Miettes de sang de Claire Favan
Et si on lisait le début (2)
La fin
PERDU
Vingt-sept ans plus tard…
Dany Myers met son clignotant pour emprunter Harper Street. Le panneau « Voie sans issue » lui tire un sourire ironique. Il quitte la route lisse et silencieuse pour emprunter le chemin boueux et accidenté qui mène à la maison de Sean Elliot. Ses phares parviennent à peine à percer l’obscurité.
Comme à chaque fois qu’il accepte de dîner chez les Elliot, il retient son souffle en sentant sa voiture rebondir d’une ornière à une autre. Ça n’est pas faute d’avoir tenté la méthode douce, la méthode forte, la vitesse, rouler au pas… Rien n’y fait : il a l’impression de se retrouver dans une essoreuse. Pas moyen d’anticiper ni de prévenir les chocs.
Il grimace lorsque sa tête heurte la vitre. Il jure tout en se frottant la tempe.
– Bon Dieu !
Depuis le temps que tout le monde recommande à Sean de faire goudronner le chemin d’accès vers sa maison… Mais il n’y a pas plus têtu et radin que ce type. Et encore ! Ce sont là ses moindres défauts…
Une seconde plus tard, Dany soupire en entendant une branche gratter la portière côté passager avant de rebondir allègrement sur l’aile arrière. Il visualise les dégâts au son de chaque choc contre la carrosserie et se ratatine en rythme sur son siège.
Cette voiture ne lui appartient même pas. Il imagine déjà la retenue sur sa maigre paye et les complications que cet événement pourrait engendrer dans sa vie.
Tout ça pour une soirée à laquelle il n’a aucune envie d’assister. Sean Elliot n’est ni son ami, ni un proche, ni même quelqu’un avec qui il a envie de passer du temps. Malheureusement, on ne manque pas à l’appel lorsque Sean vous convoque : c’est ça, le privilège d’être chef.
Ce type est une saloperie de tyran qui use et abuse de son autorité. Comme si Dany n’avait pas son compte par ailleurs…
Le jeune homme se gare sur l’aire couverte de graviers prévue pour accueillir les visiteurs. Il observe son reflet dans le rétroviseur. Il croise son regard chargé de soumission : du Dany tout craché ! Une moue de dégoût envers lui-même déforme ses traits.
Il se détourne et sort de sa voiture. Il fait trois pas avant de trébucher et de tomber les deux genoux au sol. Le carton qu’il tenait lui échappe des mains et tombe côté pile. Dany jure. À quoi va ressembler le gâteau qu’il a acheté, maintenant ?
Quand il se redresse en époussetant son pantalon, il remarque enfin ce que, pris dans ses pensées, il n’avait pas vu jusqu’à présent. La maison est sombre. Il fronce les sourcils.
Bon, OK, Sean est un con, mais pas au point de l’inviter pour le plaisir de lui poser un lapin. Sans compter que sa femme, May, vit quasi enchaînée à sa cuisinière afin de préparer d’excellents petits plats pour son abruti de mari. À croire que l’abolition de l’esclavage n’a pas atteint cette maison… Cette pièce, au moins, devrait être éclairée.
Dany ne comprend pas. Oubliant la pâtisserie, il s’approche avec méfiance. Il grimpe les quelques marches de la véranda, ouvre la moustiquaire et frappe.
– Sean ? May ? Il y a quelqu’un ?
Dany pose sa main sur la poignée et la tourne. Le battant s’ouvre en grinçant. Il hésite sur le pas de la porte.
À nouveau, il lance un appel à la ronde. Plus que tout, il redoute de tomber sur une scène à laquelle il ne devrait pas assister. Il tâtonne pour trouver l’interrupteur et le pousse avec son coude.
– Sean…
Son appel s’étrangle dans sa gorge à l’instant où son regard se pose sur une flaque vermeille maculant le parquet ciré de May.
Dany la scrute comme s’il espérait qu’elle lui livre son histoire. Sean s’est-il coupé ? Ou plutôt s’est-il tranché un doigt, vu la quantité de sang ?
Le couple a-t-il quitté la maison dans la précipitation pour se rendre à l’hôpital le plus proche ? Dany grimace. Pas de risque : Sean ne pourra jamais avoir un accident domestique, puisqu’il ne bouge en aucun cas son gros cul de son fauteuil. Dany élimine d’office cette hypothèse.
Reste donc May, qui aurait pu se blesser en préparant le repas. Il rejoint la cuisine.
– May ?
La pièce est aussi propre et nette qu’à chaque fois qu’il est venu ici. Il revient dans l’entrée et remarque d’autres gouttes de sang, un peu plus loin. Troublé, il les suit.
Il longe le couloir pour rejoindre le salon. Quand il allume, son cerveau met un instant avant d’enregistrer ce qu’il voit : un pied recouvert d’une pantoufle de guingois dépasse de derrière un canapé.
Sean a dû avoir un malaise. Dany se précipite.
– Sean !
Prêt à pratiquer les gestes de premiers secours, il se penche avant de réaliser la futilité de son geste. L’horreur de ce qu’il a sous les yeux pénètre sa conscience à la manière d’une aiguille chauffée à blanc.
Un haut-le-cœur le secoue. Dany se couvre la bouche d’une main. Où est passé le reste du corps ?
Il s’écarte du tibia sectionné et s’exhorte au calme. Il prend de petites inspirations pour maîtriser les battements de son cœur, avant de se glisser le long du mur pour suivre les traînées de sang. Il visualise la scène : Sean, la jambe tranchée, qui tente d’échapper en rampant à son agresseur. Cris de douleur, de peur et empreintes de mains sanglantes, la panique perceptible dans les éclaboussures projetées tout autour…
Il évolue avec prudence à travers la pièce et finit par découvrir un autre morceau de son chef : une de ses énormes paluches. Que s’est-il passé ici ?
Il contourne les projections de sang. Elles le mènent de découverte macabre en découverte macabre : quelqu’un a fabriqué un puzzle avec le corps de mastodonte de Sean.
Dans la chambre à coucher, au fond du couloir, l’apprenti artiste a même réalisé un tableau digne d’un Picasso avec le visage épais de Sean, au centre duquel une hache, sans aucun doute l’arme du crime, est restée plantée. Dany bat en retraite avec précipitation alors que son estomac fait des soubresauts.
Une fois hors de vue du cadavre, son esprit se remet à fonctionner. Il ne peut plus rien pour Sean, mais May est peut-être encore en vie.
Il se met à crier pour l’appeler quand il remarque la lueur mouvante d’une bougie par la porte entrebâillée de la salle de bains. Il entre prudemment et chuchote le nom de son hôtesse.