– C’est vraiment le pire endroit où mourir, déclara l’officier Galina Novak.
Au nord, vers la frontière biélorusse, des nuages noirs gonflaient à l’horizon, déversant des averses froides sur les forêts de Polésie. Novak sortit un paquet de cigarettes de sa poche et le tapota nerveusement sur un genou.
– Vous pensez que c’est un meurtre ?
Surpris par la question, le capitaine Joseph Melnyk décrocha un instant son regard de la route et le tourna vers sa passagère. Cheveux blonds soigneusement domestiqués en une queue de cheval stricte, visage juvénile, uniforme flambant neuf au look vaguement américain… une fois de plus, il songea que la jeune femme, tout juste sortie de l’académie de police, ne semblait pas à sa place dans l’habitacle miteux de sa vieille Lada de service.
– Vous pensez que quelqu’un a tué ce type ? insista-t-elle.
Melnyk haussa les épaules.
– Inutile de s’en faire toute une histoire. Je te parie qu’il s’agit d’un touriste qui a fait une crise cardiaque, ou d’un vieil ivrogne qui est tombé d’un balcon. Ça sera réglé en moins de deux heures. Pas la peine d’imaginer le pire.
Peu convaincue, Novak se rencogna dans son siège. D’un geste 12sec, elle ajusta entre ses lèvres pincées une Belomorkanal, une clope bon marché.
– Il n’empêche. C’est vraiment un endroit moche où finir sa vie, marmonna-t-elle entre ses dents.
Un silence tendu, haché par le crissement des essuie-glaces, envahit l’habitacle. Novak crevait de trouille, pas besoin d’être un grand enquêteur pour le comprendre. Aujourd’hui, elle allait devoir se coltiner son premier vrai cadavre. Pas un de ceux de la morgue de Kiev, qu’on montrait aux recrues pendant leur formation. Un vrai mort, avec une vraie famille. Et en plus, il se trouvait à Pripiat, une ville fantôme abandonnée depuis 1986 à cause de l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl. De quoi avoir envie de s’envoyer tout un paquet de ces saloperies de Belomorkanal.
Les bosquets de pins et de bouleaux défilèrent sur le bas-côté, alternant avec de vastes étendues herbeuses qui étaient autrefois des champs fertiles. À un croisement, Melnyk dut ralentir à cause d’un groupe de chevaux de Przewalski qui embouteillait la route. De part et d’autre du bitume fissuré, leur troupeau broutait l’herbe rase. À la fin des années 1990, on avait capturé une trentaine de ces chevaux au sud de l’Ukraine, dans la réserve naturelle d’Askania-Nova, pour les amener ici. Les autorités de l’époque espéraient résoudre ainsi deux problèmes d’un coup : faire prospérer loin des hommes une espèce en voie de disparition et contrôler la croissance de la végétation de Tchernobyl, qui avait tendance à proliférer de manière anarchique. Les écologistes disaient que c’était une mauvaise idée d’avoir importé une espèce au bord de l’extinction dans un endroit aussi dangereux. Melnyk, lui, appréciait de voir les chevaux s’ébattre dans les anciens champs. Ils donnaient l’impression que trente ans après l’accident nucléaire, la vie reprenait ses droits dans la zone évacuée.
Le tout-terrain dépassa un grand crucifix orthodoxe et soudain, le dosimètre de Novak se mit à crépiter furieusement. 13Son cadran affichait l’équivalent d’une année de radiations à Moscou ou à Kiev. Planté près de la croix, un panneau triangulaire rouge et jaune indiquait une zone hautement contaminée. Une fournaise radioactive saturée de césium, de strontium ou de plutonium.
– Coupe ton engin de malheur, ordonna Melnyk.
Il détestait les craquements sinistres qu’éructaient les dosimètres. Depuis bien des années déjà, le sien restait consigné dans la boîte à gants de la Lada. Travailler dans un endroit infesté de radiations était une chose, entendre une machine vous le rappeler sans cesse en était une autre. Les pires spots à éviter, de toute manière, il les connaissait par cœur. Et pour le reste, il était bien obligé de marcher sur de la terre contaminée et de respirer l’air où volaient de temps à autre des particules radioactives.
Novak s’exécuta de mauvaise grâce et rangea son appareil dans la poche intérieure de sa parka. Il se demanda quel genre de connerie elle avait bien pu faire à l’académie pour se retrouver bombardée à Tchernobyl pour sa première affectation. À vingt et quelques années, on ne rêve pas de s’enterrer dans un commissariat qui donne sur trente kilomètres de champs et de ruines irradiés. On espère travailler à Kiev ou sur la côte de la mer Noire, au soleil. Sept ans plus tôt, lui-même n’aurait jamais imaginé bosser un jour dans la zone, jusqu’à ce que son supérieur le convoque dans son bureau pour lui donner le choix entre deux options : démissionner ou être muté à Tchernobyl.
Sept ans… Il s’observa un moment dans le rétroviseur central qui pendait de travers. Physique pesant, cheveux épais et touffus, yeux bleus délavés, épaisse barbe blonde parsemée de poils blancs… Le travail dans la zone l’avait transformé en homme des bois.
– Vous avez un conseil pour les… les radiations ? demanda Novak d’une voix inquiète.
14Il remarqua qu’elle n’avait toujours pas allumé sa cigarette et mâchonnait le filtre en carton du bout des dents.
– Est-ce qu’on peut se protéger de la radioactivité, d’une manière ou d’une autre ? insista-t-elle.
Melnyk prit un air pénétré, fronça les sourcils, et lui asséna d’un ton grave :
– Il y a quelques années, quand je suis arrivé ici, j’ai posé la même question. On m’a répondu : « Si tu tiens à avoir des gosses, enroule-toi les couilles dans de l’aluminium. »
Novak regarda son supérieur avec de grands yeux écarquillés.
– De… l’aluminium ? Ça marche vraiment ?
– Si ça marche ? Demande aux autres gars de la brigade. Ils le font tous.
– Et pas vous ?
– Moi j’ai déjà trois gamins. L’aluminium, c’est pour les jeunes.
Melnyk se retint de sourire. Les anciens faisaient toujours la même blague aux nouvelles recrues, qui, invariablement, dévalisaient aussitôt les magasins dégarnis de Tchernobyl, histoire de faire des stocks de rouleaux d’aluminium pour mettre leurs attributs masculins à l’abri des radiations. Bien sûr, cette fois-ci, c’était un peu moins drôle, vu que Novak était une femme.
Au bout de quelques kilomètres, les tours décrépites de Pripiat apparurent au-dessus de la cime des arbres. À l’extrémité de la rue Lénine, Melnyk aperçut un minibus Toyota. De larges stickers appliqués sur ses portes vantaient les mérites d’un tour-opérateur spécialisé dans les visites de la zone. Il arrêta la Lada sur le bord de la route et pesta intérieurement en sortant du véhicule. La bruine s’était transformée en une pluie fine qui s’insinuait dans le col des manteaux et glaçait les nuques. Mais au moins, les gouttes d’eau plaquaient au sol les poussières radioactives 15qui infestaient les rues de la ville, la rendant momentanément moins dangereuse.
Une dizaine de touristes s’extirpèrent sans hâte du minibus. Ils avaient tous au poignet le bracelet jaune prouvant qu’ils s’étaient acquittés de l’assurance obligatoire avant d’entrer dans la zone contaminée. Dieu seul savait quelle compagnie prenait en charge ce genre de risque.
Un grand type en veste de camouflage se détacha du groupe et interpella le capitaine en ukrainien. C’était le guide officiel.
– Ekh ! Ça fait une heure qu’on attend ! se plaignit-il.
– Embouteillages, répondit Melnyk sans esquisser le moindre sourire. C’est bien vous qui avez appelé ? Où est le cadavre ?
– Il vaut mieux qu’on y aille en voiture. Le corps est…
Avant que le guide ne finisse sa phrase, un des touristes s’approcha de Melnyk et s’adressa à lui dans un russe approximatif :
– Quand nous partir ? Nous pas vouloir rester !
Melnyk le toisa et répondit d’un ton peu amène :
– Quand je l’aurai décidé.
– Ici dangereux, pas rester, partir vite nous voulons !
Le type parlait un mauvais russe avec un accent américain. Deux excellentes raisons de l’envoyer paître :
– Vous vouliez quelque chose qui sorte des normes, le grand frisson, hein ? Eh bien, profitez-en ! Ça vous fera une bonne histoire à raconter à votre oncologue.
– C’est quoi « oncologue » ?
– Un cancérologue, répondit Melnyk.
Le visage du type prit une teinte verdâtre. Les autres touristes, conscients du malaise, tournèrent leurs regards vers le guide. Ce dernier baragouina quelques mots en anglais, puis demanda à Melnyk :
– Est-ce qu’ils peuvent au moins attendre dans le minibus ?
– Bien sûr. Dès qu’ils auront montré leurs papiers d’identité à ma collègue.
16Le guide transmit l’information au groupe de touristes et des passeports anglais, américains et baltes jaillirent dans leurs mains. Melnyk se pencha vers Novak et lui chuchota en ukrainien :
– Tu relèves leur nom et tu consignes leur témoignage. Moi je vais voir le cadavre. Surtout, fais-les poireauter, cette bande de vautours, ajouta-t-il. Ils sont venus pour prendre une bonne décharge d’adrénaline, qu’ils en aient pour leur argent.
Puis il fit signe au guide de le suivre jusqu’à la Lada. En dépassant le minibus, il remarqua pour la première fois le slogan écrit en grosses lettres sur les flancs du véhicule : « Le voyage dont tous vos amis vont être jaloux ».
– Foutus abrutis, marmonna-t-il dans sa barbe.
L’année passée, trente mille visiteurs étaient venus découvrir la zone irradiée. Pour y accéder, il suffisait d’avoir plus de dix-huit ans, de ne pas être enceinte et de pousser la porte d’un des innombrables voyagistes spécialisés dans les Tchernobyl Tours qui pullulaient à Kiev. Là, pour quelques centaines de dollars, on vous obtenait toutes les autorisations nécessaires tamponnées par l’administration ukrainienne.
La dernière mode, c’était de faire son enterrement de vie de garçon à Tchernobyl. Trop ordinaires, les sauts en parachute et les cuites avec strip-teaseuse : depuis quelques mois on voyait régulièrement débarquer des contingents de connards éméchés qui beuglaient dans les rues abandonnées de Pripiat. Melnyk en venait presque à regretter l’époque des touristes russes. Ils étaient de plus en plus rares, depuis l’annexion de la Crimée par la Russie et le déclenchement de la guerre civile qui minait la région du Donbass, à l’est de l’Ukraine.
– Alors, il est où, ce foutu cadavre ? demanda-t-il en s’installant dans sa Lada.
– Ça n’a pas l’air de vous chagriner qu’un homme soit mort, s’étonna le guide d’un ton réprobateur.
17– Ce qui me « chagrine » pour l’instant, c’est de retrouver le corps avant que les chiens sauvages ne commencent à le boulotter.
Un sourire sans joie passa fugitivement sur le visage du guide.
– Ne vous inquiétez pas : là où il se trouve, il ne risque pas grand-chose.
– Pourquoi ? Il est dans un bâtiment ?
– Pas dans un bâtiment. Sur un bâtiment.
Le guide désigna un grand immeuble au bout de la rue Kurchatova. Il était couronné de l’emblème de la République socialiste soviétique d’Ukraine, un marteau et une faucille encadrés par des gerbes d’épis de blé coiffées d’une étoile rouge. À l’avant-dernier étage de l’immeuble, un cadavre pendait entre deux fenêtres, les bras en croix.
Melnyk sentit son estomac se cabrer.
– Blyad ! jura-t-il, abasourdi.
Il démarra la voiture et remonta la rue en slalomant entre les pousses d’arbre qui avaient crevé l’asphalte. Son esprit tournait à plein régime, énumérant tout ce qu’il allait falloir mettre en branle : faire venir des renforts du commissariat, appeler le procureur, prévenir la morgue qu’un corps potentiellement radioactif allait arriver… Devant l’immeuble, il leva les yeux vers le cadavre et fut de nouveau soufflé par le spectacle morbide qui s’offrait à lui. Des câbles métalliques s’enroulaient autour des poignets du mort, tendant des diagonales vers l’intérieur de l’immeuble où on avait dû les arrimer. De loin, leur couleur s’était confondue avec la grisaille de la façade.
L’espace d’un instant, il eut l’impression de voir une des jambes de la victime bouger. Était-ce le vent, ou bien son imagination ? Ou alors…
– Est-ce que vous êtes entré pour vérifier qu’il était bien mort ? demanda-t-il.
Le guide ouvrit les bras et tourna ses paumes vers le ciel, tout en haussant les épaules.
18– Enfin… ça paraît clair qu’il est mort, non ?
– Pour vous, oui, pas pour moi.
Melnyk scruta de nouveau le corps. Le léger balancement qu’il avait cru détecter s’était arrêté. Sans doute n’était-ce que le vent, mais l’idée que ce type était peut-être encore en vie le glaçait. Il songea aux escaliers délabrés qui menaient aux étages, à la poussière radioactive sur le sol de béton, à l’immeuble au coin de la rue qui s’était partiellement écroulé l’hiver dernier, hésita, puis finalement se résolut à aller voir de plus près.
– Je vais monter. Attendez-moi là.
– Je ne bouge pas, répondit le guide, soulagé de ne pas avoir à entrer dans le bâtiment.
Melnyk marcha d’un pas décidé jusqu’à l’entrée du vieil immeuble soviétique. Le premier étage était occupé par une bibliothèque publique dont les livres avaient été depuis longtemps éparpillés aux quatre vents. On trouvait parfois des feuilles de poésie russe enroulées autour des branches des arbres qui bordaient la route.
À l’intérieur, il n’eut aucun problème pour s’orienter. L’immeuble était relativement identique à celui qu’il occupait à Kiev, avec sa femme. Du temps de l’URSS, tout le pays s’était couvert de ces verrues de béton bon marché, de Berlin à Vladivostok. Les bâtiments étaient tellement stéréotypés qu’il aurait pu se diriger dans celui-là les yeux bandés.
Arrivé au cinquième étage, il fit une pause. Il avait le souffle court. Pas assez de sport et trop de cigarettes. Pendant qu’il reprenait sa respiration, il s’imprégna des bruits de l’immeuble abandonné. Le sifflement du vent traversant les fenêtres brisées, les grincements des volets qui claquaient par intermittence… Soudain, il identifia un cliquetis régulier.
Les griffes d’un chien sur le béton nu.
Il sortit son pistolet et le plaqua contre sa cuisse. Depuis longtemps, à Pripiat, les chiens ne respectaient plus les hommes. 19Ceux qui avaient survécu aux abattages après l’évacuation de la ville avaient fini par former des meutes qui dormaient dans les immeubles morts et n’en sortaient que pour chasser. Certains, maigres, le museau long, ressemblaient bien plus à des loups qu’à des chiens.
Il continua son ascension. Au septième, l’air était saturé d’odeurs fauves. Il entendit un grondement étouffé et comprit que la tanière de l’animal se trouvait quelque part dans le coin. Un instant, il pensa monter un étage plus haut et tirer une balle par une fenêtre pour que le claquement de la détonation l’effraie et le fasse filer vers le rez-de-chaussée. Puis il songea que rien ne lui assurait que celui qui avait crucifié l’homme sur la façade était parti. Tendu à l’extrême, il poursuivit son ascension en pointant son arme devant lui.
À l’avant-dernier étage, il marcha jusqu’à l’appartement où était suspendu le corps. Devant la porte d’entrée défoncée, il s’immobilisa, guettant le moindre bruit suspect : le crissement du verre cassé sous une semelle, un soupir, un vêtement qui se froisse, tout ce qui pouvait trahir une présence hostile. Il attendit une bonne minute, puis se décida à entrer. Le hall étant vide, il piqua vers le salon. Là, il fut frappé d’une surprise telle que son doigt manqua d’appuyer sur la queue de détente de son arme.
Dans la pièce se trouvaient des dizaines d’animaux. Quinze, vingt, trente peut-être. Des renards, des loups, des lynx, des sangliers. Une meute étrange qui lui tournait le dos. Il réalisa lentement que ce n’était que des bêtes empaillées. Immobile, il attendit que les battements de son cœur se calment, puis traversa le salon et se pencha par la fenêtre pour examiner l’homme suspendu. Son corps nu portait des marques de sévices : brûlures, coupures, hématomes. Pire : ses paupières et ses lèvres étaient cousues. Il tendit la main vers le cou grisâtre, mais n’y détecta 20aucune pulsation. C’était bien le vent qui avait fait bouger le cadavre.
Un tas de vêtements étaient jetés dans un coin de la pièce. Dans la poche d’un pantalon, Melnyk découvrit un passeport russe au nom de Léonid Vektorovitch Sokolov. La photo d’identité correspondait à la victime : le type avait une tache de naissance rougeâtre à la lisière du cuir chevelu qui permettait de l’identifier sans ambiguïté, malgré les sutures sur ses yeux et ses lèvres.
Il y avait aussi un portefeuille dans la poche du pantalon. En l’ouvrant, Melnyk trouva une grande quantité de roubles et de hryvnias, la monnaie ukrainienne : une petite fortune, quatre ou cinq mois de son salaire. L’idée de récupérer quelques billets lui traversa l’esprit. Dieu sait qu’il en avait besoin, ne serait-ce que pour son fils, Nikolaï, qui se battait dans le Donbass, sans gilet pare-balles. Malgré tout, il remit l’argent à sa place. Il avait vécu sa vie le plus honnêtement possible jusqu’ici, il n’allait pas commencer à devenir un pilleur de cadavre à son âge. Il sortit son téléphone et composa le numéro du commissariat. Un de ses collègues décrocha :
– Comment ça se présente, ce cadavre ?
– Un vrai merdier. C’est un meurtre. J’ai besoin de renfort. Il va aussi me falloir du matériel. Le type est suspendu sur la façade d’un immeuble.
– C’est… c’est un gars du coin ?
– Non, un Russe. Un certain Léonid Vektorovitch Sokolov. Sors-moi tout ce que tu peux trouver sur lui et rappelle-moi dès que tu en sais plus.
Il redescendit vers le rez-de-chaussée. Au septième étage, les grognements de bête s’étaient tus. Dans la poussière qui tapissait le sol du hall de l’immeuble, des empreintes de pattes recouvraient maintenant celles de ses bottes.
Dehors, le guide n’avait pas bougé d’un centimètre.
– Est-ce que vous avez déjà vu ce type ?
21Melnyk lui tendit la pièce d’identité du défunt. Le guide l’examina en détail, mais le visage de l’homme ne lui disait rien.
– Réfléchissez : vous l’avez peut-être croisé hier ou avant-hier pendant une visite. Il faisait peut-être partie d’un autre groupe.
– Désolé, je ne l’ai jamais vu, répondit-il d’un ton catégorique.
Ils remontèrent dans la Lada. Pendant le court trajet vers la place centrale, Melnyk se dit qu’il fallait une sacrée dose de haine pour démolir un type comme ça et exposer son corps. Arrivé près du minibus, il déposa le guide et prit Novak à part :
– C’est un 115, lui dit-il à voix basse.
Dans le Code pénal ukrainien, l’article 115 traitait du meurtre avec préméditation. Il avait préféré éviter le mot « meurtre », pour ne pas affoler davantage les touristes.
Les pupilles de la jeune flic se dilatèrent.
– Cause de la mort ?
– Difficile à dire tant qu’on ne l’aura pas détaché.
– Le… détacher ?
– Il est suspendu par des câbles sur la façade d’un immeuble.
Novak resta muette un moment, avant de débiter fébrilement le code de procédure criminelle :
– On ne peut pas laisser la scène de crime sans surveillance… il faut… il faut qu’on dresse un périmètre sécurisé autour du corps…
– Du calme, officier, tempéra Melnyk. On est au milieu de nulle part. Qui viendrait se balader sur la scène de crime la plus radioactive du monde ?
– Mais c’est la procédure…
– À Kiev, peut-être. Pas ici. Qu’est-ce que tu as tiré des touristes ?
Novak sortit son calepin et relut ses notes d’une voix tremblotante :
– Ils ont tous réservé leur excursion hier à Kiev, après une visite au musée national de Tchernobyl. Le minibus les a pris 22à sept heures ce matin devant le McDonald’s de la place Maïdan. Ensuite ils ont fait un peu plus de deux heures de route, ont passé le check-point de Dytyatki vers dix heures et ont fait la visite habituelle : d’abord la ville de Tchernobyl, le monument des liquidateurs, puis les villages abandonnés, le réacteur, et enfin ils sont arrivés ici, à Pripiat. Ils sont restés dix minutes sur place avant que l’un d’entre eux, un Français, un certain… Gallois, n’aperçoive le cadavre. Vous pensez que c’est l’un d’eux qui a tué le type ?
Melnyk balaya l’idée sans aucune hésitation :
– Non. Rien que suspendre le corps a dû prendre des heures.
Son téléphone sonna. C’était le collègue du commissariat à qui il avait confié les recherches sur Léonid Sokolov.
– Qu’est-ce que tu as sur mon client ?
– Sur lui, pas grand-chose, mais j’ai trouvé un truc flippant sur sa famille.
La voix de son collègue oscillait entre excitation et nervosité :
– Sa mère s’appelait Olga Sokolov. Elle a été assassinée dans le coin. Un truc de dingue. Multiples coups de couteau, mutilations… l’horreur. On a retrouvé son cadavre et celui d’une autre femme dans une maison du village de Zalissya.
Zalissya était à un jet de pierre de Tchernobyl, pourtant Melnyk n’avait jamais entendu parler de cette affaire.
– Ça ne me dit rien. Ça s’est passé quand, cette histoire ?
– C’est ça qui est dingue. C’était en 1986. Le 26 avril.
Melnyk sentit une boule se former au creux de son estomac.
– Tu es sûr de la date ?
– Certain, répondit le flic.
Melnyk raccrocha, glacé. Le 26 avril 1986… tous les Ukrainiens, jeunes ou vieux, connaissaient cette date. Et pour cause : c’était ce jour-là que la centrale de Tchernobyl avait explosé.