Premières lignes #57 : Les Princes de Sambalpur d’Abir Mukherjee


PREMIÈRES LIGNE #57

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

Les Princes de Sambalpur d’Abir Mukherjee

Vendredi 18 juin 1920

1

On ne voit pas souvent un homme avec un diamant dans la barbe. Mais quand un prince ne trouve plus de place sur ses oreilles, ses doigts et ses vêtements, je suppose que les poils de son menton conviennent tout aussi bien.

Les lourdes portes d’acajou du Palais du Gouvernement se sont ouvertes à midi et ils sont sortis, aériens : une ménagerie de maharajahs, nizâms, nababs et autres, tous les vingt drapés de soie, d’or, de pierres précieuses et d’assez de perles pour ruiner un escadron de comtesses douairières. Un ou deux se réclament de la lignée du soleil ou de la lune ; le reste, de quelque autre parmi la centaine de divinités hindoues. Nous les mettons tous dans le même panier pour les appeler simplement les princes.

Ces vingt-là proviennent des petits royaumes les plus proches de Calcutta. Il y en a plus de cinq cents dans toute l’Inde, et tous ensemble ils règnent sur les deux cinquièmes du pays. C’est du moins ce qu’ils se disent, et nous ne sommes que trop heureux d’avaliser cette fiction, du moment qu’ils chantent tous Rule Britannia et font serment d’allégeance au roi empereur outre-mer.

Ils s’avancent tels des dieux, en ordre strict de préséance, le vice-roi à leur tête, dans la chaleur étouffante, en direction de l’ombre d’une douzaine de grands parasols de soie. D’un côté, derrière une solide barrière de soldats enturbannés de la garde du vice-roi, se tient une foule de conseillers royaux, hauts fonctionnaires et parasites divers. Et derrière tout ce monde, il y a Sat et moi.

Un coup de canon soudain, tiré par un de ceux de la pelouse, chasse des palmiers des nuées de corbeaux aux cris assourdissants. Je compte les coups : trente et un au total, honneur strictement réservé au vice-roi ; aucun prince indigène n’en a jamais mérité plus de vingt et un. Cela sert à souligner qu’en Inde ce dignitaire britannique mérite plus d’honneurs que tout Indien, quand bien même il descendrait du soleil.

Tout comme les coups de canon, la réunion à laquelle les princes viennent d’assister est purement destinée à la galerie. Le véritable travail sera effectué plus tard par leurs ministres et les hommes de l’administration indienne. Pour le gouvernement du Raj, l’important est que les princes soient là, sur la pelouse, pour la photographie de groupe.

Le vice-roi, lord Chelmsford, traîne les pieds en grande tenue. Elle lui a toujours donné l’air mal à l’aise et le fait ressembler au portier du Claridge. Pour un homme qui, habituellement, a l’air d’un croque-mort mal nourri, il s’est pomponné, mais à côté des princes il est aussi terne qu’un pigeon au milieu des paons.

« Lequel est notre homme ?

– Celui-là », répond Sat en indiquant d’un signe de tête un grand individu aux traits fins portant un turban de soie rose. Le prince que nous sommes venus voir est sorti le troisième et il est le premier dans l’ordre de succession au trône d’un petit royaume niché dans l’Orissa sauvage, quelque part dans le sud-ouest du Bengale. Son Altesse Sérénissime le prince héritier Adhir Singh Sai de Sambalpur a requis notre présence, ou plutôt celle de Banerjee. Ils étaient à Harrow ensemble. Je ne me trouve ici que parce que j’en ai reçu l’ordre directement de lord Taggart, le chef de la police, qui a dit obéir là au vice-roi en personne. « Ces entretiens sont d’une importance capitale pour le gouvernement du Raj, a-t-il déclaré, et l’accord de Sambalpur est essentiel pour leur succès. »

On a du mal à croire que Sambalpur puisse être essentiel pour quoi que ce soit. Il faut déjà le chercher à la loupe sur la carte, caché par le R d’ORISSA. C’est tout petit, de la taille de l’île de Wight, avec une population en proportion. Et pourtant me voilà, prêt à épier une conversation entre son prince et Sat parce que le gouvernement de l’Inde a jugé qu’il y va de l’intérêt de l’Empire.

Les princes prennent place autour du vice-roi pour la photographie officielle. Les plus importants sont assis sur des chaises dorées et les autres debout sur un banc derrière eux. Le prince Adhir est assis à la droite du vice-roi. Quelques princes ont essayé de s’éclipser mais des fonctionnaires à l’air éreinté les ont rappelés à l’ordre. Finalement le photographe a fait tenir tout le monde tranquille. Les princes se sont tus et regardent droit devant eux : les lampes flood font « pouf », la scène est captée pour la postérité et ils sont libérés.

Quand le prince héritier repère Sat il est évident qu’il le reconnaît. Il interrompt une conversation avec un maharajah dodu qui porte sur lui le contenu des coffres d’une banque et une peau de tigre et il vient vers nous. Il est grand, la peau claire pour un Indien, et l’allure d’un officier de cavalerie ou d’un joueur de polo. Comparé aux princes qui l’entourent il est habillé assez simplement : tunique de soie bleu pâle à boutons de diamants, nouée à la taille par une ceinture dorée, pantalon de soie blanche et chaussures anglaises classiques, noires et étincelantes. Son turban est retenu par une pince ornée d’émeraudes avec un saphir de la taille d’un œuf d’oie. À en croire lord Taggart, le maharajah père du prince est le cinquième homme le plus riche de l’Inde. Et chacun sait que l’homme le plus riche de l’Inde est aussi le plus riche du monde.

Un sourire éclaire le visage du prince qui s’approche.

« Boubou Banerjee, s’exclame-t-il les bras grands ouverts, cela fait combien de temps ? »

Boubou, jamais je n’ai entendu personne appeler Sat ainsi et pourtant nous partageons un appartement depuis un an. Il a gardé secret ce nom de guerre et je ne peux pas lui en vouloir. Si quelqu’un à l’école avait jugé bon de m’appeler Boubou je ne m’en serais pas vanté. Bien entendu, Sat n’est pas son véritable prénom non plus. Un collègue le lui a donné quand il est entré dans la police impériale. Ses parents l’ont appelé Satyendra, et même si je m’applique à prononcer correctement le bengali je n’ai jamais tout à fait réussi. Sat m’a dit que ce n’est pas ma faute et que l’anglais ne possède tout simplement pas les consonnes qu’il faut, il lui manque apparemment un « d » doux. D’après lui, il lui manque énormément de choses.

« C’est un honneur de vous revoir, Votre Altesse », dit Sat avec un léger salut de la tête.

Le prince prend un air peiné comme le font souvent les aristocrates quand ils feignent de vouloir être traités comme le commun des mortels. « Allons donc, Boubou, je pense que nous pouvons nous dispenser des formalités. Et qui est-ce ? demande-t-il en me tendant une main couverte de bijoux.

– Permets-moi de te présenter le capitaine Wyndham, dit Banerjee, précédemment à Scotland Yard.

– Wyndham, répète le prince. Celui qui a capturé ce terroriste, Sen, l’année dernière1 ? Vous devez être le policier préféré du vice-roi. »

Sen est un révolutionnaire indien qui a échappé aux autorités pendant quatre ans. Je l’ai arrêté pour avoir assassiné un haut fonctionnaire britannique et j’ai pratiquement été déclaré héros de l’Empire. La vérité est un peu plus complexe, mais je n’ai ni le temps ni l’envie de corriger la légende. Surtout, je n’ai pas l’autorisation du vice-roi pour le faire ; il a décrété le sujet soumis à la loi sur les secrets d’État de 1911. Alors je souris et je serre la main du prince.

« Enchanté de faire votre connaissance, Votre Altesse.

– S’il vous plaît, répond-il aimablement, appelez-moi Adi. Tous mes amis le font. » Il réfléchit quelques secondes. « En fait, je suis plutôt heureux que vous soyez là. Il y a une question assez délicate dont je voulais parler à Banerjee, et l’opinion d’un homme de votre expérience pourrait être extrêmement précieuse. Vous tombez à pic. » Son visage s’éclaire. « Ce doit être la Providence qui vous envoie. »

Je pourrais lui dire que je dois ma présence au vice-roi plutôt qu’à Dieu, mais dans l’Inde britannique c’est à peu près la même chose. Si le prince désire me parler, cela m’évite au moins de l’épier comme une mère indienne la nuit de noces de son fils.

« Je serais heureux de vous être utile, Votre Altesse. »

D’un claquement de doigts il appelle un monsieur qui se tient à proximité. L’homme est chauve, il porte des lunettes et paraît agité, tel un bibliothécaire égaré dans un quartier dangereux ; et bien qu’il soit habillé avec soin il lui manque l’assurance d’un prince, sans parler des bijoux.

« Ce n’est malheureusement pas le bon moment pour une telle discussion, dit le prince tandis que l’homme s’empresse. Vous et Boubou voudriez peut-être m’accompagner à l’hôtel pour y bavarder plus à l’aise. »

Le ton n’est pas celui d’une question. Je soupçonne que beaucoup d’ordres du prince sont présentés de la même façon. L’homme s’incline profondément.

« Ah oui, dit le prince d’un air las, capitaine Wyndham, Boubou, j’ai le plaisir de vous présenter Harish Chandra Davé, le dewan*2 de Sambalpur. »

Dewan signifie Premier ministre. Les Indiens le prononcent divan, comme le meuble.

« Votre Altesse », dit le dewan en se redressant avec un sourire obséquieux. Il transpire ; comme nous tous sauf, semble-t-il, le prince. Le dewan nous lance un regard rapide à Banerjee et moi. Il tire de sa poche un mouchoir de coton rouge pour éponger son front luisant. « Si je peux dire un mot en privé à Votre Altesse, je…

– S’il s’agit de ma décision, Davé, répond le prince avec irritation, je crains qu’elle ne soit définitive. »

Le dewan secoue la tête d’un air embarrassé. « S’il m’est permis, Votre Altesse, je doute beaucoup que ce soit conforme à l’intention de Son Altesse votre père. »

Le prince soupire. « Et moi, je pense que mon père se moque éperdument de cette farce. En outre, il n’est pas ici. À moins que lui ou le vice-roi n’ait jugé bon de vous élever au rang de yuvraj *, je suggère que vous vous conformiez à mes souhaits et que vous vous mettiez au travail. »

Encore une fois le dewan éponge son front et s’incline profondément avant de s’éloigner comme un chien battu.

« Fichu bureaucrate », marmonne le prince. Il se tourne vers Sat. « C’est un Gujarati, imagine-toi, Boubou, et il se croit plus intelligent que tout le monde.

– L’ennui, Adi, c’est qu’ils le sont souvent. »

Le prince lui adresse un sourire forcé. « Eh bien, s’agissant de ces entretiens, et dans son intérêt, j’espère qu’il s’en tiendra à mes ordres. »

D’après les bribes d’informations que j’ai obtenues de lord Taggart, les entretiens concernaient l’instauration d’une institution appelée la Chambre des Princes. Ce pourrait être le titre d’un opéra-comique de Gilbert et Sullivan, mais c’est la dernière idée brillante du gouvernement de Sa Majesté pour apaiser les exigences d’autonomie grandissantes des indigènes. Elle est présentée comme une Chambre des Lords indienne – une voix indienne puissante dans les affaires indiennes – et tous les princes indiens sont invités dans les termes les plus fermes à y siéger. J’y vois une certaine logique tordue. Après tout, s’il existe en Inde un groupe plus éloigné que nous de l’opinion populaire c’est celui d’à peu près cinq cents princes, gras et inutiles. S’il existe des Indiens qui nous sont favorables, ce sont probablement eux.

Je demande au prince quelle est sa position.

Il rit, très à l’aise. « Toute cette satanée invention n’est que de la poudre aux yeux. Ce ne sera qu’un marché à paroles. Le peuple s’en rendra compte.

– Vous ne croyez pas à sa réalisation ?

– Au contraire. Je m’attends à ce que cette chambre soit en fonctionnement dès l’année prochaine. Bien entendu, les grandes principautés – Hyderabad, Gwalior et autres – n’en feront pas partie. La fiction selon laquelle ce sont de véritables pays en serait compromise, et il n’est pas question que Sambalpur y soit représenté. Mais les autres, les Cooch Behar, les tout petits Rajputs et les États du Nord, supplieront pour y entrer. Ils sont prêts à tout pour assurer leurs positions. Je reconnais que vous savez profiter de notre vanité, vous les Anglais. Nous vous avons livré cette terre, et en échange de quoi ? Quelques belles paroles, des titres ronflants et des miettes de votre table pour lesquelles nous nous chamaillons comme des chauves qui se battraient pour un peigne.

– Et les autres principautés de l’Est ? demande Sat. D’après ce que je comprends, elles tendent à suivre l’exemple de Sambalpur dans la plupart des décisions.

– C’est exact, et elles le feront probablement cette fois encore, mais seulement parce que nous les finançons. Et si elles avaient le choix, je pense qu’elles approuveraient la création de cette chambre. »

Au fond du jardin la fanfare retentit, et quand les accords familiers de God Save The King se répandent sur les pelouses, princes et roturiers debout se tournent vers elle. Beaucoup commencent à chanter, mais pas le prince, qui pour la première fois paraît moins serein que le suggère son titre.

« Je pense qu’il est temps de battre en retraite, dit-il. Le vice-roi va prononcer un de ses fameux discours et je n’ai pas l’intention de perdre plus longtemps de cette belle journée pour l’écouter… À moins que vous ne préfériez rester ? »

Je n’ai pas d’objection. Le vice-roi a autant de charisme qu’une serpillière mouillée. J’ai déjà eu cette année le plaisir de l’entendre lors d’une parade pour nouveaux officiers et je n’ai pas particulièrement envie de renouveler l’expérience.

« Alors c’est entendu, dit le prince. Nous attendons la fin de l’hymne et nous nous retirons. »

Les dernières notes s’éteignent et les invités reprennent leurs conversations pendant que le vice-roi se dirige vers une estrade dressée dans l’herbe.

« C’est le moment ! s’exclame le prince. Allons-nous-en pendant qu’il est encore temps. » Il se retourne et prend l’allée qui mène au bâtiment, Sat à côté de lui et moi assurant l’arrière. Plusieurs têtes de l’administration se tournent vers nous, consternées, tandis que commence le discours du vice-roi, mais le prince leur accorde autant d’attention qu’un éléphant à une bande de chacals.

Il a l’air de connaître le labyrinthe qu’est le Palais du Gouvernement, et après avoir franchi des rangs serrés de préposés à l’ouverture des portes nous sortons de la résidence, cette fois sur le tapis rouge de l’escalier d’honneur.

Notre départ prématuré semble avoir pris les membres de la suite du prince par surprise. Dans un débordement d’activité un taureau humain en tunique écarlate et pantalon noir aboie des ordres à plusieurs laquais. Son uniforme, son allure et les décibels que produit sa poitrine pourraient facilement le faire passer pour un colonel des Scots Guards. S’il n’avait pas un turban, s’entend.

« Te voilà, Shekar ! s’exclame le prince.

– Votre Altesse », répond l’homme avec un salut plus que réglementaire.

Le prince se tourne vers nous. « Le colonel Shekar Arora, mon aide de camp. »

L’homme est bâti comme la face nord du Kanchenjunga et son expression est tout aussi glaciale. Il a la peau tannée et des yeux d’un bleu gris surprenant. Ces détails indiquent un homme des montagnes, avec au moins un peu de sang afghan dans les veines. Le plus frappant reste une pilosité faciale propre aux guerriers indiens d’autrefois : la barbe taillée ras et la moustache courte, cirée et retroussée aux extrémités. « La voiture a été appelée, Votre Altesse, dit-il d’un ton sec. Elle ne va plus tarder.

– Bien, répond le prince avec un hochement de tête approbateur. J’ai une soif de tous les diables. Plus vite nous serons à l’hôtel mieux ce sera. »

Une Rolls-Royce arrive et un valet de pied en livrée court ouvrir la portière. Nous sommes cinq dont le chauffeur, un de trop. Dans des circonstances normales nous nous caserions à trois à l’arrière et deux devant, mais le prince n’a pas l’air du genre à connaître des circonstances normales. Quoi qu’il en soit, ce type de voiture n’est pas fait pour des entassements peu convenables. Le prince lui-même suggère la solution.

« Shekar, pourquoi ne pas conduire ? » Encore un ordre formulé comme une question.

Le volumineux aide de camp claque des talons et va prendre la place du chauffeur.

« Tu peux t’asseoir ici avec moi, Boubou, dit le prince en s’installant confortablement sur la banquette de cuir rouge à l’arrière. Le capitaine peut s’asseoir devant avec Shekar. »

Sat et moi obtempérons et la voiture emprunte immédiatement la longue allée de gravier bordée de palmiers et de pelouses manucurées.

Le Grand Hotel se trouve à quelques minutes seulement de la grille est de la résidence, mais habituellement, pour des raisons de sécurité, seule la grille nord est ouverte. La voiture la franchit et stoppe presque immédiatement : à partir d’ici les routes en direction de l’est sont barrées. L’aide de camp fait une marche arrière et prend la direction de Government Place et Esplanade West.

Je me retourne pour être face à Banerjee et au prince. Je ne suis pas habitué à m’asseoir à l’avant. Le prince semble lire dans mes pensées.

« La hiérarchie est une drôle de chose, n’est-ce pas, capitaine ?

– Que voulez-vous dire, Votre Altesse ?

– Prenez l’exemple de nous trois : un prince, un inspecteur de police et un sergent. À première vue, notre position relative dans l’ordre des préséances est claire. Mais les choses sont rarement aussi simples. »

Il indique sur notre gauche les grilles du Bengal Club. « Je suis peut-être prince, mais la couleur de ma peau m’interdit l’entrée de cette auguste institution, et il en est de même pour Boubou. Vous, en revanche, en tant qu’Anglais, vous ne connaîtrez pas cette difficulté. À Calcutta toutes les portes vous sont ouvertes. Soudain notre hiérarchie est différente, non ?

– Je vois.

– Et ce n’est pas tout. Notre ami Boubou est brahmane. En qualité de membre de la caste des prêtres il est supérieur à un prince, et à plus forte raison, je le crains, à un policier anglais qui n’appartient à aucune caste. » Le prince continue de sourire. « Notre hiérarchie change une fois de plus, et qui peut dire laquelle des trois est la plus légitime ?

– Un prince, un prêtre et un policier passent devant le Bengal Club en Rolls-Royce… dis-je. On dirait le début d’une histoire drôle pas très amusante.

– Au contraire, si vous réfléchissez, en réalité elle est extrêmement drôle. »

Je porte de nouveau mon attention sur la route. Nous roulons dans la direction diamétralement opposée à celle du Grand Hotel. J’ignore dans quelle mesure l’aide de camp connaît les rues de Calcutta, mais j’ai l’impression qu’il en sait autant que moi sur les boulevards de Tombouctou.

Je lui demande s’il sait où il va.

Le regard qu’il me lance ferait geler le Gange.

« Oui, répond-il. Malheureusement, les rues qui mènent à Chowringhee sont barrées en raison d’une procession religieuse. On nous demande donc de passer par le Maidan. »

Ce choix paraît curieux, mais c’est une belle journée et il y a de pires façons de la vivre que de traverser le parc en Rolls. À l’arrière, Sat est en conversation avec le prince.

« Alors, Adi, de quoi voulais-tu me parler ? »

Je me retourne à temps pour voir les traits du prince se rembrunir.

« J’ai reçu des lettres, dit-il en tripotant le premier bouton en diamant de sa tunique de soie. Ce n’est probablement rien, mais quand j’ai appris par ton frère que tu étais devenu policier enquêteur j’ai pensé que je pourrais te demander conseil.

– Quel genre de lettres ?

– À vrai dire, les qualifier de lettres leur donne une importance imméritée. Ce ne sont que des messages. »

Je demande à mon tour : « Et quand les avez-vous reçus ?

– La semaine dernière, à Sambalpur. Quelques jours avant notre départ pour Calcutta.

– Vous les avez sur vous ?

– Ils sont dans ma suite. Vous les verrez bien assez tôt. Mais pourquoi ne sommes-nous pas déjà arrivés ? Qu’est-ce qui se passe, Shekar ?

– Des déviations, Votre Altesse. »

Je poursuis. « Avez-vous montré ces messages à quelqu’un ? »

Le prince fait un geste en direction d’Arora. « Seulement à Shekar.

– Et comment vous sont-ils parvenus ? Je suppose qu’on ne poste pas simplement une enveloppe adressée au prince héritier de Sambalpur au palais royal.

– C’est cela qui est étrange. Les deux ont été laissés dans mes appartements, le premier sous un oreiller, le second dans la poche d’un costume. Et tous les deux disaient la même chose… » La voiture ralentit pour aborder le virage en épingle à cheveux de Chowringhee. Sorti d’on ne sait où, un homme vêtu de la robe safran des prêtres hindous bondit devant nous. Il n’est guère plus qu’une image orange floue. La voiture s’arrête brutalement et il semble avoir disparu sous l’essieu avant.

« Nous l’avons heurté ? » demande le prince en se levant de son siège. L’aide de camp jure, ouvre sa portière et court vers l’homme à terre. Puis j’entends un coup sourd, le bruit répugnant d’un objet lourd au contact de chair et d’os, et on dirait que l’aide de camp s’effondre.

« Mon Dieu ! » s’écrie le prince. De sa position debout il a une meilleure vue de la situation. J’ouvre ma portière, mais avant que je puisse faire quelque chose l’homme en safran s’est relevé. Il a des yeux de fou, des cheveux et une barbe sales et emmêlés et comme des traînées de cendres appliquées verticalement sur son front.

Tout en me battant avec le bouton de mon holster je crie au prince : « Baissez-vous ! » mais on dirait un lapin hypnotisé par un cobra. L’agresseur lève son revolver et tire. La première balle frappe le pare-brise et le réduit en miettes. Je me retourne et je vois Sat agrippé au prince, essayant de le forcer à se baisser.

Trop tard.

Quand les deux balles suivantes sont tirées, je sais qu’elles atteindront leur but. Elles frappent le prince en pleine poitrine. Il reste quelques secondes debout, comme s’il était réellement divin et que les balles le traversaient sans le blesser. Puis des taches de sang cramoisi commencent à tremper la soie de sa tunique et il se défait comme un gobelet en papier dans la mousson.

2

Ma première réaction est de m’occuper du prince, mais c’est impossible tant qu’il reste des balles dans l’arme de l’assassin.

Je roule de mon siège sur le sol à la seconde où il tire une quatrième balle. Je ne peux pas dire où elle aboutit, je sais seulement qu’elle ne m’a pas atteint. Je plonge de nouveau derrière la portière ouverte tandis que l’assaillant tire encore une fois. La balle frappe la voiture juste à la hauteur de mon visage. J’ai vu des balles déchirer la tôle comme si c’était du papier de soie, et que celle-ci n’ait pas pénétré la portière tient du miracle. J’apprendrai plus tard que la Rolls du prince était plaquée d’argent massif. Une dépense judicieuse.

Je change de position et j’attends un sixième coup de feu, mais j’entends à la place le merveilleux clic d’un magasin vide. Cela suggère un revolver à cinq coups ou un assassin qui n’a que cinq balles, et si le premier est rare, le second est impensable. Je n’ai encore jamais rencontré de tueur professionnel qui lésine sur les munitions. Je prends le risque, je sors mon Webley de son holster, je me lève, je tire, et la balle va écorcher l’écorce d’un arbre. L’assassin court déjà.

Sur la banquette arrière, Sat à genoux, penché au-dessus du prince, essaie d’arrêter avec sa chemise le flot de sang qui coule de la poitrine de son ami. Devant la voiture, le colonel Arora se relève en titubant et touche son crâne ensanglanté. Il a eu de la chance. Son turban semble avoir absorbé une bonne partie de la violence du coup. Sans lui il ne se serait peut-être pas relevé aussi vite, ou pas relevé du tout.

Je lui crie : « Emmenez le prince à l’hôpital ! » tout en courant après l’homme. Il a une avance d’une trentaine de pas et il est déjà au bout de Chowringhee.

Il a bien choisi le lieu de son attaque. Chowringhee est une rue bizarre. Le trottoir d’en face est un des plus animés de la ville, ses magasins, ses hôtels et ses arcades à colonnades sont bondés. De notre côté, au contraire, exposé au soleil et bordé par la grande surface du Maidan, il est généralement désert. Les seuls passants sont deux coolies* : pas exactement de ceux qui accourent pour porter secours en entendant des coups de feu.

Je poursuis l’assassin en évitant de justesse plusieurs voitures quand je traverse en courant quatre couloirs de circulation. Je le perdrais dans la cohue devant les murs blanchis à la chaux de l’Indian Museum s’il n’avait pas sa robe orange vif. Tirer dans la foule est trop dangereux. De toute façon, tirer devant tant de monde sur quelqu’un habillé comme un saint homme hindou serait de la folie. J’ai assez de soucis sans vouloir déclencher une émeute religieuse.

L’assassin plonge dans le labyrinthe qui s’étend à l’est de Chowringhee. Il est en grande forme, ou du moins en meilleure forme que moi, et la distance entre nous grandit. J’atteins le haut de la rue, j’essaie de reprendre mon souffle et je lui crie de s’arrêter. Sans grand espoir : il est rare qu’un assassin armé, avec une bonne avance sur son poursuivant, se comporte correctement et tienne compte d’une telle requête, mais à ma grande surprise c’est ce qui arrive. L’homme s’arrête, se retourne, lève son arme et tire. Il a dû recharger en courant. Très impressionnant. Je me jette à terre juste assez vite pour entendre la balle exploser dans le mur à côté de moi en projetant des éclats de brique et de la poussière. Je riposte en me relevant tant bien que mal mais je manque encore une fois ma cible. L’homme se retourne et s’enfuit dans le méandre des rues. Il tourne à gauche dans une ruelle et je le perds. Je continue de courir. De plus loin devant moi me parvient un étrange grondement, le bruit d’une multitude de voix et du battement rythmique de tambours. En émergeant de la ruelle je tourne le coin de Dharmatollah Street et je reste cloué sur place. La large rue est envahie par une foule exclusivement indienne. Le vacarme est assourdissant. Des voix psalmodient au rythme des tambours. Vers le devant de la foule il y a une monstruosité sur roues, de la hauteur de trois étages et qui ressemble à un temple hindou. La chose se déplace lentement, halée par une masse d’hommes qui tirent des cordes de cent pieds de long. Je cherche désespérément l’assassin, mais c’est inutile. La mêlée est trop dense et trop d’hommes sont en safran. L’homme a disparu.

3

« Comment diable suis-je censé expliquer cela au vice-roi ? gronde lord Taggart en tapant du poing sur sa table. Le prince héritier d’un État souverain est assassiné en plein jour en présence de deux de mes officiers qui non seulement échouent à l’empêcher mais laissent l’assassin s’enfuir indemne ! »

On dirait que la veine de sa tempe gauche va éclater. « Je vous suspendrais tous les deux si la situation n’était pas aussi grave. »

Sat et moi sommes assis dans le vaste bureau du chef au deuxième étage du quartier général de la police à Lal Bazar. Je soutiens le regard de Taggart tandis que Sat se concentre sur ses chaussures. Il fait une chaleur inconfortable.

Ce n’est pas souvent que le chef de la police perd son sang-froid, mais je ne peux pas le lui reprocher. Sat et moi travaillons ensemble depuis plus d’un an à présent et il faut admettre que ce n’est pas précisément notre heure de gloire. Sat est probablement sous le choc d’avoir vu mourir son ami. Quant à moi je souffre de ce qui ressemble à un début de grippe mais que je sais être l’annonce de tout autre chose.

Après avoir perdu l’assassin je suis revenu au Maidan et j’ai vu que la Rolls était partie. En dehors des traces de pneus sur le béton et des éclats de verre rien ou presque n’indiquait qu’il s’était passé quelque chose. Dans l’herbe sur le bord, j’ai trouvé deux douilles. Je les ai empochées et j’ai hélé un taxi pour aller au Medical College Hospital dans College Street. C’est l’établissement médical le plus proche et le meilleur de Calcutta. C’était forcément là que Sat conduirait le prince.

Quand je suis arrivé, tout était fini. Il n’y avait plus grand-chose à faire à part retourner à Lal Bazar pour annoncer la nouvelle au chef de la police.

« Dites-moi encore une fois comment vous l’avez perdu.

– Je l’ai poursuivi à travers les ruelles de Chowringhee à Dharmatollah. Là je n’ai pas pu tirer à cause de la foule. Plus loin, j’ai tiré une ou deux fois.

– Et vous l’avez manqué ? »

C’est une question surprenante puisqu’il connaît déjà la réponse.

« Oui, monsieur. »

Taggart semble incrédule.

Il explose. « Pour l’amour du ciel, Wyndham ! Vous avez passé quatre ans dans l’armée. Vous avez sûrement dû apprendre à manier une arme, non ? »

Je pourrais lui faire observer que j’ai passé la moitié de ce temps dans le renseignement militaire sous ses ordres. Pour le reste, j’ai vécu dans une tranchée à tout faire pour éviter d’être pulvérisé par des éclats d’obus allemands qui venaient de nulle part. La vérité est qu’en près de quatre ans j’ai à peine tiré.

Taggart retrouve quelque peu son calme. « Que s’est-il passé ensuite ?

– Il a continué à courir vers Dharmatollah Street où je l’ai perdu dans une procession religieuse, des milliers de personnes traînant derrière eux une monstruosité.

– Le Juggernaut, monsieur, dit Sat.

– Le quoi ? demande Taggart.

– La procession dans laquelle le capitaine Wyndham a été pris est le Rath Yatra, monsieur, celle du char du dieu hindou Jagannath. Chaque année son char est promené dans les rues par des milliers de fidèles. Les Anglais ont confondu le dieu avec le char, d’où le mot juggernaut.

– De quoi avait-il l’air ? » demande Taggart.

Sat paraît perplexe. « Jagannath ?

– L’assassin, sergent, pas la divinité. »

Je réponds : « Mince, taille moyenne, peau foncée. Une barbe et des longs cheveux emmêlés qu’il ne doit pas avoir lavés depuis des mois. Et il portait sur le front une marque étrange : deux lignes de cendres blanches qui se rejoignent à la racine du nez de part et d’autre d’une ligne rouge plus fine.

– Cela signifie-t-il quelque chose pour vous, sergent ? » demande Taggart. Quand il s’agit des particularités locales, le chef de la police a appris depuis longtemps, comme moi, qu’il vaut mieux se renseigner auprès d’un indigène.

« Il y a une signification religieuse, répond Sat. Les prêtres portent souvent ces marques.

– Pensez-vous qu’il puisse y avoir un rapport entre l’assassin et la procession religieuse ?

– C’est possible, monsieur. Qu’il se soit jeté dans la foule de Dharmatollah est sans doute plus qu’une coïncidence. »

J’ajoute : « Il portait une robe safran. Comme beaucoup d’autres dans la procession.

– Il pourrait donc s’agir d’un attentat religieux ? » suggère Taggart. Il paraît presque soulagé. « Seigneur, je l’espère. Tout plutôt qu’un motif politique. »

Je le mets en garde. « La robe safran était peut-être un déguisement.

– Mais pourquoi un fanatique religieux voudrait-il tuer le prince héritier de Sambalpur ? demande Sat. À l’époque où je l’ai connu il n’était pas le moins du monde intéressé par la religion.

– C’est à vous et au capitaine de le découvrir, dit Taggart. Et n’excluons pas l’aspect religieux. Le vice-roi préférerait entendre que c’est un attentat religieux qui n’a rien à voir avec ses chers entretiens. Sambalpur entraîne avec lui presque une douzaine d’autres États princiers et le vice-roi espère que cette impulsion convaincra les royaumes les plus récalcitrants de signer aussi. » Il enlève ses lunettes, les essuie avec un mouchoir et les remet.

« En attendant, vous deux, arrêtez l’assassin, et vite. La dernière chose dont nous avons besoin est qu’une bande de maharajahs et de nababs quittent la ville sous prétexte que nous ne pouvons pas garantir leur sécurité. Et maintenant, messieurs, si c’est tout… dit-il en se levant.

– Il y a autre chose que vous devriez savoir, monsieur. »

Il a l’air las.

« Que devrais-je savoir, Sam ?

– Le prince avait reçu des lettres qui semblaient le préoccuper. C’est pourquoi il voulait nous voir aujourd’hui, le sergent Banerjee et moi. »

Il se rembrunit. « Vous avez vu ces lettres ?

– Non, monsieur. Mais le prince nous a dit qu’elles étaient dans sa suite au Grand Hotel.

– Eh bien vous feriez mieux d’aller les y chercher, n’est-ce pas ?

– J’avais l’intention d’y aller après vous avoir fait mon rapport, monsieur.

– Et quoi d’autre avez-vous l’intention de faire, capitaine ? demande-t-il sèchement.

– Je voudrais questionner l’aide de camp du prince, ainsi que le dewan de Sambalpur, un certain Davé. Il m’a semblé qu’il pouvait y avoir des tensions entre lui et le prince. Et faire réaliser un portrait-robot de l’assaillant. Nous pourrons le publier dans les journaux du matin, anglais et indiens. S’il est encore en ville, espérons que quelqu’un saura où il se trouve. »

Taggart réfléchit et m’indique la porte.

« Très bien. Qu’attendez-vous ? »

À l’extrémité opposée du couloir et face au bureau de Taggart se trouve une pièce qui a paraît-il la plus belle vue sur le sud de la ville. Elle devrait être occupée par un officier supérieur, mais en raison de sa clarté elle a été attribuée à un civil, le portraitiste résident de la police, un minuscule Écossais appelé Wilson.

Je frappe, j’entre, et je vois une fenêtre panoramique et des murs couverts de croquis au crayon, dont une grande majorité de portraits, d’hommes indiens pour la plupart. Au centre de la pièce, devant une planche à dessin, se tient Wilson. Un bonhomme grisonnant au comportement pugnace d’un terrier et avec une passion pour la bière et la Bible, s’adonnant à cette dernière le dimanche et consacrant presque tous les soirs de la semaine à la première.

C’est en effet la conjonction des deux qui à l’origine l’a amené à Calcutta. Et après une ou deux tournées il raconte volontiers l’histoire de sa vie : comment, dans sa jeunesse, à Glasgow, son ambition était de gagner ses bières à coups de poing d’un bout à l’autre du comptoir au pub Bon Accord, ce qu’il n’a jamais vraiment réussi sans finir à l’hôpital. Là il a trouvé Dieu, et Dieu, dans ce que je pense avoir été une plaisanterie, lui a demandé de partir comme missionnaire à Calcutta, tâche à laquelle il était inapte par nature, son goût pour la bagarre étant en contradiction avec l’éthique missionnaire, et finalement il s’est séparé de ses frères et a fini comme dessinateur de la police du Bengale.

« Ce n’est pas souvent que nous vous voyons ici, capitaine Wyndham », dit-il avec un grand sourire. Il se lève. « Et le fidèle sergent Banerjee ! C’est un plaisir. Vous êtes venus admirer la vue ?

– Nous sommes à la recherche d’un véritable artiste, dis-je. Vous en connaissez un ?

– Oui, très drôle. Maintenant dites-moi ce que vous voulez.

– Nous avons besoin d’un portrait. D’un Indien, et c’est urgent.

– Vous avez de la chance, les enfants. Les Indiens sont mon point fort. Qu’a fait votre homme, d’ailleurs ?

– Il a tué un prince par balle, répond Sat.

– C’est vraiment du sérieux. » Wilson hoche gravement la tête. « Où est votre témoin oculaire ?

– Ils sont devant vous. »

Il hausse un sourcil et se met à rire. « Vous deux ? Vous étiez là quand l’aristo s’est fait descendre ? »

J’acquiesce.

« Et vous avez laissé le tireur s’enfuir ? Ma parole, Wyndham, il y a un peu de négligence là-dedans, non ? Qu’en a dit le vieux Taggart ?

– Il s’est montré philosophe.

– Je l’aurais parié. Je suis sûr qu’il a eu pour vous des mots philosophiques choisis. Ce type jure comme un charretier quand il est en colère.

– Comment pouvez-vous le savoir ?

– Son bureau est au bout du couloir, mon vieux. Je l’entends ! Et vous vous considérez comme un enquêteur ? Je m’étonne qu’il ne vous ait pas mutés tous les deux à la circulation, pour contrôler les permis des conducteurs de rickshaw. En tout cas vous avez intérêt à me décrire le gars. J’ai des choses plus importantes à faire, même si ce n’est pas votre cas. »

J’entreprends la description, la barbe, la cendre sur le front. À la fin, Wilson secoue la tête. « Alors comme ça vous vous êtes laissé fausser compagnie par un prêtre ? Bravo, messieurs. J’aurais aimé voir ça.

– Il était armé, dit Sat loyalement.

– Oui, et votre patron ici présent l’était aussi », répond Wilson en pointant sur moi un index charbonneux.

Entre deux commentaires il dessine, modifiant un détail dans les cheveux ou les yeux selon nos observations. Finalement je suis satisfait.

« Pas mal, dis-je.

– En effet. Je vais donner ça aux journaux.

– Je veux que ce soit dans les deux presses, anglaise et bengali. Et voyez s’il existe ici des journaux orissas.

– Je suis un artiste, vous vous rappelez ? Vous deux, les clowns, vous êtes censés enquêter. À vous de vous renseigner sur les journaux orissas. En attendant, je confronte ça aux suspects habituels. »

Je le remercie et me dirige vers la porte.

« Bonne chance, Wyndham, dit Wilson. Et vous sergent Banerjee, vous devriez vraiment cesser de traîner avec des gens comme ce capitaine. Ce serait dommage de voir un talent comme le vôtre se perdre à inspecter des chars à bœufs. »

À l’arrière de la voiture de police pendant le bref trajet de Lal Bazar au Grand Hotel, Sat reste silencieux, maussade. Non que je sois moi-même d’humeur à bavarder. Ne pas réussir à éviter un assassinat n’incite guère à une conversation.

Je lui demande finalement : « Vous connaissiez bien le prince ?

– Assez bien. À Harrow il était dans la classe de mon frère, mon aîné de quelques années, je l’ai rattrapé un peu plus tard quand nous nous sommes retrouvés à Cambridge.

– Vous étiez proches ?

– Pas particulièrement, même si en classe les garçons indiens se regroupaient plus ou moins. La sécurité par le nombre, etc. Adi avait beau être prince, pour les jeunes Anglais il n’était qu’un noiraud comme un autre. Je crains que cette époque ne l’ait profondément marqué.

– L’expérience ne semble pas vous avoir laissé de cicatrices.

– Au cricket j’étais un lanceur convenable. Les garçons ont tendance à oublier la couleur de votre peau si vous êtes capable d’un bon off-cutter contre Eton.

– Une idée de pourquoi quelqu’un pourrait vouloir tuer votre ami ? »

Le sergent secoue la tête. « Je crains que non, monsieur. »

La voiture franchit la colonnade de l’entrée du Grand Hotel et s’arrête dans la cour devant la porte principale. Un valet de pied enturbanné vient promptement ouvrir la portière.

Une avenue de palmiers miniatures nous mène à un hall de marbre scintillant qui sent vaguement la frangipane et l’encaustique. À l’extrémité de cette surface immaculée se trouve un comptoir d’acajou tenu par un réceptionniste indigène. Je lui montre mon mandat de perquisition et lui demande où se trouve la chambre du prince.

« La suite Sambalpur, monsieur. Deuxième étage.

– Et quel est le numéro ?

– Il n’y a pas de numéro, monsieur. C’est une suite, monsieur. La suite Sambalpur. Elle est occupée en permanence par l’État de Sambalpur. »

Il me regarde de tellement haut que je ne peux pas lire son expression, mais il me semble qu’il me prend pour un imbécile. C’est toujours humiliant d’être méprisé par un Indien, mais plutôt que de le remettre à sa place je me mords la langue, je le remercie et lui laisse un billet de dix roupies. C’est rentable d’être en bons termes avec le personnel des meilleurs hôtels de la ville. On ne sait jamais, un jour l’un d’eux peut vous fournir des informations utiles.

Sat sur mes talons, je me dirige vers l’escalier en me demandant combien exactement peut coûter la location permanente d’une suite au Grand Hotel.

La porte est ouverte par un domestique en livrée émeraude et or.

« Le capitaine Wyndham et le sergent Banerjee pour le Premier ministre Davé », dis-je.

Le domestique acquiesce et nous conduit dans un salon situé au fond d’un long vestibule.

La suite Sambalpur est encore plus luxueuse que je ne l’imaginais, avec ce marbre blanc qui semble aussi répandu à Calcutta que la brique rouge à Londres, ses murs décorés de peintures, ses tapisseries orientales et ses finitions à la feuille d’or. Tout respire une élégance que l’on ne trouve pas souvent dans une chambre d’hôtel, du moins pas dans les établissements que je fréquente.

Une demi-douzaine de portes donne sur ce vestibule, ce qui laisse supposer que la suite est largement plus vaste que mon appartement. Le loyer est probablement plus élevé aussi.

Le domestique nous laisse sur le seuil du salon et va chercher le dewan. Sat s’assoit sur un divan brodé de fil d’or, un de ces meubles français, Louis XIV ou que sais-je, que l’on apprécie davantage de loin qu’en s’asseyant dessus. Je me dirige vers les fenêtres d’où j’ai une vue sur tout le Maidan et le fleuve au-delà. Vers le sud-ouest, à quelques pas seulement de l’hôtel, je vois nettement l’endroit où le prince a trouvé la mort. Mayo Road a été barrée, le secteur bouclé, et deux agents de police indigènes montent la garde. Pendant ce temps, d’autres, à quatre pattes, recherchent des empreintes digitales comme je l’ai ordonné, bien que je doute qu’il y ait grand-chose à ajouter aux deux douilles que j’ai déjà. Je ne suis pas un expert, mais j’ai vu ma part de douilles et je n’ai encore jamais rien vu de tel. Elles paraissent anciennes. Probablement d’avant-guerre. Peut-être d’avant le XXe siècle.

Sur le canapé derrière moi Sat reste muet. Il n’est jamais véritablement bavard, une chose que j’apprécie chez lui, mais il y a différentes sortes de silences, et quand vous connaissez assez bien quelqu’un vous apprenez à les distinguer les unes des autres. Il est encore jeune, et bien qu’il ait tué plusieurs personnes, parfois pour me sauver la vie, il n’avait pas encore fait l’expérience traumatisante de voir un ami se faire tirer dessus sous ses yeux et le regarder impuissant se vider de ses forces vitales.

Mais moi, à qui c’est arrivé trop souvent, je ne ressens rien.

« Tout va bien, sergent ?

– Monsieur ?

– Voulez-vous une cigarette ?

– Non, merci, monsieur. »

Des bruits de voix fortes proviennent du corridor. Elles haussent le ton puis se taisent brusquement. Un instant plus tard la porte s’ouvre et le dewan entre, le teint cendreux. Sat se lève pour l’accueillir.

« Messieurs, dit-il, permettez que nous nous dispensions des formalités. Comme vous pouvez l’imaginer, les événements d’aujourd’hui ont été très… éprouvants. Je vous serais reconnaissant de l’assistance que vous pourriez nous apporter dans le rapatriement des restes de Son Altesse le prince Adhir. »

Sat et moi échangeons un regard.

« Je crains que nous ne puissions rien faire. Mais je suis sûr que le corps du prince vous sera remis le plus tôt possible. »

Ma réponse ne semble pas satisfaire le dewan, elle redonne néanmoins un peu de couleur à ses joues.

« Son Altesse le maharajah a été informé des tragiques nouvelles et il a ordonné que les restes de son fils soient rapatriés à Sambalpur sans délai. Il ne doit pas y avoir d’autopsie et son corps ne doit en aucun cas être profané davantage. Cette requête a déjà été transmise au vice-roi et elle n’est pas négociable. »

On dirait que c’est un autre homme que le larbin auquel nous avons été présentés au palais royal. Depuis, il a gagné en aplomb.

« Naturellement, poursuit-il, Son Altesse a hâte de voir le ou les coupables de cet acte haineux appréhendés et châtiés au plus vite, et dans l’intérêt des relations anglo-sambalpuri nous demandons à être pleinement informés des progrès de votre enquête. Une note à cet effet a déjà été adressée au vice-roi et sera communiquée sans aucun doute à vos supérieurs. »

Je l’interromps. « En ce qui concerne l’enquête, il y a des points sur lesquels votre aide serait la bienvenue. »

Le dewan nous indique le canapé et prend un fauteuil.

« Je vous en prie, dit-il, faites donc.

– Votre désaccord avec le prince héritier cet après-midi. Sur quoi portait-il ? »

Une ombre passe sur son visage, puis disparaît.

« Je n’ai eu aucun désaccord avec le yuvraj.

– Le yuvraj ? »

Sat vient à mon secours. « C’est le terme hindi pour désigner le prince héritier. Officiellement il était yuvraj Adhir Singh Sai de Sambalpur. »

J’insiste. « Sauf votre respect, monsieur le Premier ministre, le sergent et moi avons été témoins de votre altercation. Il y avait manifestement un désaccord sur un aspect des négociations avec le vice-roi. »

Le dewan soupire. « C’était le yuvraj et je ne suis qu’un fonctionnaire chargé de faire appliquer les volontés de la famille royale.

– Mais en qualité de Premier ministre vous êtes sûrement aussi conseiller de la famille royale, n’est-ce pas ? Vos conseils s’opposaient apparemment aux idées du prince. »

Il a un sourire embarrassé. « Le yuvraj était un jeune homme, capitaine. Et les jeunes hommes sont souvent entêtés, surtout lorsqu’ils sont princes. Il était opposé à l’entrée de Sambalpur à la Chambre des Princes.

– Et vous n’étiez pas de cet avis ?

– Si l’âge nous apporte quelque chose, c’est un certain degré de sagesse. Sambalpur est un petit État auquel les dieux ont accordé une certaine richesse naturelle, ce qui signifie qu’il a souvent été l’objet de la convoitise des autres. N’oublions pas notre histoire. Votre propre East India Company a tenté à plusieurs reprises d’annexer notre royaume. Un État tel que Sambalpur a besoin d’amis et d’une voix à la table des grands. Un siège à la Chambre des Princes nous offrirait cette voix.

– Que va-t-il arriver maintenant ? »

Le dewan réfléchit à ma question. « Il est évident que nous nous retirons temporairement des débats. Ensuite, après la période de deuil traditionnelle, je discuterai de nouveau de cette question avec le maharajah et… (Il fait une pause presque imperceptible) ses autres conseillers.

– Avez-vous une idée de qui a pu vouloir assassiner le yuvraj ?

– Certainement. Ces radicaux de gauche : des fauteurs de troubles alliés au parti du Congrès. Ils feraient n’importe quoi pour saper le pouvoir de la famille royale sur Sambalpur. Le chef de la milice de Sambalpur a reçu l’ordre d’arrêter les meneurs.

– Le prince vous a-t-il dit qu’il avait reçu certaines lettres récemment ? »

Le dewan fronce les sourcils. « Quelle sorte de lettres ?

– Nous ne savons pas, dit Sat, mais elles semblaient l’avoir troublé.

– Il ne m’en a jamais parlé.

– Il en a parlé au colonel Arora, dis-je.

– Dans ce cas, c’est au colonel de vous renseigner. »

Il appuie sur un bouton de cuivre sur le mur à côté de lui. Une sonnerie retentit et le domestique revient.

« Arora sahib ko boulaane », dit le dewan.

Le domestique s’incline et se retire.

Un instant plus tard, la porte s’ouvre et l’aide de camp entre. Il porte un nouveau turban et arbore une ecchymose violette de la taille d’une grenade à main sur le côté de la tête. Il est moins impressionnant qu’avant, comme si l’assassinat de son maître l’avait un peu ratatiné.

« Monsieur », dit-il.

Je lui demande comment va sa tête.

Il approche sa grosse main de son visage tuméfié. « Les médecins ne pensent pas qu’il y ait une fracture du crâne, dit-il d’un ton mesuré.

– C’est une très bonne nouvelle », dit Sat.

Le Sikh lui lance un regard noir avant de retrouver son calme. « En quoi puis-je vous aider, messieurs ?

– Nous avons besoin de vous poser quelques questions à propos de l’attentat », dis-je en lui indiquant un canapé.

Le colonel préfère visiblement rester debout. « Vous étiez là, répond-il. Vous avez vu tout ce que j’ai fait.

– Nous avons quand même besoin de votre version des événements.

– Pour le rapport », ajoute Sat en guise d’explication et il tire de sa poche un carnet jaune et un crayon.

« Que souhaitez-vous savoir ?

– Commençons par le commencement, dis-je. Quand nous avons quitté le Palais du Gouvernement, pourquoi avez-vous choisi ce trajet particulier pour aller à l’hôtel ? Ce n’était certainement pas le plus direct. »

L’aide de camp fait une pause et passe la langue sur ses lèvres minces avant de répondre. « Les routes directes étaient toutes barrées pour le Rath Yatra. Vous l’avez vu vous-mêmes.

– Mais pourquoi traverser le Maidan ?

– C’est un trajet qui m’est familier. Le yuvraj et moi l’avons fait très souvent. Il aimait traverser le parc.

– Et que s’est-il passé quand vous avez atteint le bout de Mayo Road et tourné dans Chowringhee ? Quand avez-vous vu l’assassin ? »

Le colonel se contracte. « Je ne l’ai vu que lorsqu’il s’est jeté devant la voiture. Il avait dû rester caché derrière un des arbres. Naturellement, j’ai freiné aussi vite que j’ai pu. Je ne pensais pas l’avoir heurté, mais comme il est tombé j’ai cru que nous l’avions renversé. Maintenant je voudrais avoir accéléré et écrasé ce porc.

– Qu’est-il arrivé ensuite ?

– Comme vous l’avez vu, je suis descendu de voiture pour voir s’il était blessé. Il était couché sous le radiateur. Je me suis penché sur lui et c’est alors qu’il s’est retourné et m’a frappé. Puis j’ai entendu les coups de feu.

– Avez-vous vu avec quoi il vous a frappé ? »

Il secoue la tête. « En tout cas c’était quelque chose de solide.

– Nous n’avons trouvé aucun objet sur les lieux. »

Le colonel me regarde sévèrement. « Je suppose qu’il l’a emporté.

– Avez-vous reconnu l’agresseur ?

– Je ne l’avais jamais vu auparavant, grogne-t-il. Mais soyez certain que je ne pourrai jamais oublier cette figure. J’emporterai son image sur mon bûcher funéraire. »

Ses joues se colorent. J’éprouve de la compassion pour lui. La honte l’accompagnera toute sa vie et peut-être dans la prochaine.

« Maintenant, Arora, dit le dewan, le capitaine a mentionné des lettres que le yuvraj disait avoir reçues récemment. Savez-vous quelque chose à ce sujet ?

– Pardon ? » Il semble ailleurs. Peut-être revit-il les événements de la journée.

Je précise. « Les messages dont il a parlé en voiture.

– Oui. Il me les a montrés.

– Vous les avez ? »

Il secoue la tête. « Son Altesse les a gardés.

– Que disaient-ils exactement ?

– Je ne sais pas. Je n’ai pas pu les lire. Ils étaient écrits en oriya. Ni le yuvraj ni moi ne parlons oriya. Peu de gens le parlent à la cour. Les affaires se traitent en anglais ou parfois en hindi, mais en oriya ? Jamais.

– Mais c’est la langue locale, n’est-ce pas ? demande Sat.

– Oui, mais pas celle de la cour.

– Le prince ne vous a pas demandé de les faire traduire ? dis-je.

– Non, et je les avais oubliés jusqu’à ce qu’il en parle en voiture aujourd’hui.

– Quelqu’un a dû en obtenir une traduction.

– Oui, mais ce n’est pas moi.

– Se peut-il que ce soit quelqu’un du palais ? »

Il a un mince sourire et regarde le dewan avant de me répondre. « Au palais, la discrétion est une qualité rare.

– Avez-vous une idée de qui pourrait vouloir la mort du yuvraj ? »

L’aide de camp caresse sa barbe soignée. « Je ne voudrais pas faire de spéculations. Il vaudrait peut-être mieux que le dewan réponde.

– M. Davé a déjà donné son avis. Je vous demande le vôtre.

– Je ne vois vraiment pas.

– J’imagine que vous allez retourner à Sambalpur ? »

Le Sikh regarde par la fenêtre et hoche lentement la tête. « J’en ai reçu l’ordre. » Il se retourne vers moi. « Je dois rendre des comptes pour avoir manqué à mon devoir envers le yuvraj. »

Le dewan intervient. « Capitaine Wyndham, vous comprendrez que nous avons tous les deux des questions urgentes à traiter. S’il n’y a rien d’autre…

– J’aimerais fouiller les appartements du prince, s’il vous plaît. »

Le dewan me regarde comme si j’étais fou. « C’est hors de question », répond-il fermement.

Ce n’est pas souvent qu’un Indien a l’audace de s’opposer à une demande d’un officier de police britannique, et je n’ai pas le temps de jouer à ce jeu.

« Si vous préférez, monsieur Davé, je peux revenir dans une heure avec deux mandats. Un mandat de perquisition m’autorisant à mettre toute cette suite sens dessus dessous, et un mandat d’arrêt pour obstruction de votre part. »

Le dewan me regarde de haut et secoue la tête. « Libre à vous de faire tout ce que vous voudrez, capitaine, répond-il calmement. Sachez d’abord que cette suite est reconnue officiellement comme territoire souverain de Sambalpur. Quant à m’arrêter, puis-je vous suggérer de parler au vice-roi avant de prendre des mesures qui pourraient entraîner la fin prématurée et regrettable de votre carrière ? »

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Auteur : Collectif Polar : chronique de nuit

Simple bibliothécaire férue de toutes les littératures policières et de l'imaginaire.

2 réflexions sur « Premières lignes #57 : Les Princes de Sambalpur d’Abir Mukherjee »

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