Et si on lisait le début !
Les larmes noires sur la terre de Sandrine Collette, lecture 3
Un livre qui m’a bouleversé et interrogé
Pour comprendre pourquoi, …
Je vous propose de lire la fin du premier chapitre
Souvenez vous je vous proposais le début ICI et la suite là .
Les larmes noires sur la terre de Sandrine Collette, lecture 3
Évidemment ce n’est pas très grand chez Réjane, et Moe observe les deux pièces, la gorge serrée. Déjà la jeune femme lui avait dit : Tu verras, j’habite à Paris, c’est géant, Paris ; mais pendant le trajet qui les amenait à la ville, quand Moe en avait reparlé tout excitée, c’était devenu autre chose : Paris ? Ah oui, enfin, juste à côté. En banlieue, au sud – et Moe avait eu ce très léger tic au coin de la bouche, pas grave avait-elle murmuré, et puis elle avait découvert les immeubles gris juxtaposés, les commerces au bas des tours, moins bien que ce qu’elle avait imaginé c’est sûr, mais elle avait fait bonne figure, l’important c’est d’être partie.
Réjane insiste pour qu’elle prenne la chambre avec l’enfant ; elle refuse net. Aménage dans le salon une sorte de niche derrière le canapé, un refuge de deux mètres carrés pour que le petit se sente protégé, maintenant qu’il n’y a plus de berceau. Réjane déroule une couette par terre.
— Ça lui fera un matelas. Il va être bien là-dessus.
Elles dînent en regardant une émission de variétés à la télévision, affalées sur le canapé. Quand Réjane va chercher des bières à la cuisine, Moe se penche sur la télécommande, baisse le son. Derrière elle, l’enfant ne dort pas. Ne fait pas de bruit non plus, les yeux grands écarquillés, appliqué à explorer les murs et le plafond en agitant les mains, la bouche entrouverte en un rond parfait. Moe chuchote :
— Ça va aller maintenant. Ça va aller mieux.
Les pupilles noires croisent son regard un instant, aussitôt happées par le tissu rouge sur l’accoudoir, la lumière de la lampe contre l’étagère, au fond de la pièce.
— Tu verras, dit Moe même s’il ne l’écoute déjà plus.
Dans la nuit, elle entend la respiration courte du petit, sait qu’il est à nouveau éveillé. La lueur des réverbères se glisse par les interstices des volets, à peine coupée par les voitures qui passent inlassablement, comme si la vie ne s’arrêtait jamais le long du macadam, ni les lumières ni les moteurs, et Moe prend l’enfant à côté d’elle sur le canapé déplié.
— Il faut dormir. On sera fatigués demain, sinon.
Mais le bruissement de la ville les interpelle et les dérange, les heures noires n’en finissent pas. La joue contre la tête du petit, Moe écoute le souffle de son fils, qui s’apaise enfin lorsque l’aube paraît, et la torpeur les engloutit soudain, dormir – un abandon si doux et si profond. Un peu plus tard – mais cela semble quelques minutes à peine –, la porte de la chambre s’ouvre, l’eau coule dans les toilettes. Réjane allume la lampe en entrant dans la pièce et Moe les recouvre avec la couverture l’enfant et elle, un geste vif, protecteur et furieux. Dos tourné à la petite cuisine, elle fait écran de son corps, empêche le ronronnement de la cafetière de les atteindre, et les informations à la radio, et les jurons de Réjane qui se prend les pieds dans la housse du canapé. Elle reste longtemps allongée après que la porte d’entrée se referme, la colère encore, qu’est-ce que tu fais là, ma fille, est-ce vraiment cela que tu voulais, le nœud dans le ventre – la campagne lui manque, et même Rodolphe, et même la vieille.
*
Le troisième jour, Réjane exige qu’elle déménage avec le petit dans la chambre, ce n’est plus une question de politesse, les bonnes manières elle s’en moque.
— J’en peux plus, moi, de buter sur vous deux quand je me lève pour aller travailler, faire attention à pas le réveiller, allumer la moitié des lumières, ça va. Je veux pas m’énerver chaque matin pour des gens qui restent au lit toute la journée.
Moe rassemble ses affaires en bégayant.
— Aujourd’hui j’ai rendez-vous dans trois agences d’intérim. Je vais trouver quelque chose, promis.
— C’est ça. Tu me diras.
— Je suis désolée pour le dérangement.
Réjane se radoucit à moitié.
— Non, c’est moi, ils me prennent la tête au boulot, j’ai les nerfs. Et puis ça ne va pas durer éternellement, cette situation, hein ? Dès que tu auras un travail, tu pourras louer un endroit à toi, un studio, une chambre.
— Oui bien sûr.
— Il y en a, des emplois, pour ceux qui veulent vraiment. Je ne m’inquiète pas pour toi.
— C’est juste que sans diplôme…
— Et puis quoi, les diplômes, ça n’a jamais fait la qualité d’une personne, je t’assure.
— Je ne sais pas quoi répondre quand on me demande ce que je cherche.
— Comme poste ?
— Oui.
— Oh la la, des tas, Moe, des tas ! Des petites mains dans les administrations, il en faut tout le temps. Ou des femmes de ménage. Dans les banques. Ou dans les hôpitaux.
— Dans les hôpitaux je préférerais.
— Eh bien voilà, tu leur dis ça, que tu vises un emploi d’aide quelque chose dans la santé. Avec les vieux. Du travail, là-dedans, c’est autant qu’on veut.
— D’accord.
— Alors tu y vas à fond et tu souris.
— Oui.
— C’est à quelle heure, ton premier rendez-vous ?
— Dix heures.
— Je croiserai les doigts pour que ça marche.
— Merci.
— Ce soir, c’est champagne, hein !
*
Mais le soir ce n’est rien du tout, et Réjane ronge son frein sur le canapé en écoutant pour la quatrième fois les précisions de Moe qui revit douloureusement les entretiens de l’après-midi.
— Quand elle t’a demandé si tu avais de l’expérience, tu as dit non ? J’y crois pas.
— Mais c’est vrai, je n’ai jamais travaillé avec des personnes âgées.
— Fallait dire oui !
— Elle m’aurait posé des questions. J’aurais eu l’air de quoi ?
— Et ta belle-mère ? Et tes clientes pour les ménages ? C’est toutes des vieilles !
— Oui mais…
— Tu as bien fait des pansements pour la mère de Rodolphe, ou pas ? Et tu cuisinais pour les autres, et passer l’aspirateur et nettoyer les salles de bains, enfin tout ça, c’est bien que tu sais le faire, ma parole ! Et les piqûres ? et les sondes, t’en as parlé de tout ça ?
— Je…
— Il faut apprendre à te vendre, Moe. Te vendre ! Pas aller mendier un job mais montrer que tu vaux le coup. Qu’est-ce que tu as dans le crâne, bon sang ?
Moe baisse la tête, se mure dans le silence. Réjane continue son monologue terrifiant. Mais elle avec son petit, ce n’est pas ce monde-là qu’elle veut, tentaculaire et dévorant, où la seule façon de s’en sortir est de se battre bec et ongles pour gagner quoi, pas même un petit morceau de bonheur, juste la hargne pour survivre, boire, manger et mettre de l’essence dans la voiture, un combat stérile et épuisant, trouver une place de misère et la conserver coûte que coûte. La tête entre les mains, elle appuie sur ses yeux, les larmes débordent, il ne faut pas que Réjane voie. Essuie discrètement, comme si elle se frottait le nez. Avaler le goût salé sans bruit, sans renifler. Arrêter de vouloir se rencogner sous le canapé et ne plus jamais en sortir.
— Et lui ? se raidit soudain Réjane en montrant l’enfant. Tu en as fait quoi pendant tes rendez-vous ?
Moe déglutit à grand-peine.
— Je l’ai laissé ici. J’ai fait au plus vite.
Mais ce n’est pas vrai ; c’est juste pour que Réjane la laisse tranquille, cesse de parler et de crier, se taise enfin. L’enfant, elle l’a pris avec elle. Sage tout le temps. Et pourtant dans les trois agences, les femmes lui ont demandé pourquoi elle venait avec, surtout celle qui cherchait pour la maison de retraite, et Moe a dû se défendre, essayer d’expliquer, en vain.
— Je n’ai personne pour le garder aujourd’hui. Quand j’aurai du travail bien sûr…
— Mais je ne peux pas vous envoyer chez un employeur avec un bébé dans les bras.
— Non bien sûr. C’était juste pour le rendez-vous, je me suis dit que vous comprendriez.
— Je comprends. Moi. Mais pas un employeur.
— Je le laisserai à une amie.
— Maintenant ?
Un instant d’affolement, cela s’est vu dans ses yeux elle en est sûre, même si elle a acquiescé très vite.
— Le temps de prévenir.
— Moi, c’est tout de suite que je dois présenter un agent de blanchisserie. Est-ce que vous pouvez tout de suite ?
— Dans une heure. Je vous le promets.
— Et vous croyez que je vais vous prendre au sérieux ?
— S’il vous plaît. Laissez-moi une chance.
— De la chance, tout le monde en veut. Ce n’est pas de la chance qu’il faut.
— C’est non alors ?
Difficile de ne pas pleurer en repensant à la fin de l’entretien, le regard réprobateur de la femme sur elle et ce très léger contentement au coin des lèvres, peut-être qu’elle-même, elle laisse son enfant à une assistante maternelle ou dans une crèche chaque matin, renvoyée par Moe à l’abandon de ses petits, à l’absence, aux enfants qui connaissent mieux les nourrices que leur propre mère. Moe s’est levée. Jusqu’à ce qu’elle referme la porte sur elle, il n’y a plus eu un mot.
*
Dans la nuit de la ville encore, elle caresse la tête de l’enfant, presque sans y penser, un geste instinctif, réconfortant, le même que lorsqu’on prend dans les bras un chat qui ronronne, la consolation au bout des doigts, si cela pouvait suffire. Il dort, lui le petit, un ange apaisé que rien n’émeut, il s’est habitué déjà à la lueur des phares qui court toute la nuit sur son visage, et peut-être dans ses rêves l’a-t-il remplacée par des étoiles filantes.
Sa respiration calme et profonde. Les fossettes sur ses joues, lui qui sourit même dans son sommeil, avec cette confiance inouïe, croire que rien de mauvais ne peut lui arriver.
Moe est étendue à côté de lui, un bras replié sous la tête, les yeux rivés aux yeux fermés, aux paupières qui tressaillent, aux longs cils de fille. L’enfant est un tableau endormi, se jouant des lumières de la nuit qui ne s’éteint pas, du jour qui ne se lève pas. Parfois il remue un poing, ouvre un doigt. Le referme. Chuchote sans un son, articulant des mots inconnus, la bouche arrondie sur une surprise, une gourmandise. Moe se retient de le réveiller en le serrant contre elle, malgré l’élan qui lance dans son ventre et dans son cœur à croire qu’elle va l’enrouler, le ramener vers elle et qu’il n’y ait plus le moindre espace entre leurs deux corps, que leur chaleur irradie et les fasse rire, une coupure de tendresse, un lambeau volé à l’horrible journée.
Et demain il faudra recommencer.
Le pincement au fond de la gorge.
Demain Moe a un seul rendez-vous. Mais à cet instant une volonté féroce l’enveloppe, pour la petite chose endormie près d’elle, qu’elle puisse boire et manger à sa faim, grandir ailleurs que derrière un canapé ou dans une chambre qui n’est pas la sienne, avec des arbres surtout, et une rivière au fond du jardin, pour le bruit des oiseaux et celui de l’eau.
Moe s’assoupit par intermittence. Elle sait à quel point les réveils sont douloureux, refuse de céder à la douceur des rêves. Dans son sommeil le chant des merles la poursuit, et le soleil sur l’herbe quand la rosée fait des milliers de perles. Elle tressaille, agite la main pour repousser les visions délicieuses ; cela ne sert à rien d’être heureux la nuit. Il sera temps, plus tard – quand elle sera sûre. Pour l’instant, ni le petit appartement ni l’impatience visible de Réjane à les voir quitter les lieux l’enfant et elle ne justifie qu’elle se réjouisse. Et elle y pense d’un coup : pour l’instant, c’était mieux avant. Trois jours et demi, elle a tenu.
Et elle voudrait faire marche arrière.
Y réfléchit une partie de la nuit. Rentrer tête basse en implorant le pardon. Affronter le regard triomphant de la vieille, les moqueries méchantes de Rodolphe, opiner à tout, son erreur, l’évaporation de sa fierté, ce qu’il faudra faire pour qu’on accepte de la reprendre. Comme une marchandise que personne ne se dispute.
Entre minuit et trois heures, elle est prête. Compose le numéro de Rodolphe sur son téléphone : elle n’aura qu’à appuyer sur la touche appel au petit matin. Elle s’endort, quelques minutes ou davantage, mortifiée mais rassérénée, la solution est là, au bout de son index. À cinq heures, réveillée à nouveau, elle se dit qu’elle ne pourra pas. Efface les chiffres du cadran du portable, sent revenir l’angoisse au fond de ses entrailles. Elle somnole encore un peu, pose des jalons pour se rassurer, si elle ne trouve aucun travail d’ici la semaine prochaine, elle appellera ; si elle flanche avant, elle appellera. Et si en se levant dans une heure et demie, la force lui manque, elle appellera aussi.
Mais là, il faut y aller, ma fille, parce que Réjane ne va pas supporter longtemps que tu te traînes comme ça, avec ta tête de souris mouillée sous l’orage, tu ressembles à quoi, si tu crois que c’est ton air malheureux qui va te faire décrocher un travail, des gens malheureux il y en a plein, on en a assez de les voir, marre, alors, les embaucher en plus ?
Moe revoit sa grand-mère quand elle lui faisait la leçon, frappant des mains à la fin pour la chasser ou lui donner de l’élan, de la même façon qu’elle écartait le chat qui avait fini sa gamelle, Pfiou pfiou, maintenant c’est l’heure d’attraper les mulots, dehors, allez, dehors, allez chercher – elle vouvoyait le chat, par courtoisie, disait-elle, et par habitude.
Un mulot ou un travail. Étendue dans la nuit qui s’achève, Moe répète les mots en silence. Pfiou pfiou. Allez chercher. Elle sourit. Quand le chat ne voulait pas, sa grand-mère l’aidait du bout du balai. C’est peut-être cela qui lui manque à elle, un bon petit coup sec histoire de recaler les choses en ordre et de lui remettre la tête à l’endroit : à présent qu’elle a quitté Rodolphe, elle est bel et bien seule pour les assumer, l’enfant et elle. Elle peut toujours se lamenter pendant des semaines, c’est elle qui l’a voulu, tout ça. Debout, Moe. Aujourd’hui tu n’as qu’un seul rendez-vous, mais ce travail-là, il te le faut. C’est quoi, déjà ?
Alors quelques heures plus tard, elle ravale son accent chantant et sa démarche trop douce, affermit sa poignée de main en entrant dans le bureau où on l’attend, essaie de ne pas penser à l’enfant dans la voiture, à Réjane si elle l’apprend. L’enfant dans la voiture. Non, non, ne pas y songer, pas une seconde, l’entretien va durer quinze minutes, quinze minutes sans l’idée du petit qui la déconcentre – si elle a déjà travaillé dans le secteur, lui demande-t-on.
Car elle a volé les clés de la Polo de Réjane dans le tiroir du meuble d’entrée pour emmener le petit avec elle à ce rendez-vous ; c’est le seul moyen qu’elle ait trouvé. Elle ne va pas le planter des heures tout seul dans l’appartement, il lui arriverait quelque chose, forcé, quand la guigne vous tient. Non : elle le laisse dans la voiture. Le cale avec des couvertures dans un carton récupéré au supermarché, le cœur battant déjà trop vite. Elle entrouvre la fenêtre, l’abaisse pour faire de l’air, la remonte si quelqu’un essayait de la descendre, de prendre l’enfant. File au dernier moment en courant dans la rue, arrive à l’heure exacte qui lui a été donnée, expliquant déjà qu’elle a un autre rendez-vous et qu’il lui sera impossible d’attendre. Elle sait que cela ne fait pas bonne impression.
Mais ce jour-là, on lui dit oui.
On lui donne une adresse, elle signe un contrat sans le lire.
Du ménage dans une entreprise, de six heures à huit heures le matin, et le soir de dix-huit heures à vingt heures. C’est peu mais les horaires décalés améliorent le salaire. En sortant de l’entretien, Moe lève un poing au ciel en riant. Elle crie, Pfiou, pfiou ! Le soir, Réjane commencera par tiquer en calculant que cela ne fait que quatre heures de travail par jour, puis elle se ravisera. Elle dira : Oui. Oui, c’est bien. C’est un début.
*
Le lendemain à l’aube, Moe installe l’enfant dans un cabas que Réjane lui a prêté, le presse contre elle, avec le papier sur lequel sont indiqués le parcours du métro, les deux correspondances, la direction à suivre. Les yeux écarquillés tel un animal terrifié, Moe reste collée aux portes pour ne pas manquer les stations, on la bouscule, on la regarde de travers. La sueur lui coule dans le dos, le long du ventre, de grandes plaques rouges la chauffent sur la gorge et derrière le cou. Ses bras tremblants autour du sac qui abrite le petit toujours sage, hypnotisé par les néons au plafond des wagons. Lorsqu’elle émerge enfin des sous-sols crasseux, elle doit s’arrêter pour reprendre son souffle.
*
Il y a deux Espagnoles dans l’équipe qui se regroupe lentement devant le grand bâtiment, une fille de l’Est avec des yeux d’un bleu glacial, deux Africaines volubiles, et elle Moe, avec l’enfant dans le cabas comme si elle partait faire le marché. Les autres ne se sont pas approchées, rien dit, l’observent en biais, cherchent d’où elle vient sans doute avec sa peau des îles, parlent d’autres langues. Seule sur le trottoir, Moe écoute leurs rires, sait qu’ils se font à ses dépens. Son corps se resserre et l’étouffe. Ne serait-ce le petit avec ses grands yeux d’ange dans le sac, elle se serait déjà enfuie, aspirant l’air pollué dans une course inutile et nécessaire, et le macadam sous ses mauvaises chaussures, qui brûle la plante des pieds. Mais voilà l’enfant la contemple, elle ou les dernières étoiles dans le jour levant, qu’importe, cela pourrait être elle, elle reste. Compte l’argent à venir ce soir, demain, à la fin de la semaine, le nombre de mois pour recueillir le montant du voyage, il faut que Réjane accepte de la garder chez elle. Jamais encore elle ne s’est demandé ce qu’elle ferait une fois rentrée là-bas. Ne pas se poser la question. Elle a mis l’enfant sur une table, vide les corbeilles, passe une lingette sur les bureaux. Le chef est le seul à lui avoir dit bonjour. Quand il est apparu au bout de la rue, les femmes ont murmuré entre elles : Le voilà, voilà le chef, et cela ressemblait à des grognements, à des morsures. Il les a toutes saluées cependant. C’est lui qui avait les clés du bâtiment. À l’intérieur, il a ouvert un local et a montré à Moe un chariot rempli de produits et de sacs-poubelle, un seau pour l’eau, un balai éponge pour nettoyer le sol en vinyle. Tu vas faire ce côté-là de l’étage, il a dit. De l’autre côté, il y a la fille de l’Est, il l’appelle « l’Ukrainienne ». Les Espagnoles sont en bas, les Africaines au deuxième. Quand ce sera fait, elles se décaleront toutes vers le haut, du troisième au cinquième étage. Le chef s’en va. Quand Moe croise l’Ukrainienne, elle l’entend marmonner. Le chef s’en va toujours. Prendre un café, faire ses calculs, parier sur les chevaux. Il revient un quart d’heure avant la fin pour les houspiller. Le soir, le chef a changé, mais c’est la même histoire.
*
En passant, le chef a dit à Moe : C’est quoi ça, c’est ton gosse là-dedans, faut pas amener un gosse ici.
— J’ai prévenu l’agence, a répondu Moe. Je ne peux pas faire autrement au début, je vais trouver une solution. Mais il n’y a jamais de problème avec lui, il est sage.
Le chef a tiqué. Il ne sait pas que Moe lui ment, elle a l’air si incapable, avec son regard de souris piégée.
Ça se fait pas, il répète. Si on a un contrôle. Et puis il est parti, et Moe a recommencé à respirer.
*
Soir et matin pendant une semaine, elle nettoie, balaie, vide, essuie. Personne ne lui parle ; elle ne sait même pas comment s’appellent les autres femmes. Parfois l’Ukrainienne, quand elles se rejoignent pour monter au quatrième, lui fait un geste d’attente. Trop tôt. Elle explique mais Moe comprend mal avec cet accent guttural et rapide qui déforme les mots, et il faut ce geste vraiment, les mains descendant en signe d’apaisement, pour qu’elle s’arrête et hausse les épaules.
— Mais pourquoi ?
Et l’autre qui reprend son langage étrange et tous ces mouvements de bras, des reproches, des informations, Moe ne sait pas, jusqu’à ce qu’une main lui prenne la manche et l’oblige à s’asseoir, lui montre sur le grand mur du fond l’horloge qui, elle le devine peu à peu, n’est pas à la moitié – la moitié de la séance, la moitié du temps. Ce n’est qu’à sept heures qu’elles se remettent au travail, et au-dessus et en dessous Moe entend les Espagnoles et les Africaines bouger au même moment qu’elles, assises elles aussi depuis dix minutes ou quinze ou vingt, mais il faut remplir les deux heures et l’accord ne se discute pas, on passe à l’étage suivant quand la pendule est sur le sept, que ce soit du matin ou du soir.
Le troisième jour, Moe a compris, l’Ukrainienne n’a plus besoin de la retenir, elle berce l’enfant en attendant de rentrer cabas et chariot dans l’ascenseur pour aller au quatrième, rien ne presse, du coin de l’œil elle surveille le chiffre sur l’horloge.
*
Qu’il est doux le froissement de l’argent qu’elle tient dans sa main samedi soir, une semaine de travail entre ses doigts et les quatre billets de cinquante devant son nez, elle rit, cela fait longtemps qu’elle n’a pas eu une telle somme sur elle, elle met les billets dans la pochette serrée autour de sa taille. Le chef a donné les enveloppes et, toutes, elles ont sorti l’argent qu’elles ont glissé dans une blouse ou une poche, trop peu d’argent, mais quand on n’a pas de papiers – ou pas de compte en banque, comme Moe, il faudra qu’elle en ouvre un, ce sera mieux. Les autres femmes ont pris leur paie sans même regarder, sans sourire, rien, juste partir, fermer la porte derrière elles en attendant de reprendre mardi, et elle Moe est restée, idiote, pour remercier le chef.
Tu veux revenir travailler ici, il a dit.
Oui bien sûr.
Il faut qu’il donne son accord à la direction et Moe acquiesce de la tête, Oui oui. Il rit :
— Et alors toi, tu fais quoi pour moi ?
Elle ne comprend pas, Moe, et elle montre l’étage propre, qu’il vérifie s’il trouve la moindre poussière, le moindre papier oublié dans un coin, impossible, mais ce n’est pas de cela qu’il parle et il lui explique vite, pas de mots, juste les mains glissant sur ses hanches à elle, elle pousse un cri. Il dit encore :
— Tu veux travailler oui ou non ?
— Oui mais…
— Te sauve pas, ma jolie – et il la coince contre le bureau, collé contre elle trop près trop chaud, Moe crie une nouvelle fois, le dos cassé en arrière pour échapper aux mains qui s’égarent sous sa chemise et dans la ceinture de son jean, à côté d’elle l’enfant la regarde depuis le cabas posé là, des petits yeux ronds étonnés, non, non, pas avec l’enfant, un sursaut, elle gifle le chef de toutes ses forces, les ongles recourbés dans une griffure qui déchire la joue et le cou devant elle, le hurlement :
— Salope, salope !
Mais elle n’entend déjà plus, elle a attrapé le sac avec le petit et se précipite vers la porte, l’escalier, la rue, le soleil encore chaud, les gens – après plusieurs minutes elle s’arrête, hors d’haleine, se retourne. Personne. Poser le cabas un instant, se reboutonner. Dire à ces fichues jambes de ne plus trembler, du coton, elle voudrait s’asseoir et que son cœur retrouve un rythme normal, hein, parce que s’il continue, ça va lâcher c’est sûr, oh le dégueulasse, l’ordure. Alors elle se met à pleurer, pas tant sur l’incident que sur le travail disparu, tout à recommencer, et si cela ne revenait pas. Prendre la voiture de Réjane en cachette, se couler dans le regard des recruteurs. Compter les secondes et les minutes avant de retourner, et cette prière quand elle a vu l’enfant derrière la vitre et qu’elle l’a abandonné – tout ce qu’il faudra refaire, et les nœuds dans son ventre, les mensonges dans sa bouche.
À la terrasse d’un café, elle a fini par demander un verre de vin blanc, un petit chablis que le serveur lui conseille, le verre est froid contre sa joue, le vin joyeux court dans son palais. L’enfant est assis sur ses genoux, ne réclame rien. Tous les deux le même regard droit devant eux, et Moe l’observe en coin, à quoi pense-t-il le petit, dans les bras de sa mère incapable de garder un travail, s’il devine, s’il attend quelque chose. Il la cherche des yeux, l’entend l’appeler au-dessus de lui. Renverse la tête sans réussir à la voir et elle le rattrape en riant, le tourne vers elle, son cri de joie, son sourire chavirant quand il la trouve enfin, et elle cet élan qui ne peut s’empêcher, elle le serre contre elle, s’y agrippe. Six kilos de bonheur face à la dureté du monde.
Le lendemain, Réjane excédée par les lenteurs, les marches arrière, les échecs, la met dehors. Une semaine de travail et ce serait déjà fini ? À d’autres. Il doit y avoir de la mauvaise volonté chez Moe, pour ne pas trouver d’abord, pas même un remplacement ou l’un de ces jobs que l’on donne aux étudiants, et puis pour perdre son travail en une semaine ensuite, six petits jours. Il s’est passé quoi ? crie-t-elle en arpentant l’appartement. Moe n’a pas voulu répondre.
— Eh bien tu sais quoi ? Tu dégages ! Je suis pas là pour assumer les cas sociaux, moi. Je ne suis même pas sûre que tu cherches vraiment du travail. Tu ne vas pas rester là des années, hein, c’est clair.
Au départ, elles n’en avaient pas parlé bien sûr mais cela allait de soi, les héberger l’enfant et elle, c’était l’affaire de quelques jours, une semaine peut-être. Si Réjane avait su que cela durerait autant, jamais elle n’aurait proposé, trop petit l’appartement, et elle qui rentre du bureau épuisée chaque soir, à les voir là sur le canapé le petit qui mange sa bouillie en babillant et écouter Moe raconter ses histoires, peut plus, elle les déteste à présent, voilà, c’est comme ça. Non non, on n’en rediscute pas, qu’ils prennent leurs sacs et qu’ils s’en aillent, elle a été honnête, ne veut pas risquer qu’ils profitent d’un ou deux jours de plus pour lui dépouiller l’appartement, c’est samedi aujourd’hui, à midi elle va voir sa mère à la campagne, à midi ils doivent être partis, elle les poussera sur le palier si nécessaire.
Alors Moe marche dans la rue, se répète les mots, ne réalise pas encore – eux dehors l’enfant et elle. Elle sait qu’elle a l’air d’une folle avec le petit calé sur le côté, les sacs dans les mains et les cheveux mal coiffés parce qu’elle n’a pas eu le temps. Les passants changent de trottoir en la voyant, se retournent sur elle, pitié ou dégoût, elle a envie de crier qu’il faut l’aider, Réjane lui a laissé de quoi payer une nuit d’hôtel, et après ? Les centres d’accueil ? Elle connaît trop bien, pour les avoir vus à la télévision, ces ghettos modernes, des mouroirs pour vieux étendus aux gens comme elle et pas même un toit sur la tête, des terres abandonnées, non elle n’ira pas, ne pas se plaindre, ne pas se faire remarquer, elle sèche ses larmes, met de l’ordre dans ses cheveux. Sois forte, ma fille. Avance.
*
Elle règle sa nuit à l’hôtel, reste trois jours, s’enfuit le quatrième matin en n’ayant pas payé le reste. Erre des heures dans la ville en s’accrochant parfois à une dame seule jusqu’à ce qu’on lui donne une pièce ou un morceau de pain. Toutes les piécettes qu’elle mendie ainsi, elle les garde pour acheter le lait et l’eau du biberon du petit. Souvent elle met la main dans son sac pour vérifier que le biberon est toujours là, comme s’il pouvait glisser ou s’envoler ; comme si, tant qu’elle l’a contre elle, tout n’était pas perdu. Lorsque l’enfant s’agite, elle s’assied sur un banc et lui donne à manger, surveillant autour d’elle, rinçant récipient et tétine à une fontaine.
En fin de journée, hagarde, elle essaie de monter dans un train qui va chez Rodolphe. Peut-être qu’il la laissera dormir dans la grange, installer une cahute en planches, elle fera ce qu’il demande, les tâches ingrates, laver la patte de la vieille trois fois par jour, récurer les toilettes après son passage, nettoyer par terre quand Rodolphe a trop bu, tout lui semble acceptable. Peut-être qu’il la reprendra – comme on accepte de mauvaise grâce de récupérer un objet avec une malfaçon.
Mais le contrôleur l’arrête aux portes du wagon : elle n’a pas de billet. Elle explique, supplie, promet ; il n’écoute pas. Il finit par appeler un agent qui l’emmène en essayant de la calmer et le train part, puis un autre, le dernier, la nuit tombe, elle marche dans les rues de la ville en parlant toute seule, pleure parce que l’enfant boude le biberon froid, si lui aussi se met à chicaner. Avec l’argent qui lui reste, elle achète une couverture, ils dormiront dehors elle en est sûre, peut-être dans un square si les gardiens ne les ferment pas, à cette époque ils doivent être ouverts la nuit. En attendant, recroquevillée dans un café, elle fait la fermeture, somnole à demi, et le regard du patron sur elle, qui la prend pour une mendiante sans doute, quand il a apporté le biberon réchauffé il n’a pas pu s’empêcher de jeter un coup d’œil sur les sacs, on voit bien que ce sont les affaires d’une pauvresse, sa seule richesse, infini dénuement. Vers minuit elle est la dernière cliente et il l’observe depuis le bar.
— Où que tu vas dormir ?
Moe sursaute sous la question. Je vais rentrer. Le bonhomme sourit.
— T’as nulle part où aller je suppose.
— J’habite chez une amie.
— Et tu trimballes tes sacs toute la journée pour le plaisir, bien sûr.
Elle baisse le nez.
— Y a un cagibi derrière, il reprend. Je pourrais te le laisser si on s’arrange.
— On s’arrange ?
— Oui. Tu vois ce que je veux dire, hein.
Et soudain elle se sent seule, Moe, seule et vulnérable, comme l’autre fois avec le chef, une angoisse piquante, toujours à croire que le danger est dehors alors qu’il rôde près d’elle dans un bureau ou dans un café, elle se lève d’un coup, attrape l’enfant qui s’endormait, les sacs. Jette un billet sur la table en se précipitant à l’extérieur, et les cris du patron la poursuivent, Ta monnaie ! – pourtant elle en aurait besoin de ces quelques pièces, mais elle ne revient pas, trop peur, s’il l’attrapait, s’il l’emmenait dans le cagibi, il est tellement plus gros que le chef d’équipe des ménages. Alors elle traverse la rue, suit un boulevard. Il y avait un jardin par là. Grilles fermées. Elle escalade. L’enfant, les sacs la gênent. Enfin elle s’affale sous un arbuste et se cache dans l’obscurité des feuillages, hors d’haleine, et la tiédeur de la nuit en perles sur son front, dans son souffle rauque que rien n’arrêtera lui semble-t-il, la douleur au fond de sa poitrine, ou sont-ce ses poumons. Enveloppée dans la couverture et tenant l’enfant tout contre elle, elle se calme peu à peu, ne tremble plus. Elle échappe au monde, enfermée à l’intérieur, invisible aux êtres de l’autre côté des barrières, aux loups qui reniflent sa détresse en se léchant les lèvres, un peu de paix enfin, et les sanglots à cause de la fatigue. Quelques heures de répit dans le parfum des arbres. La nuit les protège, croit-elle ; à cinq heures, avant les premières lueurs de l’aube, la pluie la réveille en glissant dans son cou.
*
Perdue dans la ville, les cheveux collés au crâne et le corps grelottant, c’est la seule idée qui lui soit venue : les urgences.
Elle est entrée dans l’hôpital et s’est assise au fond de la salle tout en silence, le bébé qui tousse et fait de la fièvre, dit-elle quand on l’interroge, on l’ausculte rapidement, rien d’inquiétant, on la rassure, elle attendra pendant des heures que les blessés et les mourants, les vrais, passent aux soins – elle ne demandait que cela. Rencognée et muette à s’en faire oublier, elle profite de la foule pour se débarbouiller elle et le petit dans les toilettes, sécher leurs têtes mouillées, changer de vêtements. En début d’après-midi, elle sort acheter de quoi manger, s’assied avec l’enfant sur un banc, profitant du soleil revenu, trop chaud déjà, jamais contente hein, et elle rit toute seule. De retour dans la salle des urgences, la place est prise et elle s’installe sur une chaise dans le couloir. Essaie de ne pas regarder les brancards aux corps ensanglantés qui courent sur le lino, ne pas entendre les gémissements qui sont des hurlements, et ceux des mères, et les cris de colère parce que cela fait trop longtemps qu’on attend, l’affolement de la mort gangrène l’espace et Moe met ses mains sur les oreilles du petit, se penche vers lui, fredonne des comptines. Il lui faut du temps pour se couper de l’effroi et du bruit, elle a mis la couverture encore humide sur eux deux comme une tente ou une cabane ou un refuge, avec la chaleur le tissu sèche vite, peut-être pourront-ils rester là toute la nuit, et la suivante, et celle d’après. Et après ? Moe secoue la tête pour ne pas y penser, quand il n’y a d’horizon qu’une salle des urgences, l’anxiété lui ronge le sang, elle émerge de la couverture les joues en feu et le rouge dans les yeux.
*
On lui a posé des questions auxquelles elle a répondu du mieux possible, sans alerter, sans laisser voir la fissure d’être qui lui déchire tout le corps du haut jusqu’en bas et lui creuse les entrailles. Et puis on l’a abandonnée, oubliée, comme elle espérait. Aux regards que les infirmières coulent vers elle en passant et en s’affairant, elle a compris qu’elles savaient pour le mensonge, bien sûr le petit n’avait rien, il lui fallait seulement un abri, beaucoup de monde aux urgences ce soir-là et on les a laissés dans un coin, comme tant d’autres, sauf qu’eux n’avaient pas besoin de médecins, eux ne criaient pas, ne pleuraient pas. Juste trop de bruit tout le temps, des gens qui souffrent à vous en donner des frissons, dans la salle, dans le couloir, la nuit avance et rien ne change, les pompiers déposent des blessés sans relâche, le sang ne s’arrête jamais. Les gyrophares font mal aux yeux, qui clignotent à travers les vitres, et les sirènes dans les oreilles même quand on y chante des airs un peu gais, l’enfant gémit et se plaint, n’arrive pas à dormir. Vers deux heures du matin, Moe le dépose sur un brancard vide dans la salle, personne ne lui dit rien. Emmitouflée dans la couverture, elle prend le biberon avec elle, au petit matin il sera tiède, l’enfant sourira. Si peu de chose.
Et c’est un visage qui se penche sur elle quand son sommeil s’égratigne et s’étiole quelques heures plus tard, un visage de femme, un corps chaud et fatigué qui la regarde elle Moe ouvrir les yeux en cillant à cause des néons, et qui lui demande :
— Où est-ce que vous habitez ?
Et au moment où Moe fronce les sourcils et entend la voix, elle reconnaît l’inscription sur le brassard et d’un coup elle comprend que tout est fichu, ou alors il faudrait s’enfuir, attraper l’enfant et courir au-dehors, et perdre les sacs, mais elle n’a plus la force, plus rien, seulement ce regard de bête piégée et le sang qui déserte ses joues, la femme dit :
— Vous vous sentez bien ?
Comment le pourrait-elle, Moe, devant les lettres sur le bras de la femme qui dessinent les mots d’épouvante, Services sociaux, ça ou l’enfer, parce que, aujourd’hui, il ne s’agit pas d’être emmené pour la nuit dans un endroit qui pue l’urine et où on se fait voler ses affaires, non, quelque chose de bien plus terrifiant, un voyage sans retour, quand on a vu les émissions à la télévision, comment oublier ? et Moe éclate en sanglots. Je ne veux pas, je ne veux pas, s’il vous plaît, non…, de ces pleurs qui deviennent des cris, l’enfant s’éveille et crie aussi, une infirmière vient en courant et Moe la montre du doigt dans un mugissement :
— C’est vous qui les avez appelés ! C’est vous !
Après c’est la confusion, tout le monde en même temps dans la salle des urgences et les blessés s’affolent, se relèvent, accusent, Pourquoi vous avez fait ça ? Vous ne pouviez pas la laisser tranquille ?, bien sûr ils savent eux aussi à quoi ressemblent les centres d’accueil à présent, Moe pleure toujours et la femme dit que la voiture les attend, au moins là-bas elle aura un abri et de quoi manger, pour le petit aussi – c’est pas vrai, veut pas y aller, mais on la tire par la manche, le chauffeur nous attend, ça sera mieux là-bas vous verrez.
Et puis à quoi bon. Ça se dégonfle en elle d’un coup, et se flétrit, entre l’enfant qui crie et le sang des blessés, les hurlements de souffrance et ceux de colère, Moe debout ramasse le petit et les sacs, bouscule les gens trop près, s’excuse, Je suis désolée pour le dérangement, désolée, désolée…, pousse encore, essayant de se frayer un passage entre les chaises et les brancards, laissez-moi, elle sort, une portière de voiture ouverte, elle s’affale à l’intérieur, pense à rien, le bruit du moteur qui démarre. Oui qu’on en finisse.