PREMIÈRES LIGNE #114 ; Bestial, Anouk Shutterberg

PREMIÈRES LIGNE #114

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

Bestial, Anouk Shutterberg

1

Achères-la-forêt (77)
22 février 2017

Suite in B-Flat Major, HWV 434 : IV Menuet, Haendel Interprétation Khatia Buniatishvili

Il paraît qu’il faut se lever, se laver, sortir du lit tous les jours, reprendre forme humaine. Avoir l’air… L’air de quoi, en fait ? Et pour quoi faire… ?

Pourtant, ce matin, elle a réussi à se lever et s’est réfugiée dans la salle de bains. Sonnée, après une nuit sans fin, elle s’est traînée. Mécaniquement. Puis, comme tous les autres jours, elle s’est saisie de son rasoir et s’est scarifiée légèrement juste au-dessus du genou. Cela passera inaperçu, au cas où, si tant est que sa détresse puisse encore émouvoir les quelques humains qui sont restés à ses côtés… Cette pensée la ferait presque sourire.

Le miroir lui renvoie un visage qu’elle a peine à reconnaître. En dix ans, les sillons se sont creusés, ses lèvres autrefois pulpeuses ont perdu de leur jus. L’absence de sourire, depuis des lustres, a amplifié l’effet de pesanteur aux contours de sa bouche. Un masque de tristesse figé.

Ses yeux sont encore gonflés et rougis d’avoir trop pleuré cette nuit, et, de toute façon, plus personne n’est là pour la prendre dans ses bras et la consoler. Vincent, son mari, a depuis longtemps déserté l’ambiance mortifère qui s’est abattue sur sa famille. Il y a cinq ans, il a jeté l’éponge, fuyant cette dépression qui a happé sa femme dans une non-zone teintée de gris où le soleil s’est définitivement éclipsé.

Soutenue par ce lavabo désuet qui fige le décor de cette salle de bains surannée, Stéphanie avale ses comprimés un par un. Pendant des années, elle a confié son chagrin à l’alcool. Elle s’envoyait des doses de whisky et de vodka dans les veines à peine passé 10 heures du matin.

Puis, miracle. Bancal et maladroit, son couple s’est ressoudé.

Vincent a fait acte de présence, l’a soutenue et rassurée. Il est redevenu le compagnon, l’ami, l’amant qu’elle avait connu dans sa jeunesse. Il l’a raisonnée, prise en main. L’alcool avait alors quitté la scène au profit d’autres couleurs. Du rose, du bleu, du blanc, des cachets multicolores et de toutes formes.

Il fallait qu’elle aille mieux, qu’elle se détende. Enfin, faire le deuil de la perte de cet enfant, bon sang ! Qu’elle digère cette absence et qu’elle surmonte ce vide abyssal qui l’anéantissait.

Le docteur Lefèvre a été très clair. Dépression profonde. De celles que seuls des antidépresseurs et des anxiolytiques puissants pourraient éventuellement vaincre. Sinon, le dernier recours, c’était l’hôpital psychiatrique, et ce serait sans appel. Le médecin a tenté de conclure sur une note plus rassurante. « Vous vous en sortirez avec ce cocktail médicamenteux. Ensuite, quand vous irez mieux, on réduira les pilules, tranquillement, en douceur. »

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PREMIÈRES LIGNE #113 : Juillet noir, Amélie de Lima

PREMIÈRES LIGNE #113

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Le livre en cause

Juillet noir, Amélie de Lima

Prologue

Juillet 1979.

L’homme lui assénait de violents coups de reins, une main gantée sur sa bouche et l’autre enfoncée dans sa taille. La victime ne réagissait pas : face plaquée contre la paroi en PVC, yeux grands ouverts, bras ballants. Son corps s’agitait d’avant en arrière, dans un rythme impétueux que seul son bourreau maîtrisait.

Poupée de chiffon.

Elle sentait le souffle chaud de son agresseur dans sa nuque et, chaque fois qu’il lui empoignait les cheveux pour coller sa peau moite contre la sienne, un haut-le-cœur s’emparait d’elle.

Il sentait la transpiration, mêlée à une odeur désagréable d’eau de toilette bon marché et de tabac froid qui émanait de ses gants.

Au bout de quelques minutes, une éternité, l’homme termina sa besogne en silence ; la relâcha. Elle tomba de tout son poids sur le sol encrassé. Ses muscles, son cerveau, son corps tout entier ne lui répondaient plus. Elle était là, allongée sur le sol poisseux en position fœtale, comme si elle attendait quelque chose ou au contraire, qu’elle n’attendait plus rien.

La sentence.

L’achèvement incertain.

Elle ferma les yeux pour ne rien voir, pour éviter l’horreur qui se profilait. Parce qu’elle le savait, cet inconnu détenait à lui seul le pouvoir sur sa mort, sa vie.

Elle sentit un violent coup de pied dans ses côtes mais ne bougea pas. Ne cria pas.

À quatre pattes, elle ouvrit les yeux, les roula discrètement vers le haut.

Elle n’opposa aucune résistance lorsqu’il l’agrippa par les cheveux une nouvelle fois et qu’il enfonça sa tête dans la latrine souillée. Quelques secondes, le temps d’imprégner sa figure et ses cheveux d’excréments. Et il la relâcha dans la foulée.

Il cracha au ras de son visage. Puis il s’éclipsa, laissant la porte ouverte derrière lui.

Plaie béante dans sa chair de poupée.

Un silence complet envahit les lieux ; et l’obscurité.

La femme aux cheveux blondsattendit sans bouger, mit un temps fou avant de réagir. Avant de se rendre compte que son agresseur était bel et bien parti et qu’il l’avait laissée en vie.

Sauveur factice.

Elle s’agenouilla sur le carrelage et chercha sa lampe torche à tâtons. Elle la ralluma.

Puis elle se releva avec difficulté, s’appuyant contre les parois pour se hisser. Retrouver un semblant de dignité. Elle gémit de douleur, mais elle ne pleura pas. Aucun son ne sortait de sa bouche grande ouverte, inerte, où la peur grouillait toujours.

Une pression insidieuse s’accrocha sur son cœur et dans ses poumons, l’air lui manqua subitement. L’angoisse la submergeait.

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PREMIÈRES LIGNE #112 : En Cavale, Emmanuel Varle

PREMIÈRES LIGNE #112

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Le livre en cause

En Cavale, Emmanuel Varle

1

Dans le wagon, ça puait la bouffe et la crasse. Il était 14 h 55 et sa gare de destination venait d’être annoncée. Le punk d’une trentaine d’années, coiffé à l’iroquoise d’une crête bleue, voyageant sans billet venait de se faire rattraper par la patrouille. Les contrôleurs lui dressèrent une contravention pour défaut de titre de transport, puis une autre quand ils réalisèrent que le clebs à la gueule inquiétante – un dogue argentin – qui déambulait dans la voiture lui appartenait.

Le train s’arrêta sur un quai désert, cinq passagers descendirent : le punk et son molosse, trois grand-mères aux cheveux permanentés et violets et un jeune homme qui se dirigea vers un sexagénaire qui semblait l’attendre. Très grand, plus d’un mètre quatre-vingt-dix, une barbe blanche, des sourcils broussailleux bruns, une chevelure abondante : le type était en tous points conforme à la description qu’on lui en avait faite. Après une poignée de main très ferme, qui suscita une légère douleur chez Xavier, et deux mots de bienvenue, les deux hommes prirent place dans le véhicule du prénommé Pascal. Le géant démarra en trombe, réveillant en sursaut un clochard qui sommeillait couché sur un banc. Le SDF au visage sculpté par l’alcool, mécontent d’être sorti de sa léthargie lança en pestant une canette de bière en direction du véhicule, sans l’atteindre.

Dès les premiers kilomètres, assis inconfortablement dans l’antédiluvienne Fiat Panda, Xavier se rendit compte que les indications sur la personnalité du conducteur étaient correctes. L’homme des bois était un taiseux, répondant aux questions par monosyllabes. Un ogre, sorti des forêts profondes, mais qu’on devinait animé d’une certaine bienveillance, malgré quinze années passées en prison.

La maison était conforme à ce que lui avait annoncé son ami Manu : petite, perdue dans la nature, entourée de sapins et de mauvaises herbes. À l’intérieur, une pièce faisant office de cuisine, salon et salle à manger. Un lit monacal, deux chaises, une table, un poêle à bois et quelques placards à la peinture écaillée constituaient l’essentiel du mobilier. Un fusil de chasse était accroché au-dessus de la porte d’entrée. À l’étage, Xavier découvrit une chambre avec un grand lit, une armoire en châtaignier sortie des ateliers de menuiserie de la région au début du XXe siècle, un vieux fauteuil en velours et une table, bancale. Une vraie cabane de trappeur au confort spartiate, songea le jeune homme qui déplora l’absence de frigo et surtout de salle de bains.

— Je t’ai mis quelques provisions, dit le mastodonte, pour le reste, tu te débrouilleras. T’as un supermarché à dix bornes. Ils vendent de tout. Les cartouches pour le fusil sont dans le tiroir de la table, mais ici personne ne viendra te faire chier. Et pour tes déplacements, t’as un vélo. Il est un peu vieux et il couine, mais il roule. Ah, dans le jardin, t’as une grange avec du bois pour le poêle et aussi des transats un peu vieillots, mais confortables si tu veux profiter du beau temps.

Après avoir allumé une cigarette, il ajouta :

— Dernière chose, pour te laver, tu as une grande bassine en zinc. Il te suffit de la remplir, de prendre ton bain et de la vider. Sers-toi de l’arrosoir qui est sous l’évier de la cuisine. Tu pourras te laver avec le chant des oiseaux et le soleil devrait briller encore quelques semaines. Quand ça caillera trop, tu rentreras la bassine à l’intérieur sinon si t’es pas frileux, t’as la rivière en contrebas. L’eau froide, le matin, ça revigore !

Après ces quelques conseils, le sexagénaire taciturne était parti, laissant Xavier dans son nouvel univers.

La nuit commençait à tomber. Une nuit des premiers jours d’automne, légèrement brumeuse, qui rendait flou le paysage, et générait une froideur enveloppante. L’endroit était un peu sinistre, mais le jeune homme était, à moins d’être dénoncé, à l’abri des flics. Dans la maison régnait une forte odeur de moisi. Il chargea le poêle, sortit une bière tiède du placard et la but en fumant une clope. Il songea aux mains imposantes de Pascal et à la force qui s’en dégageait comme en avait témoigné la poignée qu’ils avaient échangée. Des mains témoignant d’un passé de violence, des mains de tueur.

Xavier monta dans la chambre. La mine soucieuse, il réfléchit aux deux dernières années de sa vie. Jamais, il n’aurait songé en arriver là, mais pourtant, il y était, au bord de la falaise. Un coup de vent et hop ! Finita la comedia !

Au-dessus de sa tête se trouvait un tableau représentant un paysage campagnard enneigé qui ressemblait beaucoup à une toile de Vlaminck. Xavier l’examina et vit qu’il n’était pas signé. Il se demanda si c’était un vrai. Il en avait vu à plusieurs reprises à l’hôtel Drouot et il était presque sûr de son authenticité. Un Vlaminck, qui devait valoir dans les cinquante mille euros, provenait très vraisemblablement d’un cambriolage.

Xavier descendit examiner le fusil de chasse, un Bergeron calibre 12, à canons superposés. Une arme classique de chasseur. Parfaite pour le gros gibier.
*

En arrivant aux abords du bar où il travaillait, il les avait tout de suite repérés. Trois mecs, jean et blouson ample, le regard décidé, l’air pas commode. Les flics, il les sentait à un kilomètre et ceux-là n’avaient pas des têtes à ressortir bredouilles de leur visite. Il était resté à une distance respectable de l’établissement et les avait vus y pénétrer et parler au patron, puis, il avait observé un des serveurs, Baptiste, son ami dealer – grand fumeur de weed et de shit devant l’éternel – se joindre à la conversation. Ce dernier était ressorti menotté, la mine défaite.

Il connaissait suffisamment son pote, sa manie de trop parler, son caractère fragile, son égoïsme pour savoir qu’il n’allait pas résister longtemps à la pression policière. Xavier était certain que, dès les premières heures de garde à vue, il allait craquer et le balancer lui, son pote de deal, et tenter de lui faire porter le plus grand des chapeaux, un sombrero mexicain.

Après être resté un court moment figé, hésitant, le cerveau en fusion, il avait décidé de réagir et vite. Dans la rue, il avait hélé le premier taxi qui se pointait et foncé à son domicile. Dans son appartement, il ne s’était pas attardé. Dix minutes, pas plus, juste le temps de rassembler ses affaires les plus importantes et d’ouvrir la cage à sa perruche à collier. Il savait qu’elle s’en sortirait bien dehors. Depuis plusieurs années, le ciel parisien bruissait du cri strident de ses congénères. La libérer l’avait chagriné. Après, il avait dévalé son escalier et ressenti un immense sentiment de crainte lorsque le souffle de la rue et son cortège de bruits l’avaient happé.

Son plan consistait à quitter Paris au plus vite, éviter les flics à ses trousses. En tant qu’ex-policier, il savait que ses anciens collègues allaient mettre un zèle particulier à le coincer. Heureusement, il connaissait un endroit tranquille, un lieu idéal pour se planquer. Il avait changé deux fois de taxi et sonné chez Manu, son ami de toujours. L’autre lui avait ouvert, une tasse de thé vert à la main et un joint au bec. En voyant sa coiffure rase au-dessus et longue et frisée à partir du cou, Xavier s’était dit, comme à chaque fois qu’il le voyait, que ce type était décidément le plus mal coiffé de la place de Paris et malgré les circonstances dramatiques, il avait dû étouffer un fou rire. Puis il lui avait brièvement expliqué sa galère. Son ami lui avait proposé d’aller se planquer dans une baraque perdue dans la nature appartenant à son oncle, un ancien truand rangé des voitures.

Personne ou presque dans l’entourage de Xavier ne connaissait Manu. Le jeune homme avait toujours eu la manie de compartimenter ses relations, les flics n’étaient pas prêts d’aller questionner son pote qui, de toute façon, ne leur dirait rien. Une vraie carpe le Manu et pas qu’avec les flics, un ancien gosse battu, abonné aux foyers, rendu méfiant par nature ! Mais une fois sa confiance gagnée, c’était tout bénef ; il se révélait le plus fiable des fiables. Rien à voir avec tous ces mous du genou, béni-oui-ouistes, afficheurs d’émotions sur commande. Manu était toujours dans le vrai, n’éludait rien. Avec lui, il n’y avait pas moyen de tricher.

Xavier savait que les policiers allaient diffuser dans les jours à venir une fiche de recherche avec tous les éléments le concernant ; identité, description physique, photo, délits lui étant reprochés. Il savait aussi que cette circulaire serait à diffusion nationale et que tous les services de police et de gendarmerie de France et de Navarre allaient en être destinataires. Il savait enfin qu’il était condamné à se faire coincer dans les semaines ou les mois qui viennent, qu’il allait connaître la prison avec le traitement spécial que lui réserveraient les autres détenus si les matons étaient assez salauds pour balancer son CV. Il était dans la merde, sa priorité était de retarder la date de son arrestation.

Dix-huit mois auparavant, la veille de son vingt-quatrième anniversaire, Xavier était sorti cinquième de l’école de police. Cinquième sur cent douze, un rang plus qu’honorable. Le jeune officier semblait promis à un brillant avenir. Le directeur l’avait félicité, son père s’était déplacé. Un père à moitié manouche qui détestait tout ce qui portait l’uniforme. Lors de la cérémonie, son père s’était souvenu des policiers qui tambourinaient comme des malades à la porte de la caravane aux premières lueurs de l’aube, des discussions avec le chef du camp, du départ du convoi vers une destination inconnue, des cris des gosses énervés, réveillés trop tôt, du vieux qui ne quittait jamais son chapeau avec sa plume d’oiseau et qui répétait toujours : Partout, ils nous chassent, ils nous détestent. Il avait revu le regard perdu de sa mère lors de ces expulsions. Elle n’était pas manouche et avait accepté en épousant le grand-père de Xavier de couper les ponts avec sa famille et d’adopter un mode de vie dans lequel tout lui était étranger. Au buffet, mal à l’aise au milieu de tous ces uniformes, le père de Xavier n’avait rien mangé et refusé la coupe de champagne, mais il avait assisté au sacre de son rejeton qui envisageait déjà de passer le concours de commissaire. Il était plein d’illusions.
*

Xavier était parti en cavale avec deux mille cinq cents euros en poche, la totalité de ses économies, le fric de la came et ce qui lui restait sur son compte bancaire. Il n’était plus question d’utiliser sa carte de crédit. Son téléphone avait rejoint la Seine avec un plouf discret. Dans une impasse du 13e arrondissement, il avait acheté un portable à carte prépayée à un chinois. Seul Manu en connaissait le numéro. Restaient à dénicher de faux papiers, pour ça aussi, son pote avait une bonne adresse. Un nouveau look rendrait difficile son identification par les gendarmes du coin perdu où il allait trouver refuge.

Inquiet, il se rassurait en songeant que comme lui, quand il était en activité, les pandores ne s’attardaient pas sur ces formulaires de recherche surtout quand ils ne se sentaient pas concernés. Le fait qu’un dealer parisien vienne se réfugier dans leur campagne n’était tout simplement pas imaginable. Leur zone d’activité c’était un ensemble vallonné parsemé de quelques fermes et habitations. Et dans ces maisons, hormis les retraités originaires du cru, venus terminer leur vie sur la terre qui les avait vus naître et des citadins s’échappant le week-end du bitume et de la pollution, vivaient quelques marginaux, gagnant de quoi vivoter grâce à la vente d’objets divers, variant selon leur inspiration, leurs tourments, leur besoin de fric. Ces drôles de loustics proposaient, sur les marchés, du bois tordu, des figurines, des cendriers, la plupart du temps à peine plus soignés que des cadeaux enfantins préparés dans les écoles pour la fête des Mères. Quelques touristes se laissaient parfois tenter par ces objets vendus, il est vrai, à un prix dérisoire.

Tout au fond des bois, après deux bons kilomètres d’un chemin sablonneux, percé d’ornières, emprunté en quittant la maison où Xavier avait trouvé refuge, vivait une communauté de marginaux. Parmi eux figurait un drôle de couple : Merlin, un soixante-huitard, qui se vantait d’être monté au braquo dans sa jeunesse avec Pierre Conty, et sa femme, Irène de Wateuil, dite Mady. Cette aristocrate en rupture de ban possédait les quatre-vingt-dix hectares de forêt dans lesquels elle accueillait les marginaux. Ce domaine vallonné aurait pu faire office d’arboretum tant on y trouvait d’essences différentes qui croissaient aux abords de surfaces marécageuses, d’étangs, de ruisseaux et d’une petite rivière.

Dans cette immense forêt se trouvaient également des grottes dont certaines avaient servi d’abris au maquis. Mady était également propriétaire, à vingt kilomètres du camp, d’un château fort construit par un de ses ancêtres de retour de croisade, monument imposant remanié au fil des siècles qu’elle louait à un couple d’Anglais qui l’avait transformé en maison d’hôtes et d’un immeuble à Paris, rue Saint-Honoré, dont le rez-de-chaussée abritait trois boutiques de luxe.

C’est donc peu dire que la concubine de l’ex-truand était blindée de thune, de quoi nourrir les générations de descendants qu’elle n’avait pas, et la curieuse bande d’énergumènes qui l’entourait. Avec sa particule, ses dreadlocks, ses tatouages et ses nombreux piercings, elle était connue à des lieues à la ronde. Les gens du coin l’avaient affublé de plusieurs des surnoms : la sorcière, la harpie, la vieille gauchiste.

Depuis une douzaine d’années, le couple, qui s’était formé au début des années soixante-dix à Katmandou, était passé du statut de végétarien à celui de végane. Toutefois, la plupart des asociaux qui vivaient dans le vaste domaine étaient de purs carnassiers et braconnaient à tout va. Ragondin, castor, lapin, renard et même blaireau, tout était bon pour eux. Le gibier était attrapé au moyen de collets ou de pièges à mâchoires. Parfois, les renards et les blaireaux étaient pris dans leurs terriers. Cette chasse durait des heures. Il fallait creuser pour élargir le terrier et accéder à l’animal puis l’attraper au moyen d’une longue pince métallique qui lui broyait le cou. L’animal était ensuite sacrifié, dans un rituel barbare à coups de batte de base-ball. Mady détestait la chasse, mais laissait faire. Les oiseaux n’étaient pas épargnés, attrapés avec de la glu ou des filets, ou parfois tirés à l’arc.

La rivière et les étangs permettaient également à cette population hétéroclite de se gaver de truite, de perche, de tanche, de sandre et de brochet. La cohabitation entre ces viandards et les véganes faisait parfois des vagues, mais celles-ci s’apaisaient avec des joints, des bières et des cachetons. Le mâle alpha des mangeurs de barbaque, Fideli ne se contentait pas de braconner. Il rendait visite régulièrement à des maisons isolées. Les flics l’avaient chopé à deux reprises et une fois, il était même allé en taule sans que son envie de cambriolage ne s’estompe. Le fait de rentrer dans une demeure provoquait chez lui une terrible excitation. La découverte du mobilier, la crainte que les occupants se pointent ou que des gendarmes fassent leur apparition, la vie des gens qui se dévoilait au travers des objets que ses yeux parcouraient, l’ennivraient. Tout ça comptait davantage que le butin qui se limitait la plupart du temps pour des raisons pratiques aux bijoux et au numéraire. Le zonard volait parfois des objets dérisoires qu’il conservait malgré le risque qui en résultait. Bref, il appartenait à une catégorie de voleurs originale dont le cas relevait plus de la psychiatrie que de la délinquance.
*

Depuis un an, il bossait dans un commissariat du 20e arrondissement de Paris, sis dans un petit immeuble datant de la Révolution, rescapé de la politique urbaine du préfet Haussmann et des vagues de la spéculation immobilière, noyé au milieu de grands bâtiments, David parmi les Goliaths. Trois cent quatre-vingts mètres carrés répartis sur trois étages. Son bureau, une sorte de cagibi, donnait sur un petit square. Dans le couloir se trouvait une grande plaque en émail rendant hommage aux policiers résistants du réseau le Coq gaulois. Depuis son installation, des milliers de personnes, flics, témoins, gardés à vue étaient passés devant sans lui accorder la moindre attention. Un jeune commissaire tout juste sorti de l’école avait manifesté l’intention de la descendre à la cave, reléguée parmi les vieilleries inutiles, mais, un flic syndicaliste franc-maçon, dont le grand-père était policier et résistant, était monté au créneau et l’avait sauvée des limbes.

Le matin, Xavier partait bosser à pied. Un itinéraire sympa, animé, deux kilomètres de rues avec les terrasses des cafés, les bazars qui vendaient essentiellement des objets inutiles et pas chers, les fresques sauvages, couleurs en folie, rage qui s’exprimait ou parfois, plus sages, commandées par la ville, l’exotisme à Paris, les mendiants vissés à leur place, les vieux qui descendaient de bonne heure sur leurs bancs pour évoquer avec regret le temps qui passe. Chaque jour, il faisait une halte au même café tenu par un vieux kabyle édenté, Toumi. Il buvait son expresso tranquille au comptoir en feuilletant Le Parisien et en se demandant ce qu’allait lui réserver sa journée. Tel un vaillant soldat hyper motivé partant en campagne, il allait devoir affronter la misère humaine qui venait s’échouer chez les flics, les problèmes insolubles de voisinage, les ménages en déliquescence, la délinquance petite ou grande, la jeunesse déboussolée imperméable au discours d’un jeune policier. S’occuper du linge sale de la société ne le dérangeait pas. Le jeune policier savait qu’au-delà d’un niveau de saleté, le linge ne se lavait plus en famille.

Il avait quitté le commissariat dans un véhicule sérigraphié avec deux collègues pour rejoindre le lieu de leur intervention. À 10 h 45, les trois flics avaient pénétré dans un immeuble vétuste, sans ascenseur, avec un escalier aux marches usées par le temps, une rampe qui branlait, des odeurs de moisi et de bouffe, des cris de gosses que laissaient filtrer les minces cloisons des appartements. Le genre de bâtiment dans lequel vivaient des vieux et des immigrés récemment arrivés. La propriété d’un marchand de sommeil tunisien qui faisait payer au prix fort l’humidité, les cafards, les installations électriques déficientes, la vétusté d’un lieu pas rénové depuis des décennies. Certains locataires, les plus pauvres, vivaient dans des pièces sans fenêtre. Cette absence d’ouverture vers le monde extérieur leur donnait des sentiments d’oppression. Un jour, une femme avait piqué une crise de nerfs et tapé sur le mur avec un marteau pour accéder au jour qui la narguait derrière ses murs. Elle avait été internée, le proprio n’avait pas été inquiété.

La porte de l’appartement était grande ouverte. Une vieille femme gisait sur son lit, le bras gauche pendant dans le vide, morte de vieillesse, partie aux premières lueurs de l’aube.

Le brigadier-major qui accompagnait Xavier le détestait parce qu’il était plus jeune et plus gradé que lui et aussi plus beau et plus cultivé, bref il le supplantait en tout. Le gardien de la paix, proche de la retraite, qui suivait le sous-officier comme son ombre semblait vouer le même mépris au jeune lieutenant.

Dans le petit appartement propret et bien rangé, le mobilier était modeste, rustique. Un médecin était venu constater la mort. La cause du décès était naturelle ; la nonagénaire était partie, lestée par le poids des années. Le corps allait être embarqué par les pompes funèbres. Encore quelques paperasses et l’affaire serait réglée.

C’était le troisième macchabée que Xavier voyait depuis une dizaine de jours, mais contrairement aux deux précédents, celui-là ne sentait pas. Une expression de sérénité émanait du visage de la vieille dame, celle d’un départ paisible.

C’était une belle matinée ensoleillée du début du printemps, une journée sans voitures, à cause d’un pic de pollution, et dans les rues, ne circulaient plus que les flics, les services d’urgence, les bus et les taxis. Xavier avait observé, par la fenêtre, les gosses qui jouaient dans le square quatre étages plus bas, une petite bande de jeunes avec des capuches et un pitbull.

Puis, il avait abandonné le spectacle de la rue et était revenu dans ce monde confiné de silence et de mort. Ses yeux avaient longuement inspecté la pièce et deux fois, ils s’étaient attardés sur le même objet, une médaille en bronze doré à l’effigie de Louis XVI. Une pièce authentique, en numismatique, Xavier s’y connaissait. Il était passionné par les pièces depuis qu’il avait huit ans et qu’un oncle lui avait donné des pièces romaines trouvées dans un vignoble grâce à un détecteur de métaux. La médaille n’avait pas une grande valeur, une centaine d’euros tout au plus, mais Xavier ne voyait plus qu’elle. Totalement fasciné, il se sentait comme aimanté par cet objet. Il eut une pulsion, une envie folle, irrésistible.

Discrètement, il avait glissé le médaillon dans la poche de son blouson avec un mélange d’excitation et de peur. Une force autodestructrice, l’impression de faire une immense connerie.

De retour au commissariat, il avait juste eu le temps de boire un café et de fumer une clope avant d’être convoqué par le commissaire. Nerveux, agité, il se doutait du motif de sa convocation et il se sentait fait comme un rat.

— Alors, on vole ! Donnez-moi l’objet ! avait intimé son supérieur.

Xavier, tout penaud, avait sorti en tremblant la médaille de sa poche. Après cet instant fatidique, sa vie avait basculé. Il y avait eu les bœufs-carottes, les vingt-quatre heures de garde à vue, la perquise et sa mise à pied. Ensuite s’étaient succédé les journées interminables à traîner son ennui, attendre la sanction, avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête qui ne lui laissait plus aucun espoir de rester flic. Et celle-ci était tombée au bout de trois mois d’attente : révocation. Désormais, il était marqué au fer rouge. Il n’était plus question de tenter d’autres concours administratifs. Avec son CV de flic foutu dehors de la Grande maison, l’horizon était également bouché dans le secteur privé.

Alors, après un bref entretien avec le boss d’un bar branché dans lequel il avait ses habitudes, il était devenu barman. Une semaine à peine après son embauche, il avait commencé à dealer. Tant qu’à être malhonnête ! Par la suite, il avait su que sa saloperie de médaille à l’effigie de Louis XVI trônait désormais sur le bureau de son commissaire. Avant ce méfait, Xavier n’avait jamais volé de sa vie, même pas un bonbon quand il était môme.

Pourtant, certains de ces cousins du côté de son père manouche étaient des putains de voleurs, les rois du chapardage. Pas lui, le champion de la probité, droit dans ses bottes et là, la pulsion soudaine et le plongeon sans parachute.

Il pensait à tout cela en fumant sa clope, exilé dans sa cambrousse avec les flics au cul et le chant des oiseaux. Dura lex sed lex. Saloperie de cafteur de major et saletés de flics de l’IGPN qui l’avaient fait entrer menotté dans son immeuble malgré les gens dans la cour et l’escalier, malgré le fait qu’il était quand même encore un collègue et malgré son visage désespéré et sa demande réitérée de ne pas être entravé.

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PREMIÈRES LIGNE #111 : Immortel, J.R. dos Santos

PREMIÈRES LIGNE #111

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

Immortel : le premier être humain immortel est déjà né, José Rodrigues dos Santos

Le premier être humain immortel est déjà né.
Après avoir annoncé la naissance de deux bébés génétiquement modifiés, un scientifique chinois disparaît. La presse internationale commence à poser des questions, les services secrets tentent de trouver des réponses, un homme contacte Tomás Noronha à Lisbonne. Celui qui se présente comme un scientifique travaillant pour la DARPA, l’agence pour les projets de recherche avancée de la Défense américaine, est à la recherche du savant disparu. Tomás découvre alors les véritables enjeux du projet secret chinois…

Pour le grand retour de Tomás Noronha, le héros de La Formule de Dieu, J. R. dos Santos a choisi le sujet qui est dans toutes les têtes : l’intelligence artificielle. L’humanité touche-t-elle à sa fin ou fait-elle face à un nouveau départ ? Sur la base des recherches les plus avancées, J. R. dos Santos nous entraîne dans une aventure à couper le souffle et dévoile l’extraordinaire destin de l’humanité. Il nous démontre avec toujours autant de sérieux que la science est sur le point d’atteindre sa plus grande réalisation : la mort de la mort. Bientôt, nous pourrons vivre sans jamais mourir. Nous serons… Immortels.

Prologue

Sentant tous les yeux rivés sur lui, le professeur Yao Bai passa la main sur son front pour en ôter la sueur. Il faisait une chaleur humide et étouffante à Hong Kong, mais ce n’était pas pour cela qu’il transpirait et que son cœur battait la chamade. L’amphithéâtre de l’université était bondé. Si la plupart des personnes de l’assistance étaient des étudiants, il y avait aussi plusieurs hommes en costume cravate mais aucun d’eux n’avait l’air d’un scientifique ; des espions probablement, pensa le professeur Yao Bai. Les uns de Taïwan, d’autres des États-Unis, et certains de Russie et d’Inde. Et plusieurs agents chinois, stratégiquement placés afin d’assurer sa sécurité – ou pour s’assurer qu’il ne commettrait aucune erreur, ce qui revenait au même.

Il prit une profonde respiration, essayant de se détendre. Ce qui devait arriver arriverait. Ce n’était pas parce que son gouvernement avait dépêché quelques gros bras qu’il empêcherait quoi que ce soit. Sachant ce qui était en jeu, Pékin avait beaucoup hésité à le laisser aller à Hong Kong. Le professeur Yao Bai suspectait qu’on ne lui avait accordé l’autorisation que pour tenter de l’arracher à la dépression dans laquelle il s’était enfoncé à cause de son fils. Rien de tout cela n’avait d’importance. Ce qui importait vraiment, c’était qu’il fût là. La grande roue du destin avait commencé à tourner et aucun gros bras ne pourrait l’arrêter.

Un homme en costume, un Asiatique mais de culture visiblement occidentale, s’approcha du micro qui se trouvait au milieu de l’estrade. C’était Robert Ho, le doyen de l’université de Hong Kong.

— Bonjour à tous, dit Ho dans un mandarin hésitant, car il était plus à l’aise en cantonais ou en anglais. Aujourd’hui, notre invité est une célébrité méconnue. Père d’un grand héros chinois, le célèbre astronaute Yao

Jingming, le professeur Yao Bai est le plus éminent scientifique de Chine. Son nom est bien connu dans les milieux universitaires, en particulier dans les domaines de la biotechnologie, des sciences cognitives et de l’intelligence artificielle, mais rares sont ceux qui ont eu le plaisir de le rencontrer personnellement. En fait, c’est un personnage tellement insaisissable que d’aucuns ont pu penser qu’il n’était qu’une légende, inventée par les autorités de Pékin. – Rires dans la salle. – Quand nous avons commencé à planifier cette Conférence internationale sur le génome humain, nous avons aussitôt envisagé d’en faire notre invité d’honneur, tout en étant conscients qu’il serait pratiquement impossible de le faire venir. Nul n’imagine les heures que nous avons passées, les efforts que nous avons déployés, les promesses que nous avons faites, les personnes qu’il a fallu contacter, mais… nous y sommes arrivés. Mesdames et messieurs, le professeur Yao Bai.

Son corps rondouillard, son expression débonnaire et sa barbe effilée donnaient au professeur Yao Bai un air de Kong Fuzi, le sage Kong, plus connu en Occident sous le nom de Confucius. Outre sa réputation de génie et le fait qu’il était le père de l’astronaute le plus célèbre de Chine, son allure suscitait la sympathie dans l’amphithéâtre. Cachant sa nervosité, le scientifique chinois se leva sous un tonnerre d’applaudissements, se dirigea vers le centre de l’estrade, salua le recteur d’une révérence et se planta devant le micro. Le moment était venu de faire ce qu’il s’était promis.

Il jeta sur l’assistance un regard inquiet, fixant les visages souriants des jeunes et ceux réservés des hommes en costume cravate. Il fut tenté de sécher la sueur qui lui couvrait à nouveau le front, mais il se retint. Il devait se concentrer sur l’objet de sa présence ici. C’était tout ce qui comptait.

— Pendant des millénaires, l’humanité a été obsédée par les limites de sa condition animale, commença-t-il dans un mandarin parfait. La faim fut le plus grand de ses maux. Les hommes ont vécu la quasi-totalité de leur existence au bord de la pénurie, passant des jours et des jours sans manger et sans savoir quand ils trouveraient quelque chose à se mettre sous la dent. Il suffisait d’une mauvaise récolte et la moitié de la famille périssait. Une sécheresse, et la famine décimait d’un seul coup 10 % de la population. Quant aux épidémies, n’en parlons pas. Les gens étaient toujours malades et tombaient comme des mouches. À elle seule, la peste noire a tué entre soixante-dix et

deux cents millions de personnes en Eurasie. Dans certaines villes, la moitié de la population a disparu. Pouvez-vous imaginer l’ampleur de la catastrophe ?

Il fit une pause pour permettre au public d’assimiler ce qu’il venait de dire.

— Nous n’avons de cesse de nous plaindre de tout, affirmant que la situation s’aggrave constamment, mais nous oublions facilement à quel point la vie était plus difficile pour nos ancêtres, reprit-il. À notre époque, celui qui perd son emploi ne risque pas de mourir de faim. Au contraire, dans une économie développée, un chômeur peut très bien aller au restaurant pour se plaindre de son sort, tout en se délectant de deux ou trois siu mai qu’il paiera avec son allocation chômage. À bien y regarder, il y a actuellement sur notre planète bien plus de gens qui souffrent du surpoids que de la faim. L’obésité est même devenue l’un des plus grands maux de l’humanité. Il suffit de me regarder pour s’en rendre compte. – Des éclats de rire se firent entendre dans l’amphithéâtre. – Aujourd’hui, le sucre tue plus que les balles. Compte tenu de ces progrès, je vous demande : que nous reste-t-il à résoudre ?

Il dévisagea l’auditoire avec une expression interrogative. La question pouvait paraître purement rhétorique, mais son regard obstiné et son silence prolongé, comme s’il espérait une réponse, indiquaient clairement qu’il attendait une réaction du public. Une jeune fille au premier rang, sûrement une de ces bonnes élèves comme il en existe dans toutes les classes, de l’école primaire à l’université, leva la main.

— Les… les maladies ?

Malgré sa nervosité, le professeur Yao Bai réprima un sourire ; l’étudiante avait posé exactement la question à laquelle il s’attendait. Ah, comme l’esprit humain était prévisible…

— C’est en effet le prochain défi à relever, convint l’érudit chinois. Nous avons surmonté la faim. Il nous reste à éliminer les maladies. La médecine est dominée par deux écoles, la chinoise et l’occidentale. L’école occidentale est particulièrement efficace en ce qui concerne les maladies déjà déclarées. Lorsqu’une personne a un problème cardiaque, les médecins occidentaux lui font une greffe. Un cœur nouveau, et le problème est résolu. L’école chinoise est surtout efficace en matière de prévention. Nous aimons traiter les maladie

dies avant qu’elles ne surviennent. D’où nos infusions, nos herbes, la recherche de l’équilibre entre le yin et le yang, et ainsi de suite. Comme vous pouvez le deviner, étant Chinois, je m’inscris davantage dans cette tradition. Il me semble préférable d’empêcher l’apparition d’une maladie que de la soigner après coup. C’est aussi votre opinion, du moins je l’espère…

Un chœur d’assentiment parcourut la salle. Le professeur Yao Bai jeta un coup d’œil aux hommes en costume cravate, craignant presque de les voir s’élancer sur l’estrade pour lui tomber dessus, mais de toute évidence ils restaient tranquilles, n’ayant aucune idée de ce qui allait arriver.

— Grâce à la cartographie du génome humain et à la meilleure compréhension du code génétique, nous nous sommes rendu compte que la plupart des maladies dont nous souffrons sont inscrites dans nos gènes, même si le fait qu’elles se déclarent ou non dépend également de facteurs environnementaux. Ma propension aux maladies cardiaques, par exemple, est génétique. Si je ne prends pas certaines précautions dans mon alimentation et mon style de vie, tôt ou tard j’aurai des problèmes au cœur. L’idéal, bien sûr, aurait été que mes parents, lorsqu’ils m’ont conçu, aient pris soin de corriger mes gènes pour faire en sorte que ces maladies ne se déclarent pas. Cela aurait été de la médecine préventive du plus haut niveau. Et puis, pendant qu’ils y étaient, ils auraient pu en profiter pour améliorer les gènes de mon intelligence, pour me rendre plus ingénieux, ainsi que ceux de mon obésité, afin que je puisse manger tous les siu mai dont j’ai envie sans me retrouver dans cet état pitoyable.

D’un geste, il désigna son corps aux rondeurs confucéennes et le public sourit à nouveau ; les plaisanteries d’autodérision atteignaient toujours leur objectif, et sans jamais offenser personne.

— Cependant, pour que mes parents puissent le faire à cette époque, il aurait fallu connaître le rôle des gènes et la technique pour les manipuler, reprit-il. Nous avons cette connaissance aujourd’hui. Et la technique aussi. Elle s’appelle Crispr-Cas9 ; il s’agit d’une technique qui permet de supprimer, d’ajouter et de modifier des sections dans les séquences d’ADN. Grâce à Crispr-Cas9, je peux, par exemple, retirer d’un embryon les gènes des maladies cardiaques et de l’obésité. Avec cette même technique, je peux également introduire dans l’embryon les gènes de l’intelligence, ceux d’une musculature d’’athlète et des yeux bleus. En d’autres termes, je peux créer un être humain entièrement nouveau, sans maladies génétiquement déterminées, et l’améliorer à bien des égards. Plus beau, plus fort, plus intelligent. En un mot, je peux créer un surhomme.

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