PREMIÈRES LIGNE #138 : Le gibier, Nicolas Lebel

PREMIÈRES LIGNE #138

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

Le gibier : une meute ne lâche jamais sa proie , Nicolas Lebel

Le gibier

La journée du commissaire Paul Starski commence assez mal : une prise d’otage l’attend dans un appartement parisien. Arrivé sur place avec sa coéquipière, la glaciale et pragmatique Yvonne Chen, il découvre le corps d’un flic à la dérive et celui d’un homme d’affaires sud-africain. Tous les indices accusent Chloé de Talense, une brillante biologiste. Et amour de jeunesse de Starski, qui prend l’enquête à bras-le-corps-et certainement trop à coeur -, tandis que les meurtres se multiplient. Car l’étau se resserre autour de Chloé. Elle semble être le gibier d’une chasse à courre sanglante lancée à travers la capitale.

I

Les chasses du Grand Veneur

1

Phase 2 – L’appât : pâture employée pour attirer le gibier.

André Cavicci remarqua soudain que le jour se levait, étirant un filtre bleuté et froid sur Paris. Il avait passé la nuit à marcher, puis à attendre, avait oublié les heures et les distances. Le soleil paraissait maintenant presque par surprise. On était le 5 mars et tout pouvait se jouer.

Il raccrocha et empocha son téléphone. Planté sur le trottoir désert, il inspecta la rue étroite où la fille l’avait entraîné. Un vent glacé s’engouffra entre les façades et balaya la chaussée noire de pluie. Cavicci ressentit la froidure de l’aube, un souffle piquant qui perça son trois-quarts élimé et le fit frissonner. Il tira une dernière bouffée sur son mégot de Marlboro avant de l’envoyer voleter d’une pichenette. Enfin, il sortit son arme et entra dans l’immeuble.

Il retint le battant de la porte cochère pour l’empêcher de claquer et s’immobilisa dans le hall carrelé. À l’affût, il perçut le pas mat de la fille, le rythme souple de ses talons hauts sur les marches à mesure qu’elle grimpait l’escalier. Elle devait déjà être au deuxième étage.

Cavicci passa la tête par-dessus la rampe, se tordant le cou. Il vit là-haut, dans la faible lueur électrique, la pâle menotte aux doigts grêles qui glissait sur le bois, s’élevait en cercles concentriques, et le trench-coat beige fluide et insolent qui souffletait les barreaux. À pas feutrés mais rapides, il monta 12les marches à son tour. Il ne la laisserait pas lui échapper, cette fois ; après dix-huit mois d’errements, il se retrouvait à Paris sur les traces de cette gamine d’à peine trente ans, le seul lien qui lui restait, le seul maillon entre les meurtres de Claudel à Lyon, de Birzaian à Bordeaux, et les autres… Elle était sa dernière amarre dans le réel quand tout le monde le disait fou.

Sa seule piste. Sa dernière chance. Sa rédemption.

Les talons de la jeune femme claquèrent sur le parquet du palier. Elle était au troisième étage. Cavicci accéléra. Il n’était pas question de frapper à toutes les portes pour la débusquer s’il la perdait maintenant. Il gravit les marches quatre à quatre en retenant son souffle lourd. Le tapis vert de l’escalier assourdissait son pas. Il arriva au troisième étage à l’instant où elle entrait dans un appartement au bout du couloir. Il s’approcha lentement, son poids faisant grincer les lattes anciennes. Son cœur cognait fort dans sa poitrine et dans sa gorge.

La porte était entrouverte, comme une invitation. Il déglutit, inspira fort, s’assura qu’une balle était chambrée dans le canon de son arme et poussa doucement la porte. Le timbre ténu d’une trompette ou d’un clairon jusqu’alors inaudible lui parvint, un air sautillant et chaotique. Il risqua un coup d’œil à l’intérieur et découvrit une petite entrée parquetée aux murs blancs, qui donnait sur cinq autres pièces.

— Megara ? Megara, vous m’entendez ? appela-t-il.

Le clairon, moqueur, caracola en guise de réponse.

Cavicci franchit le seuil. Surpris par la chaleur de l’appartement, il se lança, traversa l’entrée, son arme devant lui, braqua sur sa droite une cuisine vide, puis un salon, et se figea. Au bout de la pièce, dans la clarté bleutée qui s’invitait par la fenêtre, ses talons effilés plantés dans un épais tapis chinois, Megara lui faisait face, immobile comme si elle consentait enfin à se laisser regarder, le menton tendu vers lui avec arrogance. Cavicci détailla ses traits pour la première fois, ses pommettes hautes, ses lèvres charnues, ses cheveux châtains retenus en queue-de-cheval, ses yeux gris, profonds. Et froids. Quelque 13chose clochait. Son maquillage, peut-être, ou ses vêtements qui la vieillissaient, à moins qu’il ne s’agisse de ses cheveux, plus sombres que dans son souvenir. Elle semblait avoir largement dépassé la trentaine.

La femme leva la main gauche où fumait une cigarette qu’elle porta à sa bouche sans le lâcher des yeux. D’un geste lent, elle pointa la télécommande vers la chaîne stéréo et augmenta le volume. La musique lointaine devint claire. Cavicci reconnut un ensemble de cors de chasse ; il pâlit et baissa son arme malgré lui. Après des mois de traque, il l’avait localisée à Paris et l’avait suivie toute la soirée avant de la perdre encore et de la retrouver enfin. Il l’avait regardée marcher dans les rues de la ville, danser avec des inconnus, et rire jusqu’à s’oublier. En cet instant, il aurait pu se demander combien d’hommes avaient suivi cette beauté jusqu’à la mort. Il n’en eut pas le temps ; elle lui sourit.

Les blogueurs et blogueuses qui y participent aussi :

• Lady Butterfly & Co
• Cœur d’encre
• Ladiescolocblog
• À vos crimes
• Ju lit les mots
• Voyages de K
• Les paravers de Millina
• 4e de couverture
• Les livres de Rose
• Mots et pelotes
• Miss Biblio Addict !!

Dans la brume écarlate de Nicolas Lebel, lecture 2



Et si on lisait le début !

Dans la brume écarlate de Nicolas Lebel, lecture 2

Un livre qui m’a bouleversé et interrogé

Pour comprendre pourquoi, …

Je vous propose de lire le début

Et si on lisait le début !

Dans la brume écarlate de Nicolas Lebel, lecture 2

 

23 h 41

Un cercle de lumière les entoura soudain et le reste de la salle fut plongé dans le noir. Quelques applaudissements tardèrent à s’éteindre.

— Bonsoir ! Comment vous appelez-vous ? demanda le présentateur en queue-de-pie noir et haut-de-forme.

Il colla son micro sous le nez de ce petit bonhomme au crâne dégarni, un spectateur qu’il venait d’inviter sur scène.

— Mehrlicht. Enfin… Daniel, répondit celui-ci.

Sa voix, crevassée par le tabac, surprit un temps l’animateur et l’auditoire.

— Enchanté, Daniel. Je suis le Docteur X.

Une rumeur amusée parcourut le public comme chacun détaillait le grand homme aux cheveux corbeau, son visage inquiétant fardé de blanc, ses yeux cernés de noir.

— Enchanté… Docteur X.

Ils se serrèrent la main et le présentateur reprit :

— Détendez-vous. Tout va bien se passer. Je veux dire… Tout va bien se passer.

Quelques rires crépitèrent dans la salle obscure. Daniel Mehrlicht, mal à l’aise, révéla une dentition jaunâtre quand un rictus plissa sa peau blême. Il tira sur sa veste de costume, replaça sa mèche de cheveux, puis pressa ses doigts dans son dos.

— Vous avez un vrai physique de cinéma, vous savez ? Une « gueule », comme on dit !

— Ah !

Mehrlicht fit mine d’apprécier ce qui devait être un compliment. À moins qu’une fois de plus, on ne fît allusion à cette vague ressemblance au défunt comédien Paul Préboist, qu’on lui prêtait parfois. Ou à Kermit la grenouille. Le public examinait le petit 15homme qui venait de monter sur la scène. Avec une tête pareille, on soupçonnait qu’il pût être un complice du Docteur X. D’autres croyaient deviner un maquillage qui seul pouvait lui donner ce teint morbide, ces yeux globulaires et sombres, ce faciès improbable.

— Et qu’est-ce que vous faites dans la vie, Daniel ?
— Je suis officier de police. À Paris.

De nouveau quelques rires, quelques applaudissements, un sifflement montèrent des ténèbres.

— Un officier de police ! Vous êtes inspecteur ?

— Je suis capitaine.

— Capitaine Mehrlicht… Ça sonne bien !

— Ah… Merci.

— Vous n’avez pas peur, j’imagine ?

— J’espère juste que vous savez ce que vous faites…

— Moi aussi ! Je veux dire… Ne vous inquiétez pas. J’ai pratiqué la médecine sur tous les continents. J’ai même sauvé des vies. Il n’y a pas de raison que…

La lumière se fit lentement dans la salle. Mado, assise au troisième rang, les mains jointes sur ses lèvres, sa tresse de cheveux noirs sur l’épaule, était secouée par un fou rire irrépressible. Elle fixait son pauvre Daniel tout penaud, tout transpirant dans son vieux costume marron, souffrant les regards d’un public narquois. Et lui qui l’apercevait maintenant dans la pénombre lui renvoyait une moue amère, à cette traîtresse qui l’avait désigné quand le Docteur X avait cherché une victime, cette ensorceleuse à qui il n’avait pu dire non.

— Bon, Daniel ! Je vais vous examiner et m’assurer que vous êtes en bonne santé. C’est pour les assurances.

— Ah…

— Mais je vous sens très tendu, Daniel. Vous voulez un verre d’eau ? Où est Carmilla ? Carmilla ? Ah ! Mesdames et messieurs, Carmilla, mon assistante, que je vous demande d’applaudir !

Une jeune femme dessinée par Manara et habillée par Marvel entra sur scène, un verre à la main. Son visage était tout aussi fardé de blanc, ses yeux cernés de noir, ses lèvres rouge sang. Elle tendit le verre au petit homme qui la remercia et le vida d’un trait. Elle le récupéra, salua d’une révérence, faisant danser ses deux couettes blondes, et repartit en coulisse sous les applaudissements et les sifflements.

— Ça va mieux ? s’enquit le Docteur X.

— Pas du tout…

16— Rassurez-vous. Bientôt vous ne sentirez plus rien… Je veux dire que vous serez guéri !

On entendit alors le couinement régulier d’une roue métallique. Carmilla reparut sur scène poussant un chariot sur lequel reposait une longue boîte de la taille d’un homme. Elle s’arrêta, déplia un petit marchepied et salua d’une révérence vacillante.

— Daniel, je vais vous demander de prendre place dans ce coffre curatif de mon invention… afin que je puisse vous scier.

Un rire massif parcourut la salle comme une vague.

— Pardon. Vous examiner.

— Je sais pas si…

— Mais si, vous verrez ! Ne faites pas l’enfant !

Mehrlicht capitula d’un signe de tête. Il aurait volontiers quitté la scène parce que la pression qu’on posait soudain sur ses épaules lui était désagréable. Mais il ne voulait pas rompre le charme ni interrompre le rire de Mado. Il se dirigea donc vers le sarcophage et s’y allongea avec l’aide de Carmilla qui referma sur lui les différents couvercles et clapets. On ne vit bientôt plus que la petite tête verdâtre du flic, d’un côté, et ses vieilles godasses noires de l’autre. On aurait dit une grenouille apprêtée pour la dissection.

— Comment vous sentez-vous, Daniel ?

— Bah… J’aimerais rentrer chez moi.

— Bien sûr ! Mais je vais vous guérir d’abord, capitaine ! Carmilla ?

L’assistante réapparut avec un large râtelier de sabres, d’épées, de pointes et de scies qui fit hurler de rire les spectateurs. On entendait dans l’assistance des commentaires enjoués puis d’autres plus inquiets. Le petit policier, prisonnier anxieux dans sa boîte, se tordait le cou pour observer ce qui se tramait. Puis il vit passer l’arsenal du Docteur X.

— Non, mais vous rigolez, là ! coassa-t-il.

— Ce ne sera pas long… lui assura le grand homme.

Carmilla lui apporta alors un tablier plastifié qu’il enfila tout en s’expliquant :

— Je vous l’ai dit, Daniel ! Je vais vous examiner… de l’intérieur. Carmilla, je vous prie…

Avec grâce, la jeune femme tira du râtelier une épée qu’elle tendit au Docteur X.

— Merci Carmilla. Daniel, vous êtes prêt ?

17— Pas vraiment… grogna le petit capitaine.

— Alors, je vais vous rassurer. Le verre que vous a apporté Carmilla il y a quelques minutes, contenait un puissant remède oriental à base d’opium et de curare, savamment dosé par un grand mage indien aux immenses pouvoirs, l’illustre Bardhaman Pashir Mamatata qui vit au sommet enneigé du mont Sandakfu au Bengale occidental, et que j’ai rencontré en personne au cours de l’un de mes nombreux périples à travers le monde ! Une puissante potion, disais-je, qui a rendu votre corps insensible à toute douleur ! Êtes-vous rassuré, Daniel ?

— J’ai toujours eu un bol dingue, commenta Mehrlicht.

— Vous êtes philosophe. Tant mieux !

Le Docteur X se plaça de l’autre côté du sarcophage, face au public, et leva l’épée.

— Nous allons procéder à quelques saignées !

Les spectateurs s’esclaffèrent de nouveau. Le supposé médecin posa la pointe de l’épée sur la grande boîte à hauteur de la poitrine du capitaine, tâtonna un temps tandis que la foule retenait son souffle, puis enfonça la lame dans un claquement sec. Aussitôt, il se précipita vers la tête de Mehrlicht, l’air inquiet.

— Ça va ?

— Oui, oui, répondit le petit policier, amusé.

— Bon, tant mieux ! avoua le Docteur X, soulagé. Hier, on a eu un gros problème, alors… Mais voyons voir ce que nous avons là ! Carmilla ?

L’assistante accourut avec la seconde épée que le magicien plongea dans le cœur de Mehrlicht avec la même appréhension et le même succès. On vit alors clairement le Docteur X se détendre. Il retira son haut-de-forme pour s’éponger le front.

— Finalement, ce n’est pas si difficile, la médecine moderne !

Il remit son chapeau puis demanda le premier sabre. Le public, conquis et moins anxieux, le regardait faire. Il leva le sabre, posa la pointe de la lame sur la boîte à hauteur de l’abdomen et l’enfonça jusqu’à la garde. Une flaque de sang s’abattit sur la scène sous le sarcophage et une clameur de terreur, de rire et de dégoût s’éleva dans la salle. Le Docteur X se figea. Mehrlicht tournait la tête en tous sens.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Rien ! mentit le médecin fou. Comment vous sentez-vous ?

— Ça va. Et vous ?

— Très bien ! On va continuer l’opération, alors. Carmilla !

18La jeune femme à couettes avait perdu son sourire. Elle vint murmurer quelques mots à l’oreille du chirurgien qui la repoussa en souriant poliment. Elle rapporta le second sabre qu’il planta brusquement dans le cercueil. Ils se penchèrent aussitôt dans un même mouvement pour voir si le sang coulait plus fort sous le sarcophage, mais manifestement, il n’avait cette fois touché aucun organe.

— Trêve de pointes et de piques, s’exclama-t-il tout à coup. Je crois que ça vient des poumons ! Et du foie ! Et du cœur ! Carmilla, apportez-nous la scie à deux mains !

La jeune femme s’exécuta à contrecœur, arrachant au râtelier une lame dentelée de près de deux mètres dont elle tendit une extrémité à son acolyte. Puis ils se mirent à scier la boîte, tirant à tour de rôle comme deux Charles Ingalls sous amphétamines jusqu’au moment où une giclée de sang jaillit du cercueil et moucheta l’assistante d’un rouge sombre, la laissant horrifiée et hurlante. Une clameur écœurée monta dans l’assistance.

— Ce n’est rien ! assura le Docteur X en levant une main autoritaire. Nous ne pouvons plus reculer maintenant !

Les deux fous reprirent alors leur débitage, sciant avec plus d’ardeur, pataugeant dans le sang gras. La lame traversa soudain le sarcophage. Ils l’abandonnèrent pour se placer chacun à une extrémité de la boîte et tirer ensemble ; le cercueil se scinda en deux, le Docteur X récupérant le buste et la tête de Mehrlicht, Carmilla son bassin et ses jambes, laissant au sol une nouvelle flaque d’hémoglobine garnie de bouts de viande et d’abats.

— Et voilà ! se félicita le médecin. Vous voilà comme neuf !

Sous les applaudissements du public, il invita son assistante dégoulinante à saluer, ce qu’elle fit entre deux sanglots, écrasant ses larmes contre sa joue en y traçant des traits de sang.

— Vous voyez, Carmilla ! Tout s’est bien passé. Vous vous faites une montagne de pas grand-chose !

Elle acquiesça en pleurant, puis ils quittèrent la scène bras dessus, bras dessous, sous les ovations et les acclamations qui laissèrent de nouveau place aux rires : prisonnier impuissant et oublié, le pauvre Mehrlicht, toujours allongé, regardait le public. Il patienta un long moment avant que le Docteur X ne revienne sur la scène pour emporter les bouts de Mehrlicht en coulisses, où on le libéra enfin.

Dans la brume écarlate de Nicolas Lebel, lecture 1

Et si on lisait le début !

Dans la brume écarlate de Nicolas Lebel, lecture 1

Un livre qui m’a bouleversé et interrogé

Pour comprendre pourquoi, …

Je vous propose de lire le début

Et si on lisait le début !

Dans la brume écarlate de Nicolas Lebel, lecture 1

« Tout en lisant d’ailleurs, je faisais de fréquents parallélismes avec mes propres sentiments et ma propre condition. Je me trouvais semblable et en même temps étranger aux personnages de mes lectures et à ceux dont j’écoutais les conversations. Je sympathisais avec eux et je les comprenais en partie mais je n’avais pas l’esprit clair. »Frankenstein ou le Prométhée moderne (1818) – Mary Shelley

« Ma douce Mina, pourquoi les hommes sont-ils si nobles et pourquoi nous, les femmes, sommes-nous si peu dignes d’eux ? »Dracula (1897) – Bram Stoker

« Ceux qui cherchent sous la surface le font à leurs risques et périls. »Le Portrait de Dorian Gray (1890) – Oscar Wilde

« Ces drames nous rappellent que nous vivons dans un monde où les femmes se font injurier, harceler, frapper, violer, tuer. Un monde où les femmes ne sont pas complètement des êtres de droit. Un monde où les victimes répondent à la hargne et aux coups par un silence résigné. Un huis clos à l’issue duquel ce sont toujours les mêmes qui meurent. »Laëtitia ou la Fin des hommes (2016) – Ivan Jablonka

Dimanche 15 avril

23 h 41

Comme deux fantômes transis, elles se faisaient face dans la nuit.

— Non, je rentre, je suis crevée. Il est déjà minuit…

— C’est Jérémy qui va être déçu… ironisa Cathy.

Plantées sous un réverbère, les deux jeunes femmes se regardèrent et éclatèrent de rire en même temps.

— Il a mon numéro, conclut Lucie en se penchant pour faire la bise à son amie.

— Ça te changerait un peu les idées, non ? En ce moment…

Lucie baissa les yeux et ne répondit pas. Cathy se reprit :

— Excuse-moi… Laisse tomber. Tu appelles un taxi, hein ? Avec ce brouillard, tu ne rentres pas à pied, toute seule.

— Il y a une station à Voltaire. C’est à deux pas.

Cathy hésita puis se lança :

— Tu rentres directement, là ?

— Vous venez ? brailla Jérémy qui, avec les autres, s’impatientait déjà, un peu plus loin sur le trottoir du boulevard de Ménilmontant.

Les deux étudiantes se tournèrent vers lui. On distinguait à peine le groupe de copains qui les attendaient à une quinzaine de mètres. Le brouillard était si épais qu’il estompait les détails, les traits des visages, ne concédant à l’œil que des masses brutes et floues, des formes spectrales. Au-dessus des têtes, les lumières des réverbères se changeaient en boules de feu orangées et lointaines, soleils de minuit urbains qui déformaient les ombres arrachées à la nuit.

— J’arrive ! lança Cathy.

— Oui, oui, je rentre directement. Je suis crevée.

Cathy la dévisagea un temps et lui sourit.

— Bon, tu m’appelles dès que tu passes la porte… Ou tu m’envoies un texto ? OK ?

— Oui, maman ! Allez, file !

Cathy s’en alla rejoindre ses copains de fac. Lucie se mit en route dans l’autre sens. Elle les aimait bien, mais le traquenard pour lui faire rencontrer Jérémy lui avait paru un peu lourdaud. Pénible, même. Aujourd’hui on percevait encore le célibat d’une femme comme la dernière des tares, et chacun de ses proches s’ingéniait à proposer untel, l’ami d’amis, souvent Prince des Tocards ou Archiduc des Blaireaux, parce que à leurs yeux il valait mieux qu’une femme fût mal accompagnée que seule. Il en allait ainsi depuis la nuit des temps : la femme seule ne savait pas se tenir.

Au cours de la soirée, le pauvre Jérémy avait également deviné le complot qui se tramait. Il s’était débattu comme il avait pu pour briller un peu, pour justifier qu’on l’eût choisi lui pour elle, et pas un autre. Et chacun à la table avait certainement pris plaisir à les voir se chercher sans en avoir l’air, se sourire en baissant les yeux. Lucie n’avait pas la tête à cela. S’ils savaient…

Elle frissonna. Il ne faisait pourtant pas si froid en ce mois d’avril, mais l’hiver refusait de capituler ; une fraîcheur s’agrippait encore à Paris, lançant ses dernières forces dans un combat vain contre le printemps. Depuis deux jours s’était déposé sur la ville un brouillard laiteux qui buvait les lumières et ouatait les bruits. On n’y voyait goutte, mais Lucie continuait d’avancer d’un pas vif que rythmait le claquement de ses talons, perçant le frimas comme un petit bolide. Elle sursauta quand une voiture descendit soudain la rue de la Roquette, trace de vie dans la nuit cotonneuse qui l’entourait. Aussitôt, les feux arrière, rouges comme deux yeux démoniaques, s’évanouirent au loin. Lucie se dit qu’elle devait presser l’allure. Elle marchait déjà très vite. Une femme dans la nuit. C’est alors qu’elle sentit une présence dans le brouillard. Ses yeux s’écarquillèrent malgré elle, mais elle ne voyait rien ni personne. Y avait-il quelqu’un avec elle dans cette brume opaque ? Quelqu’un qui la suivait ? Quelqu’un qui l’observait ? Elle s’arrêta tout à coup pour écouter. Les yeux grands ouverts, les oreilles à l’affût, la bouche bée, elle tenta de sonder la nuit. Le silence était compact, poisseux. L’air froid lui piquait la langue et lui brûlait la gorge quand le brouillard s’immisçait en elle. Elle tourna sur elle-même lentement, et d’une voix tremblante, appela :

— Il y a quelqu’un ?

Il n’y eut pas un bruit dans la rue désolée, dans la ville morte, et pourtant elle sut que quelqu’un, quelque chose était là, qui l’épiait, vorace ou concupiscent, avide, alors son cœur détona et elle se mit à courir, son haleine se mêlant à la brume épaisse qui accrochait son corps, ses vêtements, ses cheveux, qui collait à sa vie, la freinait, l’empêchait de fuir ce cauchemar éveillé. Elle hurla dans sa course impossible, car quelqu’un, quelque chose était là qui la talonnait, s’enivrait de sa terreur, en voulait à sa vie. Lucie percuta un arbre surgi du brouillard, perdit une chaussure et tomba au sol, hébétée, s’empêtra un instant dans les ombres osseuses des ramures noires, se releva, reprit sa fuite aveugle, des larmes dans les yeux, traversa une ruelle en piaulant à l’aide, boitant sur son pied nu, trouva un hall d’immeuble, une porte fermée, des rangées de boutons d’Interphone, lueurs dans la nuit, pressés du plat de sa main écorchée, des anonymes qui décrochèrent mais n’entendirent que le cri aigu et lointain d’une femme avalée par le brouillard.

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