PREMIÈRES LIGNE #68
Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.
Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.
Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !
Et merci à Aurélia pour ce challenge.
Le livre en cause
Le second visage d’Arsène Lupin, Boileau-Narcejac

1
Aux assises
On n’a pas oublié l’émotion provoquée, en France et à l’étranger, par l’Affaire de l’Aiguille Creuse. Le Trésor des Rois de France… l’Aiguille transformée en forteresse par Arsène Lupin !… Malgré les consignes de silence données en haut lieu, il fut impossible d’empêcher une partie de la vérité de filtrer. Pendant plusieurs semaines, le fort de Fréfossé devint un lieu de pèlerinage. La troupe maintenait difficilement les curieux à distance, cependant que se répandaient les bruits les plus absurdes. N’allait-on pas jusqu’à murmurer qu’une partie des tableaux les plus célèbres des musées nationaux étaient des faux et que les toiles authentiques étaient rassemblées là, derrière les murailles de l’Aiguille. Des photographies avaient reproduit l’inscription que Lupin avait tracée à la craie rouge sur la paroi de la plus haute salle :
Arsène Lupin lègue à la France tous les trésors de l’Aiguille Creuse, à la seule condition que ces trésors soient installés au Musée du Louvre, dans des salles qui porteront le nom de « Salles Arsène Lupin ».
Et le public s’était aussitôt divisé ; les uns prétendaient que la République s’honorerait en acceptant le royal cadeau du célèbre aventurier ; les autres s’indignaient à la pensée que le fruit de tant de rapines pût être reçu avec honneur.
Mais bientôt une question prima sur toutes les autres. Pourquoi Lupin s’était-il dessaisi de ses richesses ? Avait-il renoncé à sa surprenante carrière ? Avait-il au contraire découvert ailleurs un asile encore plus sûr, encore plus inexpugnable, où il avait rassemblé des collections plus précieuses encore ? On parlait du Trésor des Templiers, d’un Montségur souterrain… Les imaginations s’échauffaient. Un journaliste eut l’idée d’interroger Isidore Beautrelet. Beautrelet avait disparu. De son côté, par une coïncidence curieuse, Ganimard était en congé. Un député de l’opposition interpella, à la tribune ; le président du Conseil répondit de la manière la plus évasive. Non, le gouvernement n’avait pas négocié avec Arsène Lupin. Le secret de l’Aiguille avait été découvert à la suite d’une longue enquête… Quant à Lupin, il avait, une fois de plus, réussi à s’échapper. Nul ne savait ce qu’il était devenu.
Pas la moindre allusion au drame qui s’était déroulé près de la petite ferme normande. Tout le monde ignorait la mort tragique de Raymonde de Saint-Véran, et je n’avais pas encore pu me résoudre à faire toute la lumière, avec la permission de mon illustre ami, sur le drame qui venait de bouleverser sa vie. J’ignorais, d’ailleurs, où se terrait le malheureux. Il était passé, un soir, méconnaissable, ravagé par le chagrin. Il m’avait dit : « Je pars. Je souhaite que personne ne s’occupe plus jamais de moi. » Et il m’avait raconté, en quelques mots que l’émotion parfois rendait presque inintelligibles, sa fuite dans la nuit, l’enterrement clandestin de celle qu’il avait tant aimée… J’avais mesuré, alors, ce que signifie l’expression : « toucher le fond de la détresse humaine ».
— C’est fini, avait-il ajouté. Je ne mourrai pas, parce que je ne peux pas mourir. Mais je pense que je ne guérirai jamais. Adieu !
Il m’avait serré dans ses bras, et la porte de la rue s’était refermée. Depuis, plus rien. On continuait encore à parler de l’Aiguille, mais l’actualité amenait à la première page des journaux de nouveaux faits divers. Les exploits d’une redoutable bande, qui laissait sur les lieux de ses forfaits un papier portant une inscription bizarre, La Griffe, commençaient à faire parler d’eux. Et puis les problèmes politiques prenaient un tour inquiétant. La rivalité des empires faisait craindre une guerre générale. Il fallait, maintenant, chercher en bas de page quelques articles qui se rapportaient encore à l’Aiguille Creuse. Des experts, des conservateurs de musées, des professeurs de l’École des Chartes, tour à tour, se rendaient sur place pour dresser la liste des objets légués, en estimer la valeur, en discuter l’authenticité.
Deux gendarmes montaient la garde, à l’entrée du souterrain. Deux autres veillaient sur les trésors qui n’avaient pas encore été transférés à Paris. Précaution insuffisante, qui fit brusquement rebondir l’affaire. En effet, trois hommes se présentèrent un soir au fort de Fréfossé. « Ils avaient un air d’honnêtes citoyens », comme devait le déclarer plus tard l’un des gendarmes. Ils produisirent des papiers en règle, se dirent mandatés par le ministère des Beaux-Arts qui leur avait délivré un laissez-passer, et expliquèrent qu’ils avaient attendu la tombée de la nuit pour échapper à la curiosité des promeneurs, car, du lever au coucher du soleil, il y avait encore beaucoup de flâneurs sur les falaises. Sans méfiance, les gendarmes les laissèrent entrer et furent aussitôt assaillis, réduits à l’impuissance, bâillonnés et ficelés. Les deux autres gendarmes, à l’intérieur de l’Aiguille, subirent le même sort. Et le déménagement commença. La Vierge à l’Agnus Dei, de Raphaël, emportée ; le Portrait de Lucrezia Fede, d’Andréa del Sarto, volé ; la Salomé, du Titien, disparue ; la Vierge et les anges, de Botticelli, enlevée. La célèbre Chute d’Icare, du Tintoret, le Grand Canal, du Caravage, les Marchands du Temple, de Carpaccio, et tant d’autres chefs-d’œuvre, partis, volatilisés, sans parler des tapisseries, des bijoux anciens, des Tanagras… Bref, un désastre !
Les bandits avaient fait sans se hâter plusieurs voyages. Des automobiles étaient venues se ranger à l’entrée du fort et les gendarmes entendirent le bruit de leurs moteurs qui se perdirent dans la nuit. L’opération avait été menée avec un tel sang-froid et une telle audace qu’on aurait pu l’attribuer au gentleman cambrioleur lui-même si l’on n’avait découvert, sous l’inscription fameuse : Arsène Lupin lègue à la France…, une autre inscription, faite également à la craie rouge et d’une main aussi ferme :
« La Griffe » adresse ses excuses à la République et ses plus vifs remerciements à Arsène Lupin.
Ce fut, dans tout le pays, une explosion de colère. « Un défi à la police… » « Nous ne sommes plus défendus… » « Le pillage du patrimoine national… » Tels étaient les titres des journaux les plus pondérés. Ce qui portait à son comble l’exaspération, c’était l’idée, suggérée par un reporter du Gaulois, que Lupin avait désormais des émules dont l’habileté, cette fois, ne serait peut-être plus tempérée par les scrupules dont notre héros légendaire avait si souvent donné la preuve.
« La Griffe » ! Cela sonnait comme une menace. Cela sentait l’exploit brutal, la violence intelligente mais impitoyable. En outre, le mot semblait désigner une bande, pour ne pas dire une troupe disciplinée, entraînée, soumise aux ordres d’un chef qui voyait grand et possédait de puissants moyens d’action. La preuve : ces automobiles qui attendaient sur la falaise. Certes, Lupin avait eu des complices et combien dévoués ! Mais jamais un effectif capable de conduire un assaut groupé. Or, la Griffe alignait, d’après les premières estimations, au moins sept hommes. Les trois qui étaient chargés du transport des objets volés et les quatre chauffeurs, car les traces laissées sur le sol friable, non loin du fort, montraient clairement que quatre voitures avaient stationné là. En outre, on pouvait raisonnablement supposer que le chef de la Griffe était lui aussi sur les lieux, dirigeant l’opération. Comment dès lors n’être pas frappé par le caractère militaire de ce raid hardi ? Il y avait bien là de quoi faire frémir !
La police entra en campagne, établit des barrages, surveilla les gares et les frontières, sans résultat. Restait un espoir, qui n’osait encore se formuler. Lupin ne pouvait pas ne pas relever le défi de la Griffe. Il n’allait pas tarder à se manifester. Le public, de jour en jour, guettait l’une de ces lettres ouvertes, pleines de verve, de jeunesse, d’insolence, qui avaient tant de fois annoncé les offensives de Lupin. Et quand un journaliste de L’Écho de France écrivit un article intitulé « Qu’est-ce qu’Il attend » ?il se fît dans tout le pays comme un grand silence. La riposte allait venir, foudroyante, définitive !
Je savais, moi, hélas, qu’elle ne viendrait pas. Lupin se tut, en effet. Où se terrait-il ? Peut-être voyageait-il à l’étranger. Peut-être se cachait-il, comme un animal blessé, en quelque château perdu. La déception fut immense, et se transforma bientôt en colère. Les chansonniers s’en donnèrent à cœur joie. Paris fredonna, sur l’air de la Paimpolaise, la complainte du pauvre Lupin. Et puis d’autres noms prestigieux : Blériot, Latham, remplacèrent le sien. On se demandait si l’aviation ne serait pas l’arme de l’avenir. Cependant, personne n’avait oublié la Griffe et un incident, bientôt suivi d’un drame, ramena l’attention sur la redoutable bande.
Un antiquaire de la rue des Saints-Pères, M. Dupuis, signala à la police que deux inconnus étaient venus lui proposer différents objets d’art dont ils lui avaient montré les photographies. Il y avait notamment des statuettes chinoises qu’il avait immédiatement reconnues. Elles appartenaient à la « Collection Lupin », dont les journaux avaient fait une description minutieuse. Aussitôt, l’inspecteur-chef Ganimard tendit une souricière. Les deux malfaiteurs, qui avaient pris rendez-vous avec M. Dupuis, pour conclure le marché, se présentèrent à l’heure convenue, et furent accueillis par des policiers qui s’étaient cachés derrière des paravents. Au lieu de se rendre, les bandits ouvrirent le feu, blessant légèrement Ganimard au bras droit. Maîtrisés à grand-peine, ils furent aussitôt conduits au dépôt.
Or, le lendemain, l’antiquaire était assassiné dans son magasin. Sur sa poitrine, était épinglée une feuille de papier de la taille d’une carte de visite. Elle portait ces mots :
La Griffe n’aime pas les bavards
Ainsi, quelques semaines à peine après le cambriolage de l’Aiguille, la Griffe n’hésitait pas à frapper une nouvelle fois, et avec une sauvagerie qui émut fortement l’opinion publique. On émit bien des hypothèses : la Griffe se rattachait-elle au mouvement anarchiste ? Fallait-il voir dans l’assassinat de l’antiquaire un geste terroriste ? Ou bien ne s’agissait-il pas plutôt d’une organisation criminelle d’un type nouveau, d’une société secrète analogue à la célèbre Main Noire, qui avait sévi, naguère, en Sicile ?
L’instruction avait été confiée au juge Formerie, dont on connaissait l’esprit méthodique. Le magistrat confronta les deux inculpés avec les gendarmes qui avaient été assaillis dans l’Aiguille. Ceux-ci n’hésitèrent pas : les deux bandits faisaient bien partie de l’expédition. Mais le juge eut beau les soumettre à un interrogatoire serré, il n’obtint rien d’eux. Grâce au fichier central, il fut établi que le plus grand, qui semblait aussi le plus fruste, s’appelait Adolphe Chauminard. Il avait déjà subi plusieurs condamnations pour vol. L’autre se nommait Joseph Bergeon et avait purgé une peine d’un an de prison pour recel. Deux comparses, de toute évidence, et probablement deux déserteurs, car on ne pouvait guère supposer que le chef de la Griffe fût assez maladroit pour leur confier la tâche de négocier bijoux et statuettes. Ils étaient trop bornés. Éblouis par les richesses dérobées à l’Aiguille, ils s’étaient laissé tenter, avaient fait main basse sur quelques objets qui leur avaient paru d’une vente facile. Après quoi, ils se proposaient sans doute de prendre le large pour se soustraire à la vengeance de l’homme dont ils avaient trahi la confiance, car celui-ci était impitoyable, comme le prouvait l’assassinat de l’antiquaire.
L’instruction ne dura pas longtemps, les faits ne prêtant pas à controverse. D’une part, les deux bandits avaient participé au cambriolage de l’Aiguille ; de l’autre, ils avaient tiré sur les représentants de la force publique, blessant l’inspecteur principal Ganimard. Ils risquaient de longues années de prison, sinon le bagne.
Quand s’ouvrit la session des Assises, une foule considérable s’amassa aux abords du Palais de Justice. Un service d’ordre sévère maintenait les curieux à distance. Il était extrêmement difficile de pénétrer dans la salle des débats. Ceux qui pouvaient entrer étaient fouillés, car les autorités craignaient que la Griffe ne se manifestât par quelque violence. Le Président Malterre était un magistrat énergique et habile. On savait que le procès serait conduit avec rigueur. Le procureur général était Vincent Sarazat, le plus jeune procureur de France, le plus dur aussi. Il demanderait le maximum. Il avait pour adversaire Me Bellot et Me Grandet dont le talent était reconnu par tous. On sentait que l’empoignade serait rude. Les deux comparses assis dans le box des accusés ne comptaient guère. À travers eux, c’était la Griffe que Vincent Sarazat allait chercher à atteindre. Il fallait à tout prix rassurer le pays et décourager, par une sentence terrible, le chef de la redoutable bande.
La première journée fut plutôt favorable aux accusés. Les défenseurs avaient fait appel à un célèbre médecin aliéniste, le Dr Vininski, dont l’exposé fut suivi avec une attention extrême. Sobrement, mais avec une autorité impressionnante, le docteur prouva que Chauminard avait une intelligence inférieure à la moyenne et ne pouvait être tenu pour entièrement responsable de ses actes. Quant à Bergeon, très influençable, il s’était laissé entraîner. La défense marquait des points.
— Qu’en pensez-vous ?
Je sursautai. Un homme était assis, bien sagement, de l’autre côté de mon bureau. Il tenait sur ses genoux un chapeau melon. Il était décoré. Avec sa moustache effilée et sa barbiche poivre et sel, il ressemblait à un officier en civil. Il sourit gentiment, se pencha vers moi et dit, d’un ton de confidence :
— Je suis entré par la porte, si c’est ce qui vous inquiète. Je sais encore me servir d’un rossignol.
— Vous ?
— Eh oui, moi, dit Lupin.
Et peu à peu, sous le déguisement, je reconnaissais le visage d’autrefois, la vivacité du regard, la malice du sourire, mais avec quelque chose de voilé, de résigné, qui me serrait un peu le cœur. Il saisit ma main, par-dessus la table encombrée de journaux.
— Surtout, ne vous dérangez pas, mon cher ami. Je ne fais que passer.
— Mais que devenez-vous ?
— Ce que je deviens ?… Vraiment, je ne sais pas. Je survis, voilà le mot. Je suis comme un cactus en plein désert.
Il ferma les yeux. Je vis les fines pattes d’oie au coin de ses paupières, le pli d’amertume qui commençait à s’indiquer, entre le nez et la joue.
— Bon, murmura-t-il… Surtout, ne parlons pas du passé. (Du bout de son doigt ganté, il souleva les feuilles éparses devant moi.) Cette affaire m’intéresse de plus en plus. Pas seulement à cause du préjudice moral dont j’ai été victime… Non. Mais à cause de celui qui se cache derrière la Griffe.
— Vous le connaissez ?
— Pas du tout. Mais il m’effraye… et m’attire. Autrefois… (Il sourit tristement et reprit : ) Autrefois… dans une vie antérieure… j’ai étudié plusieurs affaires demeurées inexplicables. Je suis, aujourd’hui, persuadé qu’elles étaient toutes l’œuvre d’une même bande, et d’une bande qui était la Griffe. L’affaire du château de la Meilleraie, par exemple, dont vous vous souvenez sans doute… Un modèle d’audace, de sang-froid, de rapidité… avec je ne sais quoi de monstrueux, d’inutilement cruel… Le régisseur aurait pu être épargné… Le garçon de recettes aussi… Et je pourrais vous citer bien d’autres cas, sans parler du malheureux antiquaire. Ces gens-là frappent comme s’ils en avaient reçu l’ordre. Comme s’ils obéissaient à une consigne. Pourquoi ?
Il lissa rêveusement sa moustache puis se pencha vers moi et je retrouvai soudain l’éclat si particulier de son regard, quand il cherchait la solution d’un problème.
— Pourquoi ? Je vais vous le dire. Cet homme a besoin d’une troupe étroitement soudée, faisant corps avec lui, pour réaliser quelque grand dessein que j’ignore. Et le meilleur ciment, c’est la solidarité dans le crime. S’il y a des couards, des lâches, des pusillanimes, eh bien, ils s’éliminent d’eux-mêmes, comme les deux imbéciles qu’on va juger. J’imagine que la Griffe a déjà dû se débarrasser elle-même de quelques éléments douteux. Mais alors voyez tout ce qu’on peut entreprendre avec une équipe formée à la prussienne, obéissant au doigt et à l’œil !
Il promenait pensivement la main sur l’arête du bureau. Je me gardai d’intervenir, l’observant avec émotion. Pourtant, une question me brûlait les lèvres. Qu’est-ce qui avait bien pu le pousser à choisir ce déguisement ? Il devina ma curiosité.
— Vous vous demandez pourquoi cet accoutrement ? Oh, c’est bien simple. Ce respectable costume convient parfaitement à un monsieur qui entre dans la salle des Assises muni d’une invitation. Qui se méfierait d’un vieux militaire retraité qui se trouve visiblement du côté de l’ordre et de la loi ?… Et j’avoue que ce procès me passionne. Je voudrais que vous voyiez les deux accusés. À peine s’ils répondent quand on les interroge… Oui… Non… Ils jettent à droite et à gauche des regards terrifiés. Croyez-moi, ce n’est pas le Procureur qui les terrorise ; c’est l’Autre. L’Autre qui est peut-être dans la salle…
— Pas possible !
— J’en suis presque sûr. Et je finis par les plaindre, ces deux canailles. Comme ils doivent regretter d’avoir cédé à l’appât du gain !
— Si vous parveniez à identifier celui que vous appelez l’Autre, qu’est-ce que vous feriez ?
Lupin serra les poings, puis, se redressant sur sa chaise, il haussa les épaules.
— Mais je n’ai aucun moyen de le reconnaître. Il peut être n’importe qui. Il est sûrement n’importe qui. Comme moi ! (Il eut un petit rire léger qui me rappela le Lupin d’autrefois.) C’est crevant, quand on y pense. Lui et moi, perdus dans la foule, au Palais, se cherchant, comme à colin-maillard. Lupin, est-ce ce gros homme asthmatique ? Le patron de la Griffe, est-ce ce lourdaud qui s’éponge le front ?… Quelquefois, je sens un regard sur ma nuque et je dois lutter pour ne pas me retourner. De son côté, je suis certain qu’il éprouve la même chose. Sur le moment, c’est excitant ! Et puis, à la réflexion… Je n’ai plus envie de me battre. Le gouvernement n’a pas su défendre les trésors que je lui avais donnés. Tant pis pour lui ! Qu’il se débrouille avec la Griffe !
— Attention, mon cher ami, dis-je. Vous restez, pour le chef de la bande, l’ennemi à abattre. Vous devez bien admettre qu’il a tout à craindre de vous. Vous n’avez pas la réputation d’un homme qui pardonne facilement les offenses. Alors ?… À votre place, je me méfierais.
— Bah ! Qu’ai-je à perdre, maintenant ?
— Je n’aime pas vous entendre parler ainsi. Vous êtes jeune, que diable ! L’existence vous réserve encore bien des surprises. Ne me dites pas que vous avez l’intention de vivre de vos rentes, désormais. Je ne vous croirais pas. L’Aventure viendra vous chercher.
— Alors, qu’elle se dépêche, car j’ai l’intention de partir après le procès. Pierre Loti m’a donné envie de visiter le Japon.
Il se leva, regarda lentement autour de lui.
— Rien n’a changé, dit-il. Comme tout est calme. Comme je voudrais être à votre place ! Je me rappelle… (Il s’interrompit, fit de la main un geste, comme s’il écartait une mouche.) Non… je ne me rappelle rien… Louis Valméras est mort, lui aussi… Je suis maintenant Raoul de Limézy… Ce nom ou un autre, n’est-ce pas, cela a si peu d’importance… Je reviendrai vous voir, avant mon départ.
Je l’accompagnai jusqu’à la porte. Il se retourna, m’adressa un petit salut qui voulait être enjoué et s’éloigna dans la nuit.
Le lendemain, dès l’ouverture des portes, Lupin prenait place dans la salle des Assises. C’était le jour du réquisitoire, des plaidoiries, du verdict. Le public était nerveux, bruyant, et le Président menaça de faire évacuer la salle si le silence ne revenait pas immédiatement. La parole fut donnée au Ministère public. On comprit tout de suite que Vincent Sarazat visait le chef de la Griffe à travers les deux comparses qui, à leur banc, courbaient le dos. Il les montra dévoyés, corrompus, enfoncés définitivement dans le mal.
« … Et alors, messieurs les Jurés, survint le Tentateur qui leur promettait la richesse s’ils s’abandonnaient à lui corps et âme. Ils devinrent les instruments du crime. Mais un instrument garde toujours l’empreinte de celui qui l’a utilisé. La plume de Balzac est entourée de respect. Le violon de Paganini est révéré à l’égal de son maître. Et inversement le poignard de Ravaillac inspire plus d’horreur qu’un simple couteau. La malice du criminel a laissé en lui comme une sorte de malignité qui en fait un objet maléfique. De même ces deux individus sont doublement coupables. Une fois, pour avoir accompli servilement la volonté de celui qui se servait d’eux ; une autre fois, pour avoir usé de violence de leur propre autorité. Ils sont la main et le bras de la Griffe. Ils sont la Griffe ! »
Le silence était impressionnant. À peine si, çà et là, quelqu’un toussotait de temps en temps, à la dérobée. Le procureur, doigt tendu vers les accusés, accumulait les arguments qui tombaient comme des pelletées de terre sur leurs cercueils. La Griffe avait assassiné l’infortuné antiquaire, mais puisque Chauminard et Bergeon étaient la Griffe, ils étaient également responsables de ce crime…
La Griffe !… Le mot revenait souvent, sinistre, et chacun commençait à comprendre que les deux hommes étaient perdus. Ils allaient payer pour leur chef. Personne ne fut surpris quand le procureur demanda la peine de mort.
En vain les avocats essayèrent-ils, tour à tour, d’apitoyer les jurés ; en vain, s’appuyant sur la déposition du Dr Vininsky, s’efforcèrent-ils de prouver que leurs clients avaient agi sans comprendre la gravité de ce qu’ils faisaient. On sentait que le public ne les suivait pas. Lorsque le défenseur de Chauminard suggéra que l’animateur de la Griffe était, à certains égards, comparable à Arsène Lupin, il y eut des remous, des cris de protestation. Des poings se dressèrent. Le voisin de Lupin s’étranglait de fureur.
— Si c’est pas une honte ! s’écria-t-il, (Et dressé sur la pointe des pieds, il vociférait : ) vive Arsène Lupin !
Deux gardes municipaux se précipitèrent sur lui et l’entraînèrent, tandis que le président ramenait peu à peu le calme dans le prétoire. Les plaidoiries touchaient à leur fin ; le jury se retira pour délibérer, tandis que l’assistance se dispersait dans la galerie.
Lupin s’y promena longtemps, agitant des pensées mélancoliques. La manifestation qui venait d’avoir lieu en sa faveur, si spontanée, si confiante, et qui exprimait d’une manière si touchante la sympathie que le peuple de Paris lui gardait, éveillait en lui des remords. Avait-il le droit de se confiner dans sa douleur et de laisser la Griffe prospérer à ses dépens ? En d’autres temps, comme il aurait relevé le défi avec joie ! Comme il aurait eu plaisir à faire rendre gorge au bandit ! Mais, face à face avec lui-même, il se devait, encore une fois, la vérité : il n’avait plus envie d’être Arsène Lupin. Il ne croyait plus en son étoile. Bien plus : il avait peur. Il sentait qu’il ne disposait plus de ces prodigieuses ressources, physiques et intellectuelles, qui lui avaient permis, si souvent, de retourner en sa faveur les situations les plus dramatiques. Si la Griffe venait à l’attaquer, ce qu’il jugeait assez peu vraisemblable, il aurait peut-être de la peine à parer le coup. Il était comme un convalescent encore suspendu entre la vie et la mort et qui ne souhaite qu’une chose : qu’on le laisse tranquille. Il avait eu tort d’assister à ce procès, qui remuait tant de souvenirs. Il avait tort de réfléchir, d’envenimer les vieilles plaies toujours prêtes à saigner. Il aurait dû s’ensevelir pour toujours dans une trappe. Il aurait dû se faire sauter la cervelle.
La foule regagnait la salle, avide d’entendre le verdict. « Ça m’est égal ! » pensait Lupin. Il demeura seul, un long moment, appuyé à une colonne. Il perçut comme un bruit lointain d’applaudissements et soudain un flot humain jaillit de la porte. Il arrêta une femme, cramoisie et décoiffée.
— Alors ?
Elle se passa la main sur le cou, comme un couperet.
— Tous les deux ! dit-elle. Ils ne l’ont pas volé.
(…)
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