PREMIÈRES LIGNE #122
Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.
Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.
Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !
Et merci à Aurélia pour ce challenge.
Le livre en cause
La Capture, Nicolas Lebel

Un terrain idéal pour la lieutenante Chen, lancée dans une traque sans merci. Dans son viseur : des tueurs à gages insaisissables, les Furies, déesses du châtiment.
Mais à l’heure de la rencontre, la partie pourrait bien compter plus de joueurs qu’il n’y paraît. Et quand le prêtre de cette île du bout du monde entre à son tour dans la danse, une seule certitude demeure : quelqu’un va mourir.
I
LES POUSSEURS DE BOIS
1
Samedi 9 octobre
Phase 1 – La mise en place
Temps restant : 32 heures 04 minutes
D’une pression sur la touche du lecteur, le père Petrovácz laissa résonner L’Adagio d’Albinoni dans l’église. Le pizzicato des cordes rythma soudain le silence de la petite nef déserte, emplissant le lieu de plus de gravité qu’il ne pouvait en contenir. La mélancolie du mode mineur magnifiait le tempo, parfait pour une cérémonie funèbre, et ne manquait jamais d’arracher des larmes aux plus endurcis. Du bout de ses doigts maigres, le vieux prêtre aux cheveux blancs ajusta le volume avant de se déplacer vers le chœur. Immobile dans son aube violette, baignant dans la lumière bigarrée qui tombait des vitraux, il goûta la montée des violons. C’était sublime. Son premier choix s’était porté sur l’Ave Maria de Schubert, qu’il utilisait souvent en pareille occasion, mais la famille du défunt – réduite à sa nièce, en l’occurrence – avait préféré un air « moins commun ». Lorsqu’il avait proposé le célèbre adagio, la jeune femme avait été conquise et l’avait chaleureusement remercié de personnaliser ainsi la cérémonie. On n’enterre pas tous les jours le dernier membre de sa famille.
Le père Petrovácz coupa la musique et disposa devant l’autel un pupitre sur lequel il déposa le texte de son oraison, deux tréteaux qui recevraient le cercueil et deux pique-cierges sur pied. Tout était en place. Il regarda sa montre : encore deux minutes. Il passa dans la sacristie, attendit qu’il soit 10 heures pile et appuya sur un bouton. Le bourdon tonna dans les hauteurs du clocher, une fois, deux fois, puis toutes les deux secondes, avertissant toute l’île qu’on célébrait aujourd’hui à l’église la vie d’un homme, et sa mort – enfin, son départ vers Dieu.
Alors que sonnait le glas, le père Petrovácz remonta la nef, ouvrit les imposantes portes et sortit sur le parvis. Il plissa les yeux, surpris par la clarté éblouissante qui tombait du ciel blanc. Une bien belle journée d’octobre, même si la météo annonçait une tempête, de celles qui s’abattaient généralement sur l’île au début de l’automne. Au moins, l’enterrement se déroulerait sans pluie.
Une bourrasque froide balaya ses illusions. Le temps pouvait changer du tout au tout en moins d’une heure sur la Bretagne, surtout en mer ; vous vous réveilliez sous un soleil printanier pour déjeuner sous une averse, et certaines journées entamées en ciré se finissaient en maillot sur la plage. Comme on disait ici, « en Bretagne, il fait beau plusieurs fois par jour » ! Le prêtre l’avait compris au fil des années passées sur l’îlot. En ces terres battues par les vents et les vagues, rien n’était jamais acquis.
L’homme sensé savait se plier aux caprices du ciel. L’homme d’Église pensait pouvoir les justifier.