PREMIÈRES LIGNE #68, Le second visage d’Arsène Lupin, Boileau-Narcejac

PREMIÈRES LIGNE #68

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

Le second visage d’Arsène Lupin, Boileau-Narcejac

1

Aux assises

On n’a pas oublié l’émotion provoquée, en France et à l’étranger, par l’Affaire de l’Aiguille Creuse. Le Trésor des Rois de France… l’Aiguille transformée en forteresse par Arsène Lupin !… Malgré les consignes de silence données en haut lieu, il fut impossible d’empêcher une partie de la vérité de filtrer. Pendant plusieurs semaines, le fort de Fréfossé devint un lieu de pèlerinage. La troupe maintenait difficilement les curieux à distance, cependant que se répandaient les bruits les plus absurdes. N’allait-on pas jusqu’à murmurer qu’une partie des tableaux les plus célèbres des musées nationaux étaient des faux et que les toiles authentiques étaient rassemblées là, derrière les murailles de l’Aiguille. Des photographies avaient reproduit l’inscription que Lupin avait tracée à la craie rouge sur la paroi de la plus haute salle :

Arsène Lupin lègue à la France tous les trésors de l’Aiguille Creuse, à la seule condition que ces trésors soient installés au Musée du Louvre, dans des salles qui porteront le nom de « Salles Arsène Lupin ».

Et le public s’était aussitôt divisé ; les uns prétendaient que la République s’honorerait en acceptant le royal cadeau du célèbre aventurier ; les autres s’indignaient à la pensée que le fruit de tant de rapines pût être reçu avec honneur.

Mais bientôt une question prima sur toutes les autres. Pourquoi Lupin s’était-il dessaisi de ses richesses ? Avait-il renoncé à sa surprenante carrière ? Avait-il au contraire découvert ailleurs un asile encore plus sûr, encore plus inexpugnable, où il avait rassemblé des collections plus précieuses encore ? On parlait du Trésor des Templiers, d’un Montségur souterrain… Les imaginations s’échauffaient. Un journaliste eut l’idée d’interroger Isidore Beautrelet. Beautrelet avait disparu. De son côté, par une coïncidence curieuse, Ganimard était en congé. Un député de l’opposition interpella, à la tribune ; le président du Conseil répondit de la manière la plus évasive. Non, le gouvernement n’avait pas négocié avec Arsène Lupin. Le secret de l’Aiguille avait été découvert à la suite d’une longue enquête… Quant à Lupin, il avait, une fois de plus, réussi à s’échapper. Nul ne savait ce qu’il était devenu.

Pas la moindre allusion au drame qui s’était déroulé près de la petite ferme normande. Tout le monde ignorait la mort tragique de Raymonde de Saint-Véran, et je n’avais pas encore pu me résoudre à faire toute la lumière, avec la permission de mon illustre ami, sur le drame qui venait de bouleverser sa vie. J’ignorais, d’ailleurs, où se terrait le malheureux. Il était passé, un soir, méconnaissable, ravagé par le chagrin. Il m’avait dit : « Je pars. Je souhaite que personne ne s’occupe plus jamais de moi. » Et il m’avait raconté, en quelques mots que l’émotion parfois rendait presque inintelligibles, sa fuite dans la nuit, l’enterrement clandestin de celle qu’il avait tant aimée… J’avais mesuré, alors, ce que signifie l’expression : « toucher le fond de la détresse humaine ».

— C’est fini, avait-il ajouté. Je ne mourrai pas, parce que je ne peux pas mourir. Mais je pense que je ne guérirai jamais. Adieu !

Il m’avait serré dans ses bras, et la porte de la rue s’était refermée. Depuis, plus rien. On continuait encore à parler de l’Aiguille, mais l’actualité amenait à la première page des journaux de nouveaux faits divers. Les exploits d’une redoutable bande, qui laissait sur les lieux de ses forfaits un papier portant une inscription bizarre, La Griffe, commençaient à faire parler d’eux. Et puis les problèmes politiques prenaient un tour inquiétant. La rivalité des empires faisait craindre une guerre générale. Il fallait, maintenant, chercher en bas de page quelques articles qui se rapportaient encore à l’Aiguille Creuse. Des experts, des conservateurs de musées, des professeurs de l’École des Chartes, tour à tour, se rendaient sur place pour dresser la liste des objets légués, en estimer la valeur, en discuter l’authenticité.

Deux gendarmes montaient la garde, à l’entrée du souterrain. Deux autres veillaient sur les trésors qui n’avaient pas encore été transférés à Paris. Précaution insuffisante, qui fit brusquement rebondir l’affaire. En effet, trois hommes se présentèrent un soir au fort de Fréfossé. « Ils avaient un air d’honnêtes citoyens », comme devait le déclarer plus tard l’un des gendarmes. Ils produisirent des papiers en règle, se dirent mandatés par le ministère des Beaux-Arts qui leur avait délivré un laissez-passer, et expliquèrent qu’ils avaient attendu la tombée de la nuit pour échapper à la curiosité des promeneurs, car, du lever au coucher du soleil, il y avait encore beaucoup de flâneurs sur les falaises. Sans méfiance, les gendarmes les laissèrent entrer et furent aussitôt assaillis, réduits à l’impuissance, bâillonnés et ficelés. Les deux autres gendarmes, à l’intérieur de l’Aiguille, subirent le même sort. Et le déménagement commença. La Vierge à l’Agnus Dei, de Raphaël, emportée ; le Portrait de Lucrezia Fede, d’Andréa del Sarto, volé ; la Salomé, du Titien, disparue ; la Vierge et les anges, de Botticelli, enlevée. La célèbre Chute d’Icare, du Tintoret, le Grand Canal, du Caravage, les Marchands du Temple, de Carpaccio, et tant d’autres chefs-d’œuvre, partis, volatilisés, sans parler des tapisseries, des bijoux anciens, des Tanagras… Bref, un désastre !

Les bandits avaient fait sans se hâter plusieurs voyages. Des automobiles étaient venues se ranger à l’entrée du fort et les gendarmes entendirent le bruit de leurs moteurs qui se perdirent dans la nuit. L’opération avait été menée avec un tel sang-froid et une telle audace qu’on aurait pu l’attribuer au gentleman cambrioleur lui-même si l’on n’avait découvert, sous l’inscription fameuse : Arsène Lupin lègue à la France…, une autre inscription, faite également à la craie rouge et d’une main aussi ferme :

« La Griffe » adresse ses excuses à la République et ses plus vifs remerciements à Arsène Lupin.

Ce fut, dans tout le pays, une explosion de colère. « Un défi à la police… » « Nous ne sommes plus défendus… » « Le pillage du patrimoine national… » Tels étaient les titres des journaux les plus pondérés. Ce qui portait à son comble l’exaspération, c’était l’idée, suggérée par un reporter du Gaulois, que Lupin avait désormais des émules dont l’habileté, cette fois, ne serait peut-être plus tempérée par les scrupules dont notre héros légendaire avait si souvent donné la preuve.

« La Griffe » ! Cela sonnait comme une menace. Cela sentait l’exploit brutal, la violence intelligente mais impitoyable. En outre, le mot semblait désigner une bande, pour ne pas dire une troupe disciplinée, entraînée, soumise aux ordres d’un chef qui voyait grand et possédait de puissants moyens d’action. La preuve : ces automobiles qui attendaient sur la falaise. Certes, Lupin avait eu des complices et combien dévoués ! Mais jamais un effectif capable de conduire un assaut groupé. Or, la Griffe alignait, d’après les premières estimations, au moins sept hommes. Les trois qui étaient chargés du transport des objets volés et les quatre chauffeurs, car les traces laissées sur le sol friable, non loin du fort, montraient clairement que quatre voitures avaient stationné là. En outre, on pouvait raisonnablement supposer que le chef de la Griffe était lui aussi sur les lieux, dirigeant l’opération. Comment dès lors n’être pas frappé par le caractère militaire de ce raid hardi ? Il y avait bien là de quoi faire frémir !

La police entra en campagne, établit des barrages, surveilla les gares et les frontières, sans résultat. Restait un espoir, qui n’osait encore se formuler. Lupin ne pouvait pas ne pas relever le défi de la Griffe. Il n’allait pas tarder à se manifester. Le public, de jour en jour, guettait l’une de ces lettres ouvertes, pleines de verve, de jeunesse, d’insolence, qui avaient tant de fois annoncé les offensives de Lupin. Et quand un journaliste de L’Écho de France écrivit un article intitulé « Qu’est-ce qu’Il attend » ?il se fît dans tout le pays comme un grand silence. La riposte allait venir, foudroyante, définitive !

Je savais, moi, hélas, qu’elle ne viendrait pas. Lupin se tut, en effet. Où se terrait-il ? Peut-être voyageait-il à l’étranger. Peut-être se cachait-il, comme un animal blessé, en quelque château perdu. La déception fut immense, et se transforma bientôt en colère. Les chansonniers s’en donnèrent à cœur joie. Paris fredonna, sur l’air de la Paimpolaise, la complainte du pauvre Lupin. Et puis d’autres noms prestigieux : Blériot, Latham, remplacèrent le sien. On se demandait si l’aviation ne serait pas l’arme de l’avenir. Cependant, personne n’avait oublié la Griffe et un incident, bientôt suivi d’un drame, ramena l’attention sur la redoutable bande.

Un antiquaire de la rue des Saints-Pères, M. Dupuis, signala à la police que deux inconnus étaient venus lui proposer différents objets d’art dont ils lui avaient montré les photographies. Il y avait notamment des statuettes chinoises qu’il avait immédiatement reconnues. Elles appartenaient à la « Collection Lupin », dont les journaux avaient fait une description minutieuse. Aussitôt, l’inspecteur-chef Ganimard tendit une souricière. Les deux malfaiteurs, qui avaient pris rendez-vous avec M. Dupuis, pour conclure le marché, se présentèrent à l’heure convenue, et furent accueillis par des policiers qui s’étaient cachés derrière des paravents. Au lieu de se rendre, les bandits ouvrirent le feu, blessant légèrement Ganimard au bras droit. Maîtrisés à grand-peine, ils furent aussitôt conduits au dépôt.

Or, le lendemain, l’antiquaire était assassiné dans son magasin. Sur sa poitrine, était épinglée une feuille de papier de la taille d’une carte de visite. Elle portait ces mots :

La Griffe n’aime pas les bavards

Ainsi, quelques semaines à peine après le cambriolage de l’Aiguille, la Griffe n’hésitait pas à frapper une nouvelle fois, et avec une sauvagerie qui émut fortement l’opinion publique. On émit bien des hypothèses : la Griffe se rattachait-elle au mouvement anarchiste ? Fallait-il voir dans l’assassinat de l’antiquaire un geste terroriste ? Ou bien ne s’agissait-il pas plutôt d’une organisation criminelle d’un type nouveau, d’une société secrète analogue à la célèbre Main Noire, qui avait sévi, naguère, en Sicile ?

L’instruction avait été confiée au juge Formerie, dont on connaissait l’esprit méthodique. Le magistrat confronta les deux inculpés avec les gendarmes qui avaient été assaillis dans l’Aiguille. Ceux-ci n’hésitèrent pas : les deux bandits faisaient bien partie de l’expédition. Mais le juge eut beau les soumettre à un interrogatoire serré, il n’obtint rien d’eux. Grâce au fichier central, il fut établi que le plus grand, qui semblait aussi le plus fruste, s’appelait Adolphe Chauminard. Il avait déjà subi plusieurs condamnations pour vol. L’autre se nommait Joseph Bergeon et avait purgé une peine d’un an de prison pour recel. Deux comparses, de toute évidence, et probablement deux déserteurs, car on ne pouvait guère supposer que le chef de la Griffe fût assez maladroit pour leur confier la tâche de négocier bijoux et statuettes. Ils étaient trop bornés. Éblouis par les richesses dérobées à l’Aiguille, ils s’étaient laissé tenter, avaient fait main basse sur quelques objets qui leur avaient paru d’une vente facile. Après quoi, ils se proposaient sans doute de prendre le large pour se soustraire à la vengeance de l’homme dont ils avaient trahi la confiance, car celui-ci était impitoyable, comme le prouvait l’assassinat de l’antiquaire.

L’instruction ne dura pas longtemps, les faits ne prêtant pas à controverse. D’une part, les deux bandits avaient participé au cambriolage de l’Aiguille ; de l’autre, ils avaient tiré sur les représentants de la force publique, blessant l’inspecteur principal Ganimard. Ils risquaient de longues années de prison, sinon le bagne.

Quand s’ouvrit la session des Assises, une foule considérable s’amassa aux abords du Palais de Justice. Un service d’ordre sévère maintenait les curieux à distance. Il était extrêmement difficile de pénétrer dans la salle des débats. Ceux qui pouvaient entrer étaient fouillés, car les autorités craignaient que la Griffe ne se manifestât par quelque violence. Le Président Malterre était un magistrat énergique et habile. On savait que le procès serait conduit avec rigueur. Le procureur général était Vincent Sarazat, le plus jeune procureur de France, le plus dur aussi. Il demanderait le maximum. Il avait pour adversaire Me Bellot et Me Grandet dont le talent était reconnu par tous. On sentait que l’empoignade serait rude. Les deux comparses assis dans le box des accusés ne comptaient guère. À travers eux, c’était la Griffe que Vincent Sarazat allait chercher à atteindre. Il fallait à tout prix rassurer le pays et décourager, par une sentence terrible, le chef de la redoutable bande.

La première journée fut plutôt favorable aux accusés. Les défenseurs avaient fait appel à un célèbre médecin aliéniste, le Dr Vininski, dont l’exposé fut suivi avec une attention extrême. Sobrement, mais avec une autorité impressionnante, le docteur prouva que Chauminard avait une intelligence inférieure à la moyenne et ne pouvait être tenu pour entièrement responsable de ses actes. Quant à Bergeon, très influençable, il s’était laissé entraîner. La défense marquait des points.

— Qu’en pensez-vous ?

Je sursautai. Un homme était assis, bien sagement, de l’autre côté de mon bureau. Il tenait sur ses genoux un chapeau melon. Il était décoré. Avec sa moustache effilée et sa barbiche poivre et sel, il ressemblait à un officier en civil. Il sourit gentiment, se pencha vers moi et dit, d’un ton de confidence :

— Je suis entré par la porte, si c’est ce qui vous inquiète. Je sais encore me servir d’un rossignol.

— Vous ?

— Eh oui, moi, dit Lupin.

Et peu à peu, sous le déguisement, je reconnaissais le visage d’autrefois, la vivacité du regard, la malice du sourire, mais avec quelque chose de voilé, de résigné, qui me serrait un peu le cœur. Il saisit ma main, par-dessus la table encombrée de journaux.

— Surtout, ne vous dérangez pas, mon cher ami. Je ne fais que passer.

— Mais que devenez-vous ?

— Ce que je deviens ?… Vraiment, je ne sais pas. Je survis, voilà le mot. Je suis comme un cactus en plein désert.

Il ferma les yeux. Je vis les fines pattes d’oie au coin de ses paupières, le pli d’amertume qui commençait à s’indiquer, entre le nez et la joue.

— Bon, murmura-t-il… Surtout, ne parlons pas du passé. (Du bout de son doigt ganté, il souleva les feuilles éparses devant moi.) Cette affaire m’intéresse de plus en plus. Pas seulement à cause du préjudice moral dont j’ai été victime… Non. Mais à cause de celui qui se cache derrière la Griffe.

— Vous le connaissez ?

— Pas du tout. Mais il m’effraye… et m’attire. Autrefois… (Il sourit tristement et reprit : ) Autrefois… dans une vie antérieure… j’ai étudié plusieurs affaires demeurées inexplicables. Je suis, aujourd’hui, persuadé qu’elles étaient toutes l’œuvre d’une même bande, et d’une bande qui était la Griffe. L’affaire du château de la Meilleraie, par exemple, dont vous vous souvenez sans doute… Un modèle d’audace, de sang-froid, de rapidité… avec je ne sais quoi de monstrueux, d’inutilement cruel… Le régisseur aurait pu être épargné… Le garçon de recettes aussi… Et je pourrais vous citer bien d’autres cas, sans parler du malheureux antiquaire. Ces gens-là frappent comme s’ils en avaient reçu l’ordre. Comme s’ils obéissaient à une consigne. Pourquoi ?

Il lissa rêveusement sa moustache puis se pencha vers moi et je retrouvai soudain l’éclat si particulier de son regard, quand il cherchait la solution d’un problème.

— Pourquoi ? Je vais vous le dire. Cet homme a besoin d’une troupe étroitement soudée, faisant corps avec lui, pour réaliser quelque grand dessein que j’ignore. Et le meilleur ciment, c’est la solidarité dans le crime. S’il y a des couards, des lâches, des pusillanimes, eh bien, ils s’éliminent d’eux-mêmes, comme les deux imbéciles qu’on va juger. J’imagine que la Griffe a déjà dû se débarrasser elle-même de quelques éléments douteux. Mais alors voyez tout ce qu’on peut entreprendre avec une équipe formée à la prussienne, obéissant au doigt et à l’œil !

Il promenait pensivement la main sur l’arête du bureau. Je me gardai d’intervenir, l’observant avec émotion. Pourtant, une question me brûlait les lèvres. Qu’est-ce qui avait bien pu le pousser à choisir ce déguisement ? Il devina ma curiosité.

— Vous vous demandez pourquoi cet accoutrement ? Oh, c’est bien simple. Ce respectable costume convient parfaitement à un monsieur qui entre dans la salle des Assises muni d’une invitation. Qui se méfierait d’un vieux militaire retraité qui se trouve visiblement du côté de l’ordre et de la loi ?… Et j’avoue que ce procès me passionne. Je voudrais que vous voyiez les deux accusés. À peine s’ils répondent quand on les interroge… Oui… Non… Ils jettent à droite et à gauche des regards terrifiés. Croyez-moi, ce n’est pas le Procureur qui les terrorise ; c’est l’Autre. L’Autre qui est peut-être dans la salle…

— Pas possible !

— J’en suis presque sûr. Et je finis par les plaindre, ces deux canailles. Comme ils doivent regretter d’avoir cédé à l’appât du gain !

— Si vous parveniez à identifier celui que vous appelez l’Autre, qu’est-ce que vous feriez ?

Lupin serra les poings, puis, se redressant sur sa chaise, il haussa les épaules.

— Mais je n’ai aucun moyen de le reconnaître. Il peut être n’importe qui. Il est sûrement n’importe qui. Comme moi ! (Il eut un petit rire léger qui me rappela le Lupin d’autrefois.) C’est crevant, quand on y pense. Lui et moi, perdus dans la foule, au Palais, se cherchant, comme à colin-maillard. Lupin, est-ce ce gros homme asthmatique ? Le patron de la Griffe, est-ce ce lourdaud qui s’éponge le front ?… Quelquefois, je sens un regard sur ma nuque et je dois lutter pour ne pas me retourner. De son côté, je suis certain qu’il éprouve la même chose. Sur le moment, c’est excitant ! Et puis, à la réflexion… Je n’ai plus envie de me battre. Le gouvernement n’a pas su défendre les trésors que je lui avais donnés. Tant pis pour lui ! Qu’il se débrouille avec la Griffe !

— Attention, mon cher ami, dis-je. Vous restez, pour le chef de la bande, l’ennemi à abattre. Vous devez bien admettre qu’il a tout à craindre de vous. Vous n’avez pas la réputation d’un homme qui pardonne facilement les offenses. Alors ?… À votre place, je me méfierais.

— Bah ! Qu’ai-je à perdre, maintenant ?

— Je n’aime pas vous entendre parler ainsi. Vous êtes jeune, que diable ! L’existence vous réserve encore bien des surprises. Ne me dites pas que vous avez l’intention de vivre de vos rentes, désormais. Je ne vous croirais pas. L’Aventure viendra vous chercher.

— Alors, qu’elle se dépêche, car j’ai l’intention de partir après le procès. Pierre Loti m’a donné envie de visiter le Japon.

Il se leva, regarda lentement autour de lui.

— Rien n’a changé, dit-il. Comme tout est calme. Comme je voudrais être à votre place ! Je me rappelle… (Il s’interrompit, fit de la main un geste, comme s’il écartait une mouche.) Non… je ne me rappelle rien… Louis Valméras est mort, lui aussi… Je suis maintenant Raoul de Limézy… Ce nom ou un autre, n’est-ce pas, cela a si peu d’importance… Je reviendrai vous voir, avant mon départ.

Je l’accompagnai jusqu’à la porte. Il se retourna, m’adressa un petit salut qui voulait être enjoué et s’éloigna dans la nuit.

Le lendemain, dès l’ouverture des portes, Lupin prenait place dans la salle des Assises. C’était le jour du réquisitoire, des plaidoiries, du verdict. Le public était nerveux, bruyant, et le Président menaça de faire évacuer la salle si le silence ne revenait pas immédiatement. La parole fut donnée au Ministère public. On comprit tout de suite que Vincent Sarazat visait le chef de la Griffe à travers les deux comparses qui, à leur banc, courbaient le dos. Il les montra dévoyés, corrompus, enfoncés définitivement dans le mal.

« … Et alors, messieurs les Jurés, survint le Tentateur qui leur promettait la richesse s’ils s’abandonnaient à lui corps et âme. Ils devinrent les instruments du crime. Mais un instrument garde toujours l’empreinte de celui qui l’a utilisé. La plume de Balzac est entourée de respect. Le violon de Paganini est révéré à l’égal de son maître. Et inversement le poignard de Ravaillac inspire plus d’horreur qu’un simple couteau. La malice du criminel a laissé en lui comme une sorte de malignité qui en fait un objet maléfique. De même ces deux individus sont doublement coupables. Une fois, pour avoir accompli servilement la volonté de celui qui se servait d’eux ; une autre fois, pour avoir usé de violence de leur propre autorité. Ils sont la main et le bras de la Griffe. Ils sont la Griffe ! »

Le silence était impressionnant. À peine si, çà et là, quelqu’un toussotait de temps en temps, à la dérobée. Le procureur, doigt tendu vers les accusés, accumulait les arguments qui tombaient comme des pelletées de terre sur leurs cercueils. La Griffe avait assassiné l’infortuné antiquaire, mais puisque Chauminard et Bergeon étaient la Griffe, ils étaient également responsables de ce crime…

La Griffe !… Le mot revenait souvent, sinistre, et chacun commençait à comprendre que les deux hommes étaient perdus. Ils allaient payer pour leur chef. Personne ne fut surpris quand le procureur demanda la peine de mort.

En vain les avocats essayèrent-ils, tour à tour, d’apitoyer les jurés ; en vain, s’appuyant sur la déposition du Dr Vininsky, s’efforcèrent-ils de prouver que leurs clients avaient agi sans comprendre la gravité de ce qu’ils faisaient. On sentait que le public ne les suivait pas. Lorsque le défenseur de Chauminard suggéra que l’animateur de la Griffe était, à certains égards, comparable à Arsène Lupin, il y eut des remous, des cris de protestation. Des poings se dressèrent. Le voisin de Lupin s’étranglait de fureur.

— Si c’est pas une honte ! s’écria-t-il, (Et dressé sur la pointe des pieds, il vociférait : ) vive Arsène Lupin !

Deux gardes municipaux se précipitèrent sur lui et l’entraînèrent, tandis que le président ramenait peu à peu le calme dans le prétoire. Les plaidoiries touchaient à leur fin ; le jury se retira pour délibérer, tandis que l’assistance se dispersait dans la galerie.

Lupin s’y promena longtemps, agitant des pensées mélancoliques. La manifestation qui venait d’avoir lieu en sa faveur, si spontanée, si confiante, et qui exprimait d’une manière si touchante la sympathie que le peuple de Paris lui gardait, éveillait en lui des remords. Avait-il le droit de se confiner dans sa douleur et de laisser la Griffe prospérer à ses dépens ? En d’autres temps, comme il aurait relevé le défi avec joie ! Comme il aurait eu plaisir à faire rendre gorge au bandit ! Mais, face à face avec lui-même, il se devait, encore une fois, la vérité : il n’avait plus envie d’être Arsène Lupin. Il ne croyait plus en son étoile. Bien plus : il avait peur. Il sentait qu’il ne disposait plus de ces prodigieuses ressources, physiques et intellectuelles, qui lui avaient permis, si souvent, de retourner en sa faveur les situations les plus dramatiques. Si la Griffe venait à l’attaquer, ce qu’il jugeait assez peu vraisemblable, il aurait peut-être de la peine à parer le coup. Il était comme un convalescent encore suspendu entre la vie et la mort et qui ne souhaite qu’une chose : qu’on le laisse tranquille. Il avait eu tort d’assister à ce procès, qui remuait tant de souvenirs. Il avait tort de réfléchir, d’envenimer les vieilles plaies toujours prêtes à saigner. Il aurait dû s’ensevelir pour toujours dans une trappe. Il aurait dû se faire sauter la cervelle.

La foule regagnait la salle, avide d’entendre le verdict. « Ça m’est égal ! » pensait Lupin. Il demeura seul, un long moment, appuyé à une colonne. Il perçut comme un bruit lointain d’applaudissements et soudain un flot humain jaillit de la porte. Il arrêta une femme, cramoisie et décoiffée.

— Alors ?

Elle se passa la main sur le cou, comme un couperet.

— Tous les deux ! dit-elle. Ils ne l’ont pas volé.

(…)

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PREMIÈRES LIGNE #32

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Le livre du jour

Une sacrée redécouverte, un énorme coup de cœur

Les magiciennes de Boileau et Narcejac

— Elles étaient deux, fit Ludwig.

— Vous êtes sûr ? 

— Absolument sûr. Je les connaissais bien, puisqu’on a travaillé ensemble au Kursaal, à Hambourg.

Le commissaire étudiait Ludwig. Derrière lui, se tenait un inspecteur, un grand gaillard en imperméable, avec une curieuse cicatrice qui courait sur sa joue gauche, comme une fêlure. Et Ludwig ne pouvait détacher ses regards de cette cicatrice.

— Pourquoi n’êtes-vous pas venu nous raconter cela plus tôt ? demanda l’inspecteur. Il y a plus d’un mois que l’affaire est classée.

— Je ne suis en France que depuis cinq jours, dit Ludwig. Je suis jongleur, chez Amar. Ce sont des camarades qui m’ont appris la mort de la petite… Annegret… J’ai été bouleversé.

— Je vous répète que l’affaire est classée, maugréa le commissaire… Avez-vous des faits nouveaux à nous apprendre ? … Voulez-vous insinuer que cette jeune fille a été tuée ? 

Ludwig baissa les yeux, allongea les mains sur ses genoux.

— Je n’insinue rien, dit-il. Je voudrais simplement savoir laquelle des deux est morte. Et l’autre, qu’est-elle devenue ? Pourquoi ne parle-t-on plus d’elle ? … Comme si elle n’avait jamais existé.

Le commissaire appuya sur un timbre.

— Vous êtes prêt à signer votre déposition ? insista-t-il. Elles étaient deux ? … Je veux bien vous croire, mais si on ouvre une nouvelle enquête…

— Drôle d’histoire ! murmura l’inspecteur.

Drôle d’histoire, en effet ! Elle avait commencé bien des années auparavant. Au début, ce n’était qu’une histoire de gosse. Mais ensuite…

I

C’était un cauchemar ; pas un de ces cauchemars horribles qui vous arrachent un cri, en pleine nuit, dans le silence de la maison endormie ; plutôt le cauchemar de quelqu’un qui s’éveille « ailleurs », qui est semblable à un amnésique : qu’est-ce que c’est que ce lit ? qu’est-ce que c’est que cette fenêtre ? … Et moi ? … Qui suis-je ? … Pierre Doutre ouvrait les yeux : devant lui, il y avait une jeune femme qui rêvait, la tête renversée sur le dossier de son fauteuil ; à droite, deux hommes blonds, au teint rose, qui se parlaient à l’oreille et riaient sans bruit ; à gauche, la vitre, le vide, l’espace peuplé de formes molles, de fumées livides. Doutre refermait les yeux, cherchait une nouvelle position, plus propice au sommeil, mais ses mains ne voulaient pas dormir ; ses pieds s’agitaient ; ses épaules lui faisaient mal. Il essayait d’imaginer la ville, là-bas, cachée dans son brouillard… son père agonisant. Le professeur Alberto ! Ah ! la douleur aiguë, au fond de lui-même, le trait brûlant comme un coup de rasoir. Oui, c’était bien un cauchemar qui n’en finissait plus. Il avait commencé à Versailles, dans le parloir des Jésuites, autrefois, des années et des années auparavant. Doutre se revoyait, tout gosse, assis sur une chaise, son béret sur ses genoux, tandis que son père discutait, à voix basse, avec un religieux. Et puis, un autre prêtre était venu, lui avait pris la main. Des escaliers, des couloirs, un petit lit, l’armoire minuscule où son linge était rangé ; tout ce qu’il possédait portait désormais le numéro 4. Pendant douze ans, il avait été le numéro 4. Douze ans pensionnaire ! Cela représentait une vertigineuse quantité de jours, un morne abîme d’images toutes semblables, qu’il aurait tellement voulu oublier ! Malheureux ? Non. Il n’avait jamais manqué de rien. Tout le monde s’occupait de lui. Les religieux l’aimaient bien, à leur manière. On savait que le petit Doutre n’était pas comme les autres… Doutre regarda la nuit, écouta le grondement régulier des moteurs. Il s’éloignait de la France à toute vitesse. Il flottait, entre le passé et l’avenir. Il était capable, soudain, d’embrasser toute sa vie d’un coup d’œil, et il voyait le petit Doutre, là-bas, tout en bas, comme on dit que Dieu voit les hommes. Drôle de garçon, gauche, maigre, timide, distrait, dont personne ne connaissait la vie secrète, pas même son confesseur. Indifférent à tout, en apparence, et pourtant plein de bonne volonté. Exactement comme un automate bien réglé. Le premier à la chapelle, le premier en étude, le premier au réfectoire… Souvent, le supérieur l’interrogeait :

« Voyons, Doutre, qu’est-ce qui ne va pas ? … Pourquoi faites-vous exprès de ne pas travailler ? … Vous êtes aussi intelligent qu’un autre… Alors ? … Croyez-vous que vos parents seront satisfaits quand ils recevront ce bulletin ? »

Mais le supérieur n’insistait pas, car les parents du petit Doutre n’étaient pas non plus comme les autres.

Les mains de Doutre étaient moites. Il toucha le hublot pour sentir sa fraîcheur et laissa sur la vitre une étoile de buée qui mit longtemps à s’effacer. Il se rappelait la scène. Il pouvait s’évader de cet avion lancé en pleine nuit, au-dessus d’un pays inconnu, et se transporter dans la cour de récréation. Tout cela vivait encore en lui, avec une intensité effrayante. Le surveillant distribuait le courrier :

— Pierre Doutre !

Un camarade avait pris la carte postale pour la lui donner. Mais, au passage, il l’avait regardée et s’était mis à rire.

— Hé ! les gars !

Un peu plus tard, à cinq ou six, ils l’avaient bloqué dans un coin du préau.

— Fais voir cette carte.

Il était chétif. Il n’avait pas dix ans, alors. Il avait obéi et les copains avaient contemplé en silence. La carte représentait un homme en habit. De la main gauche, il tenait un chapeau haut de forme renversé et, de la droite, un jeu de cartes. Il souriait d’un air vainqueur. Au bas de la carte, il y avait trois mots, en lettres blanches : Le Professeur Alberto.

— C’est ton père ? dit le plus grand.

— Oui.

— C’est marrant, un père comme ça !

Sans pudeur, il avait retourné la carte et lu, à voix haute :

Copenhague.

Mon cher Petit Pierre.

Le voyage se poursuit avec un très grand succès. Nous allons partir pour Berlin et, de là, nous irons à Vienne, où nous resterons sans doute un mois. Je n’aurai pas le temps d’aller à Versailles, pour Pâques, comme convenu. Dans notre métier, tu le sais, nous ne sommes pas libres. J’espère que tu seras bien raisonnable. Ta maman se porte bien. Tous les deux, nous t’embrassons bien affectueusement.

A. Doutre.

— Et ta mère ? demanda un autre de la bande, est-ce qu’elle fait du trapèze ? 

Ils avaient ri à en perdre le souffle, tandis qu’il retenait ses larmes.

— Ils vivent dans un cirque, avec les singes et les chameaux !

La troupe se tordait.

— J’en ai vu un, à la foire, dit le grand. On l’attachait avec des chaînes grosses comme ça ; on lui mettait des menottes et il se détachait tout seul. Personne n’y comprenait rien. Il sait faire ça, ton père ? 

La récréation s’était achevée. Le petit Doutre avait été malade trois jours. Quand il était revenu, les camarades avaient évité toute allusion au professeur Alberto. On sentait qu’ils étaient obligés d’observer une consigne, mais les clins d’œil volaient et, quand une lettre ou une carte arrivait, des toussotements, des raclements de gorge pleins de sous-entendus s’élevaient un peu partout. Et puis, un beau jour, quelqu’un eut l’idée de le surnommer : Fantômas. Un cahier venait-il à disparaître : « C’est Fantômas ! »

Il fit semblant de rire mais, pendant plus d’un trimestre, il déchira sans les lire les cartes et les lettres qui lui parvenaient de villes aux noms bizarres : Norrköping, Lugano, Albacete… et, le matin, à la messe, le soir, pendant la prière, il songeait à ces parents lointains qui multipliaient les miracles dérisoires avec un chapeau haut de forme. Doutre se rappelait tout, jusqu’à ses pensées d’alors. Il avait cherché le mot « prestidigitation » dans des dictionnaires. Art de produire des illusions par l’adresse des mains, les trucs, etc. Il avait observé ses mains, s’était tortillé les doigts. Comment produire des illusions ? Qu’est-ce que ça voulait dire exactement, des illusions ? Il n’avait pas tardé à être renseigné. Un prestidigitateur était venu au collège, bonhomme minable qui traînait deux énormes valises aux étiquettes multicolores. Il s’était installé dans la salle de gymnastique et avait commencé son boniment. « Non, pensait Doutre, mon père ne fait pas ce métier-là. Ce n’est pas possible ! » Mais il avait été tout de suite pris, bouleversé, par le spectacle. Les cartes apparaissaient, disparaissaient, se faufilaient dans les poches des assistants, se cachaient d’elles-mêmes sous les sièges, sous le tapis recouvrant la table. C’était un pullulement d’as, de rois, de dames, une inquiétante fermentation de trèfles ou de piques dans l’épaisseur des jeux de cartes alignés sagement côte à côte. On se frottait les yeux, on serrait les poings…

Parbleu ! Il n’y avait là que trucs et tours de passe-passe. Mais on n’en était pas tellement sûr. Et ces boules qui changeaient de couleur entre les doigts de l’homme ! Lui-même avait l’air surpris de tout ce qui se passait dans ses mains, et hochait la tête avec une espèce d’incrédulité scandalisée. Il montrait une pièce, la faisait tinter sur le bord d’une soucoupe. C’était une vraie pièce, sans le moindre doute. Or, voilà qu’elle lui échappait, fuyait de poche en poche, se dérobait à peine saisie, disparaissait subitement, et le pauvre vieux l’appelait, semblait malheureux. Tout à coup, il l’apercevait loin de lui, dans les cheveux d’un grand de troisième, et s’en emparait d’un déclic du bras, comme un chasseur de papillons. Plein d’angoisse, Doutre regardait, regardait. Ce qu’il voyait était admirable et terrible. Le chapeau qu’on croyait vide soudain débordait de fleurs. Les anneaux métalliques qu’on venait de palper se suspendaient les uns aux autres comme les maillons d’une chaîne. Hop ! Un geste ! Ils étaient de nouveau séparés ; ils vivaient, comme des tronçons de bête, se ressoudaient en un éclair, formant au poing de l’artiste un reptile cliquetant. Tout le monde applaudissait, sauf Doutre qui serrait ses mains sur sa poitrine en un mouvement frileux. L’homme avait demandé un volontaire.

— Fantômas ! avait-on crié. Fan-tô-mas ! Fan-tômas !

Il s’était avancé sur l’estrade, pâle, incapable de dire un mot. Et maintenant, il distinguait mieux le visage démoli du bateleur, sa peau irritée d’alcoolique, ses vêtements luisants. Il n’entendait pas les paroles qui lui étaient adressées. Il épiait le guéridon ; ce n’était qu’un vulgaire guéridon aux pieds rafistolés avec du chatterton. Il retrouva peu à peu sa respiration. L’homme lui mit sa main sur la tête. Il y eut un grand silence.

— Vous vous appelez Pierre, dit l’illusionniste. Vous portez un bracelet-montre Omega. Je peux même lire le numéro gravé dans le boîtier… Attendez… les chiffres sont si petits… Cent dix… Cent dix mille… deux cent… quatorze… Voulez-vous vérifier ? 

Pierre avait ouvert, en tremblant, le boîtier de sa montre : 110214. Les applaudissements avaient déferlé si fort qu’il avait levé le bras, pour se protéger, comme si on l’avait lapidé.

Des étoiles apparaissaient au hublot, s’organisaient en constellations fuyantes, en bouquets de pâles étincelles : quelque ville perdue dans la distance qui sombrait dans le vent des hélices. La passagère dormait. Doutre sentait le parfum de ses cheveux. Il se trouvait dans un avion luxueux ; de loin, l’hôtesse le guettait, prête à l’aider, à le servir. Tout cela était incroyable, mais au collège aussi tout était incroyable. Ce père impossible, qui passait deux ou trois fois par an, et le comblait de cadeaux. Et ensuite les longues attentes, pleines de méfiance, de hargne, d’admiration et de tendresse refoulée. Doutre laissait alors son imagination vagabonder ; il contemplait en cachette les cartes aux timbres rares, qui représentaient parfois des casinos, des théâtres, relisait certaines phrases qui le plongeaient dans une sorte d’engourdissement : La représentation a été un triomphe, ou bien : Je viens de signer un contrat inespéré… Doutre songeait aux boules et aux anneaux du vieux prestidigitateur, et, quand son père revenait, il n’osait plus lui parler, restait hostile, crispé ; il avait peur. Oh ! ces rencontres au parloir ! Comment oublier que cet homme mince, élégant et triste, était le professeur Alberto ? Est-ce qu’il faisait, lui aussi, un boniment ? Est-ce qu’il avait des poches à double fond ? Est-ce qu’il savait deviner les pensées ? 

— Pourquoi rougis-tu, mon petit Pierre ? 

— Mais je ne rougis pas.

Cramoisi, Doutre observait son père, étudiait ses mains pâles, fines, aux ongles polis et brillants comme des chatons de bagues. Il se sentait d’une race inférieure, avait honte de sa gaucherie, souhaitait de rester seul, comme un orphelin, et pourtant surveillait l’horloge avec désespoir. « Est-ce qu’il m’aime ? pensait-il. Et elle ? » Quand la visite tirait à sa fin, il lui arrivait de poser la question qu’il retenait depuis si longtemps :

— Est-ce que maman viendra ? 

— Bien sûr ! Elle est un peu fatiguée, en ce moment. Mais la prochaine fois…

Jamais Doutre n’avait revu sa mère. Jamais il n’avait laissé passer un jour sans regarder la photographie où elle apparaissait en costume de scène, plus scintillante de pierreries que la Vierge de la chapelle et souriant de biais, derrière un éventail. Elle était belle. Pourquoi son père semblait-il gêné quand Pierre demandait des nouvelles de sa mère ? Il tournait la tête, montrait sa valise.

— Tu sais ce que je t’apporte ? 

Il offrait une montre, un stylo, un portefeuille, mais la montre était une Omega, le stylo un Waterman plaqué or et le portefeuille contenait une liasse de billets de mille, Doutre se rapprochait timidement, tendait les bras. Un instant il appuyait son visage sur la poitrine de son père ; ses mains s’accrochaient à l’homme qui allait repartir. Il étouffait un sanglot.

— Allons, mon petit Pierre ! Tu n’es pas perdu.

— Non, papa.

— Tu sais que nous allons nous installer à Paris bientôt.

— Oui, papa.

— Alors… Dans un mois, je reviendrai. Travaille bien pour nous faire plaisir.

L’horloge sonnait. Doutre marchait dans un rêve jusqu’à la porte. Les derniers gestes de son père se gravaient dans sa mémoire, le mouvement des mains lissant les bords roulés du feutre gris, la chiquenaude chassant une poussière sur la manche du pardessus. C’était fini… La silhouette s’éclairait une seconde, là-bas, devant la conciergerie. Doutre retombait dans sa nuit ; les semaines, les mois coulaient. Pendant ce temps, les Alberto poursuivaient, au-delà des montagnes et des mers, leur tournée sans fin. Jamais Doutre n’avait eu le courage de poser les questions qui l’obsédaient : en quoi consistait au juste leur numéro ? Est-ce qu’ils gagnaient beaucoup d’argent ? Est-ce que leur métier était difficile à apprendre ? Parfois, il aurait voulu connaître quelques-uns de leurs secrets, pour imposer silence aux camarades. Il s’était fait acheter, par un externe, un traité de prestidigitation, mais il avait été tout de suite rebuté par l’aridité des schémas, l’obscurité des explications. Il avait renoncé. Peu à peu, il avait même cessé de compter les jours, entre les visites. Il s’engourdissait dans une rêverie paisible, rythmée par la cloche du collège, et quand on lui annonçait que quelqu’un l’attendait au parloir, il n’éprouvait plus qu’un rapide serrement de cœur. Le père et le fils s’observaient, presque avec méfiance. À mesure que le fils devenait un adolescent aux vêtements trop justes, le père se transformait ; ses tempes blanchissaient ; des rides nouvelles se creusaient le long de ses joues et il avait le teint si pâle, les yeux si creusés qu’il semblait fardé. Doutre avait compris depuis longtemps qu’il ne fallait surtout pas parler de l’avenir. On bavardait futilement. Oui, la nourriture était bonne. Non, le travail n’était pas trop fatigant. Doutre regagnait l’étude à petits pas, en se demandant : « Combien de temps me laisseront-ils ici ? » Ses camarades songeaient déjà à leur métier futur. Pendant la promenade, derrière une haie, tout en fumant des cigarettes américaines, ils se disaient leurs projets. Doutre, interrogé, répondait invariablement : « Oh ! moi, je ferai du cinéma. » Tout le monde le croyait. C’était fini, les moqueries. À force de détachement, de nonchalance, Doutre avait imposé aux autres l’image qu’il aurait voulu s’imposer à lui-même, celle d’un garçon riche, revenu de tout, méprisant le travail et attendant son heure. Mais il se rendait bien compte qu’il rêvait et il lui arrivait souvent de sentir dans sa poitrine une onde d’angoisse, de se passer les mains sur les yeux et de jeter ensuite autour de lui un regard éperdu.

« Je rêve encore, pensa Doutre. Ce n’est pas vrai. Il ne va pas mourir. »

Il alluma une cigarette, se pencha vers le hublot. Les signes de feu se multipliaient. Ses voisins de droite tendirent le cou et l’un d’eux prononça une longue phrase. Doutre reconnut le mot : Hambourg.

— Votre père est tombé malade à Hambourg, avait expliqué le supérieur. Vous allez partir tout de suite. J’ai fait le nécessaire.

Il y avait, sur un coin du bureau, des billets de banque, des papiers, le passeport, le télégramme.

— Je pense que quelqu’un vous attendra là-bas, avait ajouté le prêtre. Sinon, prenez une voiture. L’adresse est sur la dépêche.

Tout le reste était flou ; les souvenirs se chevauchaient, l’étude et la chapelle, les poignées de main, les signes de croix, et la gare aérienne, avec ses pistes blanches et ses haut-parleurs, et le supérieur qui levait le bras et dont la soutane flottait, dans le souffle de l’avion, comme une voile mal saisie. Voilà que le petit Doutre était projeté dans la vie, et il avait beau regarder en arrière, il savait déjà qu’il ne reviendrait jamais au collège. Où irait-il ? Qui s’occuperait de lui ? Il éteignit sa cigarette et boucla sa ceinture. Au-dessous de l’avion, brasillait une énorme cité quadrillée de lumières. Encore quelques minutes et il ne serait plus qu’une épave si personne ne l’attendait, si les chauffeurs de taxis ne comprenaient pas ses explications, ou ne connaissaient pas l’adresse… Il tira le télégramme et le relut. Kursaal. Hambourg. Aucun nom de rue. Kursaal ! C’était sans doute le music-hall où travaillait le professeur Alberto. Tout cela, maintenant, lui faisait horreur. Il se raidit, l’appareil commençait à descendre et la ville, comme dressée sur une pente invisible, glissait obliquement, avec ses entrelacs et ses girandoles multicolores. Il ferma les yeux, serra les paupières, refusant de toutes ses forces ce qui allait venir. La ceinture le maintenait solidement ; il faillit gémir, comme un malade que l’on couche sur la table d’opération. Il souhaita que l’avion prenne feu, explose. Qui s’apercevrait de la disparition du petit Doutre ? Est-ce que cela existe, le fils d’un prestidigitateur ? Il revit la pièce de monnaie qui disparaissait dans l’espace, renaissait plus loin pour s’anéantir ; les anneaux, les fleurs, le chapeau débordant d’apparences, d’ombres, de chimères ; et le vieil homme traînant ses deux valises. Déjà l’avion roulait et la ville se composait autour de lui, immobilisait ses lumières. Les passagers se dressaient, en un joyeux brouhaha. Une porte s’ouvrit sur la nuit.

Doutre releva le col de son pardessus et s’avança, cherchant à voir en se haussant sur la pointe des pieds. Au bas de l’échelle des gens attendaient, leurs visages levés flottant comme des méduses. Il y avait soudain un grand silence sonore. La tête de Doutre tournait un peu. Il entendit, proche, profond et bizarrement fraternel, l’appel insistant d’un navire. Il descendit, sa main serrant la rambarde. Chaque passager devenait le centre d’un petit groupe bruyant. Pour lui, il ne restait personne et il s’arrêta au pied de l’échelle, incapable d’aller plus loin. À ce moment, on lui toucha le bras.

— Pierre Doutre ? 

Il s’écarta vivement ; l’homme était plus petit que lui. Il portait des culottes de cheval et un paletot de cuir. Il était complètement chauve et si maigre que son cou semblait tressé de tendons.

— Pierre Doutre ? 

— Oui.

— Venez !

L’homme s’en allait, pressé, soucieux. Doutre courut derrière lui.

— C’est ma mère qui vous envoie ? 

Pas de réponse.

— Est-ce que mon père…

Il valait mieux ne pas insister. Devant la gare aérienne, parmi les voitures longues et luisantes, était parquée une vieille camionnette chargée de bottes de paille. Sur le flanc gauche, elle portait un panneau représentant des lions assis en rond autour d’un athlète vêtu d’une peau de léopard. Sur le flanc droit, il y avait une tête de clown, hilare, avec des cheveux rouges et des yeux carrés. L’homme ouvrit la cabine, fit signe à Doutre de monter.

— Kursaal, dit-il, d’une voix qui semblait brasser des cailloux.

L’auto ferraillante roulait maintenant dans la ville illuminée. Au lieu de gagner les quartiers populeux, comme Doutre l’avait cru tout d’abord, elle semblait au contraire se rapprocher du centre, suivait des avenues bordées d’immeubles neufs et bariolés d’enseignes au néon. Une foule paisible coulait sur les trottoirs ; Doutre avait hâte d’arriver, de se jeter sur un lit et d’oublier ce voyage incohérent. L’auto longea une sorte de lac puis s’engagea dans des rues étroites, bordées de brasseries. Elle stoppa au coin d’une place.

— Kursaal, dit l’homme. Music-hall.

Il montrait une façade bordée d’une rampe d’ampoules qui s’allumaient et s’éteignaient sans cesse, laissant au fond des yeux une image brûlante. Doutre ne bougeait pas.

— Descendez !

Doutre était trop fatigué pour protester. Il suivit l’homme. C’est alors qu’il découvrit les affiches. Elles se succédaient, sur des panneaux de bois hauts de trois mètres. Elles couvraient tout un mur. Professor Alberto… Professor Alberto… Professor Alberto… Le professeur, en habit, une fleur à la boutonnière, contemplait une boule de cristal. Sur chaque affiche, on avait collé, en diagonale, une bande de papier blanc. Le professeur ne comptait plus. Il était rayé du programme, et pourtant il vivait encore, souriant à son fils de sa bouche de papier, tendant vers lui la boule mystérieuse qui s’allumait, s’éteignait, au rythme frénétique des lumières. L’homme poussa Doutre en avant, le conduisit à l’entrée d’une ruelle.

— Venez !

Il faisait noir. Des odeurs d’écurie sortaient d’un porche ; on entendait les échos d’un orchestre, la vibration des cuivres et le battement grave d’une caisse. Le long d’un trottoir étroit stationnaient deux roulottes, vastes comme des wagons. Doutre les contourna et l’homme le retint par le bras, au moment où il allait continuer sa route.

— Ici, murmura-t-il.

Doutre devina des marches, poussa une porte. Une veilleuse brillait au fond d’un tunnel d’ombre. Mains en avant, il s’avança vers la petite lueur et aperçut une forme couchée. Encore trois pas. Il s’arrêta au bord du lit. Le professeur Alberto était là, les yeux clos, le nez pincé, une orchidée fanée à la boutonnière de son habit. Ses mains étaient jointes sur sa poitrine. Un bouton manquait à son plastron. Doutre se retourna, cherchant son compagnon, mais celui-ci avait disparu. Ses yeux s’habituaient lentement. Il aperçut une chaise et s’assit doucement. Il ne savait pas encore s’il avait du chagrin. Il était vide. Peu à peu, la roulotte sortait de la pénombre, se peuplait d’objets inattendus qui devaient être des accessoires : une malle au couvercle bombé, des guéridons, des chaises emboîtées les unes dans les autres, des rouleaux de fil de fer, un service à café, sur un plateau, deux épées posées sur une table pliante, une arbalète… Doutre aurait voulu ramener ses regards sur le mort et sentir ses yeux se mouiller. Malgré lui, il tournait la tête, surveillait les profondeurs de l’étrange voiture. On avait remué, là-bas… un bruit soyeux, suivi d’un grincement… Il se leva, le cœur battant. Il y eut soudain un claquement de plumes et une forme blanche sembla tomber du plafond. Elle se posa sur un coffret incrusté de nacre. C’était une tourterelle, dont l’œil rond reflétait la lampe, tandis qu’elle penchait la tête pour observer le visiteur. Une deuxième tourterelle surgit en planant et se percha sur une étagère, au-dessus du cadavre. Doutre contemplait stupidement les oiseaux. Ils marchaient lentement, sur leurs griffes en étoiles, s’arrêtaient pour plonger leur bec sous une aile, ou parmi le duvet du jabot. D’un bond léger, la seconde rejoignit la première, et elles se poursuivirent à pas pressés, autour du coffret, puis l’une d’elles roucoula doucement et ce délicat soupir, ce sanglot amoureux délivra Doutre. Il tomba près du lit, à genoux.

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