrata. Certains racontent qu’une fois là-bas la foule les a lynchés, d’autres prétendent qu’ils ont été abattus d’une balle dans la tête.

– Exécutés ? Sans procès ?

Le soldat baisse les yeux, garde ses lèvres scellées. Il sait que la question de son officier n’appelle pas de réponse de sa part.

– Les pertes ennemies sont importantes ?

– Non mon colonel. La garde du Raïs s’est rendue. Les soldats ont été désarmés et rassemblés à l’ouest de la ville. Ils ont ensuite été alignés et fusillés. Il n’y a aucun survivant.

– Allahu akbar ! Ces lâches ont été châtiés. Ils auraient dû sacrifier leur vie pour empêcher cette tragédie au lieu de s’allonger devant l’ennemi et d’écarter les cuisses comme des putes vérolées.

Al-Shamikh n’en revient pas. Son visage s’est durci. Lui, le militaire, le compagnon de la première heure du Guide de la révolution, refuse d’admettre cette infâme trahison. S’il s’était trouvé à Syrte, il aurait étranglé de ses mains quiconque aurait, ne serait-ce qu’en pensée, manifesté un signe infime de capitulation. Même à court de munitions, il aurait affronté les putschistes et les avions avec des cailloux.

Malheureusement, il ne se trouvait pas près du Raïs car celui-ci l’avait chargé d’une mission de confiance, secrète, délicate. Il s’était entouré d’une trentaine de militaires au dévouement sans faille et avait pris la route en laissant son mentor. Il s’en voulait tellement à présent.

Les articulations de ses doigts blanchissent en serrant les perles de son chapelet. S’il s’écoutait, pour évacuer sa colère, il tuerait le messager qui se tient au garde-à-vous devant lui. Il l’a déjà fait avec un domestique qui avait renversé du thé brûlant sur son pied. Mais il a besoin de tous ses combattants. Son regard retrouve alors toute son aspérité.

– Assassiné par son propre peuple ? Notre guide s’est toujours montré bienveillant envers les gens. Pourquoi aurait-on des raisons de lui nuire si ce n’est pour voler son pétrole ? Exécuté, dis-tu ? Comme un chien enragé sur le bord d’un chemin ?

– Mahmoud Jibril, le traître, a démenti en assurant n’avoir donné aucun ordre de tuer Kadhafi.

À l’évocation du nom du chef de l’exécutif du Conseil national de transition, Al-Shamikh explose.

– Que des furoncles lui poussent sur le cul et que ses bras raccourcissent ! rugit-il en crachant par terre. Sors ! Disparais !

Le soldat obéit sans demander son reste, trop heureux de ne pas avoir droit à une bastonnade de la part du colonel, connu pour sa cruauté sans bornes.

Une fois seul, Mansour Al-Shamikh s’assied sur la banquette, cale ses coudes sur ses cuisses et enfouit sa tête dans ses larges mains capables d’assommer un bœuf. Des larmes perlent au coin de ses yeux. Les Américains et les Occidentaux ont éliminé le Raïs pour qu’il taise leurs secrets. Il en est persuadé. En quarante-deux ans de pouvoir, il avait survécu à une vingtaine de tentatives d’assassinats et de coups d’État à tel point qu’il paraissait immortel. D’autant qu’il était en passe de mater la rébellion quand, sous le prétexte fallacieux de protéger les civils, les forces de la coalition occidentale et les États-Unis étaient entrés dans le jeu en anéantissant son armée pour éviter la prise imminente de Benghazi, pilonnée depuis des jours par l’artillerie. Elles avaient d’abord bombardé les aéroports, clouant au sol l’aviation du régime, puis elles avaient détruit les chars d’assaut, contraignant les militaires à un repli stratégique.

Des images remontent de la mémoire d’Al-Shamikh comme des bulles d’oxygène crèvent la surface de l’eau. Il se revoit aux côtés du jeune capitaine Mouammar Kadhafi, déposer le roi Idriss 1er sans effusion de sang et mettre ainsi un terme au pillage des ressources pétrolières et gazières du pays par la monarchie. Il se souvient des scènes de liesse, des rassemblements à la gloire du Guide. Qu’est-ce qui a fait que cette joie s’est transformée en venin ? Avec le Raïs, ils ont pourtant sorti le peuple de l’illettrisme, réduit de manière significative la mortalité infantile, réformé la société en profondeur. Lorsque les troubles ont éclaté en février, le niveau de vie de la population libyenne n’avait rien à envier à celui des populations occidentales. Aussi, pourquoi les gens se sont-ils révoltés ? Pourquoi Kadhafi et son entourage sont-ils devenus tout à coup des parias, des bêtes traquées ?

Il repense à Tripoli. La blancheur des maisons, les couleurs chatoyantes des fruits disposés sur les étals des commerçants, leur goût sucré et généreux, la gaîté insouciante d’une partie de la nation, les figuiers de barbarie, les arbousiers, les grappes de dattes fraîches. Il aimait tant parcourir les ruelles chaudes imprégnées de l’odeur des fleurs d’oranger, les avenues grouillantes et bigarrées, les souks multicolores où les fragrances de musc et de benjoin côtoyaient celles de la cannelle, du piment, des clous de girofles, ou du mouton grillé vendu sur des brochettes par des marchands bavards. Il lui semble que ces images datent de plusieurs siècles.

Des larmes roulent sur les joues du colonel sans qu’il cherche à les retenir. La coalition a assassiné celui qu’il considérait comme son père et son frère à la fois. Que va-t-il se passer maintenant ? Les rebelles ratissent le territoire avec acharnement pour débusquer les proches du Raïs afin de les exterminer. En tant que dignitaire de l’ancien régime, son rêve abominable deviendra réalité s’il est capturé.

Al-Shamikh regarde son fusil d’assaut appuyé contre le mur. Un poids immense pèse sur ses épaules. Il n’a pas le choix, il le sait. Les amis d’hier sont les ennemis d’aujourd’hui.

Dans ce pays en ruine, tout n’est que désolation. Des carcasses de véhicules indistinctement militaires ou civils jonchent les bas-côtés. Les troncs des arbres sont éventrés ou étêtés, comme frappés par la foudre. Par endroits, l’intensité des bombardements a déformé le sol. Dans les campagnes, de longues colonnes de réfugiés harassés, dépenaillés, affamés, marchent d’un même pas de somnambule. Des groupes compacts de désespérés, qui tirant des charrettes à bras, qui poussant des chariots bancals surchargés d’objets hétéroclites, fuient la guerre.

La sauvagerie et la mort rôdent dans le moindre hameau. Tous les habitants possèdent une arme et sont autant de rebelles en puissance. Avec la disparition du Guide, les derniers fidèles déserteront. Ce n’est qu’une question de jours, d’heures peut-être. S’il s’éternise dans ce trou perdu, il devra tôt ou tard se battre contre une katiba2 surarmée.

Son convoi a été attaqué à six reprises, des escarmouches la plupart du temps, sauf une fois, au sud de Yafran. Il a cru y rester. Alors que jusque-là, Al-Shamikh n’avait affronté que des fantassins, qui après avoir testé leurs défenses de manière désordonnée, avaient détalé comme des lapins en tirant des rafales de kalachnikovs dans leur direction, le pick-up de tête avait sauté sur une mine artisanale en franchissant un défilé. Ils avaient été piégés sous un déluge d’acier. Mais au terme d’une riposte féroce et d’une contre-attaque héroïque, ils s’étaient extirpés du guêpier et avaient mis les assaillants en déroute. Mais les conséquences avaient été lourdes puisque près de la moitié de ses soldats avait perdu la vie.

Le miroir étoilé et crasseux sur le mur lui renvoie son image. Celle d’un homme à la peau parcheminée, aux yeux cernés. Bien que ce ne fût pas dans son caractère de s’apitoyer sur son sort, jamais il ne s’est senti si vieux, si usé qu’à cette seconde. Il sèche ses larmes du revers de sa manche, ajuste sa veste d’uniforme.

Il déplie une carte sur le sol et la lisse de la paume de la main. Il n’a plus d’autre option. Tout comme les rations de survie, les réserves d’essence s’épuisent. La partie est perdue. Il va abandonner le pays au plus vite, se bâtir une nouvelle existence. Et pour cela, il doit placer son chargement en sécurité.

Après avoir étudié un itinéraire, il entoure un point avec son stylo. Il lève les yeux au ciel et, comme toujours, prie Allah d’aveugler ses ennemis. Ensuite, il remballe ses maigres affaires et quitte la maison. Affalé sur le volant du blindé garé devant l’entrée, le chauffeur dort à poings fermés. Le colonel frappe violemment la tôle de la portière avec la crosse de son arme.

– Debout bande de fainéants ! hurle-t-il.

Le conducteur sursaute, descend précipitamment. Une quinzaine d’hommes, venus de nulle part, le rejoignent. Ils s’alignent devant Mansour Al-Shamikh et se mettent au garde-à-vous, le fusil-mitrailleur en bandoulière.

– Nous levons le camp. Rompez !

La rue s’anime de nouveau comme une fourmilière. En un éclair, chacun prend son poste. Les moteurs ronflent, puis les cinq véhicules s’ébranlent dans un nuage de poussière.

1. Chapelet

2. Milice armée

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PREMIÈRES LIGNE #46 : Le Dahlia noir de James Ellroy

PREMIÈRES LIGNE #46

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

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Le livre en cause

Le Dahlia noir de James Ellroy

Prologue

Vivante, je ne l’ai jamais connue, des choses de sa vie je n’ai rien partagé. Elle n’existe pour moi qu’au travers des autres, tant sa mort suscita de réactions transparaissant dans le moindre de leurs actes. En remontant dans le passé, ne cherchant que les faits, je l’ai reconstruite, petite fille triste et putain, au mieux quelqu’un-qui-aurait-pu-être, étiquette qui pourrait tout autant s’appliquer à moi. J’aurais souhaité pouvoir lui accorder une fin anonyme, la reléguer aux quelques mots laconiques du rapport final d’un inspecteur de la Criminelle, avec copie carbone pour le bureau du coroner, et quelques formulaires supplémentaires avant qu’on ne l’emmène à la fosse commune. La seule chose qui ne cadrait pas avec ce souhait, c’était qu’elle n’aurait pas voulu qu’il en fût ainsi. Malgré la brutalité des faits, elle aurait désiré que tout en fût connu. Et puisque je lui dois beaucoup, puisque je suis le seul qui connaisse vraiment toute l’histoire, j’ai entrepris la rédaction de ce mémoire.

Mais avant le Dahlia, il y eut mon partenaire, et avant cela encore, il y eut la guerre, les règlements et manœuvres militaires à la Division de Central, qui nous rappelaient que, flics, nous étions aussi soldats, bien que moins populaires, et de beaucoup, que ceux qui combattaient les Allemands et les Japs. Jour après jour, le service terminé, on nous obligeait à participer à des simulations d’alerte aérienne, des simulations de couvre-feu, des simulations d’évacuation d’incendie qui nous tenaient tous debout, au garde à vous, sur Los Angeles Street, dans l’espoir d’une attaque de Messerschmitt qui nous aurait donné l’illusion de paraître moins stupides. L’appel des équipes de jour se faisait par ordre alphabétique et peu de temps après l’obtention de mon diplôme de l’Académie, en août 1942, c’est là que je rencontrai Lee.

Je le connaissais déjà de réputation et j’avais nos palmarès respectifs inscrits noir sur blanc : Lee Blanchard, 43 victoires, 4 défaites, 2 nuls comme poids lourd, autrefois attraction régulière du Legion Stadium à Hollywood et moi : Bucky Bleichert, mi-lourd, 36 victoires, zéro défaite, zéro nul, jadis classé dixième par Ring Magazine, probablement parce que Nat Fleister trouvait amusante ma manière de taquiner mes adversaires de mes grandes dents de cheval. Les statistiques ne disaient pas tout et pourtant Blanchard cognait dur, encaissant six coups pour en rendre un, le modèle classique du boxeur qui cherche la tête ; moi, je dansais, frappant en contre avec crochets au foie, la garde toujours haute, craignant toujours que trop de coups au visage ne me démolissent ma petite gueule plus encore que ne l’avaient fait mes dents. Question style, Lee et moi étions comme l’eau et l’huile, et, chaque fois que nos épaules se frôlaient à l’appel, je me demandais toujours lequel de nous deux gagnerait.

Nous passâmes près d’une année à prendre la mesure l’un de l’autre. Jamais nous ne parlâmes boxe ou travail de police, limitant notre conversation à quelques banalités sur le temps. Au physique, nous étions aussi opposés, autant que deux grands costauds peuvent l’être : Blanchard était blond et rougeaud, 1,80 m, la poitrine profonde et les épaules larges, les jambes maigrichonnes et arquées et un ventre dur qui commençait à se relâcher ; j’avais le teint pâle et les cheveux sombres, 1,87 m de minceur musclée. Lequel gagnerait ?

Finalement, je mis un terme à mes tentatives pour prédire le vainqueur. Mais d’autres flics avaient pris le relais et, durant cette première année à Central, j’entendis des douzaines d’opinions : Blanchard K.O. avant la limite ; Bleichert par décision de l’arbitre ; Blanchard par arrêt de l’arbitre ou abandon sur blessures – tout, sauf Bleichert par K.O.

Une fois hors de portée des regards, j’entendais des murmures sur nos histoires extra-pugilistiques : l’arrivée de Lee sur la scène du L.A.P.D., assuré qu’il était d’une promotion rapide parce qu’il acceptait les combats au finish et en privé sous l’œil des huiles de la police et de leurs potes politiciens, Lee qui, en 39 déjà, avait résolu le braquage de la banque Boulevard-Citizens, puis était tombé amoureux de la petite amie d’un des braqueurs et avait fait foirer une promotion certaine à la Criminelle lorsque la nana avait emménagé chez lui – en violation des principes du service concernant les couples à la colle – en le suppliant d’abandonner la boxe. Les rumeurs sur Blanchard me touchèrent comme des feintes de directs, et je me demandais quelle en était la part de vérité. Les bribes de ma propre histoire m’atteignaient comme autant de coups au corps, car c’était tout sauf des tuyaux crevés : Dwight Bleichert ne s’engageait dans le service que parce qu’il lui fallait fuir des événements bigrement plus difficiles comme la menace d’une expulsion de l’Académie lorsque avait éclaté au grand jour l’appartenance de son père à l’Alliance germano-américaine ; on avait fait pression sur lui pour qu’il dénonce à la Brigade des Étrangers, les Japonais parmi lesquels il avait grandi, afin de pouvoir assurer sa nomination au L.A.P.D. On ne lui avait pas demandé de combat au finish, parce que ce n’était pas un cogneur qui gagnait par K.O.

Blanchard et Bleichert ; un héros et une donneuse.

Le simple souvenir de Sam Murakami et de Hideo Ashida, menottes aux poignets, en route pour Manzanar contribua à rendre les choses simples pour nous deux. Au départ. Puis nous allâmes au combat côte à côte, et mes impressions premières sur Lee – et moi-même – volèrent en éclats.

C’était au début de juin 43. La semaine précédente, des marins s’étaient pris de querelle avec des Mexicains en costards nanars de zazous sur Lick Pier à Venice. La rumeur voulait que l’un des matafs ait perdu un œil. Des bagarres larvées commencèrent à éclater sur le continent : personnels de la Marine et de la Base navale de Chavez Ravine contre Pachucos d’Alpine et Palo Verde. Les journaux eurent vent d’un tuyau selon lequel les endimanchés trimbalaient des emblèmes nazis avec leurs crans d’arrêt, et des centaines de soldats en tenue, marins et Marines, descendirent sur le centre-ville de L.A., armés de bâtons et de battes de base-ball. Un nombre égal de Pachucos étaient censés se rassembler près de la brasserie Brew 102 sur Boyle Heights, équipés d’un arsenal similaire. Chaque agent de patrouille de la Division de Central fut rappelé en service pour se voir équipé d’un casque de la Première Guerre mondiale et d’une matraque géante connue sous le nom de tanne-négros.

Au crépuscule, on nous amena sur le champ de bataille en camions empruntés à l’armée, avec, pour seule directive, de restaurer l’ordre. On nous avait ôté nos revolvers réglementaires au poste ; les huiles ne voulaient pas que des .38 tombent entre les mains de gangsters mexicains en costards nanars, pli rasoir, revers pépère, épaulettes gonflettes, et chevelure plaquée à l’Argentine, en queue de canard. En bondissant hors du transporteur de troupes sur Evergreen et Wabash, tenant deux kilos de matraque par la poignée garnie d’adhésif antidérapant, je me pris une trouille dix fois plus forte que toutes mes frayeurs sur le ring, et pas parce que le chaos nous tombait dessus de tous côtés.

J’étais terrifié parce que les méchants, c’était cette fois les bons.

Des marins défonçaient les vitrines d’Evergreen à coups de pied ; des Marines en treillis bleus démolissaient les lampadaires de manière systématique, pour offrir au théâtre de leurs opérations toujours un peu plus d’obscurité. Les rivalités interservices un instant oubliées, soldats et matelots retournaient les voitures garées en face d’une bodega pendant que, juste à côté, sur le trottoir, des jeunots de la Navy, en vareuse et pattes d’eph blancs, tabassaient à coups de matraque un groupe d’endimanchés submergés par le nombre. À la périphérie du champ d’action, je voyais des groupes de collègues policiers en train de frayer avec les nervis de la patrouille de Plage et des M.P.

Je ne sais pas combien de temps je suis resté là, engourdi, ne sachant que faire. Finalement mon regard se porta sur Wabash en direction de la 1re Rue et je vis des petites maisons et des arbres, pas de Pachucos, pas de flics, pas de G.Is assoiffés de sang. Avant même de savoir ce que je faisais, je me mis à courir à toute vitesse. J’aurais continué à courir jusqu’à ce que je tombe, mais un éclat de rire retentit haut et clair sous un porche d’entrée et m’arrêta net.

Je m’avançai dans la direction du bruit. Une voix haut perchée résonna :

– Vous êtes le deuxième jeune flic à prendre la tangente devant le chambard. Je vous en blâme pas. C’est pas facile de savoir à qui passer les bracelets, hein ?

Debout sur le perron, je regardai le vieil homme. Il dit :

– À la radio, y z’ont dit que les taxis, y z’ont pas arrêté de remonter jusqu’à Hollywood, aux U.S.O.1 pour en ramener les matelots. La K.F.I.2 a appelé ça une agression navale, ils arrêtent pas de passer Anchors Aweigh3 toutes les heures et demie. J’ai vu des Marines en bas de la rue. Vous croyez que c’est ce que vous appelez une attaque amphibie ?

– Je ne sais pas ce que c’est, mais j’y retourne.

– Z’êtes pas le seul à avoir tourné casaque, vous savez. Un aut’ grand balèze est passé par ici en cavalant pronto.

Papy commençait à ressembler à une version rusée de mon père.

– Y a quelques Pachucos qui ont besoin qu’on leur remette les idées en place.

– Tu crois que c’est aussi simple, fiston ?

– Je ferai en sorte que ce soit aussi simple.

Le vieil homme gloussa de plaisir. Je descendis du perron et retournai où le devoir m’appelait, en me tapotant la jambe avec le tanne-négros. Tous les lampadaires étaient maintenant hors d’usage ; il était presque impossible de faire la différence entre les G.Is et les Supersapés. De le savoir m’offrit une porte de sortie facile pour échapper à mon dilemme, et je m’apprêtai à charger. C’est alors que j’entendis « Bleichert ! » derrière moi et je sus qui était le second coureur à pied.

Je fis demi-tour au pas de course. Il y avait là Lee Blanchard, le « bon espoir blanc mais pas génial des quartiers Sud », défiant trois Marines en uniforme et un Pachuco en costard, sapé de pied en cap. Il les avait coincés dans l’allée centrale d’une cour de bungalow merdique et les tenait à distance en détournant leurs coups de son tanne-négros. Les trois crânes d’œuf lui balançaient de grands moulinets de leurs bâtons, et le rataient lorsque Blanchard esquivait à gauche et à droite, d’avant en arrière, toujours en sautillant. Le Pachuco tripotait d’une main caressante et l’air égaré les médailles religieuses autour de son cou.

– Bleichert, code trois.

Je me mis de la partie, à coups de trique bien appliqués, touchant de mon arme boutons de laiton brillants et rubans honorifiques. J’encaissai quelques coups de matraque maladroits sur les bras et les épaules et je poussai mon avance de manière à empêcher les Marines de mouliner à tour de bras. C’était comme si j’étais au corps à corps avec un poulpe, sans arbitre et sans gong toutes les trois minutes, mais l’instinct fut le plus fort, je laissai tomber ma matraque, baissai la tête et commençai à balancer de grands coups au corps, touchant des ventres de gabardine molle. Puis j’entendis : « Bleichert, reculez ! »

Je m’exécutai, et Lee Blanchard apparut, le tanne-négros bien haut au-dessus de la tête. Les Marines, abasourdis, se figèrent ; la matraque s’abattit : une fois, deux fois, trois fois, net et clair sur les épaules. Lorsque le trio fut réduit à un tas de décombres en uniforme bleu, Blanchard dit : « Jusqu’aux palais de Tripoli connards4 ! » et se retournant vers le Pachuco : « Holà ! Tomas. »

Je secouai la tête et m’étirai. J’avais les bras et le dos douloureux, les jointures de mon poing droit palpitaient. Blanchard passait les menottes au Supersapé et tout ce que je trouvai à dire, ce fut :

– C’était quoi, tout ça ?

Blanchard sourit.

– Pardonnez-moi mes mauvaises manières : Agent Bucky Bleichert, puis-je vous présenter le Señor Tomas Dos Santos, objet d’un avis de recherches à toutes les unités pour meurtre perpétré pendant l’exécution d’un crime au deuxième degré. Tomas a volé à l’arraché le sac d’un vieux boudin au coin de la 6e et d’Alvaredo, la vieille a piqué du nez, crise cardiaque, et elle a cassé sa pipe. Tomas a laissé tomber le sac, et s’est tiré vite fait – en laissant de belles grosses empreintes sur le sac, avec en plus des témoins oculaires.

Blanchard fila un coup de coude à l’homme :

– Habla Inglés, Tomas ?

Dos Santos secoua la tête, signe que non ; Blanchard secoua la sienne avec tristesse :

– C’est de la viande froide. Meurtre au deuxième degré, c’est direct la chambre à gaz pour les spics5. Le petit zazou, il est à six semaines du Grand Plongeon.

J’entendis des coups de feu en provenance de Wabash et Evergreen. Debout sur la pointe des pieds, je vis des flammes jaillir d’une rangée de vitrines brisées et exploser en éclairs bleus et blancs lorsqu’elles atteignaient les cibles des tramways et les lignes téléphoniques. Je baissai les yeux sur les Marines, et l’un d’eux me fit un geste obscène du doigt.

– J’espère que ces mecs n’ont pas pris votre numéro matricule, lui dis-je.

– Qu’ils aillent se faire empapaouter s’ils l’ont noté.

Je lui montrai du doigt un bouquet de palmiers que les flammes transformaient en boules de feu.

– Jamais nous ne pourrons le faire coffrer ce soir. Vous avez couru jusqu’ici pour les alpaguer, vous croyez…

Blanchard me fit taire d’un petit direct espiègle qui s’arrêta juste devant ma plaque.

– J’ai couru jusqu’ici parce que je savais qu’y avait pas le moindre putain de truc que j’pouvais faire pour remettre de l’ordre, et si jamais je traînais dans le coin, je risquais de me faire buter. Ça vous rappelle quelque chose ?

– Ouais, dis-je en riant. Et puis vous…

– Et puis j’ai vu les merdeux à la poursuite du p’tit futé, qui ressemblait étrangement au suspect du mandat d’amener numéro quatre onze tiret quarante trois. Ils m’ont coincé ici, et je vous ai vu faire demi-tour en quête de quelques coups, aussi j’ai pensé qu’il valait mieux que vous vous preniez des coups pour quelque chose. Ça se tient, non ?

– Ça a fonctionné.

Deux des Marines avaient réussi à se remettre sur pied et aidaient le troisième à se relever. Quand ils démarrèrent à trois de front, direction le trottoir, Tomas Dos Santos balança une solide botte du pied droit dans le plus gros des trois culs. Le soldat de première classe qui en était le proprio se retourna face à son attaquant ; je fis un pas en avant. Abandonnant alors leur campagne de L.A. Est, tous les trois partirent en clopinant en direction de la rue, des coups de feu et des palmiers en flammes. Blanchard ébouriffa la chevelure de Dos Santos :

– T’es un petit merdeux tout mignon mais t’es un homme mort. Amenez-vous, Bleichert, on va se trouver un coin et attendre que ça se passe.

À quelques blocs de là, nous trouvâmes une maison avec une pile de quotidiens sous le porche d’entrée. Une fois la serrure forcée, nous entrâmes. Il y avait deux bouteilles de Cutty Sark dans le placard de la cuisine. Blanchard fit passer les bracelets des poignets de Dos Santos à ses chevilles de manière qu’il ait les mains libres pour picoler. Pendant que je préparais des sandwiches au jambon et des whiskies à l’eau, le Pachuco s’était sifflé la moitié d’une bouteille et beuglait Cielito Lindo et une version mexicaine de Chattanooga Choo Choo. Une heure plus tard, la bouteille était morte et Tomas dans les vapes. Je le soulevai pour le poser sur le canapé, je lui balançai une couverture et Blanchard déclara :

– C’est mon neuvième criminel pour 43 ; y va téter le gaz dans moins de six semaines et moi, dans moins de trois ans, je bosserai pour Central ou Nord-Est, au service des Mandats et Recherches de criminels en fuite.

Son assurance me resta sur l’estomac :

– Tintin. Vous êtes trop jeune, vous n’êtes pas encore passé sergent, vous êtes à la colle avec une nana, vous avez perdu tous vos potes parmi les grosses huiles lorsque vous avez abandonné les combats au finish et vous n’avez pas encore fait votre période en civil.

– Vous…

J’arrêtai lorsque Blanchard sourit avant d’aller jusqu’à la fenêtre du salon pour regarder au-dehors.

– Incendies sur Michigan et Soto. Joli !

– Joli ?

– Ouais, joli. Vous en connaissez un bout sur moi, Bleichert.

– Les gens parlent à votre sujet.

– Ils parlent aussi à votre sujet.

– Que disent-ils ?

– Que votre vieux, c’est un genre de radoteur nazi. Que vous avez cafté votre meilleur ami aux Fédés pour entrer dans le Service. Que vous avez étoffé votre palmarès de boxeur en combattant avec des mi-lourds qu’on avait un peu gonflés.

Les mots restèrent suspendus dans l’air comme trois chefs d’accusation.

– Et c’est tout ?

– Non, dit Blanchard en se retournant pour me faire face. On dit aussi que vous ne courez jamais la chagatte et que vous croyez que vous pouvez m’avoir.

– Tout ce qu’on vous a dit est vrai, dis-je en acceptant le défi.

– Ouais ? Ben, pour moi, c’est pareil. Excepté que je suis sur la liste des postulants sergents, que je suis muté aux Mœurs de Highland Park en août et qu’y a un petit Juif, assistant du Procureur qui en fait dans son froc quand y voit un boxeur. Il m’a promis le premier poste aux Mandats et Recherches qu’il pourra dégoter.

– Je suis impressionné.

– Ouais ? Vous voulez entendre quelque chose d’encore plus impressionnant ?

– Envoyez !

– Mes vingt premiers K.O., c’était des clodos alcoolos choisis par mon manager. Ma petite amie vous a vu combattre à l’Olympic et a dit que vous seriez beau gosse si vous vous faisiez arranger les dents, et aussi que vous pourriez peut-être m’avoir.

J’étais incapable de dire si, en ce lieu, à cette heure, l’homme cherchait la bagarre ou une amitié ; s’il était en train de me tester, de se payer ma figure, ou de me soutirer des renseignements. Je montrai du doigt Tomas Dos Santos agité de tics et de soubresauts dans son sommeil de gnôle.

– On fait quoi du Mex ?

– Nous le mettrons au trou demain matin.

– C’est vous qui le mettrez au trou.

– La prise, vous y êtes de moitié.

– Merci, mais c’est non.

– D’accord, partenaire.

– Je ne suis pas votre partenaire.

– Un jour, peut-être.

– Ou peut-être jamais, Blanchard. Peut-être que vous bosserez aux Mandats et Recherches, que vous vous ferez du blé avec les impayés et les assignations à remettre aux bavards véreux du centre-ville, peut-être que je ferai mes vingt balais pour toucher ma pension et me trouver un petit boulot pépère quelque part.

– Vous pourriez aller aux Fédés. Je sais que vous avez des potes à la Brigade des étrangers.

– Ne poussez pas le bouchon trop loin là-dessus.

Blanchard regarda à nouveau par la fenêtre.

– Joli. Ça ferait une bonne carte postale : « Chère maman, j’aimerais que tu sois parmi nous à L.A. Est, les émeutes raciales sont très colorées. »

Tomas Dos Santos remua en marmonnant : « Inez ? Inez ? Qué ? Inez ? » Blanchard alla jusqu’à un placard du couloir et en rapporta un vieux pardessus en lainage qu’il lui balança dessus. La chaleur supplémentaire parut l’apaiser ; ses marmonnements s’éteignirent.

– Cherchez la femme6. Hein, Bucky ?

– Comment ?

– Cherchez la femme7. Même plein de gnôle comme une outre, le vieux Tomas ne peut pas laisser partir Inez. Je vous prends à dix contre un que, lorsqu’il mettra le pied dans la chambre à gaz, elle sera là aussi, tout à ses côtés.

– Il cherchera peut-être à plaider coupable. De quinze à perpète, y sera sorti dans vingt balais.

– Non. C’est un homme mort. Cherchez la femme8, Bucky. N’oubliez pas ça.

Je parcourus la maison en quête d’un lieu où dormir, pour finalement m’installer dans une chambre du rez-de-chaussée sur un lit bancal trop court pour mes jambes. Une fois allongé, j’écoutai les sirènes et les coups de feu dans le lointain. Petit à petit, je m’assoupis et rêvai de femmes, le peu que j’en avais eu, de loin en loin.

Au petit matin, les émeutes s’étaient apaisées, laissant un ciel couvert de suie et des rues jonchées de bouteilles d’alcool vides et de bâtons et de battes de base-ball abandonnés. Blanchard appela le poste de Hollenbeck pour qu’on transporte en voiture pie son neuvième criminel de 43 jusqu’à la prison du palais de Justice, et Tomas Dos Santos se mit à pleurer en nous quittant lorsque les policiers l’emmenèrent. Blanchard et moi nous serrâmes la main sur le trottoir avant de rejoindre le centre-ville par des itinéraires séparés, lui direction le bureau du Procureur pour rédiger son rapport sur la capture du voleur à l’arraché, moi direction le poste de Central et une nouvelle journée de service.

Le conseil municipal de L.A. déclara hors-la-loi le port du costume zazou et Blanchard et moi retournâmes à nos conversations polies au moment de l’appel. Et tout ce qu’il avait déclaré cette nuit-là dans la maison vide, avec sa certitude inébranlable, se réalisa.

Blanchard fut promu sergent et transféré aux Mœurs de Highland Park au début d’août, et Tomas Dos Santos passa à la chambre à gaz la semaine suivante. Trois années s’écoulèrent, et je continuai mes patrouilles en voiture-radio au poste de Central. Puis un matin je jetai un coup d’œil au tableau des transferts et promotions et vis tout en haut de la liste : Blanchard, Leland, C., Sergent, Mœurs, Highland Park, muté aux Mandats et Recherches de Central, date d’effet 15-9-46.

Et, bien sûr, nous fîmes équipe. En y repensant, je sais que cet homme ne possédait pas le don de prophétie ; il œuvrait simplement dans le but d’assurer son avenir, tandis que je pédalais dans l’incertain en direction du mien. C’était son Cherchez la femme, dit d’une voix monocorde, et qui continue à me hanter. Parce que notre équipe ne fut rien d’autre qu’une route cahotante qui menait au Dahlia. Au bout du compte, elle devait nous posséder l’un et l’autre, totalement.

1. U.S.O. : United Service Organizations.

2. K.F.I. : Station de radio.

3. Hymne de la Navy : « Levez l’ancre. »

4. Raccourci de l’hymne des Marines américains, Des palais de Montezuma jusqu’aux rivages de Tripoli.

5. Spic : péjoratif ; ici, pour désigner un Mexicain.

6. En français dans le texte.

7. En français dans le texte.

8. En français dans le texte.

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PREMIÈRES LIGNE #45 : Le cri de Nicolas Beuglet

PREMIÈRES LIGNE #45

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

Alors que vient de paraître son étonnant et formidable 4e polar  » Le dernier message« , je vous propose de retrouver les toutes premières pages de son tout premier, celui qui l’a révélé …

Le cri de Nicolas Beuglet

– 1 –
Sarah claqua la porte derrière elle. Essoufflée par ses propres cris, elle demeura debout, sans bouger, reprenant sa respiration.
Le silence du couloir n’était plus troublé que par le bourdonnement étouffé d’une télévision encore allumée à cette heure avancée de la nuit.
Le cœur battant trop vite, elle chemina vers la cage d’escalier, lentement, certaine qu’il allait rouvrir la porte d’une seconde à l’autre, lui déclarer qu’il l’aimait et n’avait toujours aimé qu’elle, que cette tromperie était une erreur, une faiblesse qui ne se reproduirait plus jamais.
La minuterie automatique parvint à son terme et le couloir plongea dans l’obscurité. Elle se figea. Elle devait patienter encore quelques secondes, il finirait par sortir et, après des excuses balbutiantes qu’elle ferait mine de n’accepter qu’à moitié, tout redeviendrait comme avant.
Mais à l’inquiétude succéda l’angoisse. La porte de l’appartement restait close, le couloir aussi sombre que silencieux. Le visage effleuré par la tremblante lueur orangée de l’interrupteur, Sarah chercha l’appui d’un mur.
Il y a encore quelques minutes, elle s’appliquait à repeindre ce qui deviendrait un jour la chambre du bébé, espérant ainsi peser sur le cours du destin. Elle ne pouvait pas se trouver là, comme une victime hébétée d’un accident de la route.
Réfugiée dans la pénombre, elle patienta, s’imaginant qu’il craignait de la retrouver en colère et voulait attendre qu’elle se calme. Mais le rai de lumière qui jusque-là filtrait sous la porte de leur appartement disparut. Il ne sortirait plus.
Saisie d’un vertige, elle s’adossa à la paroi du couloir avant de trouver la force de faire quelques pas à l’aveugle vers l’escalier.
Au rez-de-chaussée, une brutale bourrasque de vent cogna contre les vitres de l’entrée de l’immeuble. Dehors, la neige tombait en oblique devant les halos blêmes des lampadaires.
Sarah inspira une grande goulée d’air, releva le col fourré de sa parka, essuya les larmes qui coulaient le long de ses joues parsemées de taches de rousseur.
Puis elle franchit le seuil. Le froid lui fouetta le sang et les mèches de ses cheveux fauves virevoltèrent devant son visage.
Le trottoir était recouvert d’une épaisse couche de neige et, au bout de la rue, une pelleteuse entamait son travail de déblayage de la chaussée en repoussant sur les côtés de la route des masses blanches formant une muraille de poudreuse. Oslo était entré dans l’hiver.
Derrière le rideau humide qui brouillait sa vision, Sarah chercha sa voiture et la devina quelques mètres plus loin. Un nuage de vapeur s’échappa de sa bouche et elle entreprit de se frayer un chemin jusqu’à son SUV. Ses pas malhabiles s’enfonçaient dans la neige fraîche jusqu’à ce que les flocons se tassent sous sa semelle et crissent.
Elle songea qu’à défaut de la rattraper pour lui demander pardon, Erik ne s’inquiétait même pas de savoir où elle irait en pleine nuit. Comme si, pour lui, ils étaient déjà devenus des étrangers, chacun menant sa vie de son côté. Comme si l’événement de ce soir n’avait été que l’accélérateur d’une rupture qu’il mûrissait depuis longtemps. Comment était-ce possible ? Après tout ce qu’ils avaient traversé ensemble ?
Les souvenirs l’étranglèrent, lui coupant les jambes. Les dernières années de leur vie défilèrent dans sa tête. Le jour où on lui avait annoncé son infertilité dans cette salle aux murs blancs qui sentait l’éther, son effondrement, puis les paroles pleines d’espoir et de courage d’Erik, son mari, les premières prises de Clomid pour stimuler l’ovulation suivies des incontinences urinaires inavouables, la répétition des rapports sexuels programmés et sans désir jusqu’au dégoût, les lancinantes et paniquantes réunions familiales : « Alors, vous en êtes où avec le bébé ? » Au bout d’un an, toujours rien. Pas une once d’espoir. Les premiers doutes d’Erik qui s’entendent au ton de sa voix, le passage aux douloureuses piqûres de Gonalf, l’arrivée du deuxième enfant de sa sœur, la décision de passer à la FIV, l’atteinte à l’intimité qui devient de moins en moins acceptable, cette salle froide, exiguë, à 8 heures du matin, cuisses ouvertes, en attendant que son mari ait terminé de se masturber dans le cagibi d’à côté et que l’on vienne vous injecter sa semence sélectionnée à coups de seringue. Le nouvel espoir, la peur et de nouveau la déception. Les larmes. L’épuisement nerveux. La perte de sens de la vie. Ces conseils absurdes qui vous serinent que le stress et l’appréhension ont une influence négative sur la fécondation, comme on dit à un enfant terrorisé par un chien que les animaux flairent la peur et en profitent pour attaquer.
Et puis cette envie irrésistible de déballer les adorables bodys, les minuscules chaussons et les doudous qui prennent la poussière dans une chambre vide et inanimée. Et, par-dessus, la crainte de ne plus trouver la force de tout recommencer si, par malheur, le processus échouait.
Accroupie dans la neige, les mains croisées sur son ventre, Sarah laissait son corps s’engourdir, comme si la douleur mordante du froid pouvait anesthésier sa souffrance.
C’est alors qu’une mélodie électronique creva le silence nocturne.
Sarah releva soudainement son visage rougi par l’air gelé. L’espace d’une seconde, elle crut que c’était Erik qui la rappelait. Mais son fol espoir se brisa lorsqu’elle reconnut la sonnerie de son téléphone professionnel.
Elle considéra le téléphone et, pour la première fois de sa carrière, ne décrocha pas.
Elle se redressa, atteignit sa voiture et s’y engouffra, prête à démarrer pour se rendre chez sa sœur, avant que sa volonté ne lui fasse défaut et qu’elle se laisse engourdir par le froid jusqu’au sommeil.
Mais elle venait à peine d’enclencher le contact que son téléphone sonna de nouveau. S’ils insistaient, c’est que quelque chose de grave avait dû se passer. Mais que pouvait-il y avoir de plus grave que sa situation à elle ?
De nouveau, elle ignora l’appel. La sonnerie reprit de plus belle.
Sarah appuya ses avant-bras sur le volant. Une succession de décisions contradictoires défilèrent dans sa tête puis, les mains tremblantes d’émotion, la gorge encore nouée, elle décrocha.
— J’écoute.
L’effort qu’elle venait de fournir pour paraître normale avait été si intense qu’une nausée lui souleva le ventre. Elle se reposa sur l’appuie-tête en fermant les yeux.
— Inspectrice Geringën ?
La voix de l’homme était rapide et inquiète.
— Oui.
— Je suis l’officier Dorn, du district de Sagene. Désolé de vous déranger à une heure pareille, madame, et d’avoir insisté, mais… on a été appelés pour un décès, banal en apparence, mais, compte tenu de ce qu’on a trouvé sur place, je crois qu’on va avoir besoin de votre expertise.
Au départ, Sarah écouta l’officier d’une oreille distraite. La compréhension était d’autant plus pénible que l’officier lui paraissait troublé, presque confus.
— Où cela s’est-il passé, dites-vous ?
En entendant la réponse, Sarah ferma les yeux. Le dernier lieu dans lequel elle avait envie de se rendre aujourd’hui.
— OK, calmez-vous et détaillez-moi les différences entre ce que le gardien de nuit vous a dit au téléphone et ce que vous venez de constater sur place.
Elle nota les informations dans un coin de sa tête en ne songeant qu’à une chose : trouver un argument pour lui permettre de reporter sa présence à plus tard.
— D’accord, maintenant, en quoi ces traces vous paraissent-elles suspectes ?
Quand l’officier lui fit une description rapide d’une marque « bizarre » et du discours embrouillé des employés, l’instinct de Sarah se réveilla.
Elle cala le combiné sur ses cuisses et se passa les mains sur le visage. Quand elle reprit l’appareil, le ton de sa voix était déjà un peu moins tremblant.
— Bon, écoutez. Vous protégez la scène et vous faites intervenir la police scientifique. Je préviens le légiste.
Ce n’est qu’après avoir raccroché qu’elle se renversa sur son siège en poussant un soupir. Allait-elle vraiment avoir la force d’assumer son engagement ? La résistance physique ne lui faisait pas peur. Mais tiendrait-elle le choc moralement ? Rien n’était moins sûr. Surtout là où elle était attendue.
*
Sarah jeta un œil sur le tableau de bord de son 4 × 4 : – 4 °C, 5 h 56 du matin, 36 km/h. Dehors, les rues recouvertes de neige ressemblaient à des canyons blancs d’où ne dépassaient que les rétroviseurs des voitures garées le long des trottoirs. Pas un passant ne s’était encore aventuré dehors, et de rares lumières commençaient à éclairer les fenêtres des appartements. Dans la lueur des phares, Sarah distingua le panneau indiquant la direction de la SentralstasjonElle arrivait au lieu de rendez-vous convenu avec le légiste.
Elle réalisa alors qu’elle n’avait aucune idée de ce à quoi elle ressemblait. Non pas qu’elle fût coquette, au contraire, elle avait pour habitude de n’user d’aucun artifice, surtout dans le cadre de son travail. Ni blush, ni fond de teint, ni rouge à lèvres, ni bagues, seulement son alliance. En revanche, elle refusait que l’on lise sur son visage l’empreinte de ses fortes émotions. Profitant d’un arrêt à un feu rouge, elle se dévisagea dans le rétroviseur intérieur.
Il lui sembla avoir vieilli de dix ans. Ses yeux rougis par les larmes étaient gonflés et ses pattes-d’oie lui parurent plus marquées. Quant à sa peau laiteuse, elle avait pris une teinte blême, presque maladive. Alors, pour une fois, elle s’autorisa une tricherie. Elle souleva l’accoudoir central et y retrouva un élastique, un gloss et un crayon à maquiller qu’elle conservait justement pour les urgences.
Elle dessina un fin trait d’eye-liner qui soutenait le bleu de ses yeux, puis, d’un geste précis, elle appliqua un discret voile de gloss rosé sur ses lèvres et termina en nouant ses cheveux d’un élastique comme le feu repassait au vert.
Alors qu’elle tournait autour du dernier rond-point avant la gare, les halos aux couleurs orangées des lampadaires laissèrent place à un éclairage blafard. Elle repéra vite le légiste qui détonnait dans le décor.
L’esplanade extérieure de la gare était réputée pour être un lieu de regroupement de drogués et d’ivrognes à la démarche hasardeuse. La silhouette du légiste ne fut donc pas difficile à identifier. C’était la seule à conserver une position droite. De taille modeste, la capuche de sa parka rabattue sur la tête, il soulevait une jambe après l’autre, une valisette à la main, et guettait les rares voitures qui passaient. Derrière lui, un groupe d’individus bruyants se rapprochait.
Sarah ralentit à hauteur et se pencha côté passager pour ouvrir la portière. Alors qu’elle s’apprêtait à se redresser, elle vit un des rôdeurs se détacher du groupe et pousser le légiste dans le dos. Le médecin trébucha et des rires moqueurs éclatèrent. Sarah composa un code sur le clavier de sa boîte à gants, saisit son arme de service à l’intérieur et sortit du véhicule. Le légiste s’était redressé et avançait vers elle d’un pas tranquille, comme si de rien n’était. Les insultes se firent plus violentes et une bouteille vint se briser par terre, juste à côté de lui. Pourquoi ne se dépêche-t-il pas ? se demanda Sarah en contournant la voiture, son arme dissimulée derrière la cuisse. Elle savait mieux que personne jusqu’où ces délinquants étaient capables d’aller.
Une voix éraillée et agressive cria au « vieux » de leur balancer son sac sous peine de se faire saigner comme un porc. Au même moment, Sarah aperçut le visage du médecin dans la lumière d’un lampadaire. Un homme d’une bonne cinquantaine d’années à la peau rougie par le froid, mais dont les rondeurs laissaient deviner un bon vivant. Placide, il lui fit signe qu’il arrivait et continua d’avancer sur l’esplanade sans se presser. Est-ce qu’il avait pris conscience de la menace ?
— Tu l’auras cherché, connard ! brailla le même individu qui lui avait ordonné de lâcher sa sacoche.
Et il fondit sur le légiste en poussant un cri enragé. Sarah crut distinguer le reflet d’une lame dans sa main. Instinctivement, elle positionna son arme le long de sa hanche. Le médecin ne changea rien à son rythme de promeneur. Sarah arma son bras, bloqua sa respiration et ajusta son tir pour viser dans les jambes. Elle s’apprêtait à faire feu quand l’homme au couteau glissa et tomba à la renverse sur les dalles gelées de l’esplanade.
Le légiste s’engouffra dans la voiture sans se presser. Sarah rentra à son tour et démarra.
— Bonjour, inspectrice Geringën, lança le légiste en retirant ses gants. Docteur Thobias Lovsturd.
Ignorant sa main tendue, Sarah hocha à peine la tête, contrôla ses rétroviseurs et fit demi-tour. Le médecin haussa les épaules, rabattit sa capuche et chercha le regard de l’inspectrice tandis que les insultes lancées par les voyous s’écrasaient contre les vitres de la voiture.
— Excusez-moi de vous avoir causé ce moment de tension. Mais, si je m’étais mis à courir, je me serais retrouvé les deux pattes en l’air et ces types auraient joué au foot avec ma tête. Alors j’ai continué à marcher en pariant sur les effets de l’alcool pour me sauver la peau. Et comme je l’avais prévu, ces abrutis imbibés n’ont pas pensé au verglas et se sont mis à courir. Et puis vous savez quoi, si j’avais dû mourir, c’est que ça aurait dû arriver !
Le médecin termina sa démonstration en consultant du coin de l’œil l’inspectrice silencieuse.
— C’est donc vrai ce qu’on dit sur vous… Vous êtes une taiseuse. Mais ce n’est pas grave, je fais souvent la conversation pour deux. Cependant, si cela vous dérange, n’hésitez pas à me le dire, les morts m’ont mal habitué.
Pas mécontent de sa plaisanterie, il secoua la tête.
— Bref, merci beaucoup d’avoir fait ce détour pour passer me chercher. C’est effectivement plus rapide comme ça depuis qu’il faut remplir tout un tas de papelards pour emprunter une voiture de service !
Il rabattit sa capuche et frotta l’arrière de son crâne chauve. Puis il ouvrit sa valisette pour y prendre un mouchoir. Sarah reconnut l’odeur caractéristique du camphre. Ce baume que les médecins légistes s’appliquent sous le nez pour camoufler l’odeur des corps qu’ils dissèquent.
Elle entrouvrit la fenêtre et enclencha son clignotant pour rejoindre la Ring 3, la voie rapide qui menait au nord d’Oslo.
— Vous savez, je suis ravi de pouvoir enfin vous rencontrer. J’ai si souvent entendu parler de vous ! Et si je peux vous faire une confidence, vous ne ressemblez pas du tout à ce que j’avais imaginé.
Il termina par un bref rire de connivence. Le nom de Sarah Geringën était apparu la première fois dans son service lorsqu’elle avait été chargée de reprendre l’enquête sur le tueur en série Ernest Janger, surnommé plus tard l’Ambulancier. La traque piétinait depuis deux ans et le nombre de femmes disparues s’élevait désormais à six victimes. Cette affaire était la honte de la police nationale. Sarah venant de brillamment conduire l’arrestation d’un autre assassin particulièrement complexe à cerner, ses supérieurs avaient eu l’idée de mettre à profit son sens de l’analyse et son acharnement sur l’affaire qui inquiétait le Tout-Oslo.
Elle avait commencé par ordonner que l’ensemble des autopsies soient refaites selon un protocole plus précis et plus fouillé que le travail fourni en première main. Lovsturd, alors nouvellement promu médecin en chef de l’Institut médico-légal, s’était rappelé combien lui et ses collègues avaient pesté contre ce supplément de travail.
Mais, en relisant les rapports de ses camarades, il avait dû reconnaître certaines approximations, notamment dans les appellations chimiques des substances trouvées sur les victimes. Et spécialement un produit qui avait fait toute la différence dans la résolution de l’enquête.
Toujours est-il que cette inspectrice Geringën, qu’il n’avait jamais vue, lui était apparue comme une femme sèche, au physique rebutant. Et finalement, il devait admettre qu’il était loin du compte.
Curieux d’en savoir plus sur elle, il se mit en tête de la faire réagir. Ne serait-ce que pour entendre le son de sa voix.
— Dites-moi, ce n’est pas à Gaustad que Janger se trouve ? Ça va lui faire drôle s’il vous voit.
C’était bien l’une des raisons pour lesquelles Sarah n’avait aucune envie de se rendre là-bas aujourd’hui. Mais elle avait encore moins envie d’engager la conversation sur le sujet.
Le légiste l’observa, incapable de deviner derrière ces yeux d’un bleu de glace, si elle pensait à autre chose ou si elle l’ignorait. Mais Thobias n’était pas du genre à se laisser décourager.
— En tout cas, je n’ai jamais eu l’occasion de vous le dire, mais bravo pour la façon dont vous avez coincé ce malade l’année dernière. C’était sacrément malin de votre part de faire le lien entre les traces de détergents retrouvés sur les corps des victimes et la présence récurrente de cette ambulance sur les lieux quelques minutes avant chaque enlèvement. Vous avez dû vous en taper, des lectures et des relectures de témoignages, pour mettre le doigt là-dessus. Parce que j’imagine que c’est pas le premier truc que les témoins devaient raconter.
Loin de là, avait envie de lui répondre Sarah. Puisque cette ambulance n’était apparue dans les rapports que lorsqu’elle avait elle-même réinterrogé tous les témoins et passé des heures à en recouper les similarités, même les plus anodines. Comme cette ambulance que les témoins citaient vaguement comme décor de fond sans jamais insister sur ce détail.
— Et puis cette intervention, disons, musclée que vous avez menée chez lui le jour de l’arrestation. Je sais que pas mal d’agents ne s’en sont toujours pas remis que vous ayez décidé d’entrer la première et réussi à neutraliser Janger aussi vite. J’imagine que votre passé dans les FSK1 n’y est pas pour rien.
— Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est ce qu’on va trouver ce matin.
La voix de Sarah venait de vibrer dans l’habitacle pour la première fois. Thobias Lovsturd, qui ne s’y attendait plus, sursauta et, intimidé, il préféra se taire quelque temps.
Sarah supportait mal de reparler de son passage au sein des forces spéciales. Leur division était certes très bien entraînée, mais sous-équipée pour contrer rapidement des actes terroristes. La tuerie d’Anders Breivik en avait été selon elle la tragique illustration. Leurs trente minutes de retard pour arriver sur l’île d’Utøya à cause d’un problème de moteur étaient pour Sarah et nombre de ses collègues de l’époque la cause directe de la mort de trente adolescents sur les soixante-dix-sept victimes. À la suite de ce qu’elle qualifiait d’inavouable échec, elle avait ainsi quitté la division pour rejoindre la police nationale en qualité d’inspectrice. En espérant que l’analyse et la perspicacité permettraient au final de sauver plus de vies que les interventions de dernière minute mal calibrées.
Lorsqu’ils quittèrent la quatre voies de la Ring 3 et empruntèrent une route rurale qui serpentait entre les sapins ployant sous la neige, Sarah enclencha le mode 4 × 4 de son véhicule et alluma les phares antibrouillard. Ici, les flocons avaient cessé de tomber pour laisser place à une dense couche de brume.
Alors que le chemin se déroulait avec incertitude, le thermomètre indiquait désormais – 3 °C et du givre étendait ses cristaux sur les bords du pare-brise. Le légiste regarda par la fenêtre.
— Ce n’est pas banal, une affaire dans un endroit pareil.
Sarah passa une mèche de cheveux derrière son oreille dans un froissement rigide de sa parka. Thobias se massa la nuque, attentif au paysage.
Ils progressaient dans une zone boisée et quasi inhabitée, en dehors de quelques pavillons de vacances que l’on apercevait parfois entre les arbres. La route se sépara en deux et Sarah emprunta le chemin qui montait à travers la forêt. Les phares peinaient à percer le brouillard et butaient contre les congères qui s’élevaient à mi-hauteur du véhicule. De temps en temps se dévoilaient les contours d’un arbre dont les branches ressemblaient à des doigts osseux saupoudrés de neige.
On n’entendait plus que le bruit des roues craquant sur la neige glacée et, soudain, il surgit devant eux dans la lumière des phares, son imposante silhouette se découpant dans la brume. D’abord, ils distinguèrent la tour gothique en brique et sa coupole en métal surmontée d’une flèche de clocher. Puis, telles des sentinelles, les façades crénelées des ailes du bâtiment émergèrent à leur tour du rideau vaporeux, les sommets de leurs murs enneigés disparaissant dans l’obscurité. L’endroit aurait pu paraître abandonné, si les flashes bleus des gyrophares de deux voitures de patrouille et d’une camionnette de la police scientifique n’avaient pas électrisé les murs de l’établissement.
Sarah s’arrêta. Le moteur du 4 × 4 ronronnait sous le capot, le pot d’échappement toussant des ronds de fumée.
— Nous y voilà, annonça le légiste d’une voix que Sarah trouva hésitante.
Elle remit la voiture en marche et ils passèrent sous l’arche en fer forgé du portail d’entrée. Sarah y devina l’inscription partiellement recouverte par la neige : « Hôpital psychiatrique de Gaustad ».

1. Forsvarets spesialkommando. Unité de forces spéciales.

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PREMIÈRES LIGNE #44 : La vérité et autres mensonges Sascha Arango

PREMIÈRES LIGNE #44

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

La vérité et autres mensonges Sascha Arango

Fâcheux. Un bref regard sur l’image suffit pour donner de la consistance au sombre pressentiment de ces derniers mois. L’embryon était recroquevillé comme un amphibien, un œil braqué sur lui. Ce truc, là, était-ce une patte ou bien un tentacule au-dessus de cette espèce de queue de dragon ? Les moments de certitude absolue sont rares dans une vie. Mais à cet instant-là, Henry eut une vision de l’avenir. Ce têtard allait grandir, devenir une personne. Il aurait des droits, des revendications, il poserait des questions et à un moment ou un autre il apprendrait tout ce qui est nécessaire pour devenir un être humain. Sur l’échographie, à peu près de la taille d’une carte postale, on voyait à droite de l’embryon une échelle graduée, à gauche des lettres, et en haut la date, le nom de la mère et celui du médecin. Henry n’eut pas le moindre doute : tout cela était bel et bien vrai. Betty était assise à côté de lui au volant de la voiture, elle fumait, et elle vit des larmes dans ses yeux. Elle posa la main sur sa joue. Elle croyait qu’il pleurait de joie. Alors qu’il pensait à sa femme Martha. Pourquoi n’était-elle pas foutue de tomber enceinte de lui ? Pourquoi fallait-il qu’il se retrouve dans cette voiture avec cette autre femme ? Il se méprisait, il avait honte, il était sincèrement désolé. La vie te donne tout, telle était la devise inébranlable d’Henry, mais jamais tout en même temps. C’était l’après-midi. Du bas de la falaise montait le roulement monotone des vagues, le vent couchait les hautes herbes et frappait contre les vitres latérales de la Subaru verte. Henry n’aurait eu qu’à démarrer le moteur, appuyer sur l’accélérateur, la voiture aurait foncé dans le vide et serait allée s’écraser en bas dans les vagues. En cinq secondes tout aurait été terminé, le choc de l’impact les aurait tués tous les trois. Mais pour cela il aurait fallu qu’il quitte le siège du passager et change de place avec Betty. Beaucoup trop compliqué. « Qu’est-ce que tu dis ? » Qu’aurait-il pu dire ? La situation était déjà assez grave, ce machin dans son utérus commençait certainement à remuer, et si Henry avait appris une chose, c’était bien à ne rien révéler de ce qui doit demeurer non-dit. Au cours des années écoulées, Betty ne l’avait vu pleurer qu’une fois, c’était quand on lui avait remis son titre de docteur honoris causa au Smith College du Massachusetts. Jusque-là, elle croyait qu’Henry ne pleurait jamais. Il était assis au premier rang, immobile, et pensait à sa femme. Betty se pencha vers lui par-dessus le levier de vitesse et le prit dans ses bras. Ils restèrent ainsi, en silence, chacun écoutant le souffle de l’autre, puis Henry ouvrit la portière de son côté et vomit dans l’herbe. Il revit les lasagnes qu’il avait préparées pour Martha au déjeuner

On aurait dit une compote d’embryons, des grumeaux de pâtes couleur de viande. Cette vision le fit avaler de travers et il se mit à tousser furieusement. Betty ôta ses chaussures, sauta de la voiture, tira Henry de son siège, referma les deux bras autour de sa cage thoracique et pressa de toutes ses forces, jusqu’à ce que les lasagnes lui ressortent par le nez. C’était dingue comme Betty faisait toujours ce qu’il fallait, sans réfléchir. À présent ils étaient debout tous les deux dans l’herbe, à côté de la Subaru, et le vent faisait neiger des petits flocons d’écume. « Maintenant, dis-moi. Qu’est-ce qu’on va faire ? » La réponse adéquate aurait été : Ma chérie, ça va mal finir. Mais une réponse de ce genre n’est pas sans conséquences. Elle change la situation ou la supprime carrément. Se repentir ne sert plus à rien non plus. Et qui voudrait changer ce qui est agréable et commode ? « Je rentre à la maison et je raconte tout à ma femme. – Vraiment ? » Henry vit la stupéfaction sur le visage de Betty, lui-même était surpris. Pourquoi avait-il dit ça ? Il n’avait pas de penchant particulier pour l’exagération, tout raconter n’aurait pas été nécessaire. « Qu’est-ce que tu entends par tout ? – Tout. Je vais tout lui dire. Fini les mensonges. – Et si elle te pardonne ? – Comment le pourrait-elle ? – Et l’enfant ? – Sera une fille, j’espère. » Betty étreignit Henry et l’embrassa sur la bouche. « Henry, parfois tu es grand. »

Oui, parfois il était grand. Il allait rentrer séance tenante à la maison et substituer la vérité aux mensonges. Tout raconter, enfin, tout, impitoyablement, jusqu’aux détails les plus hideux, bon, peut-être pas absolument tout, mais du moins l’essentiel. Pour cela, il allait devoir tailler dans le vif, et profond, il y aurait des larmes, ça ferait mal, affreusement mal, y compris à lui-même. Ce serait la fin de la confiance et de l’harmonie entre Martha et lui – mais aussi un acte de libération. Il cesserait d’être un sale type sans honneur et ne serait plus condamné à ce sentiment de honte effroyable. Il fallait le faire. La vérité plutôt que la beauté, et tout le reste en découlerait. Il serra la taille fine de Betty. Il y avait une pierre dans l’herbe, assez grosse et lourde pour asséner un coup mortel. Il lui suffisait de se baisser et de la ramasser. « Viens, monte. » Il s’assit au volant, démarra le moteur. Au lieu de foncer tout droit et de sauter de la falaise, il mit la marche arrière et fit reculer doucement la Subaru. Une grosse erreur, estimerait-il par la suite. * Le chemin étroit composé de plaques de béton perforé s’enfonçait en décrivant une courbe à peine visible à travers un bosquet de pins jusqu’au chemin des eaux et forêts où sa voiture était garée, dissimulée sous les branches. Betty descendit la vitre latérale, alluma une nouvelle cigarette mentholée à la précédente et inhala la fumée.

 « Elle ne va quand même pas se faire du mal, à ton avis ? – J’espère bien que non. – Comment va-t-elle réagir ? Tu lui diras que c’est moi ? » Que c’est toi quoi ? voulut demander Henry, mais tout ce qu’il dit fut  : « Je lui dirai si elle me pose la question. » Évidemment que Martha allait poser la question. N’importe qui, apprenant qu’on l’a trompé en long, en large et en travers, veut savoir pourquoi, depuis quand et avec qui. C’est normal. La trahison est une énigme qu’on tient à résoudre. Betty posa sur la cuisse d’Henry sa main qui tenait la cigarette. « Mon chéri, nous avons pourtant fait attention. Je veux dire qu’on ne voulait pas d’enfant, ni l’un ni l’autre, n’est-ce pas ? » L’assentiment d’Henry n’aurait pu être plus massif et plus profond. Non, il ne voulait pas d’enfant, et surtout pas de Betty. Elle était sa maîtresse, ne serait jamais une bonne mère, n’avait pas la générosité nécessaire, elle était beaucoup trop occupée par sa petite personne pour cela. Un enfant commun lui donnerait du pouvoir sur lui, elle allait démolir son précieux camouflage et le pressurer jusqu’aux ultimes conséquences. Depuis un certain temps déjà, il caressait l’idée de se faire stériliser, mais un je ne sais quoi l’avait retenu de le faire. Peut-être le souhait d’avoir tout de même un enfant avec Martha. « Sans doute qu’il voulait naître », dit-il. Betty sourit, ses lèvres tremblaient. Henry avait trouvé le ton juste.

« Je crois que ce sera une fille. » Ils descendirent de la voiture, échangèrent à nouveau leurs places. Betty s’assit derrière le volant, enfila une chaussure, appuya machinalement sur l’embrayage et joua avec le levier de vitesse. Il ne se réjouit pas, songeait-elle. Mais n’était-ce pas un peu trop en demander à un homme qui vient juste de décider de changer de vie et de mettre un terme à son mariage ? Malgré une liaison qui durait depuis des années, Betty n’en savait pas très long sur Henry, mais elle savait au moins une chose : il n’était pas fait pour être père de famille. Elle ne peut pas attendre ça de moi, songeait-il. Elle ne peut pas s’attendre à ce que je renonce à tout pour elle. Il n’avait nullement l’intention d’échanger sa liberté contre une vie de famille pour laquelle il n’était pas fait. Après sa grande confession à sa femme, il lui faudrait une nouvelle identité. Ce serait un sacré boulot d’imaginer un nouvel Henry, un Henry rien que pour Betty. La seule pensée le fatiguait. « Est-ce que je peux faire quelque chose ? » Henry acquiesça. « Arrête de fumer. » Betty tira sur sa cigarette, puis la jeta par la vitre. « Ça va être horrible. – Oui, ça va être horrible. Je t’appelle quand ce sera fait. » Elle enclencha une vitesse. « Tu en es où, de ton roman ? – Il ne me manque plus grand-chose. » Il se pencha vers elle par la portière ouverte. « Est-ce que tu as parlé de nous à quelqu’un ?

– Absolument à personne, répondit-elle. – L’enfant est de moi, tu es sûre ? Je veux dire : il existe vraiment, il est en route ? – Oui, il est de toi. Et oui, il est en route. » Elle tendit vers lui ses lèvres légèrement entrouvertes pour recevoir un baiser. Il se pencha vers elle à contrecœur et sentit la langue qui pénétrait dans sa bouche telle une grosse vis tournant dans le vide. Henry referma la portière. La voiture descendit le chemin forestier pour rejoindre la nationale. Il la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle ait disparu. Alors il éteignit du bout du pied la cigarette à moitié fumée qui gisait dans l’herbe. Il la croyait. Betty ne lui mentirait pas, elle était bien trop dépourvue d’imagination pour ça. Elle était jeune et sportive, beaucoup plus élégante que Martha, elle était belle et pas très intello mais extrêmement concrète. Et maintenant elle était enceinte de lui, pas besoin d’un test de paternité pour vérifier. Le pragmatisme sans états d’âme de Betty en avait imposé à Henry dès leur première rencontre. Ce qui lui plaisait, elle le prenait. Elle avait de l’esprit et de longs pieds fins, des taches de rousseur sur ses seins en oranges, les yeux verts et des cheveux blonds et bouclés. Lors de leur première rencontre, elle portait une robe dont l’imprimé représentait des animaux en voie d’extinction. Leur liaison avait commencé à l’instant où ils s’étaient rencontrés. Henry n’avait pas eu à se forcer, ni à simuler, ni à la conquérir, il n’avait – comme si souvent – rien eu à faire, car elle le tenait pour un génie. Qu’il soit marié et ne veuille pas d’enfant ne la dérangeait pas le moins du monde. Au contraire. Tout cela n’était qu’une question de temps. Elle avait longtemps attendu un homme comme lui, lui déclara-t-elle sans ambages. Selon elle, la plupart des hommes manquaient de grandeur. Qu’entendait-elle exactement par-là ? elle ne le précisa pas. Entre-temps, Betty était devenue éditeur en chef chez Moreany. Elle avait commencé comme intérimaire, bien qu’elle se considérât comme surqualifiée pour ce poste, ayant déjà en poche à l’époque son diplôme de lettres. La plupart des cours lui avaient paru ennuyeux et elle regrettait de n’avoir pas suivi le conseil de ses parents et opté plutôt pour des études de droit. Malgré sa qualification, les possibilités d’évolution à l’intérieur de la maison d’édition étaient réduites. Pendant la pause du déjeuner, elle se faufilait dans les bureaux des éditeurs pour bouquiner. Un jour, par pur désœuvrement, elle tira de la tour de fermentation où s’empilaient les manuscrits non réclamés le texte dactylographié d’Henry, histoire d’avoir quelque chose à lire à la cantine. Henry avait envoyé son manuscrit sans mot d’accompagnement et au tarif livres pour économiser des frais de poste. Jusque-là il avait toujours été un peu radin. Betty en lut à peu près trente pages et oublia de finir son assiette. Elle se précipita au troisième étage, dans le bureau de Claus Moreany, le fondateur de la maison d’édition, qu’elle tira de sa sieste. Quatre heures plus tard, le grand Moreany en personne téléphonait à Henry. « Bonjour, je m’appelle Claus Moreany. – Vraiment ? Mon Dieu.

– Vous avez écrit là quelque chose de merveilleux. Quelque chose de tout à fait merveilleux. Avez-vous déjà vendu les droits ? » Non, il n’avait pas vendu les droits. Le premier roman, Frank Ellis, s’écoula à dix millions d’exemplaires à travers le monde. Un thriller, comme on dit si joliment, avec beaucoup de bagarres et peu de réconciliations. C’était l’histoire d’un autiste qui devient policier pour retrouver le meurtrier de sa sœur. Les cent mille premiers exemplaires furent vendus, et très certainement lus, en l’espace d’un mois. Les bénéfices sauvèrent la maison Moreany du dépôt de bilan. À présent, huit ans plus tard, Henry était un auteur de best-sellers, traduit en vingt langues, lauréat de nombreux prix et Dieu sait quoi encore. Cinq romans à succès avaient paru entre-temps chez Moreany, tous avaient été adaptés au cinéma, montés au théâtre, et Frank Ellis était même étudié dans les écoles. Déjà un classique, ou presque. Et Henry était toujours marié avec Martha. À part Henry, Martha était la seule à savoir qu’il n’avait pas écrit lui-même un seul mot de ses livres.

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