Entre fauves de Colin Niel, lecture 4

Et si on lisait le début

Il y a 2 jours, dans Première Ligne 53, je vous proposais le prologue d’un bouquin que j’ai adoré.

Avant-hier vous pouviez lire le début du premier chapitre

Une sacrée découverte, un énorme coup de cœur

Aujourd’hui et dans les jours suivants je vous propose la suite de ce premier chapitre

Le livre

Entre fauves de Colin Niel

17 mars
Apolline
C’est le jour de mes vingt ans. Mon premier birthday sans maman. À la fois le plus joyeux, même avant de savoir quel merveilleux cadeau papa va m’offrir, et le plus triste, parce qu’elle me manque terriblement. My God, je réalise que cette chambre où je suis en train d’attendre qu’on m’appelle, c’est la même qu’à mes dix ans, comme si je n’avais jamais grandi. Aux murs, il y a encore mes posters de gamine passionnée de faune sauvage et nourrie aux documentaires animaliers : un loup, un éland, un faucon pèlerin. Et mon grizzli, bien sûr, épinglé après notre voyage en famille dans les Rockies. Je tourne en rond autour du lit à baldaquin, tout excitée, je jette des regards par la fenêtre, vers les rangs de vignes et la pluie qui les inonde. Je trépigne comme une enfant en essayant de deviner ce qu’ils me préparent, en bas. En vrai je ne sais pas qui ils ont invité, j’ai juste entendu leurs voix étouffées, tenté d’identifier tel ou tel cousin.
– Apo ! crie finalement Amaury. C’est bon, tu peux descendre.
Je souris de toutes mes dents quand j’ouvre enfin la porte. Je dévale les escaliers pour gagner le grand salon. Et d’émotion je pose la main sur ma bouche lorsque, massés sous les bois géants du massacre de cerf élaphe, ils lancent leur immense :
– Joy-eux anni-ver-saire Apo !!
Il y a au moins trente personnes. Je les regarde, tous, des larmes de joie dans les yeux. Mes deux grands frères, Amaury et Enguerrand, qui se moquent gentiment de moi au-dessus de leurs cravates sorties pour l’occasion, fiers d’avoir gardé le secret ces dernières semaines. Mes cousins et cousines, spécialement descendus de la région parisienne et du Poitou. Maribé, même, elle qui d’habitude fait tout pour éviter les fêtes de famille, avec son look de hippie et sa poitrine siliconée. Il y a aussi Sandra, bien sûr, ma seule vraie copine depuis le collège. Papa se tient sur le côté, en patriarche content de sa surprise, son iPhone tendu vers moi pour filmer ma réaction, immortaliser la joie de sa fille chérie. Il me regarde rire derrière son petit écran, hausse les sourcils, m’envoie un baiser. Je lui réponds par un clin d’œil. Quelques amis à lui sont de la fête, aussi, dont Daniel Laborde, le président de la Fédération départementale des chasseurs. Autant de monde réuni pour moi seule, je n’ai pas l’habitude, mais j’avoue, c’est hyper émouvant.
– Il y avait tous ces migrants qui traînaient dehors, ils voulaient planter leur tente dans le jardin, me dit papa. Alors je les ai laissés entrer, tu ne m’en veux pas ?
– Tu es bête, papa. Je t’aime, mais tu es bête.
Il pouffe de rire, content de sa blague. Ils se mettent à chanter, Happy birthday to you, Apo, Enguerrand se charge d’apporter le gâteau, un genre de minipièce montée achetée chez Saint-André, avec vingt grosses bougies que je souffle d’un coup, aussitôt applaudie. Et, piaffant d’impatience, Amaury entonne :
– Le cadeau ! Le cadeau ! Le cadeau !
Tout le monde se tourne vers papa.
– Le cadeau ? Mais quel cadeau ? Je n’ai rien prévu, moi…
– Papa… soupire mon frère.
– Ah, il fallait prévoir un cadeau ? Mais personne ne m’a rien dit ! Sinon j’aurais acheté un petit truc, je ne sais pas, un porte-clés…
Il fait un peu durer son cinéma, sous les rires forcés de l’assemblée. Avant de craquer :
– Bon d’accord, je vais le chercher.
De la véranda où il l’a caché, il rapporte un grand paquet de plus d’un mètre de long, le pose devant moi.
– O.K., c’est un très gros porte-clés.
– Hahaha…
Très vite je me doute de ce que c’est. Je commence à déballer pendant que les invités chuchotent entre eux, mis dans la confidence par papa et Amaury. Je retire l’immense papier cadeau, découvre la valise noire et rectangulaire, défais les quatre fermetures pour l’ouvrir en grand, devant tout le monde.
Et enfin je saisis l’arc par le grip, étonnée par sa légèreté.
– Wow… Papa, il est canon.
Sérieux, c’est exactement le modèle d’arc à poulies dont je rêvais pour remplacer mon Stinger Extreme évolutif, que j’utilise depuis l’adolescence : un Mathews AVAIL. Un compound dernière génération, le genre high-tech, léger et compact, conçu spécialement pour les femmes, avec deux cames au lieu d’une sur le Stinger. Les tests que j’ai pu lire sur Internet parlent d’une vitesse allant jusqu’à trois cent vingt pieds/seconde, et d’une précision inégalée. Un bijou d’archerie.
– Il est calé sur quelle puissance ?
– Cinquante livres, dit papa.
– Et l’allonge est déjà réglée, précise Amaury.
– Vingt-six pouces ?
– Vingt-six pouces : taille Apolline.
– C’est canon. En vrai, c’est trop canon.
En plus, il est full équipé : stop corde, viseur cinq pins à fibre optique, carquois d’arc fixé sur le côté droit de la bête, repose flèche à capture, la totale. Dans la valise de rangement, fichées dans la mousse, il y a aussi six flèches toutes neuves, modèle Beman Hunter pro, tubes en carbone taillés à mon allonge, finition camouflage en Realtree. Et autant de pointes de chasse à visser au bout, des Striker Magnum à trilames fixes, réputées hyper tranchantes. Du matériel haut de gamme, tout compris il doit y en avoir pour mille cinq cents euros. Je détaille l’ensemble, impatiente de pouvoir l’essayer, examine le fil acéré des six pointes.
– Oh merci. Ça me fait hyper plaisir, vraiment.
Mais en relevant la tête et en les voyant tous, autour de moi, en train de me regarder avec leurs sourires en coin, je devine qu’ils me cachent un truc.
– Quoi ? Pourquoi vous rigolez comme ça ?
Ils restent muets quelques secondes, pour faire durer le suspense, je me sens un peu bête. Puis Amaury se lance :
– Le vrai cadeau ! Le vrai cadeau ! Le vrai cadeau !
– Le quoi ?
J’ouvre deux grands yeux d’incompréhension, dévisage mes frères, puis papa qui me fait face avec tout son amour sur la figure.
– Ce n’est presque rien, Apo, dit-il. Juste une petite carte postale.
Et dans un geste théâtral, il plonge sa main dans la poche arrière de son jean, pour en sortir une enveloppe qu’il me tend. Je la saisis, je l’ouvre, et j’en sors une photo, imprimée sur du papier cartonné. Une photo d’un lion mâle, avec une magnifique crinière noire et le regard jaune et profond dont ces félins ont le secret. Je me mets à bredouiller.
– Je… Attendez, je ne comprends pas, là.
Un silence se fait, presque religieux, pour me laisser mariner. Et enfin papa m’explique, avec sérieux cette fois.
– Ma chérie. Ce lion sur la photo, c’est ça ton vrai cadeau. C’est le lion que tu vas venir chasser avec moi.
Je reste sans voix un court instant.
– Quoi ? Tu… Tu es sérieux, là ?
Il fait oui de la tête.
– Ce n’est pas une de tes blagounettes ?
Il fait non de la tête.
– Mais papa, tu m’as… Enfin tu m’as toujours dit que…
– Que tu étais trop jeune, que tu pourrais chasser un lion le jour où tu aurais les moyens de te l’offrir, oui. Mais j’ai changé d’avis. (Il inspire, l’air soudain triste, nos convives baissent la tête.) Tu sais, Apo, chasser un lion, c’était le rêve de ta mère. On attendait la bonne occasion, elle et moi. Mais voilà, elle… Enfin, elle n’a pas eu la chance de pouvoir vivre ça. Mais comme je l’avais fait savoir à pas mal de chasseurs professionnels, j’ai continué à recevoir des infos sur ce qu’ils pouvaient proposer. Et il y a à peine trois jours, j’ai reçu un mail. Une opportunité exceptionnelle, qui se présente très rarement.
– C’est quoi ? Pas un genre de canned hunting1 en Afrique du Sud ?
– Tututut, ma chérie, là tu vexes ton vieux père. Je te parle de free roaming, d’un trophée de lion sauvage. Un lion du désert, pour être exact.
– Un lion du désert ? Sérieux ? Tu veux dire… en Namibie ?
– Exactement. Ça fait plus de dix ans qu’aucun lion n’a été autorisé à la chasse à cet endroit. J’ai sauté sur l’occasion.
À sa droite, Daniel Laborde hoche la tête, l’air envieux, lui qui est plutôt chasse à courre, et seulement en France. Il me faut quelques secondes pour réaliser, je regarde les invités qui, bien sûr, étaient tous au courant et sourient de me voir ainsi abasourdie. Le bois crépite dans la cheminée, comme mon cœur, de joie et d’étonnement, dehors la pluie continue de s’abattre sur les coteaux.
– Mais ça doit coûter une fortune, un trophée comme ça, non ?
– Tu n’imagines même pas, je suis ruiné. D’ailleurs je vous l’annonce : pour le gâteau, il faudra bien penser à remercier les Restos du Cœur.
– Papa… Tu es complètement fou.
– De toi, oui, Apo.
Et alors je me jette à son cou pour l’embrasser, répétant :
– Oh, mon petit papa. Merci, merci, merci, merci… Et on part quand ?
– Samedi prochain. Dans une semaine, en fait, il fallait faire très vite ! Tu vas devoir sécher quelques cours…
– Mais non ?! … Génial. Non, mais sérieux, c’est génial !
On nous applaudit alors, comme pour lancer le début de la fête. Le traiteur apporte tout un tas de trucs à manger, les pose sur la nappe qui couvre la table du salon. Amaury vient m’embrasser à son tour.
– Petite veinarde. Profites-en bien, hein.
– Ça, tu peux compter sur moi, grand frère.
– C’est peut-être l’occasion de t’ouvrir enfin une page Instagram, non ? Qu’on puisse suivre tout ça en photos, au moins.
– Heu, non, je ne crois pas… Je ne voudrais pas priver papa de ce privilège.
Il me charrie :
– Espèce d’asociale.
– Gnagnagna.
Je reçois plein d’autres cadeaux, moins grandioses évidemment, je les ouvre un à un, avec en tête la perspective de ce voyage imminent. Je voudrais que maman soit encore là, avec nous, pour voir tout ça, rembarrer papa et se moquer de lui quand il va trop loin. Tout le monde a l’air content d’être ici, les discussions s’engagent, par petits groupes. Papa et ses amis évoquent la réforme du permis de chasse engagée par le nouveau ministre, et aussi cette campagne de communication lancée par la Fédération nationale des chasseurs pour contrer les attaques des écologistes et autres animalistes jamais sortis de leurs villes. Mes tantes et mes oncles goûtent aux vins du Jurançon, trop moelleux à leur goût. Maribé raconte sa vie à Enguerrand, jette des regards vers les têtes inconnues comme si elle se cherchait un nouveau mec. La soirée dure, les conversations se prolongent dans la véranda, puis sur le perron quand la pluie s’arrête enfin de tomber.
Il est minuit passé quand partent les premiers invités, les voitures empruntant l’allée de graviers pour rejoindre le portail. Un peu fatiguée, un peu éméchée par le vin, aussi, je m’éloigne de la foule pour me retrouver un peu toute seule, me rends dans le hall d’entrée. Et je lève les yeux vers la tête en cape qui trône au-dessus de la porte.
Une tête de damalisque.
Mon tout premier trophée.
Mon tout premier voyage de chasse en Afrique. Dix ans plus tôt.
À l’époque j’étais loin d’imaginer qu’un jour j’allais sauter de joie à l’idée de pouvoir chasser un lion. Pour moi la chasse c’était un truc de vieux, une tradition familiale un peu désuète. Une fois ou deux, papa m’avait traînée avec lui pour tirer le petit gibier au chien d’arrêt, des heures entières à chercher sa bécasse dans les fourrés qui me griffaient les mollets. J’étais contente de faire la grande et d’être toute seule avec lui, mais en vrai c’était la plaie. Quand il a annoncé qu’on partait tous en Afrique du Sud, je ne pensais pas tirer sur quoi que ce soit. Du haut de mes dix ans, j’étais juste ravie d’aller voir des animaux, j’espérais apercevoir un lion ou un éléphant, avoir des trucs à raconter à mon retour, c’est tout.
Mais une fois sur place, je me suis laissé tenter.
Amaury et Enguerrand, ça n’a jamais été leur truc, la chasse, c’est le grand désespoir de papa. Il ne restait plus que moi pour partager sa passion, moi sa petite dernière, moi sa fille adorée et un peu solitaire, dont il était gaga. Alors même s’il n’y croyait pas beaucoup, il m’a un peu poussée. Entraîne-toi, au moins, me disait-il quand on est arrivés au lodge. Tu ne seras pas obligée de tirer, jusqu’à la dernière seconde c’est toi qui décides si tu tires, tu sais. J’étais grande pour mon âge, mais je me souviens, quand il m’a tendu la .222 Remington, je trouvais ça hyper lourd. Mes premières balles, bien avant de me mettre à l’arc, c’est là-bas, sur une termitière qui servait de cible au stand de tir que je les ai tirées. C’est là que j’ai appris à viser dans une lunette, à caler ma carabine, à gérer ma respiration pour bien placer mon tir, parce qu’avec un petit calibre il faut être précis, disait papa. J’avais envie de faire ça bien, de lui faire plaisir. Quand a explosé le haut de la termitière, il m’a regardée, étonné, comme si je venais d’accomplir un miracle. Et il a dit :
– Tu as ça dans le sang, ma puce.
Moi je lui ai tiré la langue, pensant qu’il me taquinait.
Mais le lendemain, après une nuit sud-africaine pleine des grognements des lions et des hurlements des hyènes, quand il m’a proposé de partir avec lui dans le bush, alors que maman et mes frères allaient rester au lodge, j’ai dit oui. Que je voulais venir. Au moins pour voir, quoi, ai-je dit à maman qui s’inquiétait un peu. Pour essayer.
Notre guide, un professional hunter afrikaner, était impressionnant, mais il a su me mettre à l’aise. Il m’a prise à côté de lui dans le 4×4, et pendant tout le trajet il m’a parlé du damalisque, une des plus grandes antilopes africaines. Il m’a décrit ses habitudes, les combats entre mâles, la façon si particulière qu’ils avaient de piétiner le sol et de faire voler le sable avant de se courber et de s’imbriquer les cornes. Tu vas voir, c’est très beau, un damalisque, il disait dans son français approximatif. Pour commencer, c’est parfait. Papa le laissait faire, ne disait rien, l’air tellement heureux de me voir ici avec lui. J’avais peur, je crois, et en même temps j’étais tout excitée, j’avais l’impression d’être une adulte. On est descendus du 4×4, avec les deux pisteurs noirs qui nous accompagnaient, on a marché un moment dans une savane arborée, pour s’approcher des damalisques sans les faire fuir. Il y avait tout un troupeau, une vingtaine de bêtes affairées dans une clairière, pâturant les pailles jaunes, les robes noires et rousses magnifiées par le soleil rasant, les cornes annelées dépassant des buissons quand ils relevaient la tête entre deux broutées. On les a observés un moment depuis la lisière d’un bosquet, alors que se levait le jour au-dessus du bush. C’était beau, c’était vraiment beau de les voir comme ça. Je me sentais loin de chez moi, et en même temps tellement bien. Je me suis retournée vers papa, je lui ai souri de mes dents de gamine.
Le guide a tendu le doigt en se rapprochant de moi, il m’a chuchoté :
– Tu vois celui qui a les belles cornes, là-bas ? C’est un vieux mâle.
J’ai hoché la tête en me concentrant sur cet animal-là, comme s’il se détachait soudain du troupeau. Il était bien positionné, son flanc largement dégagé. J’ai vu le guide échanger un regard avec papa, pour avoir son accord, puis il a installé ma carabine sur son stick, à ma hauteur d’enfant, avant de se reculer un peu. J’ai regardé le damalisque dans la lunette de visée. Un instant, bien sûr, il m’est venu l’idée de ne pas tirer, de le laisser filer, il était si beau au milieu des autres bêtes.
Mais quelque chose d’autre me poussait à le faire.
L’envie, je ne sais pas, qu’il m’appartienne.
Alors j’ai tiré.
Je me souviens que j’ai froncé les sourcils quand la balle a percé sa peau, comme si j’avais mal, moi aussi. J’avais complément raté mon tir, le damalisque était juste touché au ventre, m’a dit le guide. Les autres bêtes ont fui, alertées par le coup de feu. Mais lui s’est cabré, du sang giclant du trou au milieu de son pelage roux. Il a filé un peu plus loin en quelques foulées bancales. Je voyais bien que c’était douloureux, je serrais les dents avec lui.
– Tu vas l’avoir, m’a dit le guide avec calme. N’oublie pas, tu as un petit calibre, il faut bien placer ton tir.
Alors j’ai tourné la carabine sur le trépied, pour retrouver mon damalisque dans la lunette, à nouveau immobile.
Et j’ai tiré une deuxième fois.
Mal, à nouveau.
La balle s’est plantée dans la cuisse de l’antilope qui s’est mise à boiter en sautillant comme une malheureuse, et en la regardant ainsi blessée j’ai posé une main sur ma bouche et serré très fort, avec des larmes qui commençaient à monter dans mes yeux. Pendant qu’elle filait derrière un buisson, j’ai regardé le guide, j’ai regardé papa, mes doigts écrasés sur mes lèvres. J’étais désolée, tellement désolée. Désolée de les décevoir, désolée d’avoir fait mal à l’antilope, désolée de n’être qu’une enfant. Papa m’a souri, compatissant. Il m’a dit que ce n’était pas grave, que je ferai mieux la prochaine fois. Il a empoigné la .222 en expliquant qu’il allait se charger de finir l’animal. Mais le guide l’a stoppé, la voix grave et catégorique :
– Nee. C’est à elle de terminer ce qu’elle a commencé.
Il m’a dit Viens avec moi, et il a commencé à marcher sur le sol sableux, vers l’endroit où avait fui le damalisque. Il n’était pas parti très loin, en fait, on l’a retrouvé au pied d’un buisson, assis sur son arrière-train. Il ne bougeait plus du tout, il était juste là, avec ses deux blessures, la peau tachée de sang. Il respirait par petites saccades, comme s’il avait de l’asthme, et du sang, il en avait aussi autour de la bouche, j’avais touché les poumons, je crois. Il m’a regardée, je me souviens très bien de ses grands yeux tout noirs et moi aussi je l’ai regardé, des grosses larmes sur mes joues d’enfant. J’avais envie de ne jamais lui avoir tiré dessus, de revenir en arrière, et en même temps j’étais fascinée. Consciente, du haut de mes dix ans, de ce qui nous reliait, lui et moi.
– Kom, a dit l’Afrikaner. Il a mal, là. Il faut que tu le fasses, maintenant.
Alors j’ai ravalé mes larmes. J’ai levé ma carabine à bras francs, comme je l’avais fait à l’entraînement, j’ai calé la crosse contre ma clavicule. Le damalisque était tout près, presque à bout portant, sa tête et ses bruits de respiration à moins d’un mètre du bout de mon canon. Je réalisais le pouvoir que j’avais là, que sa vie ne dépendait que de ce qu’allait faire mon index, là, dans la seconde qui allait passer.
– Allez, a encore dit le guide en me voyant hésiter.
Et alors j’ai tiré.
Le recul m’a poussée en arrière.
Le sang a giclé.
Le damalisque s’est effondré.
Et il y a eu un immense silence.
Plus personne n’a parlé pendant plusieurs secondes, ni le professional hunter, ni papa, ni les pisteurs. Je me suis mise à trembler, juste un instant, envahie par un grand vide. Je ne savais plus ce que j’étais censée faire, à présent qu’il était mort. Alors un des pisteurs s’est approché de moi et m’a fait un signe de tête pour que je vienne avec lui. On s’est agenouillés, tous les deux, auprès du damalisque plein de sang. Ce n’était pas beau à voir, vraiment, il y en avait partout. Le Noir a prononcé des paroles dans son anglais bancal, il a prié, il a remercié Dieu. Puis il a passé son pouce sur la plaie, pour le mouiller avec le sang qui coulait dans les poils, il a levé la main au niveau de mon front. Et il y a tracé une croix rouge en disant :
– Voilà, là, tu es baptisée.

1  Également appelée chasse close ou chasse en cages : chasse aux trophées dans laquelle les animaux sont élevés puis maintenus dans un enclos à la merci des chasseurs.

Entre fauves de Colin Niel, lecture 3

Et si on lisait le début

Avant hier, dans Première Ligne 53, je vous proposais le prologue d’un bouquin que j’ai adoré.

Hier vous pouviez lire le début du premier chapitre

Une sacrée découverte, un énorme coup de cœur

Aujourd’hui et dans les jours suivants je vous propose la suite de ce premier chapitre

Le livre

Entre fauves de Colin Niel

STOP HUNTING FRANCE, c’était le nom du groupe en question. Au départ, on échangeait seulement des informations, on faisait circuler des pétitions contre la chasse en France et dans le monde. Mais à force de creuser, de recouper nos sources, on avait décidé d’agir plus concrètement. On s’était intéressé de près à la chasse aux trophées, à ces brutes dont la passion était d’aller tuer des animaux dans des pays lointains, comme Luc Alphand, l’ancien skieur, tristement connu pour avoir abattu des ours bruns et des mouflons géants au Kamtchatka. Pardon, pas abattu : prélevé, c’était le terme qu’ils employaient, ces gens-là. On s’était rendu compte qu’il n’y avait pas que des Américains pour poser sur Internet à côté de leurs victimes, qu’en France aussi il y avait tout un marché et un bon paquet de chefs d’entreprise ou de riches médecins adeptes de telles pratiques. Que c’était un monde beaucoup moins secret que je ne l’aurais pensé, aussi : en prenant le temps de chercher un peu, de site en site et de profil en profil, on finissait toujours par retrouver l’identité de ces chasseurs, parce que souvent ils publiaient eux-mêmes leurs photos de chasse sur les réseaux sociaux, et s’en vantaient d’ailleurs. Alors dès qu’on tombait sur un de ces clichés qui traînaient sur Internet, on menait notre enquête en ligne pour retrouver les coupables. Et comme aucune justice n’allait jamais les condamner, on publiait tout ce qu’on pouvait trouver sur eux : nom, adresse, téléphone. Puis on laissait s’en emparer l’opinion publique, qu’on savait largement acquise à la cause, n’en déplaise aux politiques tellement en retard sur ces sujets-là.

Je n’allais pas m’en vanter devant Antoine, mais les patrons de supermarché qui avaient été obligés de démissionner pour avoir fait le buzz avec leurs photos de crocodile, mais aussi d’hippopotame et même de léopard, c’est nous qui les avions dénichés. Ce n’était pas grand-chose en réalité, on s’était contenté d’exhumer leurs clichés et de les rendre plus visibles, la magie des réseaux sociaux avait fait le reste. Je nous voyais comme des lanceurs d’alerte de la cause animale, qui en avait bien besoin. J’avais l’impression de faire ma part, à ma manière. Plus, en tout cas, qu’en tant que garde de parc national. Plus, aussi, que ces soi-disant ministres de l’Écologie qui toujours finissaient par s’écraser face aux lobbies des chasseurs dînant à l’Élysée aussi facilement qu’au restaurant du coin. À terme, j’avais l’espoir qu’on réussisse à faire interdire totalement l’importation de trophées sur le territoire français. Ce serait déjà une belle victoire.

Il s’était passé des choses sur le groupe Facebook depuis ma dernière visite. Un des autres administrateurs avait publié les coordonnées complètes d’un pharmacien et toutes les photos de ses chasses aux herbivores au Canada, en Nouvelle-Calédonie et en Afrique du Sud. Avec une consigne, adressée à tous ceux qui nous suivaient :

Jerem Nomorehunt : Merci de mettre la honte du siècle à cet assassin. #BanTrophyHunting

Sous les clichés tous plus ignobles les uns que les autres, le tueur posant auprès des dépouilles de ses proies, les commentaires des internautes étaient déjà nombreux, preuve qu’on n’était pas les seuls à être choqués.

Stef Galou : Sac à merde.

Hugues Brunet : Déchet humain, pauvre type.

Stophunt : Même morts, ces animaux gardent une noblesse que ce connard n’aura jamais !!!

Lothar Gusvan : Seul un fond de capote comme lui peut être content de son massacre.

Je me suis retenu de renchérir, ce n’était pas mon rôle. J’ai parcouru les pages, et espéré que ce pharmacien-là se fasse poursuivre jusque chez lui.

Mais si je m’étais connecté au groupe aussi vite en revenant de la montagne, c’était surtout pour retrouver la photo qui depuis la veille m’obsédait. En quelques clics, elle était à nouveau affichée en grand sur mon écran. Une photo différente de toutes celles que j’avais vues jusqu’à présent. Elle était prise de nuit, au flash. Au premier plan, il y avait une jeune femme blonde, le buste coupé au niveau du ventre, qui tenait un arc de chasse à bout de bras. Mais elle ne posait pas, ne souriait pas comme tous ceux que j’avais l’habitude de voir passer sur Internet. Non, son regard était dur, ses lèvres serrées, on décelait la violence de tueuse qui l’animait. Ce qu’il y avait tout au fond d’elle. Derrière, on devinait un paysage de savane africaine, embroussaillé. Avec un énorme cadavre de lion. Un mâle, la crinière noire, un beau trophée comme disent ces sauvages. Sauf que ce lion-là n’était pas mis en scène comme les chasseurs font d’habitude pour minimiser leur crime. Non, il était vautré dans les herbes, la tête de travers, avec une plaie rouge à la base du cou, du sang dans les poils. Je suis resté un moment à regarder la scène, impossible de détacher mes yeux de la dépouille du grand félin. J’ai senti mon cœur qui se serrait à l’intérieur de ma poitrine, comme si c’était le corps de quelqu’un de proche de moi qui était étendu là. Comme le jour où Cannelle avait été tuée.

Cette photo, elle ne ressemblait à aucune autre.

Cette photo, c’était un flagrant délit de meurtre.

Mais ce qui la rendait particulière, c’est aussi qu’elle résistait à notre enquête. Jusqu’à présent, aucun d’entre nous n’était parvenu à trouver l’identité de cette chasseuse à l’arc. J’ai écrit un message à Jerem Nomorehunt, qui était en ligne :

Martinus arctos : Tu as réussi à trouver des trucs sur la blonde ?

Jerem Nomorehunt : Non, j’ai cherché toute la soirée, mais ça ne donne rien. Elle se la joue discrète, cette conne. Et on dirait qu’elle vient juste d’ouvrir son compte FB.

La photo était apparue la veille, en fin d’après-midi, transmise par un internaute qui venait de la découvrir, avant de circuler massivement et de déchaîner les passions. Jerem Nomorehunt avait réussi à remonter à la source : le cliché avait été publié le 13 avril, par la chasseuse elle-même, supposait-on, sur son profil Facebook. Leg Holas, c’était son pseudonyme, et en gros tout ce qu’on savait sur elle. Le profil était public, mais quasiment vide, ni ville ni même pays. Jerem disait qu’elle avait une tête d’Américaine, mais ce n’était qu’une hypothèse. J’ai encore essayé d’en savoir plus, cliquant sur tous les liens que je pouvais trouver, avec l’envie de la dénicher et de pouvoir enfin la livrer à tous les anti-chasse de la planète. Mais à chaque fois ça me ramenait au même point. Aussi imprécis que les contours des nuages amoncelés dans le ciel pyrénéen.

Cette meurtrière au regard brutal était un vrai mystère.

Entre fauves de Colin Niel, lecture 2

Et si on lisait le début

Hier, dans Première Ligne 53, je vous proposais le prologue d’un bouquin que j’ai adoré.

Une sacrée découverte, un énorme coup de cœur

Aujourd’hui et dans les jours suivants je vous propose le premier chapitre

Le livre

Entre fauves de Colin Niel

1. IDENTIFIER SA PROIE

15 avril

Martin

Franchement, moi, j’ai honte de faire partie de l’espèce humaine. Ce que j’aurais voulu, c’est être un oiseau de proie, les ailes démesurées, voler au-dessus de ce monde avec l’indifférence des puissants. Un poisson des abysses, quelque chose de monstrueux, inconnu des plus profonds chaluts. Un insecte, à peine visible. Tout sauf homo sapiens. Tout sauf ce primate au cerveau hypertrophié dont l’évolution aurait mieux fait de se passer. Tout sauf le responsable de la sixième crise d’extinction qu’aura connue cette pauvre planète. Parce que l’histoire des hommes, c’est surtout ça. L’histoire des hommes, c’est l’histoire d’une défaunation à grande échelle, des deuils animaux à n’en plus finir. C’est l’histoire des mammouths, des rhinocéros laineux, des tigres à dents de sabre, des ours des cavernes, des aurochs qui peuplaient l’Europe et que nos ancêtres ont décimés en quelques millénaires. C’est l’histoire des castors géants et des paresseux de six mètres exterminés en Amérique après l’arrivée des premiers humains par le détroit de Béring. En Australie, il y a 50 000 ans, c’est l’histoire des kangourous géants, des lions marsupiaux, des diprotodons, de cette mégafaune que plus jamais on ne retrouvera. On le sait maintenant : chaque fois que nos foutus aïeux ont posé le pied quelque part, ça a été l’hécatombe. La seule différence entre eux et nous, c’est la vitesse à laquelle, aujourd’hui, on est capable de faire disparaître ce qui nous entoure. Pour ça, c’est certain, on est imbattables : deux cents espèces de vertébrés éteintes en moins d’un siècle, aucun autre animal ne peut se vanter d’un tel record.

J’étais en train de ressasser ce genre d’idées quand, Antoine et moi, on a atteint le sapin dans la nuit finissante. Pendant toute la montée j’avais pensé à la photo qui les avait déclenchées. Impossible de me la sortir de la tête, cette foutue image était plantée en moi comme le souvenir d’un traumatisme d’enfance.

L’arbre se dressait, vertical au bord de la sente qu’on voyait à peine sous le tapis des feuilles de hêtre et sous les plaques de neige qui ne voulaient toujours pas fondre, même sur le versant sud. Le tronc était piqué de moignons de branches, comme des pointes de métal sur un genre d’instrument de torture médiéval. J’ai jeté un regard dans le bas de la pente où se perdait notre trace d’humain, j’ai inspiré l’air de l’aube qui m’a glacé les poumons. On avait bien grimpé, et comme on n’avait pas emporté les skis, on s’était pas mal enfoncés dans la neige sur les derniers mètres. Mais je n’étais pas essoufflé, non, je ne suis pas du genre à me laisser impressionner par un petit coup de cul. Pas comme Antoine, à qui j’ai lancé :

– Là tu regrettes ta clope d’hier soir, hein.

– Je vois pas de quoi tu veux parler, il a dit alors qu’un nuage de buée se gonflait et se dégonflait devant ses lèvres.

La hêtraie sapinière lançait ses mâts vers les sommets, noyés quelque part au-dessus du plafond de nuages. Là-haut, j’imaginais les estives, les cols et les arêtes, attendant leur moment sous les manteaux de neige de cet hiver tout déréglé. Autour de nous, les lichens se massaient sur les troncs, l’usnée pendait des branches en barbes enchevêtrées. Il y avait cet arbre mort toujours sur pied, l’air d’une chandelle que personne n’allumerait jamais. Un pic avait foré son bois et décollé l’écorce pour y chercher une larve de capricorne ou de rosalie alpine.

– Matin, fais lever le soleil… a fredonné Antoine en imitant la voix langoureuse de Gloria Lasso. Matin, à l’instant du réveil… Viens tendrement poser… tes perles de rosée…

Je n’ai jamais bien compris comment, à son âge, il pouvait connaître autant de chansons ringardes. Je l’ai coupé direct :

– Bon, tu me files la lampe ?

Il a soupiré, puis retiré ses gants pour sortir la torche de son sac à dos. Et j’ai commencé à inspecter le tronc du sapin en la tenant de travers. J’ai scruté chaque repli de l’écorce, chaque blessure dans la peau ligneuse du géant. J’ai examiné le morceau de grillage aussi, vissé dans le bois l’automne dernier. À hauteur de mollet, j’ai déniché un poil piégé dans une lèvre de l’écorce, j’ai vérifié la forme, la couleur, la racine plus épaisse.

– Sanglier ? a dit Antoine.

– Sanglier, j’ai confirmé en soupirant.

Accroupi entre les racines, mon collègue a fouillé la terre par poignées, les débris végétaux, les minéraux, l’humus en formation. Je l’ai regardé faire, trier chaque particule entre ses doigts pour m’assurer qu’il ne laissait rien passer. Pas que je ne lui fasse pas confiance, mais bon. Quand il n’a eu plus rien que de la poussière dans les mains, il a soufflé dessus puis s’est relevé en disant, sans la trace d’un regret dans sa voix :

– Nada.

Je suis parti au quart de tour :

– Nada ? C’est tout ce que ça t’inspire ?

Il a souri, l’air de dire Toi, tu ne changeras jamais.

– Martin, ne recommence pas…

– Ne recommence pas quoi ? On est le 15 avril, ça fait un an et demi qu’on n’a plus trouvé la moindre trace de lui, pas d’empreinte de tout l’hiver, aucun foutu poil sur les centaines d’arbres qu’on suit. Un an et demi que nos appareils photo n’ont capturé que des sangliers et des renards. Et toi, tu es comme les autres : tu t’en fous.

– Je ne m’en fous pas, je suis patient. L’hiver s’éternise, il traîne à sortir de sa tute, c’est tout. Il s’est trouvé une petite grotte, il attend tranquillou que la neige fonde pour commencer son rut. Rappelle-toi quand on a perdu la trace de Néré pendant quatorze mois, il y a cinq ans. On s’était tous inquiétés pour rien : en fait il était juste parti en Haute-Garonne.

– Et toi, rappelle-toi Claude, en 94, j’ai dit sèchement. La pauvre : il a fallu attendre trois ans avant qu’on retrouve son cadavre au pied du pic de la Cristalère. Ils l’avaient bien planqué, les gars.

À ça, Antoine n’a rien répondu : en 1994, il était encore au lycée. Il a sorti des abricots secs de son sac et les a mangés en silence. Et moi, j’ai encore ressenti cette impression d’être le seul à vraiment m’inquiéter du sort de Cannellito, le dernier des ours avec un peu de sang pyrénéen à encore fréquenter ces forêts, à la recherche d’une femelle qu’il ne trouverait jamais parce que les chasseurs les avaient toutes abattues. Jusqu’à sa mère, tuée en 2004, qui me manquait comme si elle avait été de ma famille.

J’ai glissé mon regard dans la trouée qui s’ouvrait sur la droite, entre les feuilles des hêtres et les épines des sapins. Tout en bas, on devinait les toits d’ardoises du village que bientôt la brume allait dévoiler, les baraques encore éteintes. Sans le regarder, j’ai livré à Antoine le fond de ma pensée :

– Vous pouvez vous faire tous les films que vous voulez, mais moi je suis sûr qu’il s’est fait buter. Sans doute à l’automne, pendant une battue. Et quand on le découvrira, les chasseurs iront dire que c’était un accident.

Il a observé le plafond nuageux qui coupait les cimes comme s’il les avait décapitées.

– Tu crois toujours tout savoir mieux que les autres, Martin. Mais crois-moi, tu dis des conneries.

Mais à mon avis, il essayait surtout de se persuader lui-même. Parce que lancer ce genre d’accusation, ça ne se faisait pas quand tu étais garde de parc national.

Les pieds calés sur la sente, on a attendu un petit moment, laissé le jour prendre possession de la vallée d’Aspe, découvrir la route d’en bas où bientôt se sont pressés les camions venus d’Espagne, révéler les conduites forcées des centrales électriques qui balafraient les versants comme d’immenses serpents crevés.

– Ça caille, on y va ? a fait Antoine. Je voudrais embrasser les filles avant qu’elles partent à l’école.

J’ai fait oui de la tête, jeté un dernier regard en direction des sommets, ajusté ma veste et mon bonnet. Et on s’est lancé dans la descente, les chaussures dans la neige collante et sur les feuilles trempées, Antoine chantonnant à voix basse je ne sais quelle vieillerie. On a sillonné la forêt, longé buxaies et prairies d’altitude en train de se refermer, on a marché au bord des falaises suintantes et glacées. Je ne comprenais rien au climat de cette année : d’abord, il n’était pas tombé grand-chose en début d’année, puis tout le mois de mars avait ressemblé à un vrai printemps, la neige avait commencé à fondre. Et maintenant, on se reprenait un gros coup de froid, avec de nouvelles chutes encore annoncées pour les deux semaines qui venaient. Les stations de ski faisaient la gueule : en gros, la neige arrivait au moment où elles fermaient, et à mon avis ça n’allait pas s’arranger dans les prochaines années. Mais ça non plus, ça n’avait pas l’air d’inquiéter grand monde.

Il faisait vraiment jour lorsqu’enfin on a émergé d’entre les chênes, sept cents mètres plus bas. La voiture de service était garée dans la boue, avec son logo du parc national à moitié décollé. Antoine s’est réfugié à l’intérieur, a mis le chauffage à fond. On ne s’était pratiquement pas dit un mot depuis là-haut.

– En parlant de chasseurs, il a repris pour continuer notre discussion, tu as vu cette histoire ? Ces patrons de supermarché qui ont été obligés de démissionner pour avoir chassé un crocodile en Afrique ?

– Ouais. Enfin à ce que j’en sais, il n’y avait pas qu’un crocodile.

J’ai dit ça l’air de rien, comme si moi aussi j’avais juste lu cette info dans le journal. Il a mis le contact, s’est engagé sur la piste.

– O.K., ces gars-là sont des abrutis, je ne vois pas le plaisir qu’il y a à dépenser autant de fric pour aller tuer un éléphant ou une girafe, et il faut être bien couillon pour publier ses photos de chasse sur Internet. Mais le truc a pris des proportions délirantes, les gens ont trouvé leur adresse, ils se sont fait menacer de mort, leur groupe les a lâchés…

J’ai reniflé, et dit :

– Et alors ? Au moins comme ça, peut-être qu’ils ne recommenceront pas.

Un silence a suivi ma réponse. Signe que, définitivement, Antoine et moi on ne voyait pas les choses de la même manière. On a roulé en silence le long du gave glacé, franchi un à un les verrous glaciaires qui isolaient la haute vallée. Pour atteindre la plaine de Bedous, avec ses collines d’ophite et ses prairies, où paissaient quelques vaches avant de pouvoir monter vers les estives. Antoine s’est garé devant nos bureaux, on a déchargé le matériel sous le plafond des nuages, Antoine a foncé chez lui pour voir ses deux gamines. Et moi j’ai filé à l’intérieur pour me coller devant mon ordi. J’ai saisi le compte rendu de notre sortie : nada, comme avait dit Antoine.

Toujours aucune nouvelle de Cannellito.

J’avais un e-mail qui m’attendait dans ma boîte et qui ne m’inspirait pas beaucoup. Je l’ai ouvert, pour apprendre que le chef de secteur, mon supérieur hiérarchique, voulait me voir pour reparler de cette histoire de pneu crevé. Demain, si possible. Franchement, je ne comprenais pas pourquoi ils en faisaient autant pour un simple pneu. C’était en octobre dernier : j’étais passé un matin devant la voiture de chasseurs de sangliers en train de préparer leur carnage dans la cabane. Et comme je les soupçonnais d’aller encore faire leur battue dans le secteur où se baladait l’ours, je n’avais pas résisté. Sauf que je m’étais fait choper, avec ma tenue de garde du parc national, en plus. J’ai répondu, D’accord pour demain. Mais à bien y réfléchir, je n’étais pas trop inquiet de ce qu’il allait me dire : j’étais le plus ancien du secteur, et aussi le plus compétent. Ils avaient trop besoin de moi pour faire tourner la boutique.

Après notre tournée si matinale, la journée se présentait comme assez calme, et les bureaux étaient déserts. Le chef était en réunion quelque part, en train de se compromettre avec je ne sais quel syndicat agricole, et une équipe était partie vers les hauteurs de Lescun, réparer des panneaux de signalétique pour les randonneurs. Alors je n’ai pas attendu d’être chez moi pour me connecter au groupe Facebook que j’animais anonymement depuis plusieurs mois, avec deux autres militants que jamais je n’avais rencontrés, mais qui partageaient mes convictions.

L’enfer de René Belletto, lecture 5

Et si on lisait le début

Dimanche dernier, dans Première Ligne 34 je vous proposais le début du premier chapitre d’un bouquin que j’ai adoré.

Une sacrée découverte, un énorme coup de cœur

Aujourd’hui je vous propose de lire la fin de ce premier chapitre.

Le livre

L’enfer de René Belletto

Le début du chapitre 1 ICI

La suite 1 du premier chapitre là

La suite 2 du premier chapitre ici

Suite 3 du prenier chapitre là

suite 4 du premier chapitre Ici

L’enfer de René Belletto, lecture 5

La fille, à côté de moi.

J’avais envie de me pencher, d’ouvrir sa portière et de la pousser au premier virage un peu sec. Ou de la garder près de moi le plus longtemps possible, les deux.

Nous ne parlions pas. Place des Maisons Neuves, nous nous regardâmes, mais pas au même moment, elle d’abord, puis moi, son nez un peu court, puis elle, assez longtemps pour que le silence devînt pénible et mon manque d’envie de parler si oppressant que je finis par lui demander si elle n’était pas partie en vacances mais je l’interrompis au moment où elle répondait, elle ne fit qu’ouvrir et fermer la bouche :

– Non, vous n’êtes pas partie.

– Non, dit-elle en souriant, je pars demain. Demain soir, à cause de la chaleur.

– Où?

J’émis ce « où » avec brutalité, maladresse, sans nuance interrogative spéciale, un peu comme si j’avais trouvé une chauve-souris dans la boîte à gants et que je me fusse exclamé : « hou! », je ne savais plus parler, j’en émis alors un autre, « où », plus humain, plus adapté, mais inaudible, à peine un souffle, un chat l’oreille collée à ma bouche n’aurait rien perçu, plus tard dans la soirée un chat justement ou un petit chien devait me filer entre les jambes en glapissant.

Où partait-elle?

– Je ne sais pas. Je pars avec des amis, on va rouler vers le sud, l’Espagne, on verra. Et vous?

Elle passa la main sur toute la longueur de sa cuisse pour effacer un faux pli de son pantalon, sans résultat, le pli fut toujours là.

– Pas de projets. Je reste à Lyon.

– C’est bien, parfois, de rester. Vos phares éclairent loin.

– Oui. Et encore, ils sont sales. Toute la voiture est sale, les sièges, vous allez salir votre chemise blanche.

– Non, elle se lave vite. Et vous, vous devez salir la vôtre?

– Oooooof…

Je me mis en codes.

Nous arrivâmes place Marc Seguin, où se tenait jadis, mais où ne se tenait plus, la rédaction d’un petit journal musical mensuel dans lequel j’écrivais plus de la moitié des articles. Le cours Gambetta s’allongeait devant nous, large, désert, sans malice. Au loin, de l’autre côté de la Saône, les collines étaient plus noires que la nuit. Une nuit si obscure annonçait-elle un jour moins chaud, un soleil moins impitoyable, peut-être absent? C’est en tout cas un espoir qu’il est permis de nourrir, me dis-je (ma jolie passagère faisait glisser sa main ouverte sur son autre jambe bien qu’il n’y eût pas là le moindre pli), un espoir qu’il est permis de nourrir, cramponnons-nous-y.

Cramponnons-nous-y.

Je m’arrêtai devant le 3, cours Gambetta et coupai machinalement le moteur. Un silence assourdissant suivit, qui serrait la gorge et la poitrine, et le ventre. J’avais hâte maintenant de me retrouver seul. Je me tournai vers la fille aux cheveux très longs. Elle avait la main sur la poignée de la portière, mais elle ne descendait pas. Je m’essuyai le front du bout des doigts, le vent de la nuit par les vitres ouvertes avait séché la sueur mais déjà la sueur se reformait, la jeune fille me sourit, elle souriait volontiers, elle avait lâché la poignée, de nouveau je me sentis contraint de parler et je lui dis n’importe quoi, est-ce qu’elle rongeait ses ongles ou jouait du piano.

– Je ronge mes ongles…

Ses mains se posèrent sur le côté de ses cuisses. Elle les dissimulait. Geste touchant, ses grands yeux, sa voix grave et lente étaient touchants. Comment faire pour qu’elle s’en aille, et que dire pour qu’elle s’en aille?

– J’aimerais bien vous revoir.

Je fus le premier et le plus surpris de ma déclaration, émise d’un ton neutre. Elle me répondit avec simplicité : moi aussi, puis, après un silence : quand?

Je songeai : maintenant? Non, pas maintenant. Maintenant ou jamais. Jamais. La sueur me chatouillait la colonne vertébrale, le nombril. La jeune fille me tira d’embarras, tout en se méprenant sur la nature de mon embarras.

– Demain après-midi?

– Oui.

– Vers trois heures? À trois heures?

Je garai ma voiture à la même place, rue Stella, à dix mètres de l’hôtel des Étrangers. Le bruit de la portière claquée fort par mégarde ébranla toute la ville, et me fit mal. Une des chambres de l’hôtel était éclairée. Tiens.

Portant ma veste bleue laine et soie pliée sur mon avant-bras gauche, je sentis quelque chose de dur. C’était la carte postale que m’avait envoyée dix jours auparavant de Hollywood, Californie, USA, Rainer von Gottardt, le pianiste mutilé. Elle était à demi sortie de ma poche intérieure. Je l’enfonçai mieux. Puis je pliai ma veste plus haut, non loin des épaules, de sorte que la carte, maintenue en position verticale, ne risquât pas de glisser et choir au cours du trajet entre la rue Stella et le 66, rue de la République.

De fait, elle ne chut pas.

De la lumière brillait chez mon voisin du dessus, le solitaire. Elle s’éteignit dès que, levant la tête, je l’eus perçue. Le géant s’était-il lui-même éteint, envolé, dissous avec la lumière?

Il avait emménagé un mois et demi après nous. Il parlait un français chaotique, et d’ailleurs ne parlait pas, ou peu. Pendant plus d’un an, nous nous étions bornés à échanger des signes de tête énergiques quand nous nous rencontrions. Puis un jour, à la station de taxis de la place Bellecour, en face du cinéma Royal, nous avions eu une petite conversation à la fois embarrassée et chaleureuse. Il était timide comme un lapin malgré sa stature de cathédrale, faisait partie des gens pour lesquels on s’éprend d’emblée de forte sympathie et s’appelait Torbjörn Skaldaspilli. Laideur calamiteuse. Un nez énorme, les yeux sur les tempes ou presque, ce qui le faisait vous regarder de trois quarts comme un gros oiseau. Des bras de singe qui traînaient par terre. « Et avant, vous louiez? », avais-je dit pour dire quelque chose. Il avait dû apprendre d’une façon ou d’une autre que j’écrivais dans les journaux. Impressionné et désemparé par ma deuxième personne du pluriel de l’imparfait, il avait répondu très vite : « Oui, oui, oui, avant je louiais », les traits anxieux, guettant sur mon visage les effets de son « louiais » hasardeux, mais j’étais resté de marbre.

Un taxi était arrivé. Bien qu’il attendît depuis plus longtemps que moi, il avait tenu à me céder la place, souriant et obstiné, si, si, si, non non non, vous, pas moi, il vivait seul, il n’avait pour famille que sa vieille mère en Norvège, il allait passer le mois d’août auprès d’elle.

Comme je poussais la porte de l’immeuble, un animal, donc, petit chien ou gros chat, déboulant je ne savais d’où, me fila entre les jambes en aboyant ou en miaulant, je ne savais. Je ne savais plus rien. Parfois je me sentais infirme, sourd, muet, aveugle, j’oubliais tout, tout se confondait, les pensées, les mots, le sens des mots, ce devait être une maladie, les accès d’une maladie, chien, miaulement, chat, brebis, vagissement saccadé du rat, gazouillis plaintif du cheval de trait, aboiement têtu de la mouche à merde, pour moi c’était tout comme.

À la cinquième tentative, la porte du réfrigérateur s’ouvrit. Je pris la bière qui restait, après quoi il fut vide, vides aussi les placards, rien à manger, si, quelques tranches de vieux pain, rien à manger rien à boire, pouvais-je recevoir une invitée dans cet appartement vide et lui offrir pour toute boisson l’eau tiède et infectée du Rhône que crachotaient mes robinets jaunes, pour toute nourriture l’air épaissi et parcheminé par la chaleur?

Je ne me posai pas la question.

Je versai la bière dans un verre et bus à longues gorgées tout en marchant. Le fil du téléphone me fit trébucher au moment où j’achevais de boire. Le verre m’échappa, tomba, roula sans se briser. J’en avais assez de la chaleur, du fil du téléphone, assez du téléphone qui ne sonnait jamais, assez de la porte du réfrigérateur. Assez de tout.

La fille s’appelait Anne.

Je me dévêtis et me jetai sur le lit dans la pièce de derrière qui malgré tout finissait par devenir pendant la nuit le lieu le moins torride de l’appartement. Je me relevai aussitôt. Me recouchai aussitôt. Me relevai et tournai en rond, laissant derrière moi des traînées de désespoir. Je me cognais au mur, je tournais et j’étais agité et mal comme un chacal dans un bocal, le sommeil m’avait abandonné, hélas, me dis-je, rien de tel qu’une bonne nuit d’insomnie après une longue journée d’angoisse pour voir d’un œil toujours plus noir un horizon toujours plus bouché, j’avais renoncé aux somnifères qui ne me faisaient pas dormir, et aggravaient les effets de l’insomnie.

Du temps passa dans une nervosité harassante.

J’avais envie de hurler.

Le petit réveil à quartz émettait un bruit désagréable, un battement chevrotant de cœur poussif, flô, flô, son propre cœur ou bien le cœur ou le pas lointain d’un ennemi sans nom, toujours égal mais dont la menace pesait toujours plus. C’était le seul défaut de ce réveil si précis. Je l’aurais bien jeté par la fenêtre, avec rage, dans la rue, ou jusque dans la fontaine ruisselante place de la République.

Liliane folle. Comme je l’aimais! Comme j’aimais Liliane, ma mère adoptive!

J’étais seul.

Je m’assoupis au matin.

L’enfer de René Belletto, lecture 3

Et si on lisait le début

Dimanche dans Première Ligne 34 je vous proposais le début du premier chapitre d’un bouquin que j’ai adoré.

Une sacrée découverte, un énorme coup de cœur

Aujourd’hui et dans le jour suivant je vous propose de lire la suite de ce premier chapitre et les jours prochains la fin et peut-être le chapitre suivant.

Le livre

L’enfer de René Belletto

Le début du chapitre 1 ICI

La suite 1 du premier chapitre là

La suite 2 du premier chapitre ici

L’enfer de René Belletto, lecture 3

Je me mis à suer comme une bête. La bière. Et une forte envie de pisser m’étreignit. J’allai me soulager. Je tirai la chasse. Hélas, elle n’aurait pas inquiété une fourmi malade rampant au fond de la cuvette. De pire en pire. Encore quelques semaines et les lieux d’aisance refouleraient les excréments dans la maison, où ils se répandraient et développeraient de nonchalantes et capricieuses figures, bien plutôt qu’ils ne les aspireraient droitement dans les entrailles de la terre.

Ce serait odieux.

Mon loyer était payé jusqu’à fin août.

Venait ensuite sur la cassette un Prélude et fugue du Clavier bien tempéré, en si mineur, le dernier du premier livre, joué au piano par Rainer von Gottardt. Bien sûr je ne pleurai pas, toujours pas. Mais j’avais envie. Une envie, chose curieuse, comme désincarnée, je veux dire : pas de gorge serrée, de souffle plus bref, d’yeux piquants, l’envie de pleurer d’un côté et moi de l’autre, oui, curieux, Rainer von Gottardt selon son génie jouait vite mais avec un recueillement que seule permet d’habitude la lenteur, malgré la vitesse on attendait chaque note comme si la précédente eût été jouée la veille, or elles se suivaient de près, de très près, sans répit, c’était vif et lent, fébrile et intense, plein de remous furieux sur cinq mille mètres de fond paisible, on était pris dans un tourbillon de lenteur, on passait sa vie avec chaque note, et pourtant on n’avait pas le temps de souffler.

J’écoutai jusqu’au bout. Six minutes cinquante-trois. Je me levai. J’arrêtai le petit Saba. Le silence revint, s’installa bien à son aise. Alors le téléphone sonna chez les voisins absents. Cela arrivait souvent. Je sursautai, mon cœur s’affola, je haletai, et dans ce halètement se logea, s’incarna l’envie de pleurer jusqu’alors errante, mais la colère l’emporta, cinq, sept, douze fois la sonnerie retentit, je rêvai de défoncer la cloison, de décrocher et d’émettre des paroles telles que la personne à l’autre bout du fil ne s’avise jamais de refaire le numéro, voire les numéros approchants, voire renonce prudemment à l’usage du téléphone en général et change de trottoir à la vue d’une cabine.

Des paroles terriblement efficaces.

Le soleil avait chu, le ciel pâlissait, la nuit menaçait. Mais la chaleur restait collée aux hommes, les engluant et les oppressant. Pourtant, l’idée de fraîcheur, qu’il était préférable d’écarter durant la journée, se frayait un chemin timide dans l’esprit des mêmes hommes, et pour l’aider à mieux se le frayer, ce chemin, et le faire moins timide, je me rasai et pris une douche, et même m’arrachai deux assez longs poils qui avaient crû sans retenue sur le lobe de mon oreille gauche. Nulle coquetterie dans cet arrachement. En ces jours de fournaise et de solitude insensées, le souci esthétique concernant ma personne ne m’obsédait pas, et douze mètres d’épaisse fourrure simiesque me seraient sortis de chaque oreille que seul le grave inconfort m’aurait jeté dans la contrariété.

J’arrachai.

Tix! Tux! J’en eus la chair de poule par tout le corps.

J’enfilai chemise et pantalon. Pas de différence notable de blancheur. Un expert en blancheur comparée de compétence internationale en aurait peut-être décelé une, moi pas.

J’ouvris grandes les fenêtres.

Par habitude, je pris sous le bras ma veste bleu marine laine et soie, un peu luisante aux coudes et aux omoplates, à vrai dire beaucoup, on pouvait se voir dedans, mais encore très mettable, seule veste ou habit de ce genre encore mettable dont je disposasse, et descendis les cinq étages en me laissant aller, souple, utilisant la pesanteur pour préserver ce qui me restait d’énergie, veillant seulement à ne pas prendre une vitesse excessive qui aurait pu être dangereuse à l’arrivée, et savourant la température supportable qui régnait dans l’escalier.

Il faisait trente fois plus chaud dans la rue, mais tout de même quarante fois moins qu’en plein après-midi.

Je marchai vers la place de la République. Après dix pas, je me retournai, me croyant observé. Je l’étais. Mon voisin du dessus prenait l’air sur son balcon. Il ne quittait Lyon que le 4. C’était un ancien pompier très grand, très fort et très laid, d’origine norvégienne, qui, l’année de sa retraite, avait gagné deux cent mille francs à un concours publicitaire et s’était acheté cet appartement du dessus que lui avait cédé pour une somme inférieure à sa valeur réelle un propriétaire de supermarché dont il avait sauvé la fille des flammes ou de la noyade, je ne savais plus. Un géant. Son balcon, aussi étriqué que le mien, lui arrivait aux genoux. On aurait dit qu’il était debout dans un nid d’hirondelle.

Nous nous saluâmes au même moment d’un geste de la main, le sien ample, très ample, à chasser les nuages s’il y en avait eu, depuis qu’il me savait seul dans l’appartement ses manifestations amicales devenaient plus intenses et moins brefs ses discours, et plus amples ses saluts lointains.

Je me traînai rue Stella, où ma Dauphine était garée, un peu avant l’hôtel des Étrangers.

Silence. La clé farfouillant dans la serrure fit un vacarme complexe d’accident d’avion.

Je démarrai. C’était l’heure où on pouvait envisager de poser ses mains sur le volant sans être obligé l’instant d’après de galoper au Rhône en hurlant pour se les tremper dans l’eau, écarlates et fumantes. Je pris les quais, le pont Lafayette à droite, puis le cours Lafayette et le cours Tolstoï dans le prolongement, plusieurs kilomètres en quelques minutes, tout défilait sans laisser de traces sur la rétine et dans l’encéphale, la ville était morte, elle avait rendu le dernier soupir dans la nuit du 31 juillet au 1er août, il me fallut arriver au feu de la place Grandclément pour rencontrer âme qui vive, peu d’âme et peu vivante en vérité, deux vieillards que la gravité de leurs infirmités avait empêchés de fuir l’été et qui traversèrent devant moi, cassés en deux, le blanc de l’œil tout apparent, chaussés de grosses chaussures d’hiver et mâchant leurs gencives de bon cœur.

Je continuai de m’enfoncer dans Villeurbanne désert par la rue Léon Blum. En traversant le quartier dit du « Bon coin », je reconnus, collée sur le panneau de bois d’un café fermé, la petite affiche jaune, comme chaque année, des concerts Hector et Isabel Dioblaníz. Comme chaque année, j’avais reçu une invitation. Où l’avais-je fourrée? À mon avis, derrière le Saba.

L’enfer de René Belletto, lecture 2

Et si on lisait le début

Hier, dans Première Ligne 34, je vous proposais le début du premier chapitre d’un bouquin que j’ai adoré.

Une sacrée découverte, un énorme coup de cœur

Aujourd’hui et dans les jours suivants je vous propose la suite de ce premier chapitre et les jours prochains la fin.

Le livre

L’enfer de René Belletto

Le début du chapitre 1 ICI

La suite 1 du premier chapitre là

Chapitre 1 suite 2

Je frottai ou fis semblant de frotter ma chemise aux aisselles, la tordis sans ménagement, l’étendis. Je la trouvai impeccable. Rien d’étonnant. La quantité de lessive que j’avais précipitée dans la cuvette aurait blanchi une charrette d’anthracite. Et je salis peu. J’ai longtemps cru que je salissais peu. Assez tard dans ma vie, des gens m’avaient fait remarquer, agacés parfois, que je salissais comme tout le monde. Peut-être. Sûrement. N’empêche. J’ai peine à le croire. Il m’arrive encore de trouver mes habits sales propres.

Dans un quart d’heure, une demi-heure au plus, elle serait sèche.

Je tirai la porte de mon réfrigérateur délabré. En ruine. Miracle, elle s’ouvrit. Le réfrigérateur contenait en tout et pour tout deux bières. J’en empoignai une. Le moteur de l’engin, accablé lui aussi par la chaleur, s’épuisait en un vacarme grasseyant et irrégulier de mauvais augure.

La rage impuissante de l’agonie.

Je pris mon élan, un véritable élan, pour refermer la porte à toute volée, comme si je voulais expédier tant de vieillerie hors des limites de la ville. Elle se ferma, se tint fermée, bravo. Pour fermer, c’était simple. Il fallait faire preuve, selon son tempérament ou l’humeur du moment, soit d’une délicatesse angélique – flooop, fermée –, soit d’une brutalité géologique, toute solution intermédiaire échouait sans remède. Il suffisait de le savoir. L’ouverture en revanche échappait à la prévision raisonnée. Pas de règle. Tout était possible. Une traction normale, ou anormalement faible ou forte, pouvait être efficace ou non : le refus total n’était pas à exclure. C’était le pire. On traînait alors le réfrigérateur par la poignée à travers l’appartement comme une sale bête en arrachant l’électricité derrière et une partie du mur autour de la prise, rien à faire, la porte restait soudée au corps de l’objet. Mais dix minutes plus tard, un simple effleurement et elle s’ouvrait largement, franchement, avec un profond soupir, comme soulagée elle-même, ou encore, c’était possible, avec mille réticences, émettant un intolérable grincement aigu et ironique, prête semblait-il à se refermer d’un coup haineux.

Il arrivait même qu’elle s’ouvrît seule, sans raison, par bravade. Je la refermais alors d’une ruade dont la puissance déjà considérable était centuplée par un esprit de vengeance certain.

La bouteille de bière était à peine fraîche à ma paume.

J’écoutai, enfin, un peu de musique. J’écoutai la cantate n° 82 de Bach, pour la Fête de la Purification, me hâtant d’avaler la bière à peine fraîche à ma paume avant qu’elle ne fût trop brûlante à ma gorge. Jadis, cette cantate m’émouvait parce que la voix de basse dit des choses comme : fermez-vous, yeux fatigués, endormez-vous, fermez-vous dans une douce béatitude, je me réjouis de ma mort, ah! si seulement j’avais déjà trouvé la mort! et moi-même souvent j’avais envie de fermer mes yeux fatigués, j’écoutai et je fus encore ému, un peu de l’émotion de jadis parvint à m’irriter.

L’affiche était à ma hauteur. Je fis un pas machinal pour me mettre dans l’axe du regard de Bach, je le regardai mais lui ne me regardait pas, et ne me regarderait jamais. Quatre ans plus tard, dans les derniers jours de mars 1750, un oculiste itinérant, John Taylor, tenta deux opérations sur Bach. Bach en mourut quatre mois après (et non six, comme l’écrit Forkel, qui a repris beaucoup d’erreurs du Nécrologue de 1754). Bach n’est d’ailleurs pas le seul patient que les pratiques de Taylor menèrent au tombeau sans délai. Une opération ophtalmologique en 1750! Fut un temps où j’ignorais même que cela se pratiquât. Je croyais qu’en matière d’opération ophtalmologique, en 1750, on se bornait à faire sauter au couteau l’œil atteint avant de désinfecter la plaie au fer rouge. Non. Taylor par exemple traitait la cataracte, à la suite de quoi certes les malades aveuglés pour de bon mouraient en quelques jours de souffrances inhumaines, mais enfin on tentait ce genre d’intervention.

Que le sommeil vous ferme, paupières fatiguées!