Le lecteur de cadavres d’Antonio Garrido, la lecture chapitre 1.2

Le lecteur de cadavres d’Antonio Garrido

Et si nous lisions le début !

Aujourd’hui je vous propose de lire la fin du 1er chapitre  de ce magnifique et captivant polar historique.


*
Sur la rizière couverte de vase, la pluie fouetta Cí. Le jeune homme se dépouilla de sa chemise trempée, ses muscles se tendirent lorsqu’il frappa le buffle, qui avança doucement, comme si la bête devinait qu’à ce sillon succéderait un autre, et à celui-ci un autre, et encore un autre. Il leva les yeux et contempla le bourbier de vert et d’eau.
Son frère lui avait ordonné d’ouvrir un canal pour drainer la nouvelle parcelle, mais travailler en bordure des champs était difficile en raison de la dégradation des digues de pierre qui séparaient les terrains. Cí, épuisé, regarda le champ de riz inondé. Il claqua le fouet et l’animal enfonça les sabots dans la vase.
Il avait effectué le tiers de sa journée de travail quand le soc s’accrocha.
« Encore une racine », se maudit-il.
Il excita le buffle sous la pluie. La bête leva le front et mugit de douleur, mais elle n’avança pas. Cí manœuvra pour la faire reculer, mais l’outil resta coincé du côté opposé. Alors il regarda l’animal avec résignation.
« Ça va te faire mal. »
Conscient de la souffrance qu’il lui infligeait, il tira sur l’anneau qui pendait au museau de la bête tout en paumoyant les rênes. Alors l’animal bondit en avant et l’araire craqua. À cet instant, il se rendit compte qu’il aurait dû arracher la racine avec ses mains.
« Si j’ai cassé le soc, mon frère va me battre comme plâtre. »
Il inspira avec force et enfonça les bras dans la boue jusqu’à atteindre un enchevêtrement de racines. Il tira en vain et, après plusieurs tentatives, décida d’aller chercher une scie affilée dans la besace qui pendait sur le flanc de l’animal. De nouveau il s’agenouilla et se mit à travailler sous l’eau. Il sortit deux grosses racines qu’il jeta au loin et en scia d’autres de plus grosse taille. Alors qu’il s’acharnait sur la plus épaisse, il nota une vibration dans un doigt.
« À coup sûr je me suis coupé. »
Bien qu’il ne perçût aucune douleur, il s’examina avec soin.
Il était victime d’une étrange maladie dont les dieux l’avaient frappé à sa naissance et dont il avait pris conscience le jour où sa mère, en trébuchant, avait renversé sur lui un chaudron d’huile bouillante. Il n’avait que quatre ans et sa seule sensation avait été la même que lorsqu’on le lavait à l’eau tiède. Mais l’odeur de chair grillée l’avait averti que quelque chose d’horrible était arrivé. Son torse et ses bras, brûlés à jamais, gardèrent les traces. Depuis ce jour-là, les cicatrices lui rappelaient que son corps n’était pas comme celui des autres enfants et que même si l’absence de douleur était une chance, il devait faire très attention à ne pas se blesser. Car s’il ne sentait pas les coups, si la douleur causée par la fatigue l’affectait à peine et s’il pouvait faire des efforts jusqu’à l’épuisement, il lui arrivait aussi de dépasser ses limites physiques sans s’en rendre compte et de tomber malade.
Lorsqu’il sortit sa main de l’eau, il s’aperçut qu’elle était couverte de sang. Alarmé par l’apparente largeur de l’entaille, il courut se nettoyer avec un bout d’étoffe. Mais après s’être essuyé la main, il ne vit qu’un pincement violacé.
Surpris, il retourna à l’endroit où le soc s’était entravé et il écarta les racines, constatant que l’eau fangeuse commençait à se teinter de rouge. Il relâcha les rênes et stimula l’animal afin qu’il s’écartât. La pluie tambourinait sur la rizière, étouffant tout autre son.
Il marcha lentement vers le petit cratère qui s’était formé à l’endroit où s’enfonçait le soc. Tandis qu’il s’approchait, il sentit son estomac se nouer et son cœur palpiter. Il voulut s’éloigner, mais se retint. Il observa alors un léger bouillonnement qui affleurait rythmiquement à la surface du cratère et se confondait avec les gouttes de pluie. Lentement il s’agenouilla, ses jambes entrouvertes embrassant les crêtes de vase visqueuses. Il approcha son visage de l’eau, mais ne vit qu’une autre effervescence sanguinolente.
Soudain, quelque chose bougea. Cí sursauta et, surpris, rejeta la tête en arrière, mais lorsqu’il s’aperçut qu’il s’agissait d’une petite carpe, il poussa un soupir de soulagement.
« Stupide bestiole. »
Il se leva et piétina le poisson, essayant de se calmer. Alors il aperçut une autre carpe avec un lambeau de chair dans la bouche.
Il voulut reculer, mais glissa et tomba dans l’eau au milieu d’un tourbillon de boue, de saleté et de sang. Malgré lui, il ouvrit les yeux en sentant une souche le frapper au visage. Ce qu’il vit lui paralysa le cœur. Devant lui, un chiffon enfoncé dans la bouche, la tête décapitée d’un homme flottait au milieu des débris végétaux.
*
Il s’égosilla à force de crier, mais personne n’accourut à son secours.
Il mit un moment à se souvenir que la parcelle était abandonnée depuis longtemps et que tous les paysans se trouvaient sur l’autre versant de la montagne, aussi s’accroupit-il à quelques pas de l’araire pour regarder autour de lui. Lorsqu’il eut cessé de trembler, il lui vint l’idée de laisser le buffle et de descendre chercher de l’aide. L’autre possibilité consistait à attendre dans la rizière jusqu’au retour de son frère.
Aucune des options ne le séduisait, mais il savait que Lu ne tarderait pas et il décida d’attendre. Cet endroit était infesté d’animaux nuisibles et un buffle entier valait mille fois plus qu’une tête humaine mutilée.
En attendant, il acheva de couper les racines et libéra le soc. L’araire paraissait en bon état ; avec un peu de chance, Lu lui reprocherait seulement le retard du labour. C’était du moins ce qu’il espérait. Lorsqu’il eut terminé, il fixa de nouveau le soc et reprit le travail. Il essaya de siffler pour se distraire, mais seuls résonnaient en lui les mots que son père prononçait de temps en temps : « On ne résout pas les problèmes en leur tournant le dos. »
« Oui. Ce n’est pas mon problème », se répondit Cí.
Il laboura deux pas de plus avant d’arrêter le buffle et de retourner près de la tête.
Pendant un moment il observa, méfiant, la manière dont elle se balançait sur l’eau. Puis il regarda d’un peu plus près. Les joues étaient écrabouillées, comme si on les avait piétinées avec fureur. Il remarqua sur sa peau violacée les petites lacérations produites par les morsures des carpes. Il examina ensuite les paupières ouvertes et gonflées, les lambeaux de chair sanguinolente qui pendaient près de la trachée… et l’étrange chiffon qui sortait de sa bouche entrouverte.
Jamais auparavant il n’avait contemplé quelque chose d’aussi effroyable. Il ferma les yeux et vomit. Il venait tout à coup de le reconnaître. La tête décapitée appartenait au vieux Shang. Le père de Cerise, la jeune fille qu’il aimait.
Quand il se reprit, il prêta attention à l’étrange grimace que formait la bouche du cadavre, exagérément ouverte à cause du morceau d’étoffe qui apparaissait entre ses dents. Avec précaution, il tira sur l’extrémité et peu à peu la toile sortit, comme s’il défaisait une pelote. Il la mit dans sa manche et essaya de fermer la mâchoire, mais elle était décrochée et il n’y parvint pas. De nouveau il vomit.
Il lava son visage avec de l’eau boueuse. Puis il se leva et revint en arrière, arpentant le terrain labouré à la recherche du reste du corps. Il le trouva à midi à l’extrémité orientale de la parcelle, à quelques li * de l’endroit où le buffle avait buté. Le tronc du cadavre arborait encore l’écharpe jaune qui le désignait comme un homme honorable, de même que sa veste d’intérieur fermée par cinq boutons. Il ne trouva pas trace du bonnet bleu dont il se coiffait toujours.
Il lui fut impossible de continuer à labourer. Il s’assit sur la digue de pierre et mordilla sans appétit un quignon de pain de riz qu’il fut incapable d’avaler. Il regarda le corps décapité du pauvre Shang abandonné sur la boue, semblable à celui d’un criminel exécuté et condamné.
« Comment vais-je l’expliquer à Cerise ? »
Il se demanda quelle sorte de scélérat avait pu faucher la vie d’une personne aussi honorable que Shang, un homme dévoué aux siens, respectueux de la tradition et des rites*. Pas de doute, le monstre qui avait perpétré ce crime méritait la mort.
*
Son frère Lu arriva à la parcelle en milieu d’après-midi. Trois journaliers chargés de plants de riz l’accompagnaient, ce qui signifiait qu’il avait changé d’avis et décidé de repiquer le riz sans attendre que le terrain fût drainé. Cí laissa le buffle et courut vers lui. Arrivé à sa hauteur, il s’inclina pour le saluer.
— Frère ! Tu ne vas pas croire ce qui est arrivé…
Son cœur battait à tout rompre.
— Comment ne le croirais-je pas si je le vois de mes propres yeux ? rugit Lu en montrant la partie du champ qui n’était pas labourée.
— C’est que j’ai trouvé un…
Un coup de baguette sur le front le fit tomber dans la fange.
— Maudit fainéant ! cracha Lu. Jusqu’à quand vas-tu te croire supérieur aux autres ?
Cí essuya le sang qui coulait de son arcade sourcilière. Ce n’était pas la première fois que son frère le frappait, mais Lu était l’aîné et les lois confucéennes interdisaient au cadet de se rebeller. Il pouvait à peine ouvrir la paupière, pourtant il s’excusa.
— Je suis désolé, frère. J’ai pris du retard parce que…
Lu le poussa.
— Parce que l’étudiant délicat n’a pas le courage de travailler ! Parce que l’étudiant délicat pense que le riz se plante tout seul ! (D’une poussée il l’envoya dans la vase.) Parce que l’étudiant délicat a son frère Lu qui s’éreinte pour lui !
Lu nettoya son pantalon, permettant à Cí de se relever.
— J’ai… trouvé un ca… davre…, parvint-il à articuler.
Lu ouvrit de grands yeux.
— Un cadavre ? De quoi tu parles ?
— Là… sur la digue…, ajouta Cí.
Lu se tourna vers l’endroit où quelques craves picoraient le terrain. Il empoigna son bâton et, sans attendre d’autres explications, se dirigea vers les oiseaux. Lorsqu’il arriva près de la tête, il la bougea avec le pied. Il fronça les sourcils et se retourna.
— Maudite soit-elle ! Tu l’as trouvée ici ? (Il saisit la tête par les cheveux et la balança d’un air dégoûté.) J’imagine que oui. Par la barbe de Confucius ! Mais n’est-ce pas Shang ? Et le corps… ?
— De l’autre côté… Près de l’araire.
Lu plissa les lèvres. Tout de suite après il s’adressa à ses journaliers.
— Vous deux, qu’attendez-vous pour aller le ramasser ? Et toi, décharge les plants et mets la tête dans un panier. Maudits soient les dieux… ! Retournons au village.
Cí s’approcha du buffle pour lui enlever son harnais.
— On peut savoir ce que tu fais ? l’interrompit Lu.
— N’as-tu pas dit que nous rentrions… ?

— Nous, cracha-t-il. Toi tu rentreras quand tu auras terminé ton travail.


 Ici le début du chapitre 1

Et retrouvez mon avis sur ce livre, Le lecteur de cadavre

A demain pour le chapitre deux…

Le lecteur de cadavres d’Antonio Garrido, la lecture chapitre 1

Le lecteur de cadavres d’Antonio Garrido

Et si nous lisions le début !

Aujourd’hui je vous propose de lire la première partie de chapitre 1 de ce magnifique et captivant polar historique.


« Le légiste désigné par la préfecture se présentera sur le lieu du crime dans les quatre heures suivant sa déclaration.
S’il manque à cette obligation, délègue sa charge, ne trouve pas les blessures mortelles ou les évalue de façon erronée, il sera déclaré coupable d’impéritie et condamné à deux ans d’esclavage. »
« Des devoirs des juges »,
article 4 du Song Xingtong,
code pénal de la dynastie Song.

PREMIÈRE PARTIE

1
CE JOUR-LÀ, CÍ SE LEVA de bonne heure pour éviter de rencontrer son frère Lu. Ses yeux se fermaient, mais la rizière l’attendait, bien réveillée, comme tous les matins.
Il se leva et roula sa natte, humant l’arôme du thé dont sa mère parfumait la maison. En entrant dans la pièce principale, il la salua et elle lui répondit par un sourire à peine esquissé qu’il perçut et lui rendit. Il adorait sa mère presque autant que sa petite sœur, Troisième. Ses deux autres sœurs, Première et Deuxième, étaient mortes peu après leur naissance d’un mal héréditaire. Il ne restait que Troisième, elle aussi atteinte de ce mal.
Avant d’avaler une bouchée, il se dirigea vers le petit autel qu’il avait dressé près d’une fenêtre, à la mémoire de son grand-père. Il ouvrit les volets et respira à pleins poumons. Dehors, les premiers rayons de soleil filtraient timidement à travers la brume. Le vent fit osciller les chrysanthèmes placés dans le vase des offrandes et raviva les volutes d’encens qui s’élevaient dans la pièce. Cí ferma les yeux pour réciter une prière, mais une seule pensée vint à son esprit : « Génies des cieux, permettez que nous retournions à Lin’an. »
Il se remémora le temps où ses grands-parents vivaient encore. À cette époque, ce hameau perdu était son paradis et son frère Lu, son héros. Lu était comme le grand guerrier des histoires que son père racontait, toujours prêt à le défendre quand d’autres gamins tentaient de lui voler sa ration de fruits, ou à mettre en fuite les effrontés qui auraient manqué de respect à ses sœurs. Lu lui avait appris à se battre, l’avait emmené patauger dans le fleuve entre les barques et pêcher des carpes et des truites qu’ils rapportaient ensuite tout excités à la maison ; il lui avait montré les meilleures cachettes pour épier les voisines. Mais en grandissant, Lu était devenu vaniteux. À quinze ans, il faisait constamment étalage de sa force. Il se mit à organiser des chasses aux chats pour crâner devant les filles, il s’enivrait de l’alcool de riz qu’il volait dans les cuisines et se vantait d’être le plus fort de la bande. Il était si bouffi d’orgueil qu’il prenait les moqueries des jeunes filles pour des flatteries, sans se rendre compte qu’elles le fuyaient. Si bien qu’après avoir regardé Lu comme son idole, Cí en vint peu à peu à ne plus éprouver qu’indifférence à son égard.
Jusque-là cependant, Lu ne s’était jamais mis dans des situations plus graves que celle d’apparaître avec un œil au beurre noir à la suite d’une bagarre ou d’utiliser le buffle de la communauté pour parier aux courses d’eau. Mais le jour où son père annonça son intention de s’installer à Lin’an, la capitale, Lu refusa catégoriquement. Il avait alors seize ans, il était heureux à la campagne et n’avait aucune intention de quitter le village. Il disposait de tout ce dont il avait besoin : la rizière, sa bande de bravaches et deux ou trois prostituées des environs qui riaient de ses bons mots ; son père eut beau le menacer de le répudier, il ne se laissa pas intimider. Ils se séparèrent cette année-là. Lu demeura au village et le reste de la famille émigra à la capitale en quête d’un meilleur avenir.
Les premiers temps à Lin’an furent très durs pour Cí. Il se levait chaque matin à l’aube pour veiller à l’état de santé de sa sœur, il lui préparait son petit déjeuner et prenait soin d’elle jusqu’à ce que sa mère fût rentrée du marché. Puis, après avoir avalé un bol de riz, il partait pour l’école où il restait jusqu’à midi ; il courait alors à l’abattoir où travaillait son père pour l’aider le reste de la journée en échange des viscères répandus sur le sol. Le soir, après avoir nettoyé la cuisine et adressé une prière à ses ancêtres, il révisait les traités confucéens qu’il aurait à réciter le lendemain matin à l’école. Ainsi, mois après mois, jusqu’au jour où son père obtint un emploi de comptable à la préfecture* de Lin’an, sous les ordres du juge Feng, l’un des magistrats les plus importants de la capitale.
Dès lors, les choses commencèrent à aller mieux. Les revenus de la famille augmentèrent et Cí put quitter l’abattoir pour se consacrer entièrement à ses études. Au bout de quatre années d’enseignement supérieur, et grâce à ses excellentes notes, Cí obtint un poste d’assistant dans le service de Feng. Au début, il accomplissait de simples tâches de gratte-papier, mais son dévouement et son zèle attirèrent l’attention du juge, lequel trouva chez ce garçon de dix-sept ans quelqu’un à instruire à son image.
Cí ne le déçut pas. Au fil des mois, de l’exécution de tâches routinières il en vint à enregistrer des plaintes, à assister aux interrogatoires des suspects et à aider les techniciens pour la préparation et la toilette des cadavres que, selon les circonstances des décès, Feng devait examiner. Peu à peu, son application et son habileté devinrent indispensables au juge, qui n’hésita pas à lui confier davantage de responsabilités. Finalement, Cí le seconda dans l’investigation de crimes et de litiges, travaux qui lui permirent de découvrir les fondements de la pratique juridique en même temps qu’il acquérait des notions rudimentaires d’anatomie.
Au cours de sa deuxième année d’université, encouragé par Feng, Cí assista à un cours préparatoire de médecine. D’après le magistrat, les preuves pouvant dénoncer un crime se dissimulent souvent dans les blessures ; pour les découvrir, il fallait donc les connaître et les étudier, non comme un juge mais comme un chirurgien.
Tout continua de la sorte jusqu’au jour où son grand-père tomba subitement malade et décéda. Après l’enterrement et comme l’exigeaient les rituels du deuil, son père dut renoncer à son poste de comptable et à la résidence dont on lui accordait l’usufruit ; sans travail ni foyer, et malgré les désirs de Cí, toute la famille se vit obligée de rentrer au village.
À son retour, Cí trouva son frère Lu changé. Il vivait dans une nouvelle maison qu’il avait bâtie de ses mains, il avait acquis un lopin de terre et employait plusieurs journaliers à son service. Quand, forcé par les circonstances, son père frappa à sa porte, Lu l’obligea à s’excuser avant de le laisser entrer et il lui laissa une petite chambre au lieu de lui céder la sienne. Il traita Cí avec son indifférence habituelle, mais lorsqu’il s’aperçut qu’il ne le suivait plus comme un toutou et qu’il ne s’intéressait qu’aux livres, il se mit en colère. C’était dans les champs qu’un homme montrait son véritable courage. Ni les textes ni les études ne lui procureraient le riz ou les ouvriers agricoles. Aux yeux de Lu, son frère cadet n’était qu’un inutile de vingt ans qu’il faudrait nourrir. À partir de ce moment, la vie de Cí se transforma en une suite d’humiliations qui lui firent détester ce village.
Une rafale de vent frais ramena Cí à l’instant présent.
De retour dans la salle il tomba sur Lu, qui au côté de sa mère absorbait bruyamment son thé à grandes lampées. En le voyant, celui-ci cracha à terre et d’un geste brusque laissa tomber le bol sur la table. Puis, sans attendre que son père fût levé, il prit son baluchon et partit sans un mot.
— Il aurait besoin d’apprendre les bonnes manières, marmotta Cí tandis qu’avec un torchon il essuyait le thé que son frère venait de renverser.
— Et toi tu aurais besoin d’apprendre à le respecter, c’est dans sa maison que nous habitons, répliqua sa mère sans lever les yeux du feu. Un foyer fort…
« Oui. Un foyer fort est celui que soutient un père courageux, une mère prudente, un fils obéissant et un frère obligeant. » Il n’avait nul besoin qu’on le lui répétât. Lu se chargeait de le lui rappeler chaque matin.
Bien que rien ne l’y obligeât, Cí étala les napperons de bambou et mit les bols sur la table. Le mal de poitrine dont souffrait Troisième s’était aggravé, et ça ne l’ennuyait pas de réaliser les tâches qui revenaient à sa sœur. Il disposa les jattes en veillant à ce qu’elles forment un nombre pair, et dirigea le bec de la théière vers la fenêtre de façon à ce qu’il ne vise aucun des convives. Il plaça au centre le vin de riz, la bouillie et, à côté, les croquettes de carpe. Il regarda la cuisine noircie par le charbon et l’évier fendillé. Cela ressemblait davantage à une forge délabrée qu’à un logis.
Bientôt son père arriva en claudiquant. Cí ressentit un pincement de tristesse.
« Comme il a vieilli. »
Il plissa les lèvres et serra les dents. La santé de son père semblait s’affaiblir au même rythme que celle de Troisième. L’homme marchait en tremblant, le regard baissé, sa barbe clairsemée pendant tel un chiffon de soie effiloché. À peine restait-il trace en lui du fonctionnaire méticuleux qui lui avait inculqué l’amour de la méthode et la persévérance. Il observa ses mains de cire, autrefois admirablement soignées, aujourd’hui grossières et calleuses.
Arrivé près de la table, l’homme s’accroupit en s’appuyant sur son fils, et d’un geste autorisa les autres à s’asseoir. Ce que Cí s’empressa de faire ; la dernière, sa mère s’installa du côté qui jouxtait la cuisine et servit du vin de riz. Toujours prostrée par la fièvre, Troisième ne se leva pas. Comme chaque jour de la semaine.
— Viendras-tu dîner ce soir ? demanda sa mère à Cí. Après tous ces mois, le juge Feng sera heureux de te revoir.
Cí n’aurait pour rien au monde manqué la rencontre avec Feng. Sans qu’il en connût le motif, son père avait décidé de rompre le deuil et d’anticiper son retour à Lin’an, espérant que le juge Feng accepterait de le reprendre comme assistant. Il ignorait si Feng était venu au village pour cette raison, mais c’était ce que tous souhaitaient.
— Lu m’a ordonné de monter le buffle à la nouvelle parcelle, et ensuite je pensais rendre visite à Cerise, mais je rentrerai à l’heure pour le dîner.
— On ne croirait pas que tu as déjà vingt ans. Cette jeune fille absorbe toutes tes pensées, intervint son père. Si tu continues à la voir aussi souvent, tu finiras par te lasser d’elle.
— Cerise est la seule bonne chose de ce village. En outre, c’est vous qui avez concerté notre mariage, répondit Cí en avalant la dernière bouchée.
— Emporte ces friandises, je les ai préparées exprès, lui offrit sa mère.
Cí se leva et les mit dans sa musette. Avant de partir, il entra dans la chambre où sommeillait Troisième, il posa un baiser sur ses joues brûlantes et remit en place la mèche qui s’était échappée de son chignon. La fillette cligna des yeux. Alors il sortit les friandises et les glissa sous sa couverture.
— Que mère ne les voie pas, lui murmura-t-il à l’oreille.
Elle sourit, mais fut incapable d’articuler un mot.
*

A demain pour la suite de ce premier chapitre.

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Le lecteur de cadavres d’Antonio Garrido

Le lecteur de cadavres d’Antonio Garrido

 Un splendide et capivant polar historique.

Le livre : Le lecteur de cadavres d’Antonio Garrido. Traduit de l’espagnol par Nelly et Alex Lhermillier. Paru le 3 juin 2015 chez Le Livre de poche dans la collection Le Livre de poche. Policier n° 33781.  8€60 ; (754 p.) ; 18 x 11 cm

4e de couv :

Ci Song est un jeune garçon d’origine modeste qui vit dans la Chine du XIIIe siècle. Après la mort de ses parents, l’incendie de leur maison et l’arrestation de son frère, il quitte son village avec sa petite soeur malade. C’est à Lin’an, capitale de l’empire, qu’il devient fossoyeur des «champs de la mort» et il est accepté à la prestigieuse Académie Ming. Son talent pour expliquer les causes d’un décès le rend célèbre. Lorsque l’écho de ses exploits parvient aux oreilles de l’empereur, celui-ci le convoque pour enquêter sur une série d’assassinats. S’il réussit, il entrera au sein du Conseil des Châtiments ; s’il échoue, c’est la mort. C’est ainsi que Cí Song, le lecteur de cadavres, devient le premier médecin légiste de tous les temps. Un roman, inspiré par la vie d’un personnage réel, captivant et richement documenté où, dans la Chine exotique de l’époque médiévale, la haine côtoie l’ambition, comme l’amour, la mort.

Extrait :

«Iris Bleu m’a dit que Feng connaissait d’innombrables façons de mourir. Et il se peut que ce soit vrai. Peut-être existe-t-il vraiment d’infinies façons de mourir. Mais ce dont je suis sûr, c’est qu’il n’y a qu’une façon de vivre.»

L’auteur : AVT_Antonio-Garrido_9704Antonio Garrido Molina, né en 1963 à Linares, dans la province de Jaén, est un écrivain espagnol. Il vit actuellement à Valence. Il fait des études d’ingénieur industriel à l’université Polytechnique de Las Palmas. Il est ensuite professeur à l’Université CEU Cardinal Herrera de Valence puis à l’Université polytechnique de Valence. Il amorce sa carrière littéraire en 2008 avec le roman policier historique La Scribe (La escriba), dont l’action se déroule dans la Franconie, en l’an 799, à la veille du sacre de Charlemagne. L’ouvrage devient un best-seller traduit dans une douzaine de langues. Le Lecteur de cadavres ( El Lector de Cadaveres), paru en 2011, est un second roman policier historique, dont le héros, inspiré d’un personnage réel de la Chine impériale du XIIIe siècle,  a le don d’expliquer les causes d’un décès grâce à un examen minutieux des corps.

Avis et résumé :

Dans la Chine rurale du début du XIIIe siècle, Ci Song, un jeune homme de dix-sept ans, abandonne ses études de juriste sous l’autorité du juge Feng, car son père a été accusé de corruption. Accusé d’un crime commis par son frère, Ci fuit fuir son village avec sa petite sœur malade. C’est ainsi qu’il se retrouve à Lin’an, la préfecture de la province, où il fait la connaissance de Xu, un fossoyeur devin escroc, qui lui assure gite et couvert à condition qu’il identifie les causes du trépas des cadavres amenés au cimetière : les familles paient bien ce genre de renseignements… La renommée de Ci s’étend vite.
Grâce à ces qualités inégalables, son formidable talent et son flair surprenant, il devient bientôt l’élève le plus brillant de l’école. Mais très vite il est jalousé par un condisciple, Astuce Grise. Pourtant, l’empereur en personne le mande au palais car de hautes personnalités de la cour sont assassinées… à distance !
Ci retrouve son vieux maître Feng marié à une superbe créature aveugle, Iris Bleu. Celle-ci cache un passé mystérieux et peut-être criminel. La Belle captive Ci Song et sa beauté le rend fou de désir. Y succombera-t-il ? Échappera-t-il à la haine d’Astuce Grise, prêt à tout pour l’envoyer dans l’Au-delà ? Et, surtout, résoudra-t-il l’énigme des meurtres ?
J’ai été captivé et pourtant la Chine, au premier abord, n’est pas un pays qui m’attire. Mais cette chine impériale, sous la plume d’Antonio Garrido, s’est ouverte à moi comme une révélation. Et si ce récit est inspiré d’un personnage réel, c’est bel et bien les mots de l’auteur qui lui donne vie.
Ainsi ce livre à la fois un roman d’amour, d’histoire, d’aventures et d’apprentissage est envoûtant et palpitant. Il nous fait vivre dans le Moyen Age chinois et nous fait découvrir entre autres les techniques médicales pratiquées à l’époque.
C’est remarquablement bien fait, tout est parfaitement maîtrise par l’auteur. Les personnages, les paysages, la reconstitution historique.
Alors comment ne pas penser aux aventures du Juge Ti du regretté Robert Van Gulik quand on lit ce titre. Elles ont enchantées, il y a une trentaines d’années, toute une génération de lecteur, comme moi, de polar historique.
La subtilité chinoise appliquée à l’art de l’énigme policière » disait Claude Roy en 1983, je reprends ses mots qui qualifient aujourd’hui merveilleusement ce second roman d’Antonio Garrido.
Ce fascinant roman, a été salué par le prix international du roman historique en 2012.
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