Trophée Anonym’us, les mots sans les noms 2019 Buste en argile – Pièce unique façonnée par Eric Maravelias
Enfin les résultats du Trophée 2019 ! Après une aventure qui vous tient en haleine depuis septembre à raison d’une nouvelle et d’une interview chaque semaine, une aventure relayée par de nombreux blogs qui, sans faiblir, ont eux aussi partagé les nouvelles des 22 auteurs de la Team vous allez enfin découvrir le podium 2018. Nous remercions plus particulièrement les blogs Les livres d’Elie, Lila sur sa terrasse,le site de Jean Marcel, celui de Libres Ecritures, qui nous accompagnent depuis plusieurs années, voire, pour quelques uns d’entre-eux, depuis le début de cette aventure il y a maintenant cinq ans. Grâce à Dominique Terrier (Alias Jean Marcel ou vice-versa) les recueils des nouvelles publiées tout au long des cinq années de ce trophée sont également présents sur le site Atramenta sur la page dédiée au trophée qu’il en soit vivement remercié. Nous remercions aussi chaleureusement les 21 auteurs qui ont osé se frotter à l’art difficile de la nouvelle et soumettre aux membres du jury cette dernière de façon anonyme. Merci à eux d’avoir joué le jeu. Cette année encore, nous avons été heureux de découvrir des nouvelles d’une grande diversité et d’une grande richesse que le jury a eu bien du mal à départager. Enfin ce Trophée ne serait rien sans l’enthousiasme du jury, que nous remercions pour la qualité des échanges, même s’ils furent râpeux, parfois… et la bonne humeur communicative tout au long du Trophée.
Pour cette cinquième édition du Trophée le gagnant est …
le KiaEkriKoi, petit jeu d’indices vidéo pour tenter de retrouver …
Qui a écrit Quoi…
Cliquez sur le nom de chaque auteur(e) pour lancer une petite vidéo, généralement décalée, mais qui tient lieu d’indice pour retrouver qui a écrit quelle nouvelle. Nous vous conseillons d’installer AD Blocks pour limiter la pub au visionnage des vidéos.
Pour relire une nouvelle, cliquez sur cette dernière. Les auteurs sont classés par ordre alphabétique, les nouvelles par ordre de parution. Saurez-vous retrouver qui a écrit quoi ?
Dimanche 28 Avril 2019, le KiaEkriKoi, petit jeu d’indices vidéo pour tenter de retrouver … Qui a écrit Quoi… Lundi 29 avril, les réponses à cette épineuse question Mardi 30 avril, vous connaîtrez enfin les cinq nouvelles sélectionnées par le jury et parmi elles, celle qui se sera hissée à la première place.
Cette année, ce sont les auteurs eux-mêmes qui ont concocté les questions de l’interview, celles qui leur trottent dans la tête, celles qu’on ne leur pose jamais, ou tout simplement celles qu’ils aimeraient poser aux autres auteurs.
Aujourd’hui l’interview de Solène Bakowski
1. Certains auteurs du noir et du Polar ont parfois des comportements borderline en salon. Faites-vous partie de ceux qui endossent le rôle de leurs héros ou protagonistes pendant l’écriture, histoire d’être le plus réaliste possible ?Bande de psychopathes !
J’essaie de me mettre en condition, mais juste dans ma tête. Pas de rituel sanglant, pas de maléfice, c’est promis. Rien qu’un peu d’imagination 😉
2. Douglas Adams est promoteur de 42 comme réponse à la vie, l’univers et le reste. Et vous quelle est votre réponse définitive ?
Aucune réponse définitive. Ce qui est définitif est mort alors que la vie est mouvement. Du coup, je ne suis pas à l’abri de changer d’avis cinquante fois dans les cinq prochaines minutes.
. Y a-t-il un personnage que vous avez découvert au cours de votre vie de lecteur et avec lequel vous auriez aimé passer une soirée ?
Dorian Gray (du roman Le portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde). Il me fascine !
4. Si tu devais avoir un super pouvoir ce serait lequel et pourquoi?
Celui de me télétransporter, pour pouvoir être là où j’en ai envie au moment où je le souhaite.
5. Est-ce que tu continuerais à écrire si tu n’avais plus aucun lecteur ? (même pas ta mère)
Oui, sans aucune hésitation. J’écris d’abord pour moi, parce que ça me procure un plaisir fou.
6. Quel a été l’élément déclencheur de ton désir d’écrire ? Est-ce un lieu, une personne, un événement ou autre ?
Je ne me souviens de rien de précis. Je crois que le désir d’écrire a émergé à la suite de plusieurs petits événements, de minuscules traumatismes qui m’ont rendue muette sur le moment mais que j’avais besoin de mettre en mots pour en chercher le sens. Chez moi, l’écriture est née d’une incompétence à m’exprimer correctement à l’oral.
7. Est-ce que le carmin du sang de ses propres cicatrices déteint toujours un peu dans l’encre bleue de l’écriture ?
Pour peu qu’on écrive avec honnêteté et pour les bonnes raisons, je crois que oui.
8. Penses tu qu’autant de livres seraient publiés si la signature était interdite ? Et toi, si comme pour le trophée Anonym’us, il fallait publier des livres sous couvert d’anonymat, en écrirais-tu ?
J’écris parce que j’aime écrire. Je ne cours pas après la notoriété et je me fiche bien qu’on connaisse mon nom. J’espère que c’est le cas de la plupart des auteurs.
9. Pourquoi avoir choisi le noir dans un monde déjà pas rose ?
C’est indépendant de ma volonté… Les histoires qui me viennent naturellement sont toujours sombres, je ne sais pas pourquoi.
10. Quelles sont pour toi les conditions optimales pour écrire ?
Il faut avoir du temps et de la disponibilité d’esprit.
11. si vous deviez être ami avec un personnage de roman, lequel serait-ce?
Madame Bâ, magnifique personnage imaginé par Erik Orsenna dans le roman du même nom.
12. Quel est ton taux de déchet (nombre de mots finalement gardés / nombre de mots écrits au total ) ? Si tu pouvais avoir accès aux brouillons/travaux préparatoires d’une œuvre, laquelle serait-ce ?
Je ne sais pas, ça dépend, je dirais que je supprime entre 10 et 20% de ce que j’ai écrit. Parfois plus, parfois moins, je n’ai pas de règle.Les premiers romans de Stephen King et Au-revoir là-haut de Pierre Lemaître.
Julia ne comprenait pas pourquoi elle devait s’obliger à revivre cette scène, encore et encore. Cette technique ne fonctionnait pas. Elle ne cessait de le dire. Loin de calmer ses angoisses, cela ne faisait qu’augmenter son sentiment de culpabilité. À quoi bon lui rappeler qu’elle était la seule à s’être sortie indemne de ce massacre ? Comment ce médecin pouvait-il croire que ça l’aiderait à surmonter ce traumatisme qui l’empêchait de reprendre sa vie en main ?
Depuis un an, Julia appréhendait ses nuits encore plus que ses journées. Éveillée, elle pouvait contrôler sa pensée, mais, lorsque les lumières de sa chambre s’éteignaient, elle savait que des fantômes attendaient patiemment dans un coin de la pièce pour venir la hanter. Les premiers temps, elle avait accepté les somnifères qu’on lui donnait sans rechigner, espérant que ce sommeil artificiel lui offrirait quelques heures de répit. Le constat fut sans appel. Aucune chimie ne pourrait effacer ses souvenirs.Ce sang… Ces corps… Comment oublier ? Julia n’était de toute façon pas sûre d’en avoir le droit. Son quotidien était peut-être devenu un enfer depuis ce funeste jour, mais elle était encore en vie. Elle le regrettait parfois, souvent même, mais elle était là, et sa seule présence en ces murs était en soi un privilège. Oublier aurait été un manque de respect à l’égard de ses collègues, de ces hommes et de ces femmes qu’elle fréquentait depuis presque dix ans.
Une soupe aux lentilles. Voilà ce qui l’avait sauvée. Une simple soupe qu’elle avait préféré consommer au comptoir de ce petit commerce. C’était une première. Julia ne se mêlait d’ordinaire pas à la foule. Elle aimait la solitude, le bruit feutré de son bureau. Déjeuner entourée d’inconnus ne lui ressemblait pas. C’est pourtant ce qu’elle avait fait ce jour-là. Ce vendredi noir comme elle l’appelait désormais.Dès lors, comment ne pas s’interroger sur le destin ? Ce karma dont elle avait entendu parler sans que cela ne lui évoque quoi que ce soit. Ce n’était pas son heure, diraient certains. Peut-être. Sûrement même, puisqu’elle était là pour en témoigner. Admettre cette théorie lui posait cependant un problème. Cela revenait à accepter que c’était en revanche le moment opportun pour ceux qui n’avaient pas survécu. Gilbert, ce comptable à six mois de la retraite, qui ne cessait de parler de ses projets. Noémie, cette jeune femme de trente-trois ans, qui était contente d’avoir trouvé une nounou pour ses enfants de deux et cinq ans. Ces hommes et ces femmes n’étaient pas ses amis. Elle n’aurait certainement pas participé à leur pot de départ et n’aurait jamais pris de leurs nouvelles s’ils avaient été remerciés. De là à accepter leur mort sans ciller…
Julia se souvenait parfaitement de l’état d’esprit dans lequel elle se trouvait quelques minutes encore avant le drame. Elle revenait de sa pause déjeuner, l’humeur légère. Il ne lui restait plus que quelques heures à travailler avant de pouvoir profiter de son week-end. Elle n’avait rien prévu de particulier, mais l’idée de pouvoir se détendre deux jours d’affilée, au calme dans son appartement, suffisait à embellir sa journée. Le livre qu’elle avait commencé l’attendait bien sagement sur sa table de chevet. Ses chats se loveraient sur ses cuisses tandis qu’elle vivrait mille aventures sans bouger de son canapé. C’est comme ça qu’elle aimait sa vie. Seule et sans danger. Sans concession ni discussion. À quelques semaines de ses quarante ans, Julia aimait sa vie solitaire malgré les remontrances à peine voilées de sa mère qui la poussait à se ranger. « Se ranger ». Une expression qu’elle vomissait. N’avait-elle pas plus de valeur qu’un plaid qu’on met au placard quand arrive l’été ? De toute façon, à force de refuser les invitations de ses collègues, les sollicitations s’étaient faites de plus en plus rares au fil des années, jusqu’à disparaître totalement, et cela lui convenait parfaitement. Julia donnait le change toute la semaine pour renvoyer l’image qu’on attendait d’elle : une femme discrète, mais avenante, aimable et performante. Une personne dévouée qui savait se faire oublier. En d’autres termes, une employée modèle. Le samedi et le dimanche étaient donc sacrés. Ils n’appartenaient qu’à elle. Personne ne pouvait les lui voler. C’est à ces heures futures que Julia pensait en entrant dans les locaux de cette petite imprimerie de quartier.Le reste de ses souvenirs étaient flous et certainement déformés. Elle entendait encore résonner un glas au loin. Le médecin évoquait pour sa part une allégorie. Une représentation de son macabre décompte. Douze sons de cloche pour douze cadavres.Gilbert, Noémie, Arthur, Solène, Vincent, Jacques, Patrick, Laurent, Béatrice, Bertrand, Sophie et Denis. Huit hommes et quatre femmes. Ce manque de parité semblait dérisoire aujourd’hui. Tous ses collègues étaient morts, sans exception. La lame du couteau n’avait fait aucune distinction de genre.Non, définitivement, Julia ne voulait pas se revivre cette scène et ce médecin ne pourrait pas l’y obliger.
*
– Ce que vous me dites, c’est qu’il n’y a toujours pas de progrès, c’est bien ça ?
– Pas dans le sens où vous l’entendez, mais Julia va mieux, c’est indéniable.
– Mieux ? J’espère que vous plaisantez !
– Le traitement que nous lui prescrivons répond parfaitement à nos attentes. Son humeur est stabilisée et je peux vous assurer qu’elle ne représente plus aucun danger pour elle ou pour autrui.
– Désolé, mais il va m’en falloir un peu plus. Que je sache, elle est toujours dans le déni !
– Et elle le restera peut-être toute sa vie, vous devez vous y préparer. Cela ne veut pas dire qu’elle recommencera. Et puis je suis obligé de tempérer vos propos. Même si Julia n’a pas encore pris conscience de ses actes, elle a récemment admis avoir une part de responsabilité dans ce qui s’est passé. De manière détournée, je l’admets, mais c’est un début.– Vous vous parlez de cette histoire de film ?
– Que Julia ait reconnu avoir ressassé ce scénario des dizaines de fois est une petite victoire en soi !
– Une victoire… Une échappatoire, oui ! Un leurre ! Elle vous mène par le bout du nez, voilà ce que je pense !
– Sauf que c’est mon avis qui compte dans ces murs et je ne partage pas votre point de vue. Julia est persuadée d’avoir influé sur le cours du destin. De manière involontaire, bien sûr, mais elle ressent une certaine culpabilité. N’est-ce pas ce que vous attendez de sa part ? Le début d’un remords ?
– Ne jouez pas sur les mots avec moi, docteur ! Je ne suis pas un de vos patients que vous pouvez embobiner avec des images ou autres métaphores. Julia ne regrette rien pour la simple et bonne raison qu’elle refuse de voir la vérité en face. Ce film dont elle vous a parlé, je l’ai visionné, figurez-vous !
– Et qu’en avez-vous déduit ?– Que Julia se moque de nous dans les grandes largeurs ! Cette scène dont elle ne cesse de vous parler n’a rien avoir avec celle que j’ai découverte ce jour-là. Vous n’y étiez pas, moi si, et croyez-moi quand je vous dis que je ne suis pas près de l’oublier.
– Vous avez raison, je n’y étais pas, cela ne veut pas dire que je ne prends pas cette affaire au sérieux. Vous ne voyez pas le rapport avec ce film car vous ne cherchez pas à comprendre ce qu’il s’est passé dans la tête de Julia au moment des faits. Vous voulez une explication rationnelle, un élément concret qui vous permette d’accepter une vérité qui vous dérange. Malheureusement, dans mon domaine, il n’est pas rare que certaines questions restent sans réponse. On peut supposer, présumer et parfois même concevoir une certaine logique, même si celle-ci nécessite de faire abstraction de sa propre raison.
– Très bien, alors expliquez-moi ce que je ne conçois pas !
Le lien était facile à démontrer, mais le médecin savait qu’il s’adressait à une oreille réfractaire. L’homme qui lui faisait face était de toute évidence en colère. Il ne cherchait pas une explication, mais une justice. Un signe qui lui prouverait que cet acte ne resterait pas impuni. Ce que le patricien dirait n’y changerait rien. Ce dernier le savait, pourtant il se plia à l’exercice sans se faire prier.
La vie de Julia avait basculé dix-huit mois plus tôt. Il n’avait fallu qu’un simple grain de sable dans son train-train quotidien pour que tout son monde s’écroule.
Une grippe contractée au contact d’un de ses collègues. Une grippe mal soignée qui l’avait mise hors-jeu un temps. Voilà ce qui avait ruiné la vie de cette femme. Elle y croyait dur comme fer, en tout cas. Julia s’était toujours targuée de ne jamais poser un jour de congé. Elle ne prenait même pas les cinq semaines qu’elle cotisait dans l’année. Dévouée à son travail, Julia était persuadée d’être un élément indispensable à son patron, c’est pourquoi elle n’avait pas été étonnée d’être remplacée le temps de ses trois semaines d’arrêt-maladie. Le travail qu’elle abattait chaque jour ne pouvait attendre. Julia avait d’ailleurs tenu à vérifier chaque soir auprès de l’intérim qu’aucun retard n’était accumulé. Pour Julia, il ne faisait aucun doute que cette jeune femme ne pourrait pas faire illusion bien longtemps.Quand son patron lui avait annoncé à son retour que cette petite pimbêche — seul prénom que Julia consentait à lui donner — allait rester dans l’équipe, Julia ne s’était tout d’abord pas inquiétée. Au contraire, elle y a vu une certaine reconnaissance de la part de son supérieur. Il paraissait évident que Julia méritait d’être assistée dans son travail.Ce n’est qu’au bout de quelques semaines que Julia comprit que sa propre présence au sein de l’entreprise n’était plus si appréciée. Les remontrances devenaient quotidiennes, pour un oui ou pour un non. Elle qui n’avait jamais commis la moindre erreur se voyait reprocher toutes sortes de peccadilles. Une faute de frappe dans un mémo interne, une conversation trop forte dans un couloir, ou encore un café trop corsé qu’elle préparait pour toute l’équipe chaque matin et dont elle n’avait pourtant jamais changé le dosage. Bref, chaque soir Julia quittait son poste avec un goût amer. Elle ne ressentait plus cette satisfaction du travail bien fait qui lui tenait tant à cœur.Affectée par cette situation, Julia commença à perdre de son assurance. Elle avait la sensation que son supérieur lui attribuait des missions de plus en plus compliquées à réaliser. Prise de doute quant à ses capacités, Julia revenait sans cesse sur son travail au point d’accumuler du retard dans ses tâches quotidiennes, qu’elle gérait pourtant depuis dix ans presque les yeux fermés. Son tempérament avait changé, lui aussi. De plus en plus irascible envers ses collègues, notamment avec la fameuse « pimbêche » que tout le monde avait adoptée, Julia se retrouvait chaque jour un peu plus isolée. Seule Sophie, la maquettiste, passait encore une tête, de temps à autre, dans son bureau pour la saluer.Quand son patron la convoqua pour un entretien, Julia se présenta à lui avec l’espoir d’une petite fille cherchant le réconfort et les encouragements d’un parent aimant. La veille, il l’avait surprise en train de pleurer devant son ordinateur. Il n’avait rien dit et s’était contenté de refermer la porte. Par pudeur, certainement. C’est en tout cas ce qu’avait pensé Julia sur l’instant. Elle respectait énormément ce chef d’entreprise, de quinze ans son aîné, qui prenait soin de ses employés sans jamais s’immiscer dans leur vie privée. Elle ne comprit pas tout de suite pourquoi Gilbert se tenait debout, à ses côtés. Julia ne voyait en lui que le comptable qui lui validait ses bons de commande et notes de frais, elle oubliait qu’il était également en charge des Relations Humaines de la société.
L’air accablé qui se lisait sur le visage des deux hommes laissait penser qu’un de leurs collègues venait de décéder. Julia dut relire trois fois la lettre que Gilbert lui avait tendue avant de comprendre de quoi il retournait.
« Faute grave ». Voilà les deux mots qui avaient changé le cours de la vie de cette employée qu’elle estimait modèle. Deux mots qu’elle n’aurait jamais cru lire ou entendre à son sujet. Bien sûr, l’erreur était avérée. Julia avait tardé pour envoyer le courrier en recommandé que lui avait transmis son patron, mais ce n’est pas elle qui l’avait rédigé. Cette mission avait été confiée à la « pimbêche », la nouvelle chouchoute attitrée ! C’est elle qui aurait dû être chargée de le poster. Elle encore, et son patron bien sûr, qui savait à quel point cette lettre ne pouvait attendre. Comment Julia aurait pu deviner que de la date de son envoi dépendait un gros contrat avec l’État ? Aujourd’hui, on lui reprochait un manque à gagner de cinquante mille euros pour la société. C’était injuste, Julia le savait et le cria d’ailleurs haut et fort, mais le combat était perdu d’avance. Un dossier à charge avait été constitué à son encontre. Tous les petits manquements qu’elle avait accumulés depuis plusieurs semaines avaient été consignés. Gilbert avait également noté ses retards répétitifs avec la précision d’une horloge suisse. Certes, ils n’excédaient jamais plus d’un quart d’heure, mais, mis bout à bout, ils devenaient pénalisants. Le DRH avait pris un air navré en lui donnant le coup de grâce. Dans la pochette qu’il tapotait du bout des doigts se trouvaient aussi des témoignages de ses collègues jurant sur l’honneur que Julia avait un comportement agressif qui nuisait à l’ambiance générale de la société.Son patron n’avait même pas daigné la regarder dans les yeux. Il tapotait sur son téléphone portable quand Gilbert avait signifié à Julia qu’elle avait le droit de faire appel à un représentant pour défendre son dossier, mais qu’il allait dans l’intérêt de tous que ce licenciement se passe de manière apaisée. Julia avait essayé de réagir, d’argumenter chaque point qui lui était reproché, mais son patron lui avait coupé la parole en annonçant que l’entretien était terminé, les yeux toujours rivés sur son écran. Il n’avait ajouté qu’un point : elle était tenue d’effectuer sa période de préavis en télétravail afin d’éviter tout malaise.Abasourdie, Julia était sortie rapidement de la pièce, incapable de retenir ses larmes plus longtemps.
– Vous devez comprendre que ce travail représentait plus qu’un passe-temps ou un moyen de gagner sa vie, précisa le médecin. Il était la clé de voûte de Julia, son seul point d’ancrage avec la société.
– Vous oubliez sa famille !
– Pardonnez ma franchise, mais cela fait un an que je m’occupe de votre sœur et pas une fois elle ne m’a parlé de vous ou de vos parents. Et sans vouloir minimiser la responsabilité de Julia dans ce qui s’est passé, il est clair que de nombreux signes auraient dû vous alerter.
– Quoi, parce que ma sœur avait du mal à encaisser son licenciement et qu’elle a été marquée par une scène de film, je devais m’attendre à ce qu’elle se prenne pour Robert Redford découvrant tous ses collègues massacrés en rentrant de sa pause déjeuner ? Votre raisonnement n’a aucun sens ! Dois-je vous rappeler que dans ce scénario, Redford n’est pas le coupable ? Julia, si !
– Vous saviez que votre sœur nourrissait une haine démesurée envers ses anciens collègues.
– Je pensais que ça lui passerait. Qu’elle nous ferait une mini-dépression comme à son habitude et qu’elle s’en remettrait ! Croyez-vous sincèrement que je ne serais pas intervenu si j’avais su ce qui se tramait dans sa tête ?
– Ne vous avait-elle pas fait part de ses doutes ?
– Quels doutes ?
– D’avoir été la victime d’un complot. Que tous ses collaborateurs avaient une part de responsabilité dans son éviction.
– Si, bien sûr ! Cette idée l’obsédait. Mais j’étais censé faire quoi ? Apporter du crédit à sa paranoïa ?
– Vous comprenez que le monde parallèle qu’elle s’était créé ne pouvait pas être sans conséquence.
– Qu’est-ce que vous cherchez à me dire, à la fin ? vociféra le frère. Que j’aurais dû deviner ce qui allait se passer ? Que j’aurais pu empêcher ce massacre ?
– Le transfert qu’elle avait opéré n’a pas dû vous échapper, quand même.
– C’est facile à dire aujourd’hui, docteur, mais à l’époque je ne connaissais pas le prénom de ses collègues !
– Noémie, Laurent, Sophie, Gilbert… Admettez que c’est peu commun.
– Quoi donc ? Donner ces prénoms à douze chatons pour les égorger ensuite ?
Cette année, ce sont les auteurs eux-mêmes qui ont concocté les questions de l’interview, celles qui leur trottent dans la tête, celles qu’on ne leur pose jamais, ou tout simplement celles qu’ils aimeraient poser aux autres auteurs.
Aujourd’hui l’interview de Katia Campagne
1. Certains auteurs du noir et du Polar ont parfois des comportements borderline en salon. Faites-vous partie de ceux qui endossent le rôle de leurs héros ou protagonistes pendant l’écriture, histoire d’être le plus réaliste possible ?Bande de psychopathes !
En salon j’essaie juste d’avoir l’air détendue, ce que je suis loin d’être
2. Douglas Adams est promoteur de 42 comme réponse à la vie, l’univers et le reste. Et vous quelle est votre réponse définitive ?
Mais quelle était la question ultime ?
3. Y a-t-il un personnage que vous avez découvert au cours de votre vie de lecteur et avec lequel vous auriez aimé passer une soirée ?
Assez délicat étant donné que je lis énormément de romans avec des psychopathes dedans… ce serait à mon avis dangereux pour ma petite personne d’imaginer une soirée parfaite avec l’un d’entre eux…
4. Si tu devais avoir un super pouvoir ce serait lequel et pourquoi?
J’ai l’habitude de répondre à cette question en disant que j’adorerais remonter le temps pour changer certaines choses de ma vie, mais en même temps j’aurais trop peur de modifier les choses qui ont découlé de ce passé. Alors je vais dire : avoir le pouvoir de bouffer ce que je veux sans grossir
5. Est-ce que tu continuerais à écrire si tu n’avais plus aucun lecteur ? (même pas ta mère)
Oh la lose !! Si même ma mère ne me lit pas je vais être très mal. En même temps j’ai écrit pendant vingt ans sans que personne ne le sache du coup les automatismes reviendrait vite je pense.
6. Quel a été l’élément déclencheur de ton désir d’écrire ? Est-ce un lieu, une personne, un événement ou autre ?
Le désir d’être accomplie, enfin moi-même.
7. Est-ce que le carmin du sang de ses propres cicatrices déteint toujours un peu dans l’encre bleue de l’écriture ?
Pour ma part oui, plus ou moins énormément.
8. Penses tu qu’autant de livres seraient publiés si la signature était interdite ? Et toi, si comme pour le trophée Anonym’us, il fallait publier des livres sous couvert d’anonymat, en écrirais-tu ?
Oui, je pense qu’il doit y avoir une part libératrice dans l’anonymat. On peut montrer aux autres qui l’ont est réellement sans prendre le risque d’un jugement de la part de ceux qui nous connaissent vraiment.
9. Pourquoi avoir choisi le noir dans un monde déjà pas rose ?
Pour extérioriser le noir qui vrombissait dans mes tripes.
10. Quelles sont pour toi les conditions optimales pour écrire ?
Le silence et une cafetière.
11. si vous deviez être ami avec un personnage de roman, lequel serait-ce?
Hannibal Lecter.
12. Quel est ton taux de déchet (nombre de mots finalement gardés / nombre de mots écrits au total ) ? Si tu pouvais avoir accès aux brouillons/travaux préparatoires d’une œuvre, laquelle serait-ce ?
Moi ce serait plutôt l’inverse : je double le nombre de mots de mes brouillons (au minimum).J’aimerais avoir les brouillons de Zola, ou de tout ceux dont on m’a rabâché les analyses quand j’étais au collège. Pour vérifier.
— Le repas ne te plait pas ? — Si, papa. Mais, c’est juste… — Juste quoi ? — Non, non. Ça va, Papa. — C’est de ta faute, sans toi, le dîner serait parfait. Alors tu manges !
Une gifle cuisante s’abat sur la joue de Raphaël, les larmes coulent au fond de son cœur. Il mâche, déglutit péniblement. Un œil sur la pendule, dans dix minutes il sera hors d’atteinte. Dans son lit. Demain, il rentre au CM1. Il est allé regarder les listes, la chance est de son côté, il reste dans la classe de Capucine. Sa maîtresse est une princesse assise en amazone sur une licorne. Lentement, elle descend de sa monture et lui dépose un baiser sur la joue. Capucine est si belle, mais pas autant que sa maman. D’ailleurs, elle ne ressemble pas à maman. Personne ne lui ressemblera jamais. Elle creuse comme elle de jolies fossettes pour éclairer ses yeux rieurs les rares fois où elle l’embrasse. Capucine dépose les baisers comme Maman. Un bisou sniffeur, le baiser qui respire, qui hume qui aime. Mais maman est maman.
Capucine est ravie. Raphaël sera son élève. Elle a fait des pieds et des mains pour le garder cette année. Ce gamin est un modèle, trop peut-être, insuffisamment remuant pour un enfant de son âge, un hyper taciturne. Il échange parfois quelques mots, ne refuse pas le dialogue, répond avec parcimonie quand on le questionne. Le minimum. Raphaël est à l’image de son père. D’ailleurs, ils n’ont pas parlé une seule fois avec Capucine l’an dernier. Une énigme.Marc Sainte Baume dépose son fils tous les matins, le laisse sans y penser, comme un jeu de clés dans un vide-poche. Pas même une rapide caresse sur le haut du crâne, jamais une parole pour Capucine. Il n’était pas plus bavard avant la disparition de sa femme. Misogyne ou dégouté de l’école dans sa jeunesse, voire les deux. Capucine hésite.
Aujourd’hui, les enfants partent en excursion, une sortie de cohésion. Ils vont avant tout expulser le trop-plein d’énergie qu’ils ont accumulé pendant leurs vacances et qui ne peut se libérer dans une salle de classe sans risquer de fissurer le tableau. Et les tympans de Capucine. Dans le bus, les gamins entonnent les tubes de l’été Simples-basiques, Défaites de famille. Le petit cheval blanc de Brassens a fini depuis longtemps dans des plats de lasagne surgelés. Ils sont vingt-quatre, effectif réduit. Deux mamans sont venues en renfort, elles sont de toutes les excursions. Elles auraient aimé être enseignantes, alors pendant ces escapades elles braconnent un peu la vie qu’elles n’ont pas eue. Elles en profitent aussi pour tenter d’en connaître un peu plus sur tel ou tel enfant « à problèmes ». Il faut bien tuer le temps en attendant de retrouver sa progéniture à la sortie des classes.
Capucine et les deux mamans se répartissent les baigneurs, huit chacune. Tous les enfants ont rejoint leur groupe à l’exception de Raphaël. Capucine le tire vers elle par les épaules « Il restera avec moi ». Les trois bandes organisées avancent de façon désordonnée vers la plage. Les mamans plus pressées que la maîtresse ont pris la tête du peloton.
Capucine a ingurgité une quantité phénoménale de café pour anesthésier sa fatigue. Sa vessie menace de se laisser aller sans autorisation si elle ne la soulage pas rapidement. — Arrêt pipi ! Ceux et celles qui ont envie d’aller aux toilettes viennent avec moi. Les autres s’assoient sur le banc sans bouger et attendent que je leur dise qu’on y va d’accord ? Les enfants acquiescent à l’unisson. — On peut leur laisser notre sac, maîtresse ? — Oui Anna. Maintenant, Raphaël et Anna avec moi.
Elle les compte, un dans chaque main, six sur le banc. Capucine sort des toilettes en se maudissant de sa mine défaite. La nuit à écrire. Rapidement, elle extrait un fard et un pinceau de son sac à main. Deux touches de rose. « C’est mieux comme ça ! »
Sitôt dehors, elle fait le compte de ses chérubins. Sept ! Il en manque un. La hantise première de toute institutrice, égarer un enfant. Impossible, entre le pipi et le fard à joues, elle ne s’est pas absentée plus de deux minutes. Raphaël est farouche, il a dû s’isoler, ou est encore aux toilettes. Les portes s’ouvrent, accompagnées d’un « Raphaël ? », puis les portes claquent « Putain, Raphaël, réponds ! » L’angoisse laisse la place à la peur panique.
Les enfants n’ont rien vu. Raphaël a disparu. La directrice de l’école est avisée. La police débarque, sirènes hurlantes. Les bois, les environs et tous les bâtiments sont passés au peigne fin. Le fond de la marre peu profonde est ratissé. Les élèves choqués ont rejoint leurs familles. À l’exception de Raphaël.
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Depuis plusieurs jours Capucine ne dort plus, Capucine ne travaille plus. Capucine ne vit plus. Son médecin l’a arrêtée. État de choc. Bain de culpabilité. Deux coups brefs à sa porte, un coup d’œil au judas. Marc Sainte-Baume apparaît défiguré. Le chagrin. — Qu’avez-vous fait de Raphaël ?! — Monsieur Sainte-Baume, je suis comme vous, j’ignore où est Raphaël et je serais la première heureuse de le retrouver. — Vous mentez ! Vous n’êtes qu’une garce tordue ! Je sais comment vous gagnez votre vie avec vos bouquins de cul. Je comprends pourquoi votre mari s’est tiré. Vous avez un grain ! — Ce ne sont pas des livres pornos, mais de la romance érotique. Je les écris justement parce que mon ex-mari ne paie pas la pension alimentaire. Vous êtes très en colère contre moi, et je le comprends. Mais, je n’y suis pour rien dans la disparition de Raphaël. Si ce n’est que j’ai eu besoin d’aller aux toilettes et lui aussi. Et, les livres n’ont jamais enlevé d’enfants. — Bobards ! Vous n’êtes qu’une menteuse ! Vous allez payer. Il lui frappe le haut de l’épaule avec l’index. Un pic-vert. Ce n’est pas douloureux, mais intrinsèquement abaissant. Trois syllabes. — SA-LO-PE ! — Sortez !
Fin des hostilités. Capucine est à bout. L’échafaud crie vengeance. Les coups de fil se succèdent, des insanités, des jurons et parfois les promesses d’un viol mérité. Capucine est abattue. Les parents d’élèves l’ont désignée « coupable », et la vindicte populaire se déchaîne.
Elle a dû expliquer à la police « ses choix littéraires ». Elle vit seule avec ses deux enfants. Les fins de mois difficiles arrivent souvent dès le dix. En plus de l’écriture, elle dirige l’étude, pas pour mettre du beurre dans les épinards, mais simplement des pâtes dans leurs assiettes. Tard le soir, quand les enfants sont couchés, elle écrit des romans érotiques. Sous un pseudo évidemment. Il ne faudrait pas que les élèves apprennent la vérité sur leur maîtresse et ses livres dégoûtants. Surtout, ils ne doivent pas savoir que ses premiers lecteurs sont leurs parents. Elle ne gagne pas une fortune, mais ses enfants n’ont pas faim et ils peuvent s’offrir quelques extras.
Sa boîte aux lettres est truffée d’insultes, de menaces. Il y en a même qui lui demandent de faire disparaître leur enfant, moyennant finances. Capucine est responsable de la disparition de Raphaël. Aucun doute. Elle se devait d’assurer sa sécurité, elle a failli. Moins forte que le malade qui l’a enlevé. Chaque sortie est une partie de roulette russe. Mais les temps ont changé, toutes les chambres ont une balle. Les fous gagnent trop souvent, les victimes jamais.
Son mobile gronde. Tous les bruits sont devenus agressifs. Un message de la directrice de l’école « On est avec toi, tiens bon. Toujours aucune nouvelle de Raphaël ». Et une photo des murs extérieurs de sa classe couverts d’affiches « Capucine dégage ! », « Enfants en danger ». La sonnerie du téléphone fixe retentit, menaçante. — Fichez-moi la paix ! — Madame Moletin, s’il vous plait. Je n’appelle pas pour vous accabler. Vous devez savoir. — Je vous écoute, vous avez deux minutes. — Je m’appelle Chloé, je suis… Enfin, j’étais la belle-sœur d’Axelle. Mon frère Marc était fou de sa femme. Elle a été renversée en allant chercher Raphaël à la sortie des classes. Alors, comprenez, l’école assassine ceux qu’il aime. Pour la deuxième fois. — Mais, je n’ai pas tué Raphaël ! — Il est brisé par la douleur, ne lui en voulez pas.
Sa famille, ses voisins, ses amis et les parents d’élèves ont la vengeance acerbe. Les tracts circulent, les pétitions s’accumulent. Un énorme casse-toi ! a été tagué sur la porte de son appartement. Capucine lit son avenir dans le fond de sa tasse de thé vert purifiant et la lance violemment contre le mur du salon. Le liquide dégouline, le mur pleure. Lentement, elle rétrécit jusqu’à former une boule anéantie sur le canapé. Le claquement de son fard à joues lui vrille les oreilles. Si elle n’avait pas pris le temps de se remaquiller ? Si elle n’avait pas eu envie d’aller aux w.c. ? Si elle avait simplement fait ce pour quoi elle est payée ?
Raphaël, elle y pense toute la journée. Mais une autre culpabilité la consume. Ses enfants. Ils ont quitté l’appartement. Tombés du nid. Son mari en a obtenu la garde exclusive, elle ne les voit plus que quelques heures par semaine, sous surveillance. Trop malmenés au Lycée. Insultés, chahutés. Et les livres de leur mère circulaient, vicieusement annotés. Sur Facebook, ils ont été lynchés, ridiculisés sur des publicités trafiquées. Trop jeunes, spirale trop cruelle. Leur père a sauté sur l’occasion. Et, il devait prendre une revanche sur Capucine. Il l’avait plaquée, morveux, avec des prétextes vaseux. Il n’allait pas manquer de justifier une décision que lui-même ne parvenait pas à expliquer.
Depuis que les enfants vivent avec lui, il ne s’en occupe pas plus qu’avant. Mais plus de pensions à payer. Il n’a pas pu s’en priver, plus que hurler avec les loups, il l’a déchiquetée. Pour le bien des enfants. Évidemment.
— Tu es complètement inconsciente, Capucine ! Tu t’imaginais quoi avec tes bouquins de cul ? Tu es instit, tu t’occupes des gosses, pas du slip de leurs parents. Mets-toi à leur place deux minutes, à la place de nos gamins et à la mienne aussi ! Rien dans le crâne. Depuis que je suis parti, tu fais n’importe quoi !
Il accompagne ses paroles de l’index. Son doigt lui pique l’épaule. Elle n’en peut plus de ces mots sensés la convaincre qu’on lui injecte à coup d’ongle dans la peau. Capucine ne répond pas. Le dégoût. Vingt ans de mariage, deux enfants heureux, un époux donnant l’impression de l’être. Un tissu d’hypocrisies ? Une accumulation de faux-semblants, la poussière des leurres assez compacte pour dissimuler la patine du passé heureux. Plus d’énergie, la niaque s’est écroulée. Plus d’enfants, plus de Raphaël, plus de mari, plus de travail, plus d’amis. Plus rien de ce qui constituait sa vie. Paralysée dans une camisole tissée de haine et de mensonges, Capucine paie le prix de la faute.
****
Marc Sainte Baume est sous les spots de la Police. Sa femme, son fils, et maintenant l’Instit. Un accident, un disparu, une suicidée. Trois morts, un lien, un homme. Le déni.
Axelle, l’épouse de Marc Sainte-Baume est morte. Renversée par une voiture à proximité de l’école de Raphaël. Il y a trois ans. Elle allait chercher son petit cœur à la sortie des classes. La police est restée sur cette version. Marc adorait sa femme. Pas le courage de la vérité. La tristesse et la douleur de cet homme étaient indicibles. Tous les policiers compatissaient, tant d’amour perdu. Une souffrance inouïe, palpable. Aimer autant ? Quelle culpabilité pour tous ces agents du service public qui pour certains n’aimaient qu’à pas contenus, convenus, cadencés. Après un séjour en clinique psychiatrique, Marc a repris sa vie. Comme sur des charbons ardents. L’accablement avait revêtu des idées hideuses. Une rancœur extraordinaire. Une haine d’abord diffuse s’était installée dans le cœur de Marc. L’école. Elle l’avait privé d’Axelle, son épouse, lui laissant pour preuve du manque, la seule présence de son fils. Axelle s’était montrée morose dès l’entrée de Raphaël à l’école. Elle se sentait inutile, aspirait à retrouver un emploi. Marc ne voulait plus qu’elle travaille. L’amour valait plus que les euros. Comment faire flamber un foyer sans buche ? disait-il. Axelle était l’étincelle, le crépitement, la chaleur et la lumière de leur foyer. Par amour, par faiblesse, Axelle n’a plus travaillé. Marc y a longtemps pensé. Après sa mort. Elle aurait dû reprendre son poste de contrôleuse de gestion. Elle ne serait pas allée à l’école. Vivante. L’école tue… L’école a tué Axelle, s’ils n’avaient pas eu d’enfant. Si…
Raphaël. Quel supplice, un affront. Il affichait les mêmes traits que sa mère, cette manière unique de fermer les yeux en hochant la tête pour dire non. Ce même rire pur, tout droit sorti du cœur, ce même grain de beauté au-dessus du sourcil gauche. Marc en voulait à son fils. Sans lui, sa vie n’aurait pas ce goût acide de mort. Ce vide immense empli de la lourdeur du néant.
*****
La police en est convaincue, Marc a enlevé Raphaël. Le gamin avait si peur de son père qu’il lui a juste obéi. Pétrifié. Ensuite, Marc l’a endormi avec un oreiller puis jeté, loin de sa mère. Il ne méritait pas de reposer auprès d’elle. Son corps a été retrouvé au fond du lac de Jablines, un trou perdu, connu des seuls pompiers. Et des noyés. Marc Sainte Baume perdu dans sa cellule s’est enfui grâce à un stylo. Un bon coup dans la carotide. Beaucoup de sang pour une mort silencieuse. Raphaël, Axelle, Capucine. Marc. Et toujours le silence.
Depuis longtemps, il avait entrepris des recherches sur l’Instit. Capucine était rapidement apparue sur des sites d’auteurs, stylo à la main et sourire aux lèvres, en train de dédicacer ses torchons.
Il a çà et là partagé ses doutes avant la disparition de Raphaël. Aucune affirmation, juste quelques échanges à mots couverts en faisant promettre la plus totale discrétion auprès des mamans. Il avait recruté ses complices, la mise à mort s’organisait. Capucine se désintégrait.
*****
— Chloé, vous étiez au courant pour votre belle-sœur ? — Oui. Axelle n’a pas été renversée en allant chercher Raphaël à l’école. Elle avait un rendez-vous. — Vous n’avez rien dit à Marc ? — Je ne me sentais pas le courage de lui dire qu’elle avait rendez-vous avec l’amour. Que ce n’était pas lui ? Si j’avais su…
Un tourbillon. Un grain de peau sur ses lèvres. Des mots éperdus, perdus, des souvenirs défendus. Sous ses doigts, des courbes se dessinent. Une relation inavouable. Axelle, le grand amour de Chloé. Son rendez-vous avec la mort.
Une larme glisse, suivie d’un hurlement. La violence du mensonge.
Cette année, ce sont les auteurs eux-mêmes qui ont concocté les questions de l’interview, celles qui leur trottent dans la tête, celles qu’on ne leur pose jamais, ou tout simplement celles qu’ils aimeraient poser aux autres auteurs.
Aujourd’hui l’interview de Fred Gevart
1. Certains auteurs du noir et du Polar ont parfois des comportements borderline en salon. Faites-vous partie de ceux qui endossent le rôle de leurs héros ou protagonistes pendant l’écriture, histoire d’être le plus réaliste possible ?Bande de psychopathes !
Non (les taiseux, comme on dit, ont le vent en poupe).
2. Douglas Adams est promoteur de 42 comme réponse à la vie, l’univers et le reste. Et vous quelle est votre réponse définitive ?
Pour la vie et l’univers, 42 me paraît effectivement une réponse correcte. En revanche, pour le reste, il me semble qu’il faille tout de même tenir compte du dénivelé.
3. Y a-t-il un personnage que vous avez découvert au cours de votre vie de lecteur et avec lequel vous auriez aimé passer une soirée ?
Sans trop d’hésitation Dean Moriarty, sauf que certains soirs j’insisterais vraiment pour faire le bob quand il se met en tête de prendre la route pour traverser le pays.4. Si tu devais avoir un super pouvoir ce serait lequel et pourquoi?Sans doute celui de ressusciter les deadlines.
5. Est-ce que tu continuerais à écrire si tu n’avais plus aucun lecteur ? (même pas ta mère)
All work and no play makes Jack a dull boy.
6. Quel a été l’élément déclencheur de ton désir d’écrire ? Est-ce un lieu, une personne, un événement ou autre ?
C’est une partie qui s’est jouée en deux manches. La première c’était en 4ème, j’ai écrit un poème au sujet d’un personnage de BD qui m’avait ému, et pas mal d’autres ont suivi. Puis il y a eu une mi-temps, et la deuxième manche (décisive) s’est jouée en 1997 à cause à la fois d’une personne et d’un lieu (commun), dont les initiales sont SK.
7. Est-ce que le carmin du sang de ses propres cicatrices déteint toujours un peu dans l’encre bleue de l’écriture ?
Certains voient l’écriture comme une suture sur la plaie, d’autres comme le sel.
8. Penses tu qu’autant de livres seraient publiés si la signature était interdite ? Et toi, si comme pour le trophée Anonym’us, il fallait publier des livres sous couvert d’anonymat, en écrirais-tu ?
Oui, mais dans ce cas je préfèrerais les écrire incognito.
9. Pourquoi avoir choisi le noir dans un monde déjà pas rose ?
A vrai dire, je ne me souviens plus si c’est parce que je n’ai pas trouvé l’interrupteur ou bien parce qu’on avait coupé le courant.
10. Quelles sont pour toi les conditions optimales pour écrire ?
10 à 12°c, pas de pluie, vent nul. Et surtout, comme je l’évoquais tout à l’heure, pas trop de dénivelé.
11. si vous deviez être ami avec un personnage de roman, lequel serait-ce?
Franchement, quand on est pote avec Bubba, comme Patrick Kenzie et Angela Gennaro, je pense qu’on doit se sentir un peu plus peinard.
12. Quel est ton taux de déchet (nombre de mots finalement gardés / nombre de mots écrits au total ) ? Si tu pouvais avoir accès aux brouillons/travaux préparatoires d’une œuvre, laquelle serait-ce ?
A part compter les « E » dans le premier jet de La Disparition de Perec en cas d’insomnie, je ne vois pas. Pour ce qui est de mes statistiques personnelles, je viens de les vérifier (je te remercie pour cette question, c’était quand même très fastidieux). Est-ce un signe ? Mon taux est de 42,195 % Je te propose d’arrondir à 42.
Cette année, ce sont les auteurs eux-mêmes qui ont concocté les questions de l’interview, celles qui leur trottent dans la tête, celles qu’on ne leur pose jamais, ou tout simplement celles qu’ils aimeraient poser aux autres auteurs. Aujourd’hui Natacha Nisic
1- Certains auteurs du noir et du Polar ont parfois des comportements borderline en salon. Faites-vous partie de ceux qui endossent le rôle de leurs héros ou protagonistes pendant l’écriture, histoire d’être le plus réaliste possible ? Bande de psychopathes ! J’entre dans leur tête ou eux dans la mienne ; si l’un de mes personnages meurt, il peut ainsi survivre. Plus sérieusement, lors des salons, je suis plutôt côté bar. Peut-être un signe.
2- Douglas Adams est promoteur de 42 comme réponse à la vie, l’univers et le reste. Et vous quelle est votre réponse définitive ? Oh, rien de définitif en ce moment…
3- Y a-t-il un personnage que vous avez découvert au cours de votre vie de lecteur et avec lequel vous auriez aimé passer une soirée ? Arturo Bandini.
4- Si tu devais avoir un super pouvoir ce serait lequel et pourquoi? Devenir invisible pour ne plus me voir 😉
4 bis :Est-ce que tu continuerais à écrire si tu n’avais plus aucun lecteur ? (même pas ta mère)
Y en a toujours un qui traine, à commencer par soi-même, donc oui.
5- Quel a été l’élément déclencheur de ton désir d’écrire ? Est-ce un lieu, une personne, un événement ou autre ? La lecture et le rêve.
6- Est-ce que le carmin du sang de ses propres cicatrices déteint toujours un peu dans l’encre bleue Pas toujours.
7- Penses tu qu’autant de livres seraient publiés si la signature était interdite ? Et toi, si comme pour le trophée Anonym’us, il fallait publier des livres sous couvert d’anonymat, en écrirais-tu ? Le top ! Un grand roman anonyme.
8- Pourquoi avoir choisi le noir dans un monde déjà pas rose ? Je n’aime pas le rose.
9- Quelles sont pour toi les conditions optimales pour écrire ? Le silence, une petite pièce fermée avec fenêtre, des cigarettes et une robe de chambre.
10- si vous deviez être ami avec un personnage de roman, lequel serait-ce? Bandini.
11- Quel est ton taux de déchet (nombre de mots finalement gardés / nombre de mots écrits au total ) ? Si tu pouvais avoir accès aux brouillons/travaux préparatoires d’une œuvre, laquelle serait-ce ? Je ne sais pas. Peut-être la Peau et les Os de Georges Hyvernaud.
Cette année, ce sont les auteurs
eux-mêmes qui ont concocté les questions de l’interview, celles qui leur
trottent dans la tête, celles qu’on ne leur pose jamais, ou tout simplement
celles qu’ils aimeraient poser aux autres auteurs.
Aujourd’hui l’interview de Tom Noti
1. Certains auteurs du noir et du Polar ont parfois des comportements
borderline en salon. Faites-vous partie de ceux qui endossent le rôle de leurs
héros ou protagonistes pendant l’écriture, histoire d’être le plus réaliste
possible ?
Bande de psychopathes !
Personnellement, les personnages de mes
romans sont des types plutôt taciturnes, mélancoliques, parfois amnésiques,
souvent malheureux, ils plaquent leur famille, ne veulent pas d’enfants voire
détestent les gosses, ils fuient leurs amis et s’entourent de solitude, ils se
cherchent beaucoup. L’un de mes personnages est aussi une femme… bref, tout ça
pour dire que ma famille supporterait moyen l’idée que j’endosse ces rôles-là…
2. Douglas Adams est promoteur de 42 comme réponse à la vie, l’univers et
le reste. Et vous quelle est votre réponse définitive ?
Ma réponse est d’abord que Douglas Adams
était trop intelligent pour être heureux et cherchait sans doute beaucoup trop
pour pouvoir trouver. Je le préfère dans sa collaboration aux délires des Monty
Pithon et je conserve leur folie commune comme réponse définitive aux
interrogations sur le sens de la vie.
3. Y a-t-il un personnage que vous avez découvert au cours de votre vie de
lecteur et avec lequel vous auriez aimé passer une soirée ?
Le premier qui me vient à l’esprit est
Henry Wilt (des romans de Tom Sharpe) qui me fait tellement rire mais qui
m’angoisse aussi tellement qu’une soirée avec lui me suffirait, je pense.
Sinon, les révoltés que j’aurais aimé
apaiser le temps d’un verre : Antigone, Tom Joad (Les raisins de la colère
de Steinbeck) et l’incommensurable Arturo Bandini (des romans de John Fante)
quoique, à bien y réfléchir, j’aurais aussi pu passer plusieurs soirées avec ce
dernier.
4. Si tu devais avoir un super pouvoir ce serait lequel et pourquoi?
Voler ! Pour voler…
5. Est-ce que tu continuerais à écrire si tu n’avais plus aucun lecteur ?
(même pas ta mère)
Très sincèrement, non. Je (ou on)
m’enfermerais (t) et je me raconterais des histoires dans ma tête pour moi tout
seul. Elles seraient parfaites, sans fautes, sans relectures, sans corrections,
sans tout ce temps nécessaire pour rendre « lisibles » les histoires
écrites. Ainsi, je pourrais m’en raconter 10 fois plus et surtout, je les
trouverais à chaque fois géniales !
6. Quel a été l’élément déclencheur de ton désir d’écrire ? Est-ce un lieu,
une personne, un événement ou autre ?
Il me semble avoir toujours écrit, au moins
dans ma tête…
Mais l’élément déclencheur est chez moi,
mon 5e élément à moi, c’est-à-dire mon dernier garçon. Un jour, il
m’a demandé si le métier que j’exerçais était mon grand rêve d’enfant. J’ai dû
lui avouer que non, que c’était écrire mon grand rêve ! Et là, il m’a
répondu : « Tu nous dit qu’il faut suivre ses grands rêves et toi, tu
ne l’as pas fait ! Alors pourquoi tu ne le fais pas ? Tu n’es
pas encore trop vieux ! » Mon premier manuscrit a été édité quelques mois
plus tard.
7. Est-ce que le carmin du sang de ses propres cicatrices déteint toujours
un peu dans l’encre bleue de l’écriture ?
Oui, je crois davantage à l’encre de tes
blessures que l’encre de tes yeux, même si…
Question bien pourrie au demeurant…
8. Penses tu qu’autant de livres seraient publiés si la signature était
interdite ? Et toi, si comme pour le trophée Anonym’us, il fallait publier des
livres sous couvert d’anonymat, en écrirais-tu ?
Oh oui ! Comme les paquets de
cigarettes neutres ! Ce serait génial ! Franchement, plus de souci
d’égo, de pseudo, d’image, de patronyme bankable ou pas… Juste les mots et les
lecteurs choisissent sans interférences. Oui, oui, bonne idée ! J’adhère
immédiatement.
9. Pourquoi avoir choisi le noir dans un monde déjà pas rose ?
Je ne suis pas un auteur de roman noir.
J’aimerais bien mais je tire toujours davantage vers le gris… Je suis très fan
des auteurs du noir, très admiratif, j’en lis beaucoup. (Si je commence à en
citer ici, je vais me faire des ennemis.) Quand au monde pas si rose que
voulez-vous que je vous dise ? On s’en sort comme on peut… Perso, même si
je suis pessimiste par nature, je reste optimiste par raison (Philippe Noiret)
10. Quelles sont pour toi les conditions optimales pour écrire ?
Le matin très tôt, chez moi, quand tout
le monde dort, avec vue sur les montagnes et un café ou alors la fin de journée
sur la terrasse d’un bar rempli de siciliens bruyants avec vue sur la mer.
11. si vous deviez être ami avec un personnage de roman, lequel serait-ce?
Cornélien ! Mais celui qui me vient
d’emblée c’est Rob, le disquaire de High Fidelity de Nick Hornby. Ce type
soulève une montagne existentielle chez moi en passant ses journées à élaborer
la liste des 10 plus grands albums de musique rock de tous les temps. Si
quelqu’un me pose cette question, je crois que je perds complètement pied
(sachant que depuis que j’ai lu ce livre, il y a 20 ans environ, il n’y a pas
un jour où, en écoutant une chanson, je ne me la question.) Obsessionnel. Donc,
oui, je pourrais passer des soirées avec Rob et des semaines de vacances
aussi !
12. Quel est ton taux de déchet (nombre de mots finalement gardés / nombre
de mots écrits au total ) ? Si tu pouvais avoir accès aux brouillons/travaux
préparatoires d’une œuvre, laquelle serait-ce ?
Je dirais grosso modo que mon taux de
rebus (et parfois ce sont les éditeurs qui sont rebutés) est de 40%…
Si je pouvais avoir accès aux brouillons
d’une œuvre ce serait celle de RJ Ellory et notamment Mauvaise étoile avec les
errements des deux protagonistes car il m’a fallu une carte des US pour suivre
leurs chemins parallèles puis moins… Et aussi Vendetta du même auteur car je
suis dingue de la structure complexe qu’il a utilisée.
Mathias approche encore la tête et
scrute entre les deux pans du rideau, par l’infime interstice. Peine perdue, il
ne voit rien, qu’une lumière intense. En revanche, depuis les coulisses, il
sent la fièvre électrique qui anime déjà le public.
— CHERS PARIEURS, JE DÉCLARE LE 6ème JEU DE LA MORT,
OUVERT !, braille soudain Joe, l’animateur.
Un déluge d’applaudissements et
d’acclamations s’élève dans la salle survoltée. Par-dessus la cacophonie
ambiante, certains « À mort ! » ou « Bravo ! » se
détachent.
— Et, maintenant, je vous demande d’accueillir
chaleureusement notre premier spadassin… j’ai nommé Baroud !
L’homme, un quinquagénaire corpulent
et chauve, entre alors en scène sous les ovations. Il salue plusieurs fois le
public, lève les mains en signe de victoire, sous l’œil amusé de l’animateur.
— Chers parieurs, merci beaucoup pour cet accueil… MERCI !, répète Joe
en brandissant une fiche tout droit sortie de la pochette de sa chemise.
La meute se calme peu à peu et un
silence tendu gagne enfin les rangs.
— Merci… Maintenant, je vous demande d’être attentifs à sa
présentation !… Baroud. 50 ans. Ancien cadre supérieur dans un grand
groupe agroalimentaire. Licencié il y a six mois. Baroud est un joueur
compulsif. Criblé de dettes, il doit désormais la somme de 650.000 euros.
Baroud est marié et père de deux jeunes filles de 16 et 18 ans. Baroud dit
participer au 6ème jeu de la mort pour éviter la banqueroute personnelle et
sauver son mariage ! Il affirme être prêt à aller jusqu’au bout parce
qu’il n’a désormais plus rien à perdre ! ON L’APPLAUDIT ENCORE !
De nouveau, sifflets, quolibets ou
ovations se répandent en ondes enflammées. Mathias sent son palpitant
s’accélérer. Son tour ne va pas tarder.
— S’il vous plaît, messieurs, dames… S’il vous plaît, un peu de
silence !… Voici maintenant notre deuxième spadassin. J’ai nommé :
Hadès ! (Mathias, subitement, trouve le surnom qu’il a choisi ridicule et
arrogant.)
Ça trépigne dans les tribunes, ça
gueule, ça s’époumone. Le rideau s’ouvre et Mathias est propulsé sur la scène
comme un gladiateur dans l’arène. « Ouais !!! Vas-y petit, tu vas
gagner ! », entend-il mais, à sa grande stupéfaction, il découvre
qu’une paroi sans tain enceint le plateau. Les parieurs demeurent invisibles.
Joe lui réserve une entrée triomphante en lui prenant la main et en la dressant
bien haut. Une liesse sans visage fait désormais vibrer la scène.
— Hadès ! 25 ans. Maçon depuis ses 17 ans. Sans emploi. Hadès a perdu
l’an dernier sa femme et sa petite fille dans l’incendie de sa maison. Incendie
électrique dû à une mauvaise installation de chauffage qu’il avait lui-même
posé ! Hadès dit participer au 6ème jeu de la mort PAR RÉDEMPTION, ce sont
ses mots ! Il aborde le jeu sur la modalité du « quitte ou
double » : une seconde chance pour une nouvelle vie… ou la
mort ! ON L’APPLAUDIT BIEN FORT !
Mathias est estomaqué par le tapage
qui suit sa présentation, le souffle et l’énergie des parieurs transpercent le
miroir sans tain. Il a l’impression d’être traversé par un fluide d’adrénaline
pure. Ses mains poissent de sueur et son cœur s’emballe sous le tonnerre
d’ovations. Joe, lui, continue d’embraser la foule par de grands gestes,
mettant tour à tour en avant Baroud et Hadès. Derrière le miroir, ça beugle, ça
fait des olas, ça exulte ! Puis, Joe en appelle au calme.
— Chers parieurs, à l’issue du décompte, vous disposerez de cinq minutes
exactement pour engager vos mises à l’aide du boîtier scellé à votre siège…
Pour rappel, chacun des trois rounds sera précédé d’un nouveau temps de pari.
Baroud ? Hadès ? Qui remportera le duel ? En 1, 2 ou 3
rounds ? Attention, début des paris dans : CINQ…
— QUATRE, TROIS, DEUX, UN, ZÉRO !!!, braille la foule.
Mathias a les jambes en coton, c’est
la peur qui l’a saisi à la gorge et qui l’étrangle. Joe demande aux joueurs de
rentrer dans le cube en verre anti-balles et de s’installer sur leurs sièges.
Mathias s’assoit en vis-à-vis de son adversaire. Quelques instants plus tard,
le voilà chevilles cadenassées aux pieds de sa chaise scellée au sol. Face à
lui, Baroud subit le même sort. Entre les deux joueurs, une simple paroi de
verre pare-balles et, comme dans les guichets sécurisés, une goulotte contenant
six révolvers, luisants, noirs, minutieusement alignés. Les joueurs se toisent
désormais, chacun tentant de masquer son stress. Bientôt, Joe reprend :
— Fin des cinq minutes de paris dans 10, 9…
Mathias sent l’angoisse augmenter à
mesure que les chiffres décroissent.
— Nous y voilà !, s’égosille Joe. Parieurs, est-ce que vous êtes
prêts ?!
— OUIIII !!!
— Alors, c’est parti !
Un gong magistral retentit, suivi
d’un silence marbré de chuchotements. Là, d’un geste excessivement théâtral,
Joe plonge la main dans la poche de son blazer et exhibe un jeu de cartes, sous
la rumeur du public fasciné.
— Le moment est venu de donner un joker à chacun de nos spadassins. Pour
rappel, je tiens ici 52 cartes dont 43 sont blanches, donc nulles. Restent neuf
jokers : quatre cartes « PASSE » permettant au joueur de passer
son tour, quatre cartes « TWIST » permettant d’échanger l’ordre du
jeu et la dernière enfin – joker royal – qui est frappée du mot
« SHOOT » et permet de faire jouer l’adversaire à sa place !
Afin d’assurer une équité parfaite, chaque joueur piochera sa carte dans un jeu
distinct. Hadès ? Baroud ? Vous êtes prêts ?
Mathias combat tout espoir de bonne
pioche. Il a tué les deux amours de sa vie. Il le sait : son tango avec la
mort est sa seule planche de salut. Il a accepté l’idée de mourir, ce soir, à
25 ans à peine. S’il en réchappe, alors, il s’agira d’un miracle… Joe a franchi
le mur de verre pour rejoindre Baroud, et la tension monte encore d’un cran sur
le plateau. L’homme qui transpire abondamment, approche une main tremblante du
tas de cartes étalé sur la console. Il hésite, en touche plusieurs, et finit
par en piocher une. Son visage s’illumine quand il la découvre. Est-il bien
servi ou s’agit-il d’une feinte ? Mathias ne saurait le dire.
— Suspense !, commente Joe, tout à son rôle.
Puis, il contourne le cube de verre
et rejoint Mathias, côté opposé. Il étale alors un jeu neuf de 52 cartes.
Mathias ne marque aucune hésitation et pioche la première carte qui lui tombe
sous la main. Il l’observe à la dérobée. Pas de chance, elle est blanche. Il
sourit pourtant à Baroud. Hors de question de se trahir. Dans le public, un
brouhaha spéculatif s’élève tandis que Joe se replace au centre du plateau.
— Chers parieurs, début du premier round ! La cagnotte, à l’issue des
mises de ce premier tour est de 125.000 euros pour le spadassin gagnant !
Afin d’éviter toute triche, je vous rappelle que vous êtes invisibles, inutile
donc de faire des gestes. Par ailleurs, nous allons couper le son des tribunes
afin qu’aucun de vous ne puisse communiquer avec son poulain ! Bien sûr de
votre côté, vous continuerez de m’entendre. Attention : 3, 2, 1,
zéro !
Sur le plateau, un silence brutal
s’installe. Les deux joueurs se retrouvent isolés, coupés de cette foule
chauffée à blanc. Le duel peut commencer.
— Baroud, Hadès, c’est parti !
Les écrans numériques intégrés à la
console devant eux s’allument. Six cases apparaissent : calcul,
orthographe, histoire, géographie, énigme, lancer de dés.
— Pour ce premier round, c’est Baroud qui va choisir le thème de l’épreuve
puisqu’à l’heure actuelle, il est le favori au regard des paris !
Baroud semble rassuré par sa
position. Si le public mise majoritairement sur lui, ce n’est pas pour
rien !
— Baroud, vous avez dix secondes pour choisir un thème.
Mathias balaie l’écran des yeux,
paniqué. Il n’a aucune chance !
— Cher public, comme vous pouvez le voir sur l’écran géant, Baroud a choisi
CALCUL ! Le gagnant sera celui qui trouvera le bon résultat ou celui
s’approchant le plus. En cas d’égalité, c’est la rapidité qui prévaudra. Attention,
c’est parti !
Sur l’écran, une formule
s’affiche : 19 759 + 1472 – 427 x 3 + 104 – 27 x 2 = ? Mathias
tente d’endiguer la vague de stress qui monte en lui. Les chiffres dansent
devant ses yeux, c’est peine perdue. Il décide d’essayer de se rapprocher du
résultat en arrondissant : 20 000 + 1500 – 1275 + 100 – 50. Il
calcule laborieusement et totalise 20 275 qu’il tape sur l’écran, puis
valide. Face à lui, Baroud semble replié dans sa bulle. Visage impassible, ses
lèvres frémissent comme il compte dans sa tête. Puis, il rouvre les yeux et
tape son résultat. Le chrono s’arrête et Joe repend vie :
— TOP ! Qu’on rallume les micros des gradins !
Immédiatement, une cacophonie sans
précédent gagne le plateau. Les parieurs sont en délire. Leurs cris crèvent la
scène.
— Hadès a répondu en premier : 20 275 ! Baroud a répondu en
second : 20 540 ! La bonne réponse est… (Joe attend, augmentant
ainsi la fièvre ambiante) : 20 540 ! BAROUD REMPORTE
L’ÉPREUVE !
Explosion dans la salle ! Les
perdants vomissent leurs insultes. Les gagnants braillent leur joie. Joe peine
à ramener tout le monde au calme. Et Mathias sent la nausée lui brûler la
trachée.
— Chers parieurs, on se tait !
Joe se tourne vers Mathias dont
le visage s’affiche sur l’écran géant, et le silence du public se fait
soudainement parfait.
— Hadès, vous avez échoué, lance solennellement Joe. Trois choix s’offrent à
vous : forfait, joker ou tir.
Malgré sa terreur, Mathias ne
fléchit pas :
— TIR !, éructe-t-il.
Autour de lui, les gradins semblent
crépiter d’une excitation toute animale. Joe laisse filer les secondes, puis
d’un geste autoritaire, intime le silence. La salle entière retient son
souffle.
— Hadès, vous avez décidé de tirer… Vous devez désormais choisir un des
révolvers situés dans la goulotte devant vous… L’un d’eux est chargé… Avez-vous
rendez-vous avec la mort ce soir ?… Nous le saurons dans un instant.
Une sueur glacée descend le long de
son dos. Mathias regarde tour à tour les révolvers alignés devant lui. Une
chance sur six. Il approche sa main, hésite, opte mentalement pour l’un et en
saisit finalement un autre. L’arme est lourde, froide et la terreur qui dévore
Mathias à cet instant précis, le fait trembler. Un silence de mort enveloppe
ses gestes. Il approche l’arme de sa tête, expulse un long filet d’air et
plante ses yeux dans ceux de Baroud face à lui. L’homme déglutit péniblement et
finit par détourner le regard.
— Hadès : bonne chance à vous, murmure Joe dans le micro.
Mathias serre les dents, se
concentre et visualise l’image de sa femme et de sa fille sur la plage. Puis,
tac !, il presse la gâchette… Un instant se meurt… Et soudain, la foule
invisible communie dans une allégresse hystérique ! Le jeu va
continuer ! Joe reprend son micro. Les minutes qui suivent sont un magma
de vibrations sonores qui pulsent aux oreilles de Mathias. Sonné, celui-ci
tente de retrouver un rythme cardiaque normal. Il vient de faire son premier
pas sur son chemin de rédemption…
***
Le deuxième round s’ouvre après les
cinq minutes réglementaires de paris. Dans la goulotte entre les deux joueurs,
le nombre de révolvers est descendu à quatre. Le gong résonne, annonçant la
reprise du duel.
— On m’indique que la somme en jeu pour un de nos spadassins s’élève
maintenant à 478.000 euros ! ÉNORME pour un second round !, braille
Joe. Et c’est Hadès qui va choisir le thème de cette nouvelle épreuve ! En
effet, après sa démonstration de force, il a pris la première place dans les
paris !
Mathias balaie les thèmes restants
sur son écran. Fidèle à sa démarche rédemptrice, il sélectionne « lancer
de dés ». Face à lui, Baroud lui décoche un regard surpris. Comment
peut-on remettre sa vie entre les mains du hasard ?!
Joe distribue deux dés à chacun des
joueurs. Contrairement au round précédent, le son des tribunes n’est pas coupé
puisque le public n’a aucun moyen de venir en aide aux candidats.
— Hadès, en tant que favori, je vous demande de lancer un premier dé !
Mathias s’exécute sous les murmures
du public. Le dé roule sur la console, la rumeur s’intensifie, et un deux
apparaît. Les parieurs sont divisés, certains laissent éclater leur joie,
d’autres, leur dépit.
— DEUX ! Petit score pour ce premier jet ! Mais rien n’est
fait ! Baroud, à vous !!!
Baroud semble en confiance, il a
toutes ses chances. Il jette son dé, suit le tournoiement des chiffres et lève
le poing bien haut quand le dé s’arrête sur le cinq. Dans les tribunes, c’est
la cohue.
— CINQ ! BRAAAVO !!!
Mathias accuse le coup sans broncher.
Il se sent comme le Christ sur le chemin du calvaire, direction le Mont
Golgotha… Mort et rédemption dansent une valse funeste.
— Hadès, c’est à vous ! Si vous faites trois ou moins, Baroud sera
forcément gagnant !
La salle se tait. Mathias sent de
nouveau la terreur se lover contre lui comme une amante maléfique et
indomptable. Il lance son dé d’une main malhabile et ce dernier glisse plus
qu’il ne roule. Le couperet tombe sur le un. Mathias sent ses boyaux se tordre
tandis que les parieurs beuglent comme des porcs qu’on saigne. Baroud, lui,
laisse échapper un glapissement de joie. Il lève le poing plusieurs fois vers
la foule en délire tandis que Joe remue la tête, d’un air grave, tout en
faisant quelques pas sur le plateau.
— AÏE, AÏE, AÏE, AÏE !!!, finit-il par lâcher au micro. Le sort semble
s’acharner sur vous, Hadès !
La cohue va decrescendo jusqu’à
atteindre un silence touffu, vibrant d’excitation.
— Hadès… Vous avez échoué… Trois choix s’offrent maintenant à vous :
forfait, joker ou… tir.
Mathias voudrait combattre la mort
avec panache mais sa gorge est nouée et son ventre dur comme du bois. Sa voix
tremble quand il répond :
— Tir.
De nouveau, ça exulte, ça hurle et
ça se défoule. Joe affiche une mine médusée et respectueuse.
— ON DIRAIT BIEN QUE NOTRE SPADASSIN EST PRÊT À DÉFIER LA MORT CE
SOIR !!! Allez, on l’encourage bien fort !
Mathias se coupe mentalement du
tohu-bohu. Il fixe les quatre flingues qui luisent – menaçants – sous la
lumière d’un spot. Les secondes filent et, bientôt, le silence est total, la
foule suspendue à ses gestes. Mathias choisit le révolver de droite et le
plaque contre sa tempe.
— Nous approchons du moment fatidique, chuchote Joe dans le micro. Hadès
rejoindra-t-il les trois candidats qui ont déjà laissé leurs peaux sur ce
plateau ?
Mathias bloque sa respiration, ferme
les yeux et se rappelle Marion et Alice. Il revoit cette photo prise sur une
plage de l’île de Ré, un an et demi plus tôt. Marion, les cheveux soulevés par
le vent, Alice lovée dans un drap de bain trop grand pour elle. Leurs rires
étaient des éclats purs de soleil. Mathias sourit, il est prêt à les rejoindre.
Il appuie sur la détente. Un instant file, suspendu, hors du temps, puis :
— EXTRAORDINAIRE !!!, s’époumone Joe. Hadès est le premier concurrent à
défier la mort deux fois d’affilée et à la vaincre !
Les parois sans tain semblent enfler
et vibrer sous le souffle des parieurs. Une ivresse totale s’est emparée de
tous. Le dernier round promet d’être intense.
***
Le gong puissant retentit. Dans la
goulotte entre les joueurs, le nombre de révolvers est descendu à deux et la
tension est à son comble. Joe énonce que la somme en jeu atteint un
record : 1.251.620 euros attendent le gagnant.
— C’est parti, chers parieurs, pour notre ultime round de ce 6ème jeu de la
mort ! On m’indique que Baroud a repris la tête des mises du soir – que de
revirements ! – et c’est donc à lui de définir le thème de la dernière
épreuve. Baroud, vous avez dix secondes.
Baroud affiche une sorte de rictus
étrange. Son regard est presque halluciné quand il fait son choix…
— ÉNIGME ! Choix très audacieux pour un dernier round, Baroud !,
s’exclame Joe.
Énigme ?! Mathias a le
sentiment qu’un gouffre s’ouvre sous ses pieds. Il se sent totalement incapable
de se concentrer et de réfléchir, il est bien trop nerveux.
— Chers parieurs, nous allons donc de nouveau couper le son des tribunes pour
éviter toute triche !
Et Joe entreprend le décompte avec
le public. À zéro, le plateau est subitement plongé dans un silence parfait qui
ajoute à la tension ambiante. Les duellistes se fixent avec anxiété.
— Hadès, Baroud… TOP DÉPART !!!
L’énigme apparaît en même temps sur
les écrans des joueurs et sur l’écran mural géant. Mathias lit :
« Trois Russes ont un frère, mais celui-ci n’a pas de frère.
Expliquez ». Mathias sent son cœur bondir dans sa poitrine : il
sait ! Dans un même élan, Baroud et lui se jettent sur leurs écrans. Aussi
vite que ses mains le lui permettent, Mathias écrit : « les Russes
sont des femmes » et valide. Il relève la tête quasiment en même temps que
son adversaire. Mathias en est certain, il a validé une fraction de seconde
plus tôt ! Et là, il tient la bonne réponse !!! Inespéré !!! Son
chemin de croix s’achèverait-il ?
— VOILÀ ! Nos deux spadassins ont répondu ! Nous pouvons désormais
rétablir la liaison phonique avec les parieurs.
Ces derniers en profitent pour se
faire entendre. Entre les « ALLEZ BAROUD ! », les « À
MORT ! » et les « HADÈÈÈÈS !!! », les tribunes sont à bout
de souffle. En bon Monsieur Loyal, Maître de son cirque moderne, Joe exhorte la
foule. Souffle sur les braises ardentes du spectacle. Enfièvre la salle. Et
galvanise les parieurs par ses braillements et ses grands gestes. Quand il
estime que c’en est assez, il ramène l’arène au calme et se tourne vers l’écran
géant.
— Et la bonne réponse était : les Russes sont des femmes !
L’écran se transforme en stroboscope
avec la réponse qui clignote comme une enseigne publicitaire.
— ET INCROYABLE : NOS DEUX ADVERSAIRES L’ONT TROUVÉE !!!
Un tsunami d’acclamations balaye le
plateau. Joe laisse filer les secondes. Il fait des grands « oui » de
la tête pour marquer son ébahissement. Une minute plus tard, le public s’apaise
enfin et Joe peut reprendre la parole :
— Le moment est venu de départager nos spadassins ! QUI A ÉTÉ LE PLUS
RAPIDE ???
Les spéculations s’élèvent de toute
part, derrière les vitres sans tain.
— C’est… HADÈS ! Chers parieurs, on l’applaudit !!!
Mathias peine à y croire. La tête
lui tourne. Il est aux portes de la rédemption. Baroud aura-t-il le courage
d’aller au bout ? – à ce stade-là, ce serait de l’inconscience, le seul
qui s’y était risqué s’est fait péter le caisson, lors de la première édition
du jeu… Joe bataille en vain pour ramener la foule au calme et c’est finalement
le gros plan de Baroud sur l’écran géant qui fait taire l’assemblée. Tous les
visages invisibles doivent désormais être braqués sur lui.
— Baroud, vous avez échoué, énonce Joe avec gravité… Trois choix s’offrent
désormais à vous : forfait, joker… ou tir.
Un ange passe, puis :
— JOKER !, triomphe Baroud.
Et la carte frappée de
« SHOOT » se matérialise sur l’écran géant. La paroi sans tain menace
alors d’exploser sous le martèlement des parieurs des premiers rangs et le
souffle surpuissant d’un concert de hurlements. Mathias, lui, sent de nouveau
la bile lui brûler la trachée. Non, ce n’est pas fini… Il devra aller au bout
du chemin de croix, au sommet du mont Golgotha, sous l’œil vengeur du Ciel. Tel
est le prix de la rédemption qu’il est venu chercher… Et il l’aura, mort ou
vivant…
Mathias prend subitement conscience
que la foule s’est tue. C’est l’acmé.
— Hadès, vous avez échoué. Trois choix s’offrent à vous : forfait, joker
ou… tir.
Mathias ne trouve pas la force de
répondre. Alors, il avance sa main vers les deux révolvers côte à côte dans la
goulotte. Gauche ? Droite ? Une chance sur deux. D’une main
tremblotante, il prend celui de gauche. Le plaque sur sa tempe. Puis, ferme les
yeux. Une fois encore, il se concentre sur l’image de Marion et Alice. Revoit
leurs doux visages qui sourient à la vie et croquent le bonheur. Entend même
l’éclat de rire cristallin de sa fille. Capte aussi l’œillade mutine que lui
lance Marion. Et sent la mort qui le nargue et le frôle pour la troisième fois.
Les larmes roulent sur ses joues. Dans un instant, il connaîtra le visage de la
Rédemption.
— L’heure est grave, murmure Joe… Hadès a fait son choix… Un choix extrême…
Un choix fidèle à sa quête, souvenez-vous : Hadès cherche la rédemption.
Et, comme l’assistance est en apnée
totale, Mathias respire un grand coup et appuie sur la détente…
Cette année, ce sont les auteurs
eux-mêmes qui ont concocté les questions de l’interview, celles qui leur
trottent dans la tête, celles qu’on ne leur pose jamais, ou tout simplement
celles qu’ils aimeraient poser aux autres auteurs.
Aujourd’hui l’interview de Sophie Aubard
1. Certains auteurs du noir et du Polar ont parfois des comportements
borderline en salon. Faites-vous partie de ceux qui endossent le rôle de leurs
héros ou protagonistes pendant l’écriture, histoire d’être le plus réaliste
possible ?
Bande de psychopathes !
Non, les personnages restent dans les
livres, et heureusement ! J’ai fait peu de salons, mais j’ai toujours rencontré
de joyeux drilles qui ne se prenaient pas au sérieux, ce sont d’ailleurs
devenus des amis.
Je me mets dans la peau des personnages
le temps de l’écriture, certains virent très mal… et ça me fait bien
rire !
2. Douglas Adams est promoteur de 42 comme réponse à la vie, l’univers et
le reste. Et vous quelle est votre réponse définitive ?
42 ☺
3. Y a-t-il un personnage que vous avez découvert au cours de votre vie de
lecteur et avec lequel vous auriez aimé passer une soirée ?
Simone Weil. Pas une once de haine dans
cette femme, aucune compromission non plus. Je suis admirative.
4. Si tu devais avoir un super pouvoir ce serait lequel et pourquoi?
Endormir mon prochain. Quel bonheur de
plonger les barbants ou les méchants dans les bras de Morphée. Imaginez une
réunion où en endort tous les participants. Pendant ce somme, on peut lire,
écouter de la musique, modifier le power point. Et au réveil conclure « Merci
untel. Prochaine réunion le 10 pour suivre l’avancée du projet ». Tentant non ?
5. Est-ce que tu continuerais à écrire si tu n’avais plus aucun lecteur ?
(même pas ta mère)
J’ai commencé à écrire sans autre
lecteur que ma pomme. Je continuerai tant que la thérapie ne sera pas terminée
!
6. Quel a été l’élément déclencheur de ton désir d’écrire ? Est-ce un lieu,
une personne, un événement ou autre ?
Une cascade de douleurs et puis le
retour du bonheur.
7. Est-ce
que le carmin du sang de ses propres cicatrices déteint toujours un peu dans
l’encre bleue de l’écriture ?
Les bleus profonds sont ceux de l’âme et
du cœur. Ils ne laissent aucune trace, mais ne cicatrisent jamais. Alors, oui
j’y trempe ma plume.
8. Penses tu qu’autant de livres seraient publiés si la signature était
interdite ? Et toi, si comme pour le trophée Anonym’us, il fallait publier des
livres sous couvert d’anonymat, en écrirais-tu ?
Autant de livres seraient certainement
publiés, combien connaitraient le même succès ? Je pourrais publier sans nom,
mon ego n’en souffrirait pas si le lecteur est satisfait.
9. Pourquoi avoir choisi le noir dans un monde déjà pas rose ?
Il n’y a pas d’ombre sans lumière.
10. Quelles sont pour toi les conditions optimales pour écrire ?
Une belle histoire. Aucun rituel ou
besoin particulier.
11. si vous deviez être ami avec un personnage de roman, lequel serait-ce?
San Antonio pour les cours de français
et d’humanisme.
12. Quel est ton taux de déchet (nombre de mots finalement gardés / nombre
de mots écrits au total ) ? Si tu pouvais avoir accès aux brouillons/travaux
préparatoires d’une œuvre, laquelle serait-ce ?
Je ne tiens pas de statistiques. Je peux
supprimer des pages, des chapitres entiers tant que je ne suis pas satisfaite,
et encore, je ne le suis jamais à 100 %. J’aimerais avoir accès aux brouillons
de Frédéric Fajardie « La nuit des chats bottés », il a dû bien rire, et le
résultat est juste parfait.
Cette après-midi du mois d’août se
distendait à l’infini. Encore deux heures avant l’arrivée du train de Mathieu.
Marie-Martine détacha les yeux de l’écran de son MacBook. Par la fenêtre
panoramique, la terrasse (ici on utilisait le terme plus glamour de roof
top) était recouverte d’une épaisse couche de neige. De gros flocons
tourbillonnaient dans un ciel laiteux qu’elle ne connaissait que des sports
d’hiver, par temps de brume. « Tiens », se dit Marie-Martine sans
s’émouvoir davantage. Dans le café art déco du co-working, la lumière avait
terni. Elle augmenta la luminosité de son écran.
Bien sûr, on n’a pas tous les jours de
la neige en été, se dit-elle avec malice. Et après ? Ce phénomène n’était
en définitive qu’une confirmation. Cet hiver inattendu, d’une certaine manière,
ne faisait que lui donner raison. Marie-Martine avait à ce sujet de solides
convictions. Elle se revendiquait volontiers adepte de la décroissance, devant
un verre de Chardonnay. Elle consommait responsable. Elle achetait notamment du
courant « propre » et ne se déplaçait (au quotidien en tout cas)
qu’en vélo à assistance électrique. Cette prise de conscience ne datait pas
d’hier et la remplissait de satisfaction. Ce n’était malheureusement pas le cas
de tout le monde, loin de là. Au fond, les gens se foutaient pas mal du climat.
À commencer par Trump, qui s’était fendu d’un tweet débile à l’occasion d’un
épisode similaire à New York.
Le déni, en général, n’allait pas aussi
loin. Mais chacun, lui semblait-il, s’en remettait à la fatalité.
Pourtant l’évidence crevait les yeux. La
catastrophe n’était plus à venir. Elle était bel et bien enclenchée. Lors de
son vol aller, Mathieu avait dû survoler un des pires cyclones qu’ait connu la
Floride. Marie-Martine avait passé la nuit à suivre son vol à la trace sur une
carte du monde réactualisée en temps réel. La trajectoire du Boeing lui était
apparue comme une flèche décochée droit dans l’œil de l’ouragan. Elle n’avait
été capable de trouver le sommeil qu’une fois reçu le SMS de son mari. À quatre
heures du matin. « Bien arrivé » l’avait-il sobrement rassurée.
Évidemment, les longs courriers survolaient très haut les zones de dépression.
Une fois de plus elle s’était tordu les nerfs pour rien.
Elle commença à taper une nouvelle
phrase quand le grand carillon sonna l’ode à la joie. Seize heures.
Marie-Martine blêmit. Elle voulut ramener son attention sur son clavier, mais
le charme était rompu. Elle butait déjà sur le premier mot.
Le temps n’y était pour rien. De la
neige, des ouragans. Oui le temps était détraqué, mais ce n’était pas ce qui
tracassait Marie-Martine. Le monde courait à sa perte, c’était acquis depuis
longtemps. Mathieu revenait après toute une semaine d’absence et Marie-Martine
se sentait ravagée par l’angoisse.
Ce qui la déstabilisait, au fond,
c’était le carillon, bien qu’elle n’ait rien contre Beethoven à titre
personnel. Dans son casque Bluetooth à réduction active de bruit, les mazurkas
de Frédéric Chopin s’étaient tues. Le bruit blanc avait cessé et ne restait
plus dans ses oreilles que la sensation de s’être perforé les tympans. Son
casque devait être à court de batterie.
Elle le retira d’un geste vif, et entendit
alors la conversation des deux hipsters de l’autre côté de la salle. Elle ne
les avait pas vus entrer, tout absorbée qu’elle était par son travail. Elle se
troubla. C’était dimanche et elle avait espéré être seule. Ils étaient tous les
deux engoncés dans des grands manteaux de laine boutonnés jusqu’en haut, et
avaient chacun noué autour de leur cou une douce écharpe de mohair bleue. Ils
n’avaient pas l’air troublés le moins du monde par la neige au-dehors. Les
personnes de ce genre, l’espèce la plus fréquente au co-working, que ce soit
pour les initiatives ou pour la mode, donnaient toujours l’impression d’avoir
deux coups d’avance. En les regardant plus attentivement, Marie-Martine
constata que l’un des deux possédait un manteau de facture très largement
inférieure à celle de son interlocuteur (ses boutons avaient le reflet du
plastique). Ce dernier devait occuper le poste de Chief Executive Officer
dans la start-up qu’il avait créée, évidemment dans le domaine de la mode
masculine. Cette entrevue devait certainement correspondre à l’un de ces
incessants entretiens d’embauche auxquels elle assistait bien malgré elle
depuis qu’elle venait écrire ici. Boutons de plastique avait l’air en
difficulté. L’autre avait posé une chaussure de cuir brun sur la table et s’en
servait comme d’un support à sa démonstration.
— J’avoue, j’ai un faible pour la
Richelieu. Vois-tu, elle a le laçage directement sur l’empeigne. La derby,
elle, comporte deux pièces rapportées, cousues dessus, et ce sont ces parties
qui comportent les lacets. Bien sûr, toutes deux taillent bas, mais l’esprit de
la derby en fait une chaussure de confort, bien peu de style. Tu n’es pas
d’accord ?
— Si, c’est trop la honte, la Derby.
C’est un peu la même chose pour la Chelsea, de toute façon. Par contre, je me
suis toujours demandé, comment appelles-tu un mocassin à gland ?
L’autre se releva brusquement et tritura
machinalement le bout de sa barbe.
— Eh bien on dit un mocassin à gland.
Enfin, à pampilles. Mais, attends, ça n’a rien à voir ! Ne mélange pas
tout. Qu’est-ce que tu m’embrouilles ?
Boutons en plastique devint cramoisi et
se leva de table, en tremblant légèrement. Il quitta la pièce à reculons, les
yeux perdus dans le prolongement de son menton velu. L’entretien d’embauche
était manifestement clos.
L’autre demeura quelques instants
immobile, à sa table, fixant le percolateur derrière le comptoir en chêne. Il
avait un sourire crispé, non dénué de dédain, qui dessinait un rapporteur de
collège à la base de sa barbe rectangulaire. Il n’avait toujours pas trouvé son
Chief Marketing Officer. Il remit sa chaussure, la laça
consciencieusement, puis à son tour se leva, avant de disparaître de l’univers.
Marie-Martine soupira. Il était temps de
rendre les armes. Malgré tous ses efforts et la réanimation intensive qu’elle
avait exercés sur lui depuis le début de l’après-midi, sa nouvelle demeurait
désespérante à tous les égards. Ses deux personnages se regardaient comme des
crétins et semblaient incapables de faire avancer l’action de quelque façon que
ce soit. Jason était une petite frappe, un garçon du quartier (dont elle
n’avait pas une seconde envisagé un plan d’ensemble) qui s’occupait de tondre
la pelouse au black, quant à Jessica, en grande partie inspirée d’elle-même,
Marie-Martine ne lui trouvait pas beaucoup de circonstances atténuantes. À tous
points de vue c’était une grosse frustrée. C’était l’été là-bas aussi, mais le
monde n’était pas détraqué et il faisait chaud. On avait éprouvé le besoin de
se dénuder. La surprise de découvrir Jessica en topless dans la cabane à outil
avait coupé tous ses moyens, pourtant prodigieux, au pauvre Jason. Pourquoi
avait-elle, Bon Dieu, tourné les choses ainsi ?
En quatre-vingt-dix jours, Marie-Martine
n’avait pas produit grand-chose, hormis quelques débuts de nouvelles
pornographiques qui ne l’excitaient pas elle-même. Impossible de se concentrer
plus de trois minutes sur le moindre paragraphe. Au point qu’elle avait dû, en
catastrophe, faire l’acquisition de son casque audio. L’appareil avait fait
illusion quelques jours, avant qu’elle trouve une autre source à son manque de
rendement.
Cependant, pour la nouvelle qui
l’occupait à ce moment, la solution paraissait relativement simple. Il lui
suffisait de trancher la gorge à Jason, et peut-être bien la bite aussi, si
elle se sentait d’humeur, et de faire flotter le gros corps flasque de Jessica
à la surface de sa piscine. Dans une demi-heure ça pouvait être plié.
Mais avant cela, Marie-Martine avait
vraiment besoin d’une pause. Les deux cafetières collectives étaient vides.
C’était dimanche. Personne n’avait préparé de café. Par la fenêtre, la neige
n’en finissait pas de tourbillonner. Marie-Martine, imprévoyante, n’avait aux
pieds que ses petites sandales rouges, celles que Mathieu trouvait tellement sexy.
Qu’importe, elle n’était pas frileuse. L’occasion était trop belle. Un
dimanche, elle pouvait espérer que personne ne vendrait la faire chier si elle
grillait une cigarette sur le roof top. Pas de doute, le terme faisait
quand même plus classe.
Ici, on n’avait pas de temps à perdre.
On optimisait. On produisait du concept. De la monnaie d’échange et du service.
De la blockchain en veux-tu en voilà. Des maillons robustes et fonctionnels.
Voilà comment se rêvaient les co-workers. Mais bien souvent, quand elle se
rendait aux toilettes en traversant les couloirs, des types zappaient leur
partie de solitaire ou de Candy Crush dès qu’ils repéraient une présence dans
leur champ de vision. Aussitôt, ils reprenaient la lecture de contenus web en
mimant une concentration extrême. Elle ne se moquait pas d’eux. Marie-Martine
n’avait pas poussé l’audace assez loin pour renseigner « écrivain »
sur sa fiche d’inscription, elle avait préféré parler de rédactrice, ce qui lui
épargnait de fastidieuses explications. Au moins, grâce à Mathieu, elle ne
manquait pas d’argent et c’était bien ainsi.
À l’extérieur, des bourrasques de vent
finlandais la firent vaciller alors qu’elle empruntait la passerelle. Dix
mètres en dessous, des climatiseurs gros comme des camions rugissaient en
permanence. Ils ne firent pour autant pas voleter les pans de la petite jupe
orange qu’elle avait passée le matin. Mais quelle importance ? Mathieu
revenait. Marie-Martine se sentit de nouveau optimiste. Mathieu était
cardiologue. Mathieu avait peu de défauts. Mathieu ressemblait un peu trop à
George Clooney, cependant. Et il partait un peu trop souvent en congrès à son
goût.
Elle s’arrêta devant la balustrade en
verre blindé. Elle s’y accouda quelques instants.
De là où elle se tenait, Marie Martine
pouvait contempler le beffroi, avec ses multiples clochetons qui crevaient le
ciel bas. De l’autre côté, la ville se déployait. L’enfilade des toits était
saupoudrée de neige sur un kilomètre et demi. Tout ceci lui évoquait un
effondrement de banquise. La fin d’un monde, en somme, sans le moindre indice
du commencement d’un autre. Étrange, cette lézarde dans ce qu’elle avait pris
pour de la sérénité.
Marie-Martine sortit son paquet de
Marlboro Lights en pestant contre le gland de cuir de son sac à main Nat
& Nin à 395 €. On devait certainement dire une pampille plutôt
qu’un gland, comme elle l’avait appris quelques instants plus tôt.
Marie-Martine aurait bien sûr pu faire preuve d’un minimum d’audace, ou de sens
pratique, en sectionnant purement et simplement la minuscule lanière. Il lui
paraissait pourtant plus logique de remédier à ce désagrément en cédant aux
sirènes d’un nouvel achat compulsif. Il lui fallait un nouveau sac. Coûte que
coûte. Elle ne pouvait demeurer une seconde de plus avec celui-ci.
Hélas, un dimanche, seul Amazon aurait
éventuellement pu lui rendre la raison mais avec ce temps polaire, elle ne
serait jamais livrée avant le lendemain. Inutile d’enjamber le parapet pour
autant. Marie-Martine regardait la petite cour pavée d’un immeuble, trente
mètres en contrebas. Elle balança son mégot encore incandescent par-dessus
bord. Le point rougeoyant suivit une trajectoire quasi rectiligne avant de
s’éteindre d’un coup au terme de sa chute. Son crâne à elle n’était pas très
solide, en comparaison du pavé, même capitonné d’un centimètre de neige. Elle
se mordit les lèvres, déjà bleuies par l’hiver soudain. Marie-Martine tripota
son alliance sans savoir vraiment quelle portée donner à ce geste.
Elle refit le chemin en sens inverse, et
lorsqu’elle poussa la porte du bar, elle se sentit enveloppée d’une chaleur
bienveillante. Il n’y avait plus personne. Elle serait tranquille. Décidée à se
remettre au travail, elle ne put s’empêcher de consulter les info-trafic en
temps réel. Après il serait toujours temps d’émasculer ce petit con de Jason.
Ainsi qu’elle l’avait redouté, le train
de Mathieu accusait un retard de cinquante-cinq minutes. Marie-Martine
ressentit une colère sourde lui tordre les entrailles. Elle ne savait même pas
à qui elle était destinée au juste. À la neige ? À Trump ? À
Mathieu ?
Jessica était une grosse frustrée, donc,
une jalouse. Ce n’était pas une salope ni une pute. Juste une épouse
malheureuse qui n’en pouvait plus de savoir son mari, neurochirurgien réputé,
partir sans cesse à l’autre bout du monde. Matthew était bel homme. On pouvait
difficilement imaginer meilleur mari en terme de statut social. Riche, les
traits affirmés, les larges épaules et une culture générale époustouflante,
Matthew nageait le cent mètres en cinquante-deux secondes. Jessica, quant à
elle, suivait avec désespoir l’évolution de sa courbe de poids sur la balance.
Jessica déprimait. Matthew avait des maîtresses, elle en était certaine. Elle
ignorait leurs noms, elle ignorait leurs visages ou leurs âges mais ces détails
n’avaient pas grande importance, aux yeux de Jessica. Il continuait à partir à
l’autre bout du monde, sans même avoir le courage de jouer franc-jeu. Matthew
n’avait même pas la décence de lui expliquer pourquoi il ne voulait plus la
baiser. C’était, à bien y réfléchir, le seul défaut qu’elle lui trouvait.
Tout ceci, songea Marie-Martine, n’était
pas très engageant. Jamais Mathieu ne pourrait lire ça sans éclater de rire ou
se mettre dans une colère noire. C’était à cause de la neige. C’était la neige
qui n’était pas prévue.
Des pensées malsaines assaillaient
Marie-Martine. En retard. En retard pourquoi ? Et surtout pourquoi
n’avait-il pas pris le temps de l’en informer ? Lui devait être au
courant. Bordel, elle ne comptait vraiment pas alors. Pour lui, son emploi du
temps à elle n’avait donc aucune espèce d’importance ? Avec qui il
était ? Elle avait bien essayé de savoir, tous les soirs, au téléphone,
quand ils se parlaient. Bien embêtée Marie Martine, avec le décalage horaire.
Quand il était minuit pour elle (elle attendait plutôt une heure du matin pour
repousser l’échéance) pour lui il n’était que dix-huit ou dix-neuf heures. Ce
qui signifiait qu’il avait encore toute la soirée, toute la nuit aussi devant
lui et elle, pendant ce temps là, elle essayait de dormir en trompant son
angoisse. Elle avait pris des cachets, Marie-Martine. Des Xanax et des Stilnox,
n’importe, ça se finissait toujours en X.
Elle ferma son écran. Elle ouvrit de
nouveau son écran. Cette grosse vache de Jessica poussait des soupirs idiots
devant la porte de la cabine de douche. Jason était tétanisé, le teint
verdâtre. On l’aurait cru sur le point de défaillir.
— Qu’est-ce que tu as ? roucoula
Jessica.
Bordel, c’était de la merde ! Trois
mois comme une putain de chienne dans un jeu de quilles. Incapable. Elle était
bien comme les autres, au fond, Marie-Martine. À la place du cœur, une machine
à compter les likes. Oh Bon Dieu, elle avait tant besoin d’amour. Et Mathieu,
qu’est-ce qu’il pouvait lui manquer. Plus qu’une heure, tenta-t-elle de se
rassurer. Rien qu’une petite heure. C’est cette putain de neige qui n’était pas
prévue. Tant pis pour ses résolutions, elle avait besoin d’une autre clope.
Marie-Martine ressortit sur le roof top.
À l’extérieur, le sol n’était plus qu’un
passage cotonneux. À perte de vue la neige unifiait la ville. Marie-Martine
avança, prudemment, vers la balustrade. Bien qu’on soit au mois d’août aux
environs de seize heures trente, elle sentait que bientôt tomberait la nuit.
Elle eut soudain une image nette de Jessica. Une vision précise de ce qui se
tramait dans son esprit pendant que Jason était sur le bord du malaise. Mais
qu’est-ce qu’il avait, ce gamin ? Lui non plus, elle était incapable de le
faire bander ? Pendant qu’elle s’escrimait à exciter ce petit crétin,
Matthew, lui, il faisait quoi dans son putain de congrès à Hong Kong ? Pas
difficile de le savoir. Il existait, loin d’elle. Il ne la désirait plus. Voilà
pourquoi elle rabattait ses fantasmes sur ces petits cons dix ans de moins
qu’elle. Matthew rentrait aujourd’hui. Son avion atterrissait à dix-huit heures
à Miami. On annonçait un cyclone mais elle savait qu’il serait là. Il
n’arrivait jamais rien de fâcheux à… Non, elle était folle. Il ne pouvait pas
être là. Matthew ne reviendrait pas. Jessica était une cinglée. Marie-Martine
inspira longuement. Il fallait garder la tête froide. C’était plus facile avec
cet hiver soudain. Savoir faire la part des choses. Elle n’était pas Jessica.
Mathieu n’était pas Matthew. Quant à Jason, ce n’était carrément personne.
Marie-Martine ouvrit une seconde fois
son abominable sac à main. Il fallait le voir se nouer, le ventre de
Marie-Martine, et sentir le feu qui lui ravageait les entrailles, depuis sept
jours, sept jours et sept nuits, sans discontinuer. Au téléphone, le soir
(enfin, la fin d’après-midi pour lui), elle avait Mathieu. Elle parvenait à
donner le change durant les quelques minutes, pas davantage regrettait-elle,
que durait leur conversation. S’il avait pu voir, seulement, comment ses ongles
se plantaient dans la paume de ses petites mains, à Marie Martine, des petites
mains dont la peau se creusait de petites plaies rectilignes, et qui
saignaient. Il aurait dû entendre toutes ces suppliques interminables qu’elle
avait pour lui. Elle termina sa deuxième cigarette. La neige ne tombait plus.
Le ciel était figé. Une troisième cigarette trouva naturellement le chemin de
ses lèvres. Elle l’alluma en tremblant. Comment se comporterait-elle ?
Comment serait-il, lui, quand il l’apercevrait au bout du quai ? Avec qui
serait-il ?
Pauvre de moi. Et s’il m’embrassait sur
la joue, simplement, tout à l’heure, à la gare ? Elle expédia sa
cigarette. Elle s’obligea à penser à Jessica. Cette grosse connasse de Jessica
qui était tout ce qu’on voulait, mais pas une image d’elle-même. Jessica et
Matthew. La veille de son départ pour Hong Kong. Lui : nu, dans leur lit à
moustiquaire, incapable de bander comme cet abruti de Jason. Elle, prostrée,
vaguement colérique les bras ramenés par honte devant sa poitrine un peu
tombante. Et ces yeux fixes qu’elle aurait alors, car incapable de faire face à
cette nouvelle réalité : elle ne faisait plus bander son mari ; il
n’éprouvait pour elle qu’une tendresse infinie, insupportable. La tendresse
qu’on a pour les vieux chiens. Et pendant ce temps-là, cet idiot de Jason qui
paraissait sur le point de tourner de l’œil. Mais bon sang, pensait Jessica,
mon corps est-il repoussant à ce point ?
Marie-Martine eut une sombre vision.
Dans la brume. Au bout du quai. Une
silhouette aux contours indistincts. C’est si bon de te revoir. Des yeux. Des
yeux qu’on devine rougeoyants. Et des bras qui s’ouvrent. Un mégot qui s’éteint
en s’écrasant dans la neige.
Elle savait comment se terminerait sa nouvelle.
Le tabac et la neige lui avaient remis les idées en place. Elle savait ce
qu’avait trouvé Jason en faisant du rangement dans la cabane à outils. Et cette
tarée de Jessica ne paraissait même pas y penser alors que ça aurait dû lui
crever les yeux et qu’elle aurait dû foutre le camp pour les Bahamas ou
n’importe où. S’enfuir au lieu de rester plantée là.
Marie-Martine se sentit un peu mieux.
Elle rentra à l’intérieur.
Quand elle revint dans le bar, l’ode à
la joie sonna au carillon. Dix-sept heures. Elle n’était plus seule. Le type
était assis à l’autre bout de la salle. Dos à la fenêtre. Elle reconnut le CEO
prétentieux de tout à l’heure. Il avait rasé sa barbe et troqué son manteau
de laine contre une chemise hawaïenne et un bermuda vert. Le regard était aussi
vide.
Il paraissait avoir la fièvre. Il se
tenait derrière un ordinateur à la pomme, semblable à celui de Marie-Martine
sauf que lui possédait un quinze pouces, le salopard. Il tapait très vite sur
son clavier, sans la regarder, sans faire mine de l’avoir remarquée.
Marie-Martine se sentit nue.
Complètement nue.
Marie-Martine referma son MacBook pro 13
pouces. Elle rassembla ses affaires les fourra dans son sac. Sans saluer le
type, elle se précipita dans le couloir, fonça vers l’escalier dont l’accès
était barré par une porte verrouillée par une badgeuse. Marie-Martine batailla
avec son putain de sac à gland et en extirpa sa carte magnétique personnelle.
La porte refusa de s’ouvrir. Il n’y
avait rien qu’un objet technologique buté et une porte de verre blindé qui lui
coupait la sortie. Une carte désactivée.
Bon sang, son abonnement était à jour,
elle en était certaine. C’était dimanche, il n’y aurait personne à l’accueil.
Marie-Martine fouilla dix fois le bordel dans son sac, en repoussant chaque
fois la pampille. Son téléphone portable avait disparu.
Le carillon. La la sib do do sib la sol
fa fa sol la la sol sol. Dix-huit heures. Putain de porte.
Marie-Martine se rua dans le bar. Le
hipster s’escrimait sur les touches de son MacBook et elle se planta devant
lui.
— Vous pouvez me prêter votre
carte ?
Le hipster s’interrompit un instant,
juste une seconde, et la considéra avec curiosité. Il sourit et se remit à
taper. Elle se pencha à l’aplomb du coûteux écran retina.
— S’il vous plaît.
Cette fois, il ne releva même pas la
tête. Le cliquetis de son clavier devenait dément. Qu’écrivait-il ? La
scène où Jason était tombé sur le corps en décomposition de Matthew ?.. Non,
loin de la rassurer, cette idée faillit la faire vomir. Marie-Martine
trépignait. Elle n’osait même pas le toucher. Marie-Martine s’avança vers les
portes extérieures en sortant son paquet de cigarettes. Et Mathieu, Mathieu qui
est en train d’arriver, se lamentait-elle. La neige s’était remise à tomber de
plus belle. Elle avait froid. C’était le mois d’août, un dimanche, et comme de
coutume la climatisation tournait à plein régime. Par-delà le roof-top, elle
distinguait encore la ville s’étendre au loin, à perte de vue, et les maisons
en feu. Leurs fumées noires s’élevaient vers le ciel laiteux et l’espace d’un
instant, elle songea à un poème de Paul Celan qu’elle avait oublié et elle se
sentit bête. Elle voulut pousser les portes mais elles ne s’ouvrirent pas. Sur
ses joues, elle sentit son maquillage couler en rivières sombres. Elle se
tourna vers le CEO. Elle gémissait.
— Je peux plus sortir.
Le hipster écarta son ordinateur, tourna
la tête vers elle, comme s’il allait lui dire quelque chose, mais il se ravisa.
Il n’y avait plus de café. Il se leva pour en préparer.