PREMIÈRES LIGNE #115 : Les sarments d’Hippocrate, Sylvie M. Jema

PREMIÈRES LIGNE #115

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

Les sarments d’Hippocrate, Sylvie M. Jema

1

COMPTE BIEN LES JOURS, ORDURE : TA FIN EST PROCHE… TOUT FINIT TOUJOURS PAR SE PAYER.

Mêmes lettres découpées collées avec soin sur un papier bistre un peu gaufré… Même enveloppe grise avec l’adresse tapée à la machine… Même ton… Mêmes menaces… Le professeur Desseauve froissa d’un geste rageur lettre et enveloppe, et jeta le tout violemment au fond du tiroir où s’entassaient déjà les autres courriers similaires qui arrivaient avec une régularité de métronome, un jour sur deux, depuis bientôt deux mois. Assis à son bureau, il passa une main lasse dans sa chevelure blonde que l’âge n’avait pas dégarnie et poussa un profond soupir. Pour la millième fois au moins, il pensa à l’auteur de ces lettres anonymes… Il n’était pas inquiet, simplement agacé par cette ponctualité maniaque et la lâcheté du procédé. De quel côté chercher ce mystérieux correspondant ?…

À cinquante-sept ans, patron du service de gynécologie-obstétrique de l’hôpital, directeur de l’école de sages-femmes, adjoint au maire, membre du Conseil de l’Ordre des médecins et de plusieurs autres instances professionnelles ou honorifiques, il savait que, grande figure locale, sa réussite lui avait apporté nombre d’opposants et d’ennemis. Fallait-il chercher parmi eux ?… Ou bien se tourner du côté « vie privée » ?… Il haussa les épaules : non… Bien sûr, il avait des aventures épisodiques… Jamais assez longues pour que d’éventuels maris jaloux aient le temps d’en prendre ombrage… Suffisamment répétées et discrètes pour que Geneviève, sa femme, en vingt-cinq ans de mariage, s’y soit habituée…

Il eut un nouveau soupir. En fait, cette histoire l’irritait au plus haut point. Il lui semblait avoir entendu dire qu’une des internes du service avait un membre de sa famille inspecteur de police. Il faudrait voir ça… Il resta songeur un instant, puis, refermant d’un coup sec le tiroir aux lettres, se leva et, essayant de vider son esprit de toute pensée importune, partit faire la visite dans l’unité de gynécologie.

L’unité de gynécologie était le secteur le plus éloigné du bureau du professeur Desseauve. Arpentant les couloirs d’une démarche lente et posée, héritée de ses ancêtres paysans, les mains croisées derrière le dos en un geste habituel et machinal, Desseauve répondait, sans y prêter attention, aux bonjours respectueux qu’on lui adressait au passage. Les odeurs si caractéristiques, les mille bruits du fonctionnement quotidien du service, le ballet incessant des blouses blanches ou roses dans les couloirs le rassuraient : ici était son domaine ; ici il était à sa place, chez lui…

Un sourire de fierté éclaira brièvement son visage – laissant muettes de surprise, devant ce qu’elles prenaient pour un signe inhabituel d’amabilité, les deux sages-femmes qui venaient de le saluer. Il y en avait eu, du chemin parcouru, depuis son enfance rude dans ce petit village de Creuse où ses parents étaient agriculteurs, en passant par ses études à Paris, jusqu’à ce poste de chef de service dans un hôpital d’une grande ville normande ! Du chemin parcouru, beaucoup de travail, des épreuves surmontées et de gros sacrifices… Il fronça les sourcils, en proie à quelque souvenir désagréable et, tout aussi soudainement, esquissa un discret sourire de contentement : ses enfants – ses « sarments », comme il se plaisait à les appeler –, partis avec de meilleures armes que lui, iraient plus loin encore ! Surtout Clara, la première de ses filles, qui avait brillamment réussi son concours de première année de médecine et entamait, à dix-neuf ans, la suite de ses études avec enthousiasme et détermination…

Penser à la préférée parmi ses enfants l’avait remis de bonne humeur et c’est presque avec cordialité qu’il salua la surveillante de gynécologie :

– Bonjour, madame Cavelier, sommes-nous prêts pour la visite ?

– Bonjour, monsieur. Absolument : nous vous attendions.

Le rituel était immuable : si, dans chaque unité, les internes et les chefs de clinique assuraient une visite et une contre-visite quotidiennes, la Visite – avec un grand V –, celle réalisée par le grand patron, ou par son adjoint, le professeur Buissonnet, entouré de l’habituel aréopage au grand complet, se déroulait le matin à 10 heures. Pour sa part, le professeur Desseauve passait le mardi en gynécologie et le jeudi en « suites de couches », les visites du mercredi à l’unité « césariennes » et du vendredi au « SIG » – surveillance intensive de grossesse – étant assurées par son adjoint.

Aussi, ce mardi matin, le bureau des infirmières et le couloir de gynécologie étaient-ils remplis de ceux qui souhaitaient ou qui devaient suivre la Visite. Cyprien Desseauve jeta un rapide coup d’œil circulaire, notant avec satisfaction que nul ne manquait à l’appel. Entourant le chariot qui contenait les dossiers des hospitalisées, il y avait là : Marthe Cavelier, l’infirmière surveillante du service – grande femme brune, mince, le port élégant, d’une humanité sans faille et d’un professionnalisme rigoureux –, Marc Tobati – jeune chef de clinique prometteur, à la sulfureuse réputation de Don Juan –, Cécile Brandoni, l’interne – ses courts cheveux roux et ses grands yeux verts faisaient caresser à Desseauve l’idée de remplacer Bénédicte, sa maîtresse actuelle –, les cinq externes en stage dans l’unité – dont les visages, aussi pâles que leurs blouses, disaient assez leur peur d’avoir à répondre aux questions du patron en cours de visite –, les trois infirmières de service ce matin, deux élèves infirmières et trois stagiaires de troisième année de médecine. Au bas mot, seize personnes qui, suivant le chef de service et le chariot – avec autant de déférence et d’appréhension que s’il se fût agi d’une statue de la Vierge –, allaient processionner, avec lenteur, à petits pas, de chambre en chambre, d’un bout à l’autre du couloir…

La visite s’ébranla, en bon ordre hiérarchique, et la procession s’arrêta à la première station. Extirpant un dossier du fond du chariot, la surveillante le tendit à Desseauve, puis, son cahier bien en main, prête à recueillir la moindre des précieuses consignes qui tomberaient des lèvres du patron, elle attendit sans impatience qu’il prenne la parole.

– Quel est l’externe qui s’occupe de cette patiente ?

– C’est moi, monsieur.

Une jeune brunette s’avança gauchement, ne sachant trop quelle contenance adopter.

– Très bien… Voyons votre observation, mademoiselle… ?

– Fontaine, monsieur. Laurence Fontaine.

Desseauve ouvrit le dossier qu’il avait en main, en sortit l’observation qu’il parcourut d’un œil critique. Une observation bien faite, visant à apprendre la « démarche médicale » à son rédacteur, devait comporter un interrogatoire précis (sur les antécédents familiaux et personnels, et tous les événements médicaux, chirurgicaux, survenus jusqu’à ce jour), une « histoire de la maladie » qui avait conduit la patiente jusqu’ici, le compte rendu de l’examen clinique qui avait été fait avec rigueur et méthode, et une conclusion diagnostique avec une éventuelle proposition thérapeutique. Cyprien Desseauve releva les yeux et fixa l’externe sans aménité.

– Dites-moi, mademoiselle Fontaine, êtes-vous adepte des digests ?

Le visage de Laurence Fontaine passa du blanc au rouge, puis du rouge au blanc avec une surprenante vivacité.

– Des digests, monsieur ?

– Des résumés, si vous préférez : votre observation est incomplète, bâclée, mal écrite. Si vous faites médecine dans la perspective d’une profession et pas simplement pour vous caser avec un bon parti, vous avez du pain sur la planche !

Joignant le geste à la parole, il déchira théâtralement l’observation, la laissa tomber à terre avec mépris et conclut :

– Vous êtes dispensée de visite, mademoiselle. Occupez donc ce temps à faire une observation digne de ce nom que vous viendrez me présenter ensuite.

Laissant Laurence Fontaine livide et pétrifiée, la procession s’engouffra dans la chambre, en ressortit quelques minutes plus tard et se dirigea vers la deuxième station où le rituel se répéta :

– Quel est l’externe qui s’occupe de cette patiente ?

– Aucun, monsieur. Ils n’ont pas eu le temps. Cette patiente a été opérée cette nuit en urgence. J’ai fait moi-même l’observation.

Le professeur Desseauve fixa Cécile Brandoni, qui venait de parler tranquillement.

– Croyez-vous que ce soit un service à leur rendre, Brandoni ?

– Non, monsieur, bien sûr. Mais il fallait que l’observation soit faite pour ce matin… et Tobati était d’accord.

Cyprien Desseauve eut le temps de noter le bref regard de complicité échangé par l’interne et le chef de clinique. Il en ressentit un curieux déplaisir : ce jeune coq n’allait tout de même pas chasser sur des terres qu’il s’était implicitement réservées !

– L’avis de M. Tobati m’indiffère, mademoiselle Brandoni, laissa-t-il tomber froidement, et votre travail ne consiste pas à faire ce que les externes n’ont pas fait.

Cécile Brandoni le regarda avec calme.

– Rédiger cette observation n’a en rien gêné mon travail, monsieur. Quant aux externes, ils ont des semaines devant eux pour en faire d’autres… Je ne pense pas que ce soit bien grave.

Cette fille ne manquait pas de cran. Son insolence renforça l’attrait que ressentait Desseauve. Ce fut toutefois d’un ton sec qu’il répliqua :

– C’est à moi d’en juger, Brandoni, veuillez vous en souvenir.

Tournant les talons, le patron entra dans la chambre, suivi du groupe des assistants.

À la troisième chambre, le déroulement se modifia : la patiente hospitalisée était une patiente « privée » de Desseauve, et seuls ce dernier, la surveillante et le chef entrèrent.

– Bonjour, madame Chichemont ! Comment va, ce matin ?

– Pas trop fort, docteur… Quand enlève-t-on tout ça ?

Elle désigna du menton la perfusion qui s’écoulait lentement jusqu’à son bras gauche.

– Demain, si tout va bien.

– Et puis… je me sens toute drôle… Toute vide, là, sans mon utérus… C’est tout léger…

– Allons, allons, madame Chichemont ! Vous n’allez pas vous envoler !… Et puis, à votre âge, il ne vous servait plus à grand-chose, cet utérus, hein ?… Allez, vous verrez, ça sera beaucoup mieux comme ça !…

Et la visite se poursuivit, dans le plus strict respect du rituel, jusqu’à la chambre numéro 20, après laquelle les participants s’égaillèrent avec un réel soulagement. Cécile envisageait, elle aussi, d’aller faire une petite pause bien méritée lorsque la voix du patron l’arrêta :

– Brandoni, je vous attends dans mon bureau en fin de matinée.

Les blogueurs et blogueuses qui y participent aussi :

• Lady Butterfly & Co
• Cœur d’encre
• Ladiescolocblog
• Aliehobbies
• À vos crimes
• Le parfum des mots
• Ju lit les mots
• Voyages de K
• Prête-moi ta plume
• Les paravers de Millina
• sir this and lady that
• 4e de couverture
• filledepapiers
• Les lectures de Marinette
• Chat’pitre
• Les Lectures d’Emy

Auteur : Collectif Polar : chronique de nuit

Simple bibliothécaire férue de toutes les littératures policières et de l'imaginaire.

10 réflexions sur « PREMIÈRES LIGNE #115 : Les sarments d’Hippocrate, Sylvie M. Jema »

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