PREMIÈRES LIGNE #99, Manuscrit ms 408 de Thierry Maugenest

PREMIÈRES LIGNE #99

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

Manuscrit ms 408 de Thierry Maugenest

1

New York

Columbia Presbyterian Hospital

 Intensive care unit

23 heures

Sur le lit, un homme, inerte. Une couverture bleue le recouvre jusqu’à la taille. Les bras parfaitement alignés le long du corps, les yeux grands ouverts, il semble se tenir au garde-à-vous face à un être invisible. Tous les muscles de son visage, sous un teint d’ivoire, sont tendus à se rompre. Les capteurs d’un électrocardiographe sont fixés sur sa poitrine tandis qu’une sangle maintient une série d’électrodes sur son front.

Debout à côté de lui, les bras croisés sur sa blouse, le docteur Paul Eatherly observe son patient. De temps à autre, il baisse les yeux vers les données d’un écran de contrôle, vérifie le rythme cardiaque, la tension artérielle, l’oxygénation du sang et la fréquence respiratoire. Puis il fait un pas en avant pour examiner le tracé de l’électroencéphalogramme.

–Tout est parfaitement normal, soupire-t-il, et pourtant, tout est fini…

 Penché maintenant sur l’homme étendu, le médecin considère son visage qui semble avoir été sculpté dans le marbre. Deux rides profondes, creusées de chaque côté du nez, rejoignent les commissures des lèvres, mais aucune expression ne semble plus pouvoir animer ses traits. Jamais Paul Eatherly n’a observé une telle immobilité sur un être en vie. S’adressant soudain à son patient, il demande, sans aucun espoir d’être entendu :

–Qui êtes-vous ? Que vous est-il arrivé ? Pourquoi autant de mystère autour de votre admission dans mon service ?

Au même instant, au cœur de Long Island, une Chevrolet noire roule à vive allure sur la State Highway 495 en direction de Manhattan. À son bord, l’agent spécial Marcus Calleron, lâchant le volant d’une main, écrase un mégot dans le cendrier, avant d’allumer aussitôt une nouvelle cigarette. Depuis la tombée du jour, une violente dépression creusée sur l’Atlantique est remontée sur la côte Est, déversant des trombes d’eau glacée sur tout l’État de New York. « L’hiver s’annonce, pense-t-il en distinguant à peine la voie à travers le pare-brise martelé par la pluie, et je déteste cette saison. »

À tâtons, il glisse sa main dans une poche de son imperméable sur le siège passager, en tire un tube d’anxiolytiques et avale un comprimé, avant de mettre en marche son autoradio. Un flash d’information rappelle aux auditeurs l’essentiel de l’actualité. En entendant la voix du journaliste commenter les événements du jour, Marcus perçoit le gouffre qui le sépare du monde dans lequel il vit. Il tend alors la main vers le vide-poches et prend un disque au hasard, sans même le regarder. Peu après, le chant d’un saxophone emplit l’habitacle.

–Stan Getz, le live de 1964, murmure-t-il. J’ai eu la main heureuse.

Entre deux bouffées de cigarette, il fredonne la mélodie de Singing song pour tenter de chasser l’anxiété qui lentement monte en lui.

Cette sensation, Marcus Calleron la connaît bien. Depuis plus de dix ans qu’il travaille pour le FBI, la même angoisse, empreinte depuis quelques mois d’une profonde lassitude, s’empare de son esprit à chaque nouvelle enquête. Mais, à cet instant précis, tandis qu’il roule à pleine vitesse sur l’autoroute, le malaise se fait plus envahissant qu’auparavant. Lorsque son bureau l’a appelé, au lever du jour, il a ressenti une soudaine amertume. Et en inspectant le domicile de la victime, sur la côte nord de Long Island, il a compris que cette affaire serait différente de toutes celles qu’il avait traitées par le passé.

Au-dessus de lui, un panneau indique que Manhattan n’est plus qu’à quelques miles. Marcus regarde l’horloge numérique de son tableau de bord et se dit qu’il ne rentrera pas chez lui avant deux ou trois heures du matin. « C’est mieux comme ça », pense-t-il, vaguement satisfait de ne pas retrouver cet appartement vide, sans rien de mieux à faire que de regarder des images défiler sur l’écran de sa télé en cherchant un sommeil qui le fuirait à coup sûr.

Il franchit à présent l’East River, remonte la 1re Avenue et tourne dans la 68e Rue. Quelques instants plus tard, il lève les yeux vers l’enseigne du New York Columbia Presbyterian Hospital et arrête sa voiture devant l’entrée principale. La pluie redouble de violence. En regardant les trombes d’eau s’abattre sur son pare-brise, il a l’impression que, depuis ce matin, ses actes et ses pensées lui échappent. « Ce n’est pas moi qui mène cette enquête, se surprend-il à penser, c’est elle qui me conduira où elle le voudra. » Puis, remontant le col de son imperméable, il sort et rejoint l’entrée en courant. Une fois à l’intérieur, il traverse le hall et se dirige vers l’aile B. Son visage est froid, résigné. Il coudoie des personnes sans les voir et s’approche de la porte de l’Intensive care unit, gardée par deux hommes en armes qui en contrôlent l’accès. Sans même ralentir son pas, Marcus Calleron se saisit de son insigne et le présente aux deux vigiles qui s’écartent aussitôt en le saluant. Peu après, il ouvre sans frapper la porte 7 et s’adresse à l’homme en blouse blanche qui s’avance vers lui :

–Docteur Eatherly ? Agent spécial Calleron.

–Je vous attendais. Depuis votre appel, j’ai respecté vos consignes et je n’ai pas quitté un seul instant mon patient.

Tandis que Marcus s’approche en silence du corps étendu sur le lit, le médecin observe cet homme, d’une quarantaine d’années tout au plus, qui vient de faire irruption dans son service. Il est brun, les cheveux coupés court, et son visage mat, grave, est creusé par des rides de fatigue et d’anxiété. Son costume bleu marine dégage une odeur de tabac.

 –Vous avez fait les examens que je vous ai demandés ? demande Marcus d’une voix sèche.

 –Oui, j’ai ici tous les résultats, répond le médecin en se saisissant d’un dossier. Le scanner et l’IRM sont normaux, et aucune trace de contusion n’a été décelée sur le corps du patient.

 –A-t-il été empoisonné ?

–Probablement non, les analyses toxicologiques n’ont rien révélé.

 –Reprendra-t-il bientôt connaissance ?

Embarrassé, le médecin ne répond pas tout de suite. Il enlève ses lunettes, se frotte un court instant le visage et prend une longue inspiration.

–Ce n’est pas si simple. Il me serait plus facile de vous répondre si je savais enfin ce qui lui est arrivé. –Soit ! lâche Marcus Calleron. Mais attention, tout ce que je vais vous apprendre doit rester strictement confidentiel. L’homme qui est allongé sur ce lit est l’ex-sénateur Mark Waltham. Hier soir, il a reçu un inconnu chez lui. Les deux hommes se sont enfermés dans la bibliothèque. Deux heures plus tard, la femme de l’ancien sénateur a entendu son mari pousser un cri horrible. Au même moment, l’inconnu prenait la fuite, quittant la demeure sans laisser aucune trace. En accourant dans la bibliothèque, madame Waltham a trouvé son époux tel que vous le voyez, le regard fixe, incapable de prononcer un seul mot. À présent, dites-moi ce que vous savez.

–Eh bien… voyez-vous… hésite encore le médecin, mon diagnostic va sans doute vous surprendre… cet homme est mort.

–Mort ? s’étonne Marcus, laissant pour la première fois l’émotion affleurer sur son visage. Mais vous me disiez il y a un instant que son rythme cardiaque et sa tension artérielle étaient normaux…

–Oui, je le sais. Il s’agit là d’un syndrome rarissime dans les annales de la médecine. Une forme de mort différente de celle que nous constatons habituellement. Ce n’est pas un coma, et il n’y a aucun espoir de rétablissement. L’esprit de ce patient s’est définitivement déconnecté de la réalité extérieure, bien que son corps continue de vivre par lui-même.

–Pourtant, vous disiez que son scanner et son électroencéphalogramme n’avaient rien révélé d’anormal.

 –C’est vrai. Mais l’imagerie cérébrale a des limites. Elle ne peut dévoiler vos désirs ni vos pensées les plus intimes. Et ici, nous sommes en présence d’un anéantissement total de la volonté. Ce cas s’apparente à une forme foudroyante et irréversible d’état de choc.

 –Quelle en est la cause, d’après vous ?

 –J’espérais que vous pourriez répondre à cette question.

–Pas pour l’instant. Qu’allez-vous faire de lui ? –L’éthique médicale m’ordonne de continuer à alimenter son corps, par perfusion, mais croyez-moi, plus jamais cet homme ne reprendra conscience.

–Vous dites que l’affection est rarissime. Combien de cas analogues ont déjà été recensés ?

–La littérature médicale en rapporte trois avant celui-ci. Le premier a été décrit au XIXe siècle par un médecin russe, le deuxième a été identifié à Naples en 1948 et le troisième cas remonte à deux ans à peine. Il s’agit d’un certain Durrant, un historien, je crois.

–Exact. Howard A. Durrant, un ancien professeur de l’université de Yale, dont le corps est lui aussi maintenu en vie dans le centre de l’État de New York, sa ville d’origine. Les ordinateurs du FBI ont aussitôt rapproché ces deux cas… Les victimes étaient des collectionneurs passionnés de livres anciens et tous deux, au moment de ce que vous appelez leur mort, s’intéressaient de très près à un manuscrit du Moyen Âge.

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Auteur : Collectif Polar : chronique de nuit

Simple bibliothécaire férue de toutes les littératures policières et de l'imaginaire.

22 réflexions sur « PREMIÈRES LIGNE #99, Manuscrit ms 408 de Thierry Maugenest »

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