PREMIÈRES LIGNE #47
Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.
Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.
Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !
Et merci à Aurélia pour ce challenge.
Le livre en cause
Corrompu de Patrick Nieto

1
Quelque part dans le sud de la Libye, le 21 octobre 2011.
Une fumée noire épaisse s’échappe du toit de sa luxueuse villa. Des rebelles avinés brisent les meubles en acajou avec la crosse de leur fusil-mitrailleur et leurs rangers. Certains, l’écume à la commissure des lèvres, lacèrent les fauteuils et les canapés en cuir avec des poignards. D’autres violent ses maîtresses à même le sol, défèquent sur les marbres de Carrare et sur les tapis précieux à côté des corps mutilés du personnel de sécurité.
Terré dans une cache aménagée, impuissant, il assiste au sac de sa maison par le biais de la vidéosurveillance. Soudain, les clameurs redoublent de virulence. Les insurgés s’engouffrent dans le couloir menant à sa tanière. Ils se bousculent, s’insultent. Ivres de colère, tous veulent être en première ligne.
Des coups sourds sont portés contre la porte blindée. Ces coups suintent la haine et présagent un déchaînement de violence inouïe contre sa personne. La porte se gondole à chaque percussion. Elle ne résistera plus bien longtemps à la fureur des assaillants. Il ôte le cran de sûreté de son pistolet automatique. Il ne capitulera pas sans combattre. Puis l’intensité des cris diminue. Les pillards refluent. L’accalmie. La déflagration. Le souffle le projette en arrière. Sa tête heurte le mur. Aussitôt, le sang dégouline le long de ses tempes. Il est choqué, incapable de bouger. Des émeutiers se saisissent de lui, l’entraînent à l’extérieur jusque dans le jardin. Les gens l’insultent, le griffent, le mordent, le tabassent, crachent sur lui, déchirent ses vêtements. On lie ses membres à quatre colonnes du patio comme pour l’écarteler. Des mains terminent de le dénuder entièrement. Puis le silence se creuse. Tous les regards convergent vers un homme. Il a une cinquantaine d’années, un visage en lame de couteau. Ses yeux sont brillants, injectés de sang. Sans doute est-il sous l’effet de l’alcool ou de la drogue. Ou bien des deux. Il tient un pieu effilé à une extrémité, comme ceux qui servent à fabriquer les enclos pour y parquer les chèvres. Il s’approche. Ses acolytes commencent à frapper dans les paumes de leurs mains, l’encouragent, se réjouissent, dansent. L’hystérie collective atteint son apogée. L’homme empoigne fermement son instrument à deux mains, l’avance. Les muscles de ses bras sont bandés, luisants.
Mansour Al-Shamikh se réveille en sueur, les yeux exorbités, haletant, la bouche aussi sèche qu’un coin de désert. Il s’assied sur la banquette branlante qui fait office de lit. Ses traits sont tirés. De profonds sillons barrent son front. Il a encore très mal dormi. La faute à ce cauchemar récurrent qui pollue son sommeil depuis des semaines et le laisse épuisé au petit matin.
Tremblant, il s’empare d’un verre contenant un fond de thé à la menthe de la veille, posé sur la table basse. Il se poste devant l’unique fenêtre. Le jour vient juste de se lever. La chaleur a déjà envahi la pièce. Des mouches bourdonnent autour de lui. Il contemple le ciel sans nuages, égraine son misbaha1 avec dextérité en récitant les 99 noms d’Allah.
Autour de lui, tout n’est que chaos. Les habitations éventrées dressent leur silhouette macabre de part et d’autre des rues désertes. Elles ont été soufflées par les roquettes avant d’être pillées et incendiées. Une odeur tenace de brûlé emplit l’espace. La peur et la colère ruissellent des pierres, des portes et des volets.
Les villageois ont majoritairement décampé. Les cadavres éviscérés des inconscients qui ont cherché à défendre leurs biens sont exposés à l’entrée de l’artère principale. Les essaims de mouches bombinent autour des dépouilles. Des effluves pestilentiels empoisonnent le vent. La mosquée n’a pas été épargnée. Les centaines d’impacts de balles de gros calibre sur la façade blanche et la charpente effondrée témoignent de l’âpreté des combats.
Le regard bleu acier d’Al-Shamikh s’égare vers un point invisible au loin.
Un homme entre en trombe dans l’abri de fortune. Il affiche un air affolé. Il porte des effets d’uniforme dépareillé, poussiéreux, déchirés. Ils ne tarderont pas à ressembler à des haillons. Il pue comme un chien errant. Sûr qu’il a des puces et des poux. Il se campe devant Al-Shamikh mais pas trop près, en signe de déférence. Il le salue, claque des talons.
– Mon colonel, j’apporte une terrible nouvelle !
L’officier tressaille imperceptiblement. Les perles en bois d’olivier ne glissent plus entre ses doigts. Cette nouvelle, il la redoute depuis son départ. Serait-ce une énième rumeur ou bien est-ce vraiment la fin cette fois ?
– Parle !
Le pouilleux s’éclaircit la voix.
– L’OTAN et ses laquais ont assassiné le Raïs !
– Tu es certain ?
– Al Jazeera et Al Arabiya l’ont annoncé ce matin. Les Américains et les Français ont confirmé l’information.
Hébété, le colonel s’attarde sur les mains de son interlocuteur. Sales comme le reste du personnage. La crasse s’est accumulée sous ses ongles brisés. Al-Shamikh examine les siens. Ils ne sont pas beaucoup plus brillants. Il y a quelques mois encore, la manucure prenait quotidiennement soin de ses mains. Et que dire de sa barbe ? Un véritable champ en friche. Mais comment pourrait-il en être autrement ? Tout manque ici. Les bombardements ont dévasté le village. L’électricité et l’eau courante sont coupées, la nourriture se raréfie.
– Que s’est-il passé ?
– Le Raïs a voulu quitter Syrte mais son convoi a été repéré par un drone américain. Des avions ont détruit les véhicules puis les insurgés ont encerclé nos frères. Le Raïs et son fils Muatassim ont été légèrement blessés, semble-t-il, avant d’être capturés. Puis ils ont été transférés à Misrata. Certains racontent qu’une fois là-bas la foule les a lynchés, d’autres prétendent qu’ils ont été abattus d’une balle dans la tête.
– Exécutés ? Sans procès ?
Le soldat baisse les yeux, garde ses lèvres scellées. Il sait que la question de son officier n’appelle pas de réponse de sa part.
– Les pertes ennemies sont importantes ?
– Non mon colonel. La garde du Raïs s’est rendue. Les soldats ont été désarmés et rassemblés à l’ouest de la ville. Ils ont ensuite été alignés et fusillés. Il n’y a aucun survivant.
– Allahu akbar ! Ces lâches ont été châtiés. Ils auraient dû sacrifier leur vie pour empêcher cette tragédie au lieu de s’allonger devant l’ennemi et d’écarter les cuisses comme des putes vérolées.
Al-Shamikh n’en revient pas. Son visage s’est durci. Lui, le militaire, le compagnon de la première heure du Guide de la révolution, refuse d’admettre cette infâme trahison. S’il s’était trouvé à Syrte, il aurait étranglé de ses mains quiconque aurait, ne serait-ce qu’en pensée, manifesté un signe infime de capitulation. Même à court de munitions, il aurait affronté les putschistes et les avions avec des cailloux.
Malheureusement, il ne se trouvait pas près du Raïs car celui-ci l’avait chargé d’une mission de confiance, secrète, délicate. Il s’était entouré d’une trentaine de militaires au dévouement sans faille et avait pris la route en laissant son mentor. Il s’en voulait tellement à présent.
Les articulations de ses doigts blanchissent en serrant les perles de son chapelet. S’il s’écoutait, pour évacuer sa colère, il tuerait le messager qui se tient au garde-à-vous devant lui. Il l’a déjà fait avec un domestique qui avait renversé du thé brûlant sur son pied. Mais il a besoin de tous ses combattants. Son regard retrouve alors toute son aspérité.
– Assassiné par son propre peuple ? Notre guide s’est toujours montré bienveillant envers les gens. Pourquoi aurait-on des raisons de lui nuire si ce n’est pour voler son pétrole ? Exécuté, dis-tu ? Comme un chien enragé sur le bord d’un chemin ?
– Mahmoud Jibril, le traître, a démenti en assurant n’avoir donné aucun ordre de tuer Kadhafi.
À l’évocation du nom du chef de l’exécutif du Conseil national de transition, Al-Shamikh explose.
– Que des furoncles lui poussent sur le cul et que ses bras raccourcissent ! rugit-il en crachant par terre. Sors ! Disparais !
Le soldat obéit sans demander son reste, trop heureux de ne pas avoir droit à une bastonnade de la part du colonel, connu pour sa cruauté sans bornes.
Une fois seul, Mansour Al-Shamikh s’assied sur la banquette, cale ses coudes sur ses cuisses et enfouit sa tête dans ses larges mains capables d’assommer un bœuf. Des larmes perlent au coin de ses yeux. Les Américains et les Occidentaux ont éliminé le Raïs pour qu’il taise leurs secrets. Il en est persuadé. En quarante-deux ans de pouvoir, il avait survécu à une vingtaine de tentatives d’assassinats et de coups d’État à tel point qu’il paraissait immortel. D’autant qu’il était en passe de mater la rébellion quand, sous le prétexte fallacieux de protéger les civils, les forces de la coalition occidentale et les États-Unis étaient entrés dans le jeu en anéantissant son armée pour éviter la prise imminente de Benghazi, pilonnée depuis des jours par l’artillerie. Elles avaient d’abord bombardé les aéroports, clouant au sol l’aviation du régime, puis elles avaient détruit les chars d’assaut, contraignant les militaires à un repli stratégique.
Des images remontent de la mémoire d’Al-Shamikh comme des bulles d’oxygène crèvent la surface de l’eau. Il se revoit aux côtés du jeune capitaine Mouammar Kadhafi, déposer le roi Idriss 1er sans effusion de sang et mettre ainsi un terme au pillage des ressources pétrolières et gazières du pays par la monarchie. Il se souvient des scènes de liesse, des rassemblements à la gloire du Guide. Qu’est-ce qui a fait que cette joie s’est transformée en venin ? Avec le Raïs, ils ont pourtant sorti le peuple de l’illettrisme, réduit de manière significative la mortalité infantile, réformé la société en profondeur. Lorsque les troubles ont éclaté en février, le niveau de vie de la population libyenne n’avait rien à envier à celui des populations occidentales. Aussi, pourquoi les gens se sont-ils révoltés ? Pourquoi Kadhafi et son entourage sont-ils devenus tout à coup des parias, des bêtes traquées ?
Il repense à Tripoli. La blancheur des maisons, les couleurs chatoyantes des fruits disposés sur les étals des commerçants, leur goût sucré et généreux, la gaîté insouciante d’une partie de la nation, les figuiers de barbarie, les arbousiers, les grappes de dattes fraîches. Il aimait tant parcourir les ruelles chaudes imprégnées de l’odeur des fleurs d’oranger, les avenues grouillantes et bigarrées, les souks multicolores où les fragrances de musc et de benjoin côtoyaient celles de la cannelle, du piment, des clous de girofles, ou du mouton grillé vendu sur des brochettes par des marchands bavards. Il lui semble que ces images datent de plusieurs siècles.
Des larmes roulent sur les joues du colonel sans qu’il cherche à les retenir. La coalition a assassiné celui qu’il considérait comme son père et son frère à la fois. Que va-t-il se passer maintenant ? Les rebelles ratissent le territoire avec acharnement pour débusquer les proches du Raïs afin de les exterminer. En tant que dignitaire de l’ancien régime, son rêve abominable deviendra réalité s’il est capturé.
Al-Shamikh regarde son fusil d’assaut appuyé contre le mur. Un poids immense pèse sur ses épaules. Il n’a pas le choix, il le sait. Les amis d’hier sont les ennemis d’aujourd’hui.
Dans ce pays en ruine, tout n’est que désolation. Des carcasses de véhicules indistinctement militaires ou civils jonchent les bas-côtés. Les troncs des arbres sont éventrés ou étêtés, comme frappés par la foudre. Par endroits, l’intensité des bombardements a déformé le sol. Dans les campagnes, de longues colonnes de réfugiés harassés, dépenaillés, affamés, marchent d’un même pas de somnambule. Des groupes compacts de désespérés, qui tirant des charrettes à bras, qui poussant des chariots bancals surchargés d’objets hétéroclites, fuient la guerre.
La sauvagerie et la mort rôdent dans le moindre hameau. Tous les habitants possèdent une arme et sont autant de rebelles en puissance. Avec la disparition du Guide, les derniers fidèles déserteront. Ce n’est qu’une question de jours, d’heures peut-être. S’il s’éternise dans ce trou perdu, il devra tôt ou tard se battre contre une katiba2 surarmée.
Son convoi a été attaqué à six reprises, des escarmouches la plupart du temps, sauf une fois, au sud de Yafran. Il a cru y rester. Alors que jusque-là, Al-Shamikh n’avait affronté que des fantassins, qui après avoir testé leurs défenses de manière désordonnée, avaient détalé comme des lapins en tirant des rafales de kalachnikovs dans leur direction, le pick-up de tête avait sauté sur une mine artisanale en franchissant un défilé. Ils avaient été piégés sous un déluge d’acier. Mais au terme d’une riposte féroce et d’une contre-attaque héroïque, ils s’étaient extirpés du guêpier et avaient mis les assaillants en déroute. Mais les conséquences avaient été lourdes puisque près de la moitié de ses soldats avait perdu la vie.
Le miroir étoilé et crasseux sur le mur lui renvoie son image. Celle d’un homme à la peau parcheminée, aux yeux cernés. Bien que ce ne fût pas dans son caractère de s’apitoyer sur son sort, jamais il ne s’est senti si vieux, si usé qu’à cette seconde. Il sèche ses larmes du revers de sa manche, ajuste sa veste d’uniforme.
Il déplie une carte sur le sol et la lisse de la paume de la main. Il n’a plus d’autre option. Tout comme les rations de survie, les réserves d’essence s’épuisent. La partie est perdue. Il va abandonner le pays au plus vite, se bâtir une nouvelle existence. Et pour cela, il doit placer son chargement en sécurité.
Après avoir étudié un itinéraire, il entoure un point avec son stylo. Il lève les yeux au ciel et, comme toujours, prie Allah d’aveugler ses ennemis. Ensuite, il remballe ses maigres affaires et quitte la maison. Affalé sur le volant du blindé garé devant l’entrée, le chauffeur dort à poings fermés. Le colonel frappe violemment la tôle de la portière avec la crosse de son arme.
– Debout bande de fainéants ! hurle-t-il.
Le conducteur sursaute, descend précipitamment. Une quinzaine d’hommes, venus de nulle part, le rejoignent. Ils s’alignent devant Mansour Al-Shamikh et se mettent au garde-à-vous, le fusil-mitrailleur en bandoulière.
– Nous levons le camp. Rompez !
La rue s’anime de nouveau comme une fourmilière. En un éclair, chacun prend son poste. Les moteurs ronflent, puis les cinq véhicules s’ébranlent dans un nuage de poussière.
1. Chapelet
2. Milice armée
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