PREMIÈRES LIGNE #101
Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.
Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.
Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !
Et merci à Aurélia pour ce challenge.
Le livre en cause
Respire de Niko Tackian

1
Yohan se tenait accoudé au comptoir en zinc, tentant désespérément d’accrocher le regard de la serveuse. Elle avait vingt ans de moins que lui, un corps svelte, et l’entrelacs sombre de ses tatouages dansait sur sa peau claire.
Demain, je serai ailleurs, pensa-t-il en commandant un vieux rhum, son quatrième depuis qu’il avait échoué dans ce rade de la rue Montmartre.
Il fit rouler le liquide ambré dans son verre, observant les petites vagues se coller à la paroi en larmes grasses.
— Demain vous irez tous vous faire foutre !
Son image le narguait dans l’immense miroir occupant l’arrière du comptoir. Un teint d’une pâleur maladive, un nez légèrement aquilin et un menton qui semblait fuir vers le col de sa chemise. Une touffe de cheveux gris marquait sa tempe gauche au milieu d’une épaisse tignasse brune. À tout juste quarante ans, il en paraissait quinze de plus. Dehors, une foule de gamins s’éparpillaient aux tables dressées à même le trottoir pour profiter au maximum de cette nuit printanière. Il les entendait rire, les voyait refaire le monde en se bécotant sans penser au lendemain. Quand avait-il perdu son insouciance ? À bien y réfléchir, il avait oublié jusqu’à sa jeunesse. À quel moment était-il devenu cet ermite pédant et désespérément chiant ? L’écriture l’avait-elle sauvé ou, au contraire, était-elle responsable de tout ce gâchis ? Le visage de Gaïa illumina l’abîme de ses ruminations puis disparut sans qu’il réussisse à l’accrocher. Elle aussi s’est barrée…
Enfoncée dans un bord du miroir, une carte postale montrait un paysage de montagnes et d’érables aux feuilles rouges qui lui firent penser au Canada. Il leva son verre à cette destination inconnue en versant une larme, le vida d’un trait et son dernier souvenir cohérent fut de le déposer sur le comptoir. Ensuite le temps et l’espace se dilatèrent en un fatras insoluble. Il se vit simultanément errant dans les rues de Paris, pendu à l’épaule d’un inconnu auquel il beuglait qu’il était un grand écrivain, couché sur le sol du métro entouré par des bottes de flics à respirer l’urine du quai en implorant la clémence, puis rampant dans des marches d’escalier la tête penchée en avant pour vomir dans une cage d’ascenseur. La serrure de son appartement se transforma en casse-tête qu’il finit par résoudre pour se traîner jusqu’à la salle de bains et passer sous la douche sans se déshabiller. L’eau froide lui fit reprendre ses esprits et une masse de culpabilité commença à lui fracasser le crâne. Il poussa un cri, fut pris d’une toux atroce et sentit ses poumons se vider, son sternum se contracter jusqu’à la douleur. À ce rythme, il ne tiendrait pas plus d’un an. C’est pour ça que tu te barres.
Yohan quitta ses affaires trempées et les jeta en boule dans la baignoire. Demain, tout cela ne serait qu’un souvenir qu’il laisserait derrière lui comme le serpent se débarrasse de sa peau devenue trop étriquée. Le temps reprit son cours et malgré la douleur lancinante qui lui perçait les tympans, il réussit à enfiler des vêtements propres et à s’installer dans le canapé du salon. Sa valise était prête, elle l’attendait dans l’entrée. Pourtant, il n’était même pas certain d’en avoir besoin. Il se remémora les dernières semaines : l’article qu’il avait lu dans le New York Times sur les « évaporés » japonais, ses recherches sur le Darknet jusqu’à la découverte de l’agence Blue Skye. Il avait suffi de quelques entretiens sur des forums sécurisés, un long questionnaire et dix mille euros pour lui offrir ce qu’il désirait le plus : une nouvelle chance.
Son regard se porta vers les étagères et leur empilement chaotique de livres, sans doute ce qu’il regretterait le plus après son départ. Sur la table basse à ses pieds se trouvait une petite boîte en acier poli où miroitait un logo élégant, un triangle d’un bleu profond. Il est temps, décida-t-il en se penchant pour prendre la boîte. À l’intérieur, un écrin de soie noir au centre duquel trônait un unique comprimé aux reflets de nuit. Il attrapa le cachet entre ses doigts et l’observa longuement avant de le placer dans sa bouche et de l’avaler. Ça y est mon gars ! Tu es prêt pour le grand voyage ! Un goût amer lui envahit la gorge et ses yeux commencèrent à cligner de fatigue. Et puis la somme de ses angoisses sembla se dissoudre, comme si les cellules de son cerveau s’étiraient à l’infini. En quelques secondes, son esprit se figea et il sombra dans le néant.
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