PREMIÈRES LIGNE #141
Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : #lignes, créé par Ma Lecturothèque.
Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.
Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !
Et merci à Aurélia pour ce challenge.
Le livre en cause
Rosalie Lamorlière de Ludovic Miserole

1
En ce mois d’août 1847, la canicule s’est installée. L’air est si étouffant que rares sont les parisiens qui osent affronter le soleil. La capitale vit au ralenti.
Pourtant, et malgré ses quatre-vingts ans, Rosalie Lamorlière brave le danger en faisant son entrée dans une des cours intérieures de l’Hospice des Incurables. Elle est venue ici précisément parce qu’elle était certaine de n’y trouver personne. Car qui serait assez fou pour venir ici, dans cet espace de verdure, par endroits jauni ? Autour d’elle, les hauts murs des bâtiments austères empêchent la moindre brise de circuler. Et ce ne sont pas les rares bancs disposés en cercle, sous le feuillage des quelques arbres plantés là, qui pourraient inciter les pensionnaires à y tenir assemblée.
La chaleur ne fait pas peur à la vieille dame. Depuis la Conciergerie, où elle était employée sous la révolution, elle a appris à l’apprivoiser. En août 1793, l’atmosphère y était irrespirable. A chaque aspiration, on avait le sentiment de se brûler les poumons.
Assise à l’ombre d’un marronnier, Rosalie se souvient de ce jour de l’été 1793, tout aussi suffocant. Elle n’avait alors que vingt-cinq ans. Un homme s’était présenté avec l’idée saugrenue de sauver la prisonnière la plus impopulaire du pays ! Ses armes ? Un bouquet d’œillets, une volonté de fer et une once de folie. Au début on aurait pu croire à une plaisanterie. Mais Marie-Antoinette s’était prise au jeu du doux rêveur. Elle, qui jusque là refusait toute tentative d’évasion, s’était finalement laissée convaincre par ce chevalier de l’ordre de Saint-Louis.
La vieille dame ne peut se défaire de ses souvenirs qui la hantent comme un mauvais rêve depuis plus de cinquante ans… Chaque nuit, elle revoit ces images et se réveille en nage, dans son lit étroit de l’Hospice des Incurables où elle a été placée par la Duchesse d’Angoulême11 qui a ainsi récompensé sa conduite, son dévouement et sa discrétion.
Vingt-cinq longues années à vivre ici, accompagnée de son mal incurable : une sciatique ancienne dont elle n’arrive à se défaire22.
Depuis son arrivée dans l’établissement, Rosalie demeure en retrait. Une ombre qui passe et que l’on ne remarque pas. Une femme discrète et mystérieuse préférant le silence aux confidences, la retenue à toute forme d’intimité. La vieille dame espère que la mort viendra la délivrer bientôt.
– Mademoiselle, on demande à vous voir.
Rosalie sursaute. Elle n’avait pas entendu Sœur Félicité faire son entrée dans la cour.
– Vous devez vous tromper, ma Sœur. Je n’attends personne.
– Et pourtant une certaine Hélène Grancher désire s’entretenir avec vous.
– Que me veut-elle ?
– Je ne sais.
Contrairement à d’habitude, aujourd’hui l’accent belge de Sœur Félicité33 ne parvient pas à amuser Rosalie.
– Je n’y suis pour personne !
– Me demanderiez-vous de mentir ?
– Je ne veux aucune visite.
– N’êtes-vous pas lasse de demeurer seule, à longueur de journée ?
– Non !
– Que dois-je dire à cette Madame Grancher ?
– Rien.
La religieuse s’éloigne et laisse Rosalie à ses interrogations. La vieille dame en a assez d’être un objet de curiosité pour tous ces écrivains et journalistes qui cherchent le moindre détail sur les derniers jours de la Reine à la Conciergerie. Cette Madame Grancher doit être une de ceux-là ; une curieuse ou une passionnée qui désire solliciter ses souvenirs. Ces soixante-seize jours à servir Marie-Antoinette avant sa montée à l’échafaud résument pour beaucoup l’existence de Marie-Rosalie Delamorlière4 et la résumeront encore certainement pendant bon nombre d’années. Etrange destinée d’être immortalisée aux yeux des Français pour avoir effectué consciencieusement son métier de servante ! Rosalie veut être tranquille, près du puits de la cour Saint Louis. Une construction pas très haute faite de pierres grisâtres. Sur la margelle, trois longs piquets de fer recouverts peu à peu par une clématite envahissante.
– Mademoiselle Lamorlière !
Etonnée, la vieille dame se retourne. Une femme de taille moyenne lui sourit. Le visage est rond, à peine ridé malgré des cernes marqués. Les cheveux bruns sont relevés en un chignon parfaitement attaché. Elle doit avoir quarante ans environ.
Cette personne vient assurément parler des jours funestes de 1793. Le simple fait de l’avoir appelée Lamorlière est un signe des plus révélateurs. Sait-elle seulement la véritable identité de la patiente de cet hospice ? En ces temps terribles, il était préférable d’ôter de son patronyme tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à une particule. De même pour les prénoms. Mieux valait éviter toute connotation antirévolutionnaire. Mademoiselle Marie-Rosalie Delamorlière avait donc laissé la place à cette Rosalie Lamorlière, servante dans l’antichambre de la mort, jeune fille au service d’Antoinette, dernière Reine de France.
– Je suis celle que vous recherchez.
Hélène considère ce beau visage sur lequel le temps ne semble avoir aucune prise. La vieille dame s’impatiente.
– Je suis infirmière. Je rends visite aux malades dans divers endroits de Paris.
– Je me porte bien, vous savez.
– Vraiment ? Alors pourquoi vous trouvez-vous aux Incurables ?
Mademoiselle Delamorlière sourit.
– Une vieille sciatique qui ne veut plus me quitter. Nous nous sommes habituées l’une à l’autre durant toutes ces années.
– Une amitié bien contraignante.
– Douloureuse, mais fidèle. Mais n’est-ce pas, Madame, de la Conciergerie que vous vouliez me parler ?
L’infirmière paraît gênée. Mademoiselle Lamorlière est perspicace.
– Au hasard d’une de mes nombreuses lectures, j’ai appris votre présence ici en 1836.
– Vous êtes venue ici pour rien. Je n’ai plus rien à révéler sur ces sombres années. J’ai tout dit.
– Je le sais. Mais j’ai lu vos témoignages et je voulais vous rencontrer. Ma démarche peut vous paraître cavalière et je vous prie de m’en excuser. Il est vrai que si la curiosité était une vertu, je serais assurément une des femmes les plus respectées du royaume.
– Hélas madame ! La concurrence est rude et la place manquerait aux Tuileries pour toutes les vertueuses de votre genre.
Rosalie l’invite à prendre place à ses côtés. Si elle est résolument décidée à ne rien raconter, la présence d’Hélène peut néanmoins lui apporter un peu de distraction en ce lieu qui en est tellement dépourvu. Et puis elle a réussi à piquer sa curiosité. Pourquoi désire-t-elle se plonger dans le passé et dans une des périodes les plus sombres que la France ait connues ?
– Vous êtes donc une lectrice assidue.
– Depuis mon plus jeune âge, je dévore les livres d’Histoire.
– Comme je vous envie ! Je ne sais pas lire.
– Je suis désolée.
– Il ne faut pas. Je me console en me disant que je ne suis pas la seule.
– Certes, mais…
– Alors ! Qui êtes-vous Madame Grancher ?
La brutalité de la question décontenance Hélène. L’infirmière est venue pour soutirer quelque confidence à la vieille demoiselle et la voici prise à son propre piège.
– Que vous dire ?
– Eh bien parlez-moi de vous. Je ne connais jamais la vie des gens qui veulent connaître la mienne. Avouez que ce n’est pas juste.
– Vous avez raison.
– Alors cette fois-ci, on fera l’inverse. Je ne vous adresserai la parole qu’en échange de la vôtre.
– Bien… Par quoi voulez-vous que je commence ?
– Comme vous voulez.
L’infirmière hésite.
– Je suis née à Paris, à la fin du siècle dernier.
– La Terreur vous a donc épargnée.
– Mes jeunes années ont été relativement confortables, loin des soucis liés au manque d’argent ou de pain sur la table.
– Madame vous avez bien de la chance.
– Oui, mes parents ont tout fait pour me préserver.
Rosalie se tourne vers son interlocutrice, sourcils froncés.
– Et puis ? N’est-ce pas là dans l’ordre des choses ? Encore faut-il avoir les moyens d’y parvenir.
Madame Grancher comprend sa maladresse.
– Nous n’étions pas pauvres, il est vrai. Pour autant cela ne nous a jamais empêchés de connaître notre bonheur et de l’apprécier. Fille unique, j’ai été choyée et ma famille a mis un soin tout particulier à parfaire mon éducation. Je suis donc entrée très tôt en institution religieuse et je n’en suis sortie qu’à l’âge de vingt ans.
– Vous avez donc été bien longtemps éloignée des tourments de votre temps. Et qu’avez-vous fait en sortant ?
– Mon père m’a fait épouser un instituteur, plus âgé que moi. Nous avons eu deux enfants.
– Vos proches semblent avoir pris beaucoup de décisions à votre place.
– Ils ne voulaient que mon bien.
– Evidemment. Quels sont les prénoms de ces deux innocents ?
– Mon fils s’appelle Valérien. Il est né très vite après notre mariage et Claire, ma fille, est venue au monde trois ans plus tard.
– Valérien, dîtes-vous ? Voilà, ma foi, un prénom étrange et original.
– Oui. C’est le nom d’un sénateur romain, proclamé empereur par ses troupes. C’est Joseph, mon mari, qui l’a choisi. Hélas, j’ai appris plus tard qu’il fut aussi à l’origine de persécutions chrétiennes.
– Personne n’est parfait.
Hélène ne comprend pas. Les deux livres qu’elle avait lus montraient une Rosalie douce et sensible. Rien à voir a priori avec cette femme froide, voire cynique.
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