De mort lente de Michaël Mention, lecture 4

De mort lente de Michaël Mention, lecture 4

Et si on lisait le début

Voilà la suite de votre lecture du début de ce super bouquin qui a été un pur coup de coeur pour moi.

De mort lente de Michaël Mention

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

5

3 mars 2010

« Édition spéciale consacrée à la tempête Xynthia. Rappelons que quarante-sept personnes sont décédées et que huit cent mille foyers sont privés d’électricité. Un bilan que le Premier ministre François Fillon a qualifié de “catastrophe nationale”. »

— C’est eux, la catastrophe nationale !

— Chéri…

— Mais c’est vrai ! Ils fliquent les chômeurs, ils assèchent les hôpitaux et ils veulent nous faire bosser jusqu’à ce qu’on crève ! Ils arrêtent pas de nous entuber !

— Chéri, s’il te plaît !

Marie lui désigne leur fils, à l’extrémité du salon, sur son tapis de jeu. Léonard, 3 ans, désormais passionné par les puzzles. Et ce qui devait arriver se produit :

— Papa ? C’est quoi, « entuber » ?

Marie fusille Nabil du regard.

— Hein, papa ? C’est quoi ?

— C’est rien.

Nabil éteint la télé. Il rejoint son fils – « Alors ? Ce puzzle, ça avance ? » – et Léonard lui montre fièrement où il en est. Être parents ou l’art de la diversion. Marie regagne la cuisine. Son homme a plié le linge, alors c’est à elle que revient la pâte à crêpe. Elle s’y attelle tandis que Nabil complète le puzzle avec leur fils. Instant de partage, où chaque pièce ajoutée est une victoire pour l’enfant. En ce moment, il en a besoin, quelque peu fragilisé par l’étape « maternelle ». Les règles, la collectivité, tout ça lui échappe encore, mais ça viendra. Tout vient.

Le puzzle terminé, son père et lui le défont aussitôt. Ils mélangent les pièces quand survient un vacarme assourdissant. Nabil et Léonard sursautent.

— Chérie ???

Nabil s’élance vers la cuisine. Choc. Au sol, assiettes brisées. Et Marie, étalée sur le dos, les yeux mi-clos. Il s’accroupit auprès d’elle.

— CHÉRIE ! OH !

Léonard arrive à son tour et se fige, choqué, en découvrant sa mère. Marie reprend ses esprits. Elle se rétablit, fébrile, s’assoit sur une chaise. Son fils se blottit contre elle.

— Maman ! Ça va ?

— Oui…

— Non, ça va pas ! s’emporte Nabil, ça t’arrive de plus en plus !

— Je suis crevée, c’est tout… faut que je dorme…

— C’est ce que tu fais depuis des mois ! Il faut que t’ailles consulter !

— Crie pas, s’il te plaît… Allez, viens là…

Nabil la fixe avec inquiétude. Il se contient, puis se décide à l’enlacer tendrement, comme leur fils.

De mort lente de Michaël Mention, lecture 3

De mort lente de Michaël Mention, lecture 3

Et si on lisait le début

Voilà la suite de votre lecture du début de ce super bouquin qui a été un pur coup de coeur pour moi.

De mort lente de Michaël Mention

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

4

18 janvier 2010

Un vrombissement, puis trois autres, et la machine Paris se remet à turbiner. D’une rive à l’autre, de Montparnasse à Barbès, la capitale s’active. Voitures. Camions. Bus. Scooters. Vélos. Piétons. Pressés d’être pressés, les rouages s’emballent.

« Wolf city! »

Frénésie démentielle, matrice de stress, qui s’aggravera tout au long de la journée entre rentabilité et chefs tyranniques. Pour l’heure, on fonce, d’avenue en couloir du métro. C’est là, dans ces entrailles de béton, que la bête est la plus féroce.

« Wolf city! »

Dans le tourbillon, un homme et son attaché-case : Philippe Fournier, 57 ans, biochimiste, directeur de recherche au CNRS, membre de l’Académie nationale de médecine, consultant pour Le Monde. Élégant, concentré sur son smartphone et Amon Düül II – « Wolf city! » Le son des seventies, c’est tout ce que Philippe a gardé de sa jeunesse. Le reste s’est depuis dilué dans son ascension sociale, ses responsabilités.

Encore quelques pas, et il sort de la station Hôtel de Ville. Happé par l’hiver, il boutonne le col de son manteau, traverse l’esplanade. Direction Paris-6, où il donnera bientôt son cours de biophysique. Vingt minutes de marche pour garder la forme. À son âge, si l’on ne fait pas un peu d’exercice, on a vite fait de rouiller.

Philippe se mêle aux quidams, arpente le pont et s’arrête à mi-chemin, s’autorisant quelques secondes de contemplation. Qu’elle est belle, cette vue.

Plus tard,

Amphithéâtre A.

— Quant aux constantes de précipitation, elles dépendent du pH des masses océaniques et de la pression partielle de CO2 dans l’atmosphère. Les carbonates constituent une réserve naturelle majeure pour le CO2 produit par l’activité humaine.

— Monsieur !

— Mm ?

— C’est pour ça qu’ils sont si importants ?

— Allons, ne vous méprenez pas. Loana, le nouvel iPhone, la coupe de cheveux de Ronaldo… ça, c’est important.

Dans l’assistance, on pouffe. Philippe, le prof qu’on aurait tous aimé avoir : un pédagogue à tendance « vieux con sympa », ce qui lui permet de rester proche de ses étudiants. Et, surtout, de lui-même.

— Bon… c’est bientôt fini. Alors, plutôt que d’être coupé, on arrête là. Bonne journée.

Tous rangent leurs affaires, puis facebookent en descendant les marches. Il le sait, un tiers d’entre eux abandonnera en cours d’année. Les autres seront pharmaciens ou chimistes, avant de vieillir au conseil scientifique d’une boîte comme Bouygues. La salle se vide et Philippe croise le regard de Leslie, son étudiante la plus assidue. Elle lui sourit. Cette jolie Leslie Martineau, qu’il aurait aimé séduire s’il avait eu trente ans de moins. Mallette, manteau, et le voilà dans le couloir grouillant d’élèves.

— Philippe !

Deux confrères de l’Institut Pasteur le rejoignent :

— On déjeune ensemble ?

— Désolé, mais j’ai un rendez-vous.

13 heures passées.

Quartier Odéon.

Comme tous les jours, Le Bouillon des Colonies fait salle comble, on y mange très bien pour pas cher. La preuve, son assiette Afrique-Orient n’est qu’à 8 euros alors qu’elle propose des délices – confit de poivrons, purée de fèves au citron vert, puis ce bœuf saté que Philippe termine en ce moment même. Seul, loin du blabla de ses confrères. La loi Pécresse, la fusion des universités… Tout ça est intéressant, mais, pour un homme aussi sollicité que lui, la tranquillité est un luxe qu’il faut savoir saisir. Il interpelle le serveur.

— Oui, monsieur ?

— Un expresso, avec l’addition.

Le jeune homme débarrasse la table. Philippe sort son smartphone et parcourt son agenda. Labo. Cours. Conférences. Articles à rédiger. L’un sur les maladies infectieuses, l’autre sur l’endométriose et l’infertilité féminine. Un sujet qui lui tient à cœur, mais pas autant qu’à son épouse. Il surfe ensuite sur YouTube, regarde un sketch des Monty Python, amusé, nostalgique d’une époque si lointaine qu’il lui semble l’avoir rêvée. Il repose son téléphone… et se fige. Dehors, sur le trottoir d’en face, trois hommes.

Un, surtout.

Âgé, barbu, élégant, une cigarette à la main.

Philippe se précipite à sa rencontre – « Richard ! » – et le trio se retourne. Le vieux sourit. Richard Delaubry, 82 ans, endocrinologue, chef de service aux Hôpitaux universitaires de Genève, ancien président du Conseil supérieur d’hygiène publique de France. Richard salue les deux autres, qui s’éloignent, et traverse la rue.

— Philippe ! Ça alors !

Poignée de main et tape dans le dos, fraternelle. Deux ans qu’ils ne s’étaient pas vus, depuis l’enterrement de la femme de Richard. Celui-ci, tout sourire :

— Comment allez-vous ?

— Bien. Vous avez l’air en pleine forme.

— L’air de Genève y est pour beaucoup.

— Vous avez le temps d’en profiter ?

— Entre deux conférences. Que faites-vous ici ?

— Je mange… « entre deux conférences ».

Ils échangent un sourire complice ; vingt ans de respect mutuel. Ces deux-là se sont rencontrés au CNRS, lorsque Philippe a intégré l’Institut des sciences biologiques, à l’époque dirigé par Richard. L’entente a été immédiate et, au fil du temps, l’éminent directeur est devenu un mentor, puis un ami. Richard Delaubry ou la vieillesse bien négociée. Ses cheveux argentés. Sa prestance de châtelain. Son regard malicieux à la Jean d’Ormesson, dont il partage l’érudition et la fausse humilité.

— J’allais prendre un café, dit Philippe. Ça vous dit ?

— Avec plaisir, mais en vitesse. On m’attend.

— Étudiants ?

— Hitchcock. Le Linder fait une rétrospective.

Philippe retourne à l’intérieur. L’autre écrase sa cigarette et le rejoint à sa table. Un deuxième café est commandé, puis le vieil homme balade son regard.

— Agréable, ici. Je ne connaissais pas.

— C’est mon QG, quand j’ai le temps. Alors, quoi de neuf ?

— Beaucoup de choses. On commence par quoi ? Sarkozy ? Obama ?

— Oh non, pitié…

— Tout de même, Obama et son prix Nobel… il vient à peine d’être élu.

— Bah, c’est pour le symbole.

— Hélas, il n’y a plus que ça, aujourd’hui. « Chavez, l’anti-impérialiste », « Jamel, l’espoir des banlieues »… L’image a supplanté le réel.

— Et nous ? De quoi sommes-nous le symbole ?

— Nous, c’est différent, vous le savez bien. Les scientifiques sont les nouveaux dieux, vénérés et redoutés.

Le deuxième café arrive. Richard remercie le serveur, vide sa sucrette de moitié et la dépose délicatement. Gestes lents, quasi déconstruits. Si Philippe ne le connaissait pas, il y verrait un doyen bientôt grabataire. Pourtant, Richard est l’un des scientifiques les plus respectés, l’un des rares à avoir eu l’honneur de représenter la France au prestigieux UNSCEAR1. Richard avale une gorgée, parle d’Hitchcock, du film qu’il va revoir « pour la centième fois, sans doute », et Philippe enchaîne :

— Mon préféré, c’est Psychose… avec L’Homme qui en savait trop.

— Et Sueurs froides ?

— Il a pris un coup de vieux.

— Il n’est pas le seul, dit Richard. Et comment va votre épouse ?

— Toujours dans ses costumes. Elle enchaîne les films, les spectacles. Et vous ?

— Depuis la mort de Jane, je m’occupe. Cours, colloques, rien de nouveau… Enfin, si, j’ai été sollicité par la Commission européenne. Ils avaient besoin d’un expert.

— Pour ?

— Le règlement pesticides. La DG Environnement compte sur moi et quelques autres pour encadrer les perturbateurs endocriniens.

— Vaste sujet.

— Et gros enjeux. Les industriels sont sur le pied de guerre.

— J’imagine. Que devrez-vous faire ?

— La Commission veut une réglementation. Nous devrons statuer sur une définition des perturbateurs afin qu’elle réfléchisse aux modes de détection.

— Mm… que pensez-vous de tout ça ?

— Il est trop tôt pour affirmer quoi que ce soit, mais il est clair que certains composés parasitent la transmission d’hormones. Les travaux de Demeneix l’ont bien montré.

— Demeneix et les autres. Nous sommes de plus en plus nombreux à nous inquiéter.

— La stérilité, les cancers sont faciles à détecter, mais les atteintes à l’intellect… sans compter que les effets sont variables d’un individu à l’autre. C’est le cœur du problème, et le manque de recul n’arrange rien.

— Concernant le bisphénol A, les dangers sont avérés.

— Tout le monde n’est pas de cet avis…

Ils échangent un sourire amer. L’European Control Agency, chargée de la sécurité des aliments. Selon elle, aucune étude valable n’a permis de reconsidérer la dose journalière admissible de bisphénol A – fixée à 0,05 mg/kg de masse corporelle – alors que des effets ont été observés chez les animaux et chez les humains, notamment avec une sensibilité accrue au cancer du sein. Philippe, consterné :

— « Dose admissible »… Ils nous prennent vraiment pour des cons.

— Ce n’est pas nouveau.

— Vous commencez quand ?

— En novembre. Ce sera ardu face au lobby, mais la santé n’est pas négociable. Bref, c’est l’occasion pour moi de servir à quelque chose… une dernière fois.

Richard consulte sa montre, boit son café, et les retrouvailles s’achèvent comme elles ont débuté, sur le trottoir. Ils promettent de se revoir, puis Philippe évoque un futur dîner en compagnie de son épouse. « Avec plaisir ! » dit le vieil homme, avant de repartir. Philippe le regarde s’éloigner et se dit que, s’il n’avait pas eu un autre cours à donner, il serait bien allé au cinéma avec lui. C’est un bon film, L’Étau.


1. United Nations Scientific Committee on the Effects of Atomic Radiations : organisme des Nations unies chargé de faire régulièrement le bilan des connaissances scientifiques sur les effets sanitaires de la radioactivité.

De mort lente de Michaël Mention, lecture 2

Et si on lisait le début

Avant-Hier dans « Première Ligne 31 » je vous proposait le premier chapitre d’un bouquin que j’ai adoré.

Hier dans « Et si lisait le début » je vous donnais à lire le chapitre 2.

Aujourd’hui j’en rajoute un peu pour vous donnez envie de découvrir ce super bouquin

Une sacrée découverte, un énorme coup de cœur

Aujourd’hui et dans le jour suivant je vous propose les chapitres suivants.

Le livre :

De mort lente de Michaël Mention

3

7 octobre 2009

Marie, une femme d’aujourd’hui au charme d’antan. Plus Nabil la regarde, plus elle lui semble échappée d’un film de Sautet. Marie, la simplicité élevée au rang de grâce. Si naturelle, si délicate, qu’elle réhabilite le quotidien, même les virées au supermarché. Comme toujours, chacun son rôle : Nabil pousse le caddie, Marie le remplit et leur fils s’agite sur le siège.

— Maman, c’est quoi, ça ?

— Des produits.

— C’est quoi ?

— On s’en sert pour faire le ménage. Touche pas.

— C’est quoi ?

— Léo, arrête de toucher.

— C’est quoi ? Papa, c’est quoi ?

Marie se rend dans un rayon. Nabil se penche vers leur fils :

— Tu veux savoir ce que c’est ?

— Oui !

— Eh bien, c’est… c’est… c’est un gros bisou !

Il l’embrasse très fort dans le cou. L’enfant se tortille et chatouille son père, qui éclate de rire. Un rire forcé, mais qu’importe, certains mensonges sont salutaires. Tous les moyens sont bons pour apaiser Léonard, perturbé depuis un mois, et pour cause : il est passé de la couche au pot et de la crèche à la maternelle. Deux transitions majeures, qu’il fait payer malgré lui à ses parents. Surtout à Marie. « Non ! », « Je veux pas ! »… En ce moment, la relation mère-fils est particulièrement rock’n’roll.

Heureusement, le calendrier de l’enfance est bien fichu puisque, après des mois de tensions, Nabil a désormais la cote auprès de son fils. Fort de son récent monopole, Nabil a donc hérité de plusieurs statuts – père adoré, médiateur écouté et amuseur en chef. Tandis qu’il recommence ses chatouilles, le rire de Léonard résonne dans le supermarché. Marie réapparaît avec trois paquets de pâtes.

— Eh ben, vous êtes déchaînés !

— C’est papa qu’a commencé !

Ils se mêlent aux clients, se dirigent vers les fruits et légumes, ce qui implique de dépasser le rayon multimédia. À l’entrée, sur un présentoir, l’intégrale Michael Jackson. Deux mois que le King of Pop est mort. Deux mois, déjà.

— Chéri, je me charge des légumes. Tu peux t’occuper du lait ?

— OK. Je reprends des yaourts ?

— Il nous en reste encore, mais…

Marie blêmit, vacille.

— Chérie ?

Elle perd l’équilibre, se retient au caddie. Léonard s’agite, inquiet. Nabil aide sa femme à se rétablir, puis lui caresse la joue :

— Ça va ?

— Oui… un vertige… C’est rien.

De mort lente de Michaël Mention, lecture 1

Et si on lisait le début

Hier dans Première Ligne 31 je vous proposait le premier chapitre d’un bouquin que j’ai adoré.

Une sacrée découverte, un énorme coup de cœur

Aujourd’hui et dans le jour suivant je vous propose les chapitres suivants.

Le livre :

De mort lente de Michaël Mention

2

26 juin 2009

Barcelone.

Midi.

32 °C.

Août n’est pas encore là que déjà la ville s’embrase. L’été catalan, un bonheur pour les jeunes et une épreuve pour les ouvriers. Quant aux touristes, ils transpirent entre deux sangrias. Ça tombe bien, ils sont venus pour ça. Et si la chaleur est vraiment insoutenable, de nombreux refuges s’offrent à eux : bars climatisés, musées climatisés, cinémas climatisés. L’occasion, peut-être, de voir Tom Cruise dans Walkyrie. Un Américain jouant un Allemand doublé en espagnol, ce doit être une drôle d’expérience.

Ici, dans ce quartier, les touristes ne verront pas le film. Car ici, il n’y a pas de cinémas, uniquement des hôtels de luxe, comme le Grand Catalonía Palace. Haut de vingt étages, ce bâtiment restauré du XIXe siècle est dominé par un vaste rooftop avec vue sur le parc de la Ciutadella. À l’ombre des parasols, trente personnes. Allemands, Anglais, Français, Espagnols, Italiens, mais aussi Américains, Russes et Chinois.

60 % hommes.

40 % femmes.

100 % experts de l’industrie chimique.

Une heure qu’ils sont là, avec leurs chemises et leurs notebooks. Autour du buffet, ça parle de la crise, de Clearstream, de ben Laden, toujours en cavale, des guerres en Irak et en Afghanistan… ces milliers de morts que l’on déplore, entre deux bouchées. Dans l’assistance, certains commencent à s’impatienter. Regardent leur montre. Reprennent un verre. Appellent leur conjoint pour avoir quelques nouvelles des enfants, lorsqu’un homme apparaît dans l’entrée. Il referme derrière lui, traverse la suite, pose son attaché-case sur la grande table, rejoint le groupe sur la terrasse.

— Désolé, mon vol a eu plus de retard que prévu.

— On connaît, dit une femme.

Il est italien, elle est allemande, mais ils parlent en anglais, comme tout le monde ici. L’homme retire ses Ray-Ban, les pend à son col et se mêle aux siens. Poignées de main fermes. Il se sert un verre de cava, un Français lui désigne le plateau de gambas.

— Servez-vous.

— Pas le temps. Je vois un client à 14 heures.

Il est pressé, alors tous éteignent leurs smartphones et se dirigent vers le salon. On laisse passer les femmes – courtoisie ou réflexe, on ne sait plus depuis longtemps – et le groupe s’installe autour de la table. Trente experts au service de l’ECIC, l’European Chemical Industry Council, le lobby le plus influent en Europe :

30 000 firmes.

45 millions de budget annuel.

550 milliards de chiffre d’affaires en 2008.

— Café ? intervient un Russe.

Dix-neuf mains se lèvent. Il commande par interphone, règle la climatisation – « OK, tout le monde ? » – et observe ses collaborateurs. À chaque visage, des milliards de bénéfices : Meyer (pesticides), SkinO (cosmétiques), BSR (médicaments), ExMo (pétrole) et autres tentacules incarnés par ces experts. Dans un film, ces gens seraient aux commandes d’un complot menaçant le monde, mais la réalité est bien plus glaçante. S’ils défendent des intérêts supérieurs, pour eux, ce n’est qu’un job.

Ils attendent, crispés.

Tous ligués contre un ennemi commun, la Commission européenne.

Avant, c’était cool, les pesticides circulaient en Europe sans le moindre contrôle. Puis le monde a changé, les consciences ont évolué, les législations aussi. D’abord, REACH en 2006, et maintenant le règlement pesticides. Objectif : contraindre les multinationales à fournir des infos sur leurs produits afin d’autoriser ou d’interdire leur commercialisation. Une menace sans précédent pour les géants de l’industrie.

— Désolé d’être aussi pressant, dit l’Italien, le vol a resserré mon planning.

— Pas de souci. Vous voulez commencer ?

L’homme acquiesce, ouvre son attaché-case, sort son paquet de Royale Menthol. Son PC ? Non. La réunion d’aujourd’hui sera cash, sans PowerPoint. Après tout, c’est l’été et il ne s’agit que d’un « atelier de réflexion ». L’Italien allume une cigarette.

— On attend beaucoup de nous, alors tâchons d’être efficaces. Comme vous le savez, malgré nos efforts, le règlement pesticides est passé.

— C’était prévisible, dit une femme.

— La poussée écolo… tout le monde s’y met, même les politiques.

— C’est la mode, que voulez-vous.

— Une mode qui va nous coûter cher. Très cher.

Échanges de regards. Contrariés, les Français, mais pas autant que les Allemands, qui ont de quoi flipper : 40 % de leurs produits risquent l’interdiction, ce qui anéantirait l’économie de leur pays. L’un d’eux lâche un soupir appuyé.

— Walt ? Vous voulez intervenir ?

— Je suis d’accord avec Linda, ce règlement va totalement changer la donne.

— À vous écouter, on croirait qu’il est déjà appliqué, et c’est loin d’être le cas.

— Ce n’est qu’une question de temps, on le sait tous.

— Le temps, c’est notre affaire. Que proposez-vous ?

— C’est compliqué. Je crois au principe de précaution, j’y crois pour ma famille, mais trop de précaution menace l’innovation. Déjà que le marché est rude…

— Et donc ?

— Il va falloir faire avec. S’aligner pour maintenir nos chiffres au maximum.

— Vous êtes sérieux ?

— Ce sera ça ou la fin du business.

Une voix émane de l’interphone – room service –, suivie de l’ouverture de la porte. Une rousse apparaît, en tablier et chignon, avec un chariot à roulettes. Cafés. Cuillères. Sucrettes. Serviettes brodées. Elle salue poliment, dirige le tout jusqu’à la table. On la remercie, on l’oublie avant même qu’elle soit ressortie, on fait passer les cafés de main en main, et l’attention se reporte sur Walt.

— Vous proposez donc d’accepter ce chantage ?

— De s’y adapter. Je préfère une baisse de bénéfices à un gouffre financier.

— Mais ce gouffre est là, à notre porte. Selon nos prévisions, l’interdiction de nos produits impactera l’économie mondiale de 65 milliards. 84 % de nos entreprises sont des PME, déjà asphyxiées par les réglementations. Là, ça leur portera le coup de grâce.

— Je sais…

— Et il y a la question humaine. Trois millions d’emplois dépendent de nous, soit trois millions de chômeurs en plus, sans compter tous les autres. Des gens avec des familles à nourrir. Des millions de citoyens sont condamnés par ce putain de règlement et la première idée qui vous vient, c’est qu’on baisse nos frocs ?

— Ce n’est pas ce que j’ai dit. Entre jouer le jeu et le subir, il y a une différence, une marge de manœuvre. Ils veulent des infos ? Ils les auront. Changeons les données, sacrifions nos produits les moins rentables pour privilégier les autres.

— Limiter la casse… c’est ça, votre solution ?

— Dans un premier temps. Faire tourner la boutique, tout en préparant notre riposte.

— Face à qui ? La Com’ ? Les ONG ?

— Un instant, voulez-vous !

L’un des Chinois, consultant pour la National Oil Company, au treizième rang du classement des cinq cents plus grandes entreprises mondiales selon le Financial Times.

— J’aimerais clarifier un point. Nous sommes tous soucieux de notre avenir et de celui de nos proches, alors il ne s’agit pas d’incriminer les ONG. Si nous sommes réunis aujourd’hui, c’est pour contrer ce qu’il faut bien qualifier d’« agitation alarmiste ».

— Hystérique.

— Elles défendent leur crémerie, on défend la nôtre. C’est de bonne guerre. Walt a évoqué notre marge de manœuvre et il a vu juste : dans quelle mesure pouvons-nous contourner ce délire « PE » ?

Deux lettres, et la pièce devient silence.

« PE », à savoir « perturbateurs endocriniens », l’enjeu de cette réunion. Quinze ans qu’industriels et ONG se déchirent autour d’une question : certains composés chimiques menacent-ils la santé publique ?

Pour les uns, non.

Pour les autres, oui.

Selon de nombreux scientifiques, des molécules présentes dans l’alimentation et le matériel du quotidien parasitent le système hormonal, causant des pathologies telles que l’infertilité, le diabète, le cancer. En première ligne, le bisphénol A, utilisé dans la fabrication de milliers d’objets tels que les biberons, les jouets, ou encore les boîtes de conserve. Jusqu’ici, les firmes pouvaient encore manœuvrer, mais là, ce règlement pourrait s’étendre à des millions de produits.

— Alors ?

— On est coincés. D’après eux, il y en aurait dans la quasi-totalité de nos productions.

— Des conneries.

— Pour nous, pas pour eux. Et ils ont de plus en plus de soutiens.

— On s’en fout. Ils accusent tel ou tel composé, mais c’est une question de combinaison, d’individu, d’environnement. C’est sur ces points qu’il faut travailler. Ils simplifient, alors complexifions. Gagnons du temps.

— Cette fois, ça va être dur… notre champ d’action est restreint.

Une main se lève. Celle d’une experte du groupe Meyer, leader sur le marché des pesticides en Europe. Un empire aux innombrables filiales, parmi lesquelles ChimTek, spécialisée dans le traitement de déchets.

— Chiara ?

— Nous pourrions exiger une étude d’impact, ça nous laisserait un an pour préparer un autre recours. La lenteur de la bureaucratie, c’est notre atout.

— Elle pourrait aussi se retourner contre nous. L’étude, c’est bien, mais on se la garde pour plus tard. Il nous faut autre chose.

— « Autre chose »… mais quoi ?

— Steve, c’est un atelier de réflexion. Alors, faites comme nous : réfléchissez.

— Et les ministres ? Si on leur file nos prévisions, ça les fera flipper.

— Les chiffres, ça ne fait pas tout. Il y a aussi le verbe.

L’intervention est celle d’un Français. Tous le regardent avaler une gorgée. Il repose sa tasse, essuie ses lèvres d’un geste précieux.

— On se pose les mauvaises questions. Le règlement ne pourra être appliqué qu’après l’évaluation des effets de nos produits. La voilà, notre marge de manœuvre.

— Où voulez-vous en venir ?

— Un règlement, ça cible quelque chose. Vous savez ce que c’est, un perturbateur endocrinien ? Moi, non. Et vous non plus. Une table, un café, on sait, mais les PE, ça reste flou. On saura ce que c’est, le monde entier le saura lorsque la Commission s’accordera sur une définition précise. Scientifique. Avec des critères.

— Donc, pas de critères, pas de législation, et pas d’interdictions.

— Voilà.

— Mais ils en ont, des critères. Mode d’action, irréversibilité, leurs conclusions seront implacables. Quand ils brandiront leurs pourcentages, leur taux de cancers…

— Oubliez les chiffres, putain ! Il faut jouer sur les mots. Ils parlent de « danger », on parlera de « risque ». Les mots, on leur fait dire ce qu’on veut.

— Mm… et que proposez-vous ?

PREMIÈRES LIGNE #31

PREMIÈRES LIGNE #31

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuit aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre du jour

Une sacrée découverte, un énorme coup de cœur

De mort lente de Michaël Mention

1

6 avril 2009,

Quelque part en France.

Obscurité.

Noire parenthèse, animée d’une lente respiration. L’angoisse, encore. Cette bête sauvage, monstre d’incertitudes, qui n’a que faire de la raison des hommes. Avec le temps, elle finira par s’incliner, apprivoisée, peut-être même dominée. Nabil le sait, des milliards d’autres avant lui sont passés par là.

En attendant, il subit, enfoncé dans le fauteuil, face à son fils : Léonard, deux ans et demi, endormi dans son lit. Nabil l’observe en pensant à ses parents. Qui lui manquent. Qui ont à peine connu leur petit-fils. Qui sont là, eux aussi, à contempler cet enfant. Sommeil serein, après une nouvelle nuit agitée. D’ordinaire, Nabil se lève, vient le réconforter et va se recoucher ; mais cette fois, il est resté.

Une heure qu’il veille, surveille, redoute. Depuis la naissance, tout va bien – son fils est rayonnant, sa femme, heureuse – et c’est précisément ce qui le tourmente, car ça va trop bien. Tant d’harmonie ; cet amour si viscéral qu’il exhume les peurs les plus ancestrales. Peur qu’il arrive quelque chose à Léo, peur des maladies, peur des accidents, peur du bonheur, peur d’y croire, peur du deuil, du vide, de cette folie qui lui embrase les tripes… quand les premiers gazouillis résonnent à l’extérieur. Nabil s’empare du biberon, encore tiède, et attend.

Bientôt, le réveil.

Très bientôt.

Maintenant, puisque la petite main se met à bouger. Léonard, réglé comme une horloge. Il s’étire, se recroqueville sous le drap, cligne des yeux.

— Mmmaman ?

— Bonjour, mon chéri.

Nabil s’assoit sur le lit, son fils se tourne – « Je veux maman ! » – et sanglote, alors câlin. Le premier de la journée, au cours duquel sa frustration s’atténue. Doux silence interrompu par Nokia, là-bas, suivi par le bruit d’une porte, puis d’un jet d’eau.

— C’est maman ?

— Oui, elle arrive.

Nabil le soulève, se rassoit dans le fauteuil et le biberon fait le reste. Cinq minutes de tendresse nourricière entre eux deux, lorsqu’elle les rejoint. Elle, c’est Marie : la trentaine cool, ex-motarde, fan de Bashung. Marie, si belle avec ses yeux en amande, ses cheveux bruns attachés, son chemisier d’assistante au centre culturel du village.

— Maman !

Un baiser pour l’un, plein de bisous pour l’autre. Léonard et sa mère, une planète où Nabil a parfois du mal à s’aventurer. Et encore, au début, c’était pire : tu veux un gamin, tu l’attends pendant neuf mois et, une fois qu’il est là, tu te coltines des pleurs et des couches pleines de merde. Bref, aucun retour sur investissement, jusqu’aux premiers « je t’aime, papa », bouleversants.

— Ça va, chéri ? Ça fait longtemps que t’es levé ?

— Non. Il dormait mal, alors…

— Maman, je veux un câlin !

Marie enlace son fils ; le moment pour Nabil de s’éclipser. Il quitte la chambre, traverse le salon en direction de son bureau. Six mètres carrés de confort avec ordinateur, chaise, cafetière, chaîne hi-fi et collection de CD. Un espace exigu mais cosy, où il peut jouer de la basse et fumer tranquille.

Porte fermée.

Café chaud.

Cigarette exquise.

Et RTL2, comme tous les matins. Aux premières notes, il reconnaît Justice. Genesis et son électro noir, si punk qu’il précipite le lever du jour. Assis en tailleur, Nabil regarde à travers la fenêtre, contemple l’aube, la forêt de cèdres. Panorama apaisant avec, pour seuls voisins, cette ferme abandonnée et cette usine, au loin.

Une bouffée de tabac, et son esprit divague, de cette maison où ils se sentent si bien au prêt LCL sur vingt-cinq ans, de son job de caissier aux clients chiants du supermarché. Il avale une gorgée, quand les rires de Léonard et de sa mère lui parviennent à travers la porte. Nabil sourit.

Les blogueurs et blogueuses qui y participent aussi :

• Au baz’art des mots
• Light & Smell
• Les livres de Rose
• Lady Butterfly & Co
• Le monde enchanté de mes lectures
• Cœur d’encre
• Les tribulations de Coco
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• L’écume des mots
• Chat’Pitre
• Pousse de ginkgo
• Ju lit les mots
• Songe d’une Walkyrie
• Mille rêves en moi

Dans les jours qui suivent, il se peut que je vous donne à lire la suite…

PREMIÈRES LIGNES # 11

PREMIÈRES LIGNES # 11

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuit donc aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

PREMIÈRES LIGNES # 11

Le livre présenté

Jeudi Noir de Michaël Mention


Jeudi Noir poche

Jeudi 8 juillet 1982


20 h 44
Stade Ramón Sánchez Pizjuán, Séville

Brassens est mort. Dieu est mort. Et nous, on est vivants. Bien vivants, avec la France derrière nous. Tous les Français. Même ceux qu’elle n’assume pas, ces enfants d’immigrés que certains appellent bougnoules alors qu’ils sont aussi français que nous. Dans notre équipe, il y a du sang algérien, espagnol, italien… La France d’aujourd’hui, celle de Mitterrand. Tout ce rouge en nos veines, sous le bleu de nos maillots. Pour nous, ce soir, c’est « liberté, égalité, amitié ».

Cette force qui nous lie ne sera pas de trop dans ce monde malade. Iran, Liban, Salvador… tant de morts que je ne sais pas par où commencer. Ce qui est sûr, c’est que la guerre froide est de retour. La faute à Reagan, dont les provocs de cow-boy irritent ce bouledogue de Brejnev. Lui, il paraît qu’il est en train de crever. Si c’est vrai, peut-être comprend-il enfin la souffrance des civils afghans. Vie/mort, victoire/défaite, tout ça est arbitraire – juste une question de point de vue.

C’est ce que je me répète, dans le vestiaire. Besoin de me rassurer. Les autres y croient, j’ignore comment ils font. Assis face à moi, Michel. Notre capitaine, le menton appuyé sur ses mains croisées.

Je me demande à quoi il pense. En fait, je sais. Pas au match, même s’il le fantasme depuis des jours et des nuits. Pas à son père, si fier de le savoir ici en cette heure mythique. Non, Michel ne pense pas à lui – il l’a déjà fait – et encore moins au petit club de l’AS Jœuf qui l’a vu naître. À cet instant précis, il pense à la Marlboro qu’il aurait aimé savourer avant le coup d’envoi.

Lui et la clope, beaucoup de gens l’ignorent. Il ne se cache pas, il tient juste à préserver le peu d’intimité que lui accorde son statut d’icône. « Drôle de sportif », c’est sans doute ce que dirait le pays s’il le voyait fumer entre deux entraînements. Non, Michel n’est pas qu’un joueur de génie, c’est aussi un anxieux doublé d’un déconneur. Pour ma part, j’aime autant le foot que Sherlock Holmes et la cuisine. On a tous plusieurs facettes, mais nos compatriotes s’en fichent. Ce qui les intéresse, ce qu’ils exigent de nous, c’est qu’on incarne leur rêve. Ça tombe bien, ils ne seront pas déçus.

Michel tourne la tête. Ses yeux croisent ceux de Jean, Christian, tout le monde :

 

Défenseurs

Milieux de terrain

Attaquants

Maxime BOSSIS

Michel PLATINI

Didier SIX

Marius TRÉSOR

Alain GIRESSE

Dominique ROCHETEAU

Manuel AMOROS

Jean TIGANA

 

Gérard JANVION

Bernard GENGHINI

 

Goal

Jean-Luc ETTORI

Remplaçants

Patrick BATTISTON

Christian LOPEZ

Gérard SOLER

Bruno BELLONE

Jean CASTANEDA (gardien)

Tous réunis sous le regard bienveillant de Michel Hidalgo, que j’ai surnommé « Mimi ». Toujours de bon conseil, il est notre Maître Yoda. Son boulot, outre de faire de nous des battants, c’est de cacher son anxiété. Ce soir, il en est incapable.

Henri, son adjoint, discute avec René et Jean-François. De fantastiques milieux de terrain et, pourtant, ce match se déroulera sans eux. Je n’en reviens toujours pas, mais voilà : il n’y a pas de place pour tout le monde. Et puis, René et « Jeff » ont déjà eu leur chance.

Déçus, ils nous regardent faire nos derniers étirements. Sur nos épaules, le poids d’un passé sans brio depuis 58. Enfin, presque. Oui, on a battu le Koweït et l’Autriche. Oui, on a atteint la demi-finale, mais on a foiré le début du Mondial. Et pour moi, ça s’ajoute à nos vingt-quatre ans d’échecs. Le plus cinglant, c’était il y a un an et demi, à Hanovre : 4 à 1 face à la République fédérale d’Allemagne. Plus qu’une équipe, un bulldozer. Et c’est elle qu’on va retrouver ce soir, dans seize minutes.

Ça va être dur. Si on était mauvais, je me ferais une raison, mais là, je connais nos capacités et ça complique tout. Quand t’es nul, face aux meilleurs, tu ne peux qu’échouer. Quand t’es bon, tu peux gagner mais perdre aussi. Alors, je me cramponne à notre principal atout – nos trois combinaisons, issues des meilleurs clubs du pays :

 

Manu et Jean-Luc de Monaco, champion de France en 78 et vainqueur de la Coupe il y a deux ans.

Alain, Jean et Marius de Bordeaux, qui semblait condamné au déclin et qu’ils ont su réveiller avec Jacquet.

Michel, Gérard et Patrick des « Verts », meilleur club du pays depuis vingt ans. Sans compter Dominique, aujourd’hui au PSG mais qui reste stéphanois de cœur.

 

Puis, Didier et sa fougue, Christian et ses tacles, Maxime – « le grand Max », immense par sa taille et sa maîtrise… Un groupe d’enfer, même si Dominique est tout juste remis de son entorse. Il y a trois heures, Maurice lui a fait une piqûre. J’espère que ça ira. Et si ça ne va pas, on s’adaptera car Mimi sait exploiter notre potentiel. Face à l’Irlande, il a rôdé notre « carré magique » – Jean-Alain-Michel-Bernard – alliage parfait entre technique et offensive.

 

« Allez ! En piste ! »

 

Il a parlé, on se lève. Le fanion à la main, Michel sort et je le suis. On marche tous derrière lui, avec Mimi, dans ce couloir à peine éclairé. Les murs semblent se rapprocher, ils m’étouffent. Et mon stress, si présent qu’il en devient acide.

Sur le trajet, des types en costards nous encouragent : « On compte sur vous ! », « Montrez-leur qui on est ! »… Je veux qu’ils nous foutent la paix. Envie d’être chez moi, avec ma femme et ma fille. Le sol se met à gronder ; avant-goût de l’impatience du public. Les ondes remontent jusqu’au plafond. Peur que le ciel nous tombe sur la tête. Astérix. Gaulois. Français. France. Nous, guettés par soixante-dix-huit mille spectateurs.

À notre apparition, le stade rugit entre cris, applaudissements et cornes de brume. Soixante-dix mille gueulards : écrit dans un article ou un bouquin, ça ne veut rien dire. Le lecteur pense juste : « Il y a beaucoup de bruit. » Mais c’est bien au-delà du bruit. Ce qui se passe ici ne peut être réduit à un simple mot. Il n’en existe aucun pour exprimer l’intensité de ces milliers de bouches dissonantes. Ce que je sais, c’est ce que je ressens : un mélange entre migraine, ventre noué et plaisir masochiste.

Mimi va s’asseoir sur le banc avec nos toubibs et nos remplaçants : deux attaquants, deux défenseurs et un goal. Aucun milieu de terrain. J’ai beau chercher, je ne comprends toujours pas pourquoi. J’espère que Mimi sait ce qu’il fait. Jean – notre autre goal – en doute, lui qui était jusqu’ici titulaire. Bras croisés, il ne cache rien de sa jalousie envers Jean-Luc.

On continue d’avancer à travers le terrain, les oreilles bourdonnantes. Bientôt 21 heures, et toujours le soleil. Implacable été, qui nous rappelle que cette saison n’est pas la nôtre. Nous, c’est Paris et la pluie. La RFA, c’est Séville et la victoire.

Température : 33 °C.

Atmosphère : étouffante.

Compte à rebours : huit minutes.

À mesure qu’on foule la pelouse, les gradins s’enfièvrent. Ne pas regarder. Fixer le dos de Michel et son numéro 10. Pas de noms sur nos maillots ; ils sont mieux dans la bouche de nos supporters. Et je lève les yeux, découvrant tous ces gens. Français, Espagnols, Allemands et j’en passe. Les trois quarts du public sont venus assister à notre mise à mort dans cette corrida déguisée. Notre drame : toutes les nations reconnaissent notre talent, mais ne veulent pas qu’on gagne. Jamais.

L’arbitre Corver troque son néerlandais pour nous accueillir en français. Il est cool, à l’instar de son peuple. Cool et considéré comme l’un des meilleurs arbitres du monde. Nos journaux l’ont dit, alors ça doit être vrai. C’était après notre victoire face à la Bulgarie ; bel exemple d’impartialité journalistique.

Là-haut, parmi tous les commentateurs sportifs, nos Thierry Roland et Jean-Michel Larqué. Trois ans que ce duo a fait du foot une communion familiale. On est le corps, ils sont la voix. Larqué qui, j’en suis sûr, est ému en voyant ses anciens compagnons de Saint-Étienne sur le terrain.

Les silhouettes de la Mannschaft se dévoilent. Numéros noirs sur blanc sans le moindre pli, leurs carrures étirant leurs maillots :

 

Défenseurs

Milieux de terrain

Attaquants

Bernd FÖRSTER

Paul BREITNER

Klaus FISCHER

Karl-Heinz FÖRSTER

Hans-Peter BRIEGEL

Pierre LITTBARSKI

Ulrich STIELIKE

Wolfgang DREMMLER

 

Manfred KALTZ

Félix MAGATH

 

Goal

Harald SCHUMACHER

Remplaçants

Horst HRUBESCH

Karl-Heinz RUMMENIGGE

Wilfried HANNES

Hansi MÜLLER

Bernd FRANKE (gardien)

Une somme de talents hors du commun : Fischer, attaquant redoutable. Littbarski, dribbleur hors pair. Les frères Förster, blonds comme les blés et rigides comme la mort. Puis Breitner, star du foot depuis dix ans. Tous ont depuis longtemps sublimé leur statut d’hommes – leurs surnoms en témoignent, de Hrubesch « le monstre » à Stielike « le joueur en cristal ». Je me console en me disant qu’au moins, Beckenbauer n’est pas là. Pour le Kaiser, la retraite a sonné.

En retrait, leur goal semble crispé. Aussi tendu qu’un slip dans un sex-shop. Le stress, sans doute. Ce que je sais, c’est qu’il n’a pas son maillot habituel et porte le même que Jean-Luc. Tous deux en rouge avec les mêmes gants, la même tignasse, la même moustache. Pour les distinguer, il n’y a guère que le short bleu de Schumacher et son aigle noir. Là, à la place du cœur.

Ils se prêtent au jeu des photographes. On fait pareil, sans entrain. Notre vie c’est le sport, pas l’image. Accroupis, Alain et Michel tiennent chacun un coin du fanion. Les objectifs nous mitraillent. Je ne souris pas car mon esprit est ailleurs, déjà en finale. Allez, rangez vos appareils, qu’on commence.

Après l’image, l’hymne. Une fois de plus, il va falloir passer par le sacré avant de redevenir hommes. Nos équipes s’alignent, séparées par Corver et les juges de touche. Notre coq et leur aigle s’ignorent. Aucun mépris, juste la pression. Le regard fixe et les mains croisées dans le dos, les autres débutent :

« Einigkeit und Recht und Freiiiiiheit,

Für das deutsche Vaterlaaaaand!

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