L’enfer de René Belletto, lecture 5

Et si on lisait le début

Dimanche dernier, dans Première Ligne 34 je vous proposais le début du premier chapitre d’un bouquin que j’ai adoré.

Une sacrée découverte, un énorme coup de cœur

Aujourd’hui je vous propose de lire la fin de ce premier chapitre.

Le livre

L’enfer de René Belletto

Le début du chapitre 1 ICI

La suite 1 du premier chapitre là

La suite 2 du premier chapitre ici

Suite 3 du prenier chapitre là

suite 4 du premier chapitre Ici

L’enfer de René Belletto, lecture 5

La fille, à côté de moi.

J’avais envie de me pencher, d’ouvrir sa portière et de la pousser au premier virage un peu sec. Ou de la garder près de moi le plus longtemps possible, les deux.

Nous ne parlions pas. Place des Maisons Neuves, nous nous regardâmes, mais pas au même moment, elle d’abord, puis moi, son nez un peu court, puis elle, assez longtemps pour que le silence devînt pénible et mon manque d’envie de parler si oppressant que je finis par lui demander si elle n’était pas partie en vacances mais je l’interrompis au moment où elle répondait, elle ne fit qu’ouvrir et fermer la bouche :

– Non, vous n’êtes pas partie.

– Non, dit-elle en souriant, je pars demain. Demain soir, à cause de la chaleur.

– Où?

J’émis ce « où » avec brutalité, maladresse, sans nuance interrogative spéciale, un peu comme si j’avais trouvé une chauve-souris dans la boîte à gants et que je me fusse exclamé : « hou! », je ne savais plus parler, j’en émis alors un autre, « où », plus humain, plus adapté, mais inaudible, à peine un souffle, un chat l’oreille collée à ma bouche n’aurait rien perçu, plus tard dans la soirée un chat justement ou un petit chien devait me filer entre les jambes en glapissant.

Où partait-elle?

– Je ne sais pas. Je pars avec des amis, on va rouler vers le sud, l’Espagne, on verra. Et vous?

Elle passa la main sur toute la longueur de sa cuisse pour effacer un faux pli de son pantalon, sans résultat, le pli fut toujours là.

– Pas de projets. Je reste à Lyon.

– C’est bien, parfois, de rester. Vos phares éclairent loin.

– Oui. Et encore, ils sont sales. Toute la voiture est sale, les sièges, vous allez salir votre chemise blanche.

– Non, elle se lave vite. Et vous, vous devez salir la vôtre?

– Oooooof…

Je me mis en codes.

Nous arrivâmes place Marc Seguin, où se tenait jadis, mais où ne se tenait plus, la rédaction d’un petit journal musical mensuel dans lequel j’écrivais plus de la moitié des articles. Le cours Gambetta s’allongeait devant nous, large, désert, sans malice. Au loin, de l’autre côté de la Saône, les collines étaient plus noires que la nuit. Une nuit si obscure annonçait-elle un jour moins chaud, un soleil moins impitoyable, peut-être absent? C’est en tout cas un espoir qu’il est permis de nourrir, me dis-je (ma jolie passagère faisait glisser sa main ouverte sur son autre jambe bien qu’il n’y eût pas là le moindre pli), un espoir qu’il est permis de nourrir, cramponnons-nous-y.

Cramponnons-nous-y.

Je m’arrêtai devant le 3, cours Gambetta et coupai machinalement le moteur. Un silence assourdissant suivit, qui serrait la gorge et la poitrine, et le ventre. J’avais hâte maintenant de me retrouver seul. Je me tournai vers la fille aux cheveux très longs. Elle avait la main sur la poignée de la portière, mais elle ne descendait pas. Je m’essuyai le front du bout des doigts, le vent de la nuit par les vitres ouvertes avait séché la sueur mais déjà la sueur se reformait, la jeune fille me sourit, elle souriait volontiers, elle avait lâché la poignée, de nouveau je me sentis contraint de parler et je lui dis n’importe quoi, est-ce qu’elle rongeait ses ongles ou jouait du piano.

– Je ronge mes ongles…

Ses mains se posèrent sur le côté de ses cuisses. Elle les dissimulait. Geste touchant, ses grands yeux, sa voix grave et lente étaient touchants. Comment faire pour qu’elle s’en aille, et que dire pour qu’elle s’en aille?

– J’aimerais bien vous revoir.

Je fus le premier et le plus surpris de ma déclaration, émise d’un ton neutre. Elle me répondit avec simplicité : moi aussi, puis, après un silence : quand?

Je songeai : maintenant? Non, pas maintenant. Maintenant ou jamais. Jamais. La sueur me chatouillait la colonne vertébrale, le nombril. La jeune fille me tira d’embarras, tout en se méprenant sur la nature de mon embarras.

– Demain après-midi?

– Oui.

– Vers trois heures? À trois heures?

Je garai ma voiture à la même place, rue Stella, à dix mètres de l’hôtel des Étrangers. Le bruit de la portière claquée fort par mégarde ébranla toute la ville, et me fit mal. Une des chambres de l’hôtel était éclairée. Tiens.

Portant ma veste bleue laine et soie pliée sur mon avant-bras gauche, je sentis quelque chose de dur. C’était la carte postale que m’avait envoyée dix jours auparavant de Hollywood, Californie, USA, Rainer von Gottardt, le pianiste mutilé. Elle était à demi sortie de ma poche intérieure. Je l’enfonçai mieux. Puis je pliai ma veste plus haut, non loin des épaules, de sorte que la carte, maintenue en position verticale, ne risquât pas de glisser et choir au cours du trajet entre la rue Stella et le 66, rue de la République.

De fait, elle ne chut pas.

De la lumière brillait chez mon voisin du dessus, le solitaire. Elle s’éteignit dès que, levant la tête, je l’eus perçue. Le géant s’était-il lui-même éteint, envolé, dissous avec la lumière?

Il avait emménagé un mois et demi après nous. Il parlait un français chaotique, et d’ailleurs ne parlait pas, ou peu. Pendant plus d’un an, nous nous étions bornés à échanger des signes de tête énergiques quand nous nous rencontrions. Puis un jour, à la station de taxis de la place Bellecour, en face du cinéma Royal, nous avions eu une petite conversation à la fois embarrassée et chaleureuse. Il était timide comme un lapin malgré sa stature de cathédrale, faisait partie des gens pour lesquels on s’éprend d’emblée de forte sympathie et s’appelait Torbjörn Skaldaspilli. Laideur calamiteuse. Un nez énorme, les yeux sur les tempes ou presque, ce qui le faisait vous regarder de trois quarts comme un gros oiseau. Des bras de singe qui traînaient par terre. « Et avant, vous louiez? », avais-je dit pour dire quelque chose. Il avait dû apprendre d’une façon ou d’une autre que j’écrivais dans les journaux. Impressionné et désemparé par ma deuxième personne du pluriel de l’imparfait, il avait répondu très vite : « Oui, oui, oui, avant je louiais », les traits anxieux, guettant sur mon visage les effets de son « louiais » hasardeux, mais j’étais resté de marbre.

Un taxi était arrivé. Bien qu’il attendît depuis plus longtemps que moi, il avait tenu à me céder la place, souriant et obstiné, si, si, si, non non non, vous, pas moi, il vivait seul, il n’avait pour famille que sa vieille mère en Norvège, il allait passer le mois d’août auprès d’elle.

Comme je poussais la porte de l’immeuble, un animal, donc, petit chien ou gros chat, déboulant je ne savais d’où, me fila entre les jambes en aboyant ou en miaulant, je ne savais. Je ne savais plus rien. Parfois je me sentais infirme, sourd, muet, aveugle, j’oubliais tout, tout se confondait, les pensées, les mots, le sens des mots, ce devait être une maladie, les accès d’une maladie, chien, miaulement, chat, brebis, vagissement saccadé du rat, gazouillis plaintif du cheval de trait, aboiement têtu de la mouche à merde, pour moi c’était tout comme.

À la cinquième tentative, la porte du réfrigérateur s’ouvrit. Je pris la bière qui restait, après quoi il fut vide, vides aussi les placards, rien à manger, si, quelques tranches de vieux pain, rien à manger rien à boire, pouvais-je recevoir une invitée dans cet appartement vide et lui offrir pour toute boisson l’eau tiède et infectée du Rhône que crachotaient mes robinets jaunes, pour toute nourriture l’air épaissi et parcheminé par la chaleur?

Je ne me posai pas la question.

Je versai la bière dans un verre et bus à longues gorgées tout en marchant. Le fil du téléphone me fit trébucher au moment où j’achevais de boire. Le verre m’échappa, tomba, roula sans se briser. J’en avais assez de la chaleur, du fil du téléphone, assez du téléphone qui ne sonnait jamais, assez de la porte du réfrigérateur. Assez de tout.

La fille s’appelait Anne.

Je me dévêtis et me jetai sur le lit dans la pièce de derrière qui malgré tout finissait par devenir pendant la nuit le lieu le moins torride de l’appartement. Je me relevai aussitôt. Me recouchai aussitôt. Me relevai et tournai en rond, laissant derrière moi des traînées de désespoir. Je me cognais au mur, je tournais et j’étais agité et mal comme un chacal dans un bocal, le sommeil m’avait abandonné, hélas, me dis-je, rien de tel qu’une bonne nuit d’insomnie après une longue journée d’angoisse pour voir d’un œil toujours plus noir un horizon toujours plus bouché, j’avais renoncé aux somnifères qui ne me faisaient pas dormir, et aggravaient les effets de l’insomnie.

Du temps passa dans une nervosité harassante.

J’avais envie de hurler.

Le petit réveil à quartz émettait un bruit désagréable, un battement chevrotant de cœur poussif, flô, flô, son propre cœur ou bien le cœur ou le pas lointain d’un ennemi sans nom, toujours égal mais dont la menace pesait toujours plus. C’était le seul défaut de ce réveil si précis. Je l’aurais bien jeté par la fenêtre, avec rage, dans la rue, ou jusque dans la fontaine ruisselante place de la République.

Liliane folle. Comme je l’aimais! Comme j’aimais Liliane, ma mère adoptive!

J’étais seul.

Je m’assoupis au matin.

L’enfer de René Belletto, lecture 3

Et si on lisait le début

Dimanche dans Première Ligne 34 je vous proposais le début du premier chapitre d’un bouquin que j’ai adoré.

Une sacrée découverte, un énorme coup de cœur

Aujourd’hui et dans le jour suivant je vous propose de lire la suite de ce premier chapitre et les jours prochains la fin et peut-être le chapitre suivant.

Le livre

L’enfer de René Belletto

Le début du chapitre 1 ICI

La suite 1 du premier chapitre là

La suite 2 du premier chapitre ici

L’enfer de René Belletto, lecture 3

Je me mis à suer comme une bête. La bière. Et une forte envie de pisser m’étreignit. J’allai me soulager. Je tirai la chasse. Hélas, elle n’aurait pas inquiété une fourmi malade rampant au fond de la cuvette. De pire en pire. Encore quelques semaines et les lieux d’aisance refouleraient les excréments dans la maison, où ils se répandraient et développeraient de nonchalantes et capricieuses figures, bien plutôt qu’ils ne les aspireraient droitement dans les entrailles de la terre.

Ce serait odieux.

Mon loyer était payé jusqu’à fin août.

Venait ensuite sur la cassette un Prélude et fugue du Clavier bien tempéré, en si mineur, le dernier du premier livre, joué au piano par Rainer von Gottardt. Bien sûr je ne pleurai pas, toujours pas. Mais j’avais envie. Une envie, chose curieuse, comme désincarnée, je veux dire : pas de gorge serrée, de souffle plus bref, d’yeux piquants, l’envie de pleurer d’un côté et moi de l’autre, oui, curieux, Rainer von Gottardt selon son génie jouait vite mais avec un recueillement que seule permet d’habitude la lenteur, malgré la vitesse on attendait chaque note comme si la précédente eût été jouée la veille, or elles se suivaient de près, de très près, sans répit, c’était vif et lent, fébrile et intense, plein de remous furieux sur cinq mille mètres de fond paisible, on était pris dans un tourbillon de lenteur, on passait sa vie avec chaque note, et pourtant on n’avait pas le temps de souffler.

J’écoutai jusqu’au bout. Six minutes cinquante-trois. Je me levai. J’arrêtai le petit Saba. Le silence revint, s’installa bien à son aise. Alors le téléphone sonna chez les voisins absents. Cela arrivait souvent. Je sursautai, mon cœur s’affola, je haletai, et dans ce halètement se logea, s’incarna l’envie de pleurer jusqu’alors errante, mais la colère l’emporta, cinq, sept, douze fois la sonnerie retentit, je rêvai de défoncer la cloison, de décrocher et d’émettre des paroles telles que la personne à l’autre bout du fil ne s’avise jamais de refaire le numéro, voire les numéros approchants, voire renonce prudemment à l’usage du téléphone en général et change de trottoir à la vue d’une cabine.

Des paroles terriblement efficaces.

Le soleil avait chu, le ciel pâlissait, la nuit menaçait. Mais la chaleur restait collée aux hommes, les engluant et les oppressant. Pourtant, l’idée de fraîcheur, qu’il était préférable d’écarter durant la journée, se frayait un chemin timide dans l’esprit des mêmes hommes, et pour l’aider à mieux se le frayer, ce chemin, et le faire moins timide, je me rasai et pris une douche, et même m’arrachai deux assez longs poils qui avaient crû sans retenue sur le lobe de mon oreille gauche. Nulle coquetterie dans cet arrachement. En ces jours de fournaise et de solitude insensées, le souci esthétique concernant ma personne ne m’obsédait pas, et douze mètres d’épaisse fourrure simiesque me seraient sortis de chaque oreille que seul le grave inconfort m’aurait jeté dans la contrariété.

J’arrachai.

Tix! Tux! J’en eus la chair de poule par tout le corps.

J’enfilai chemise et pantalon. Pas de différence notable de blancheur. Un expert en blancheur comparée de compétence internationale en aurait peut-être décelé une, moi pas.

J’ouvris grandes les fenêtres.

Par habitude, je pris sous le bras ma veste bleu marine laine et soie, un peu luisante aux coudes et aux omoplates, à vrai dire beaucoup, on pouvait se voir dedans, mais encore très mettable, seule veste ou habit de ce genre encore mettable dont je disposasse, et descendis les cinq étages en me laissant aller, souple, utilisant la pesanteur pour préserver ce qui me restait d’énergie, veillant seulement à ne pas prendre une vitesse excessive qui aurait pu être dangereuse à l’arrivée, et savourant la température supportable qui régnait dans l’escalier.

Il faisait trente fois plus chaud dans la rue, mais tout de même quarante fois moins qu’en plein après-midi.

Je marchai vers la place de la République. Après dix pas, je me retournai, me croyant observé. Je l’étais. Mon voisin du dessus prenait l’air sur son balcon. Il ne quittait Lyon que le 4. C’était un ancien pompier très grand, très fort et très laid, d’origine norvégienne, qui, l’année de sa retraite, avait gagné deux cent mille francs à un concours publicitaire et s’était acheté cet appartement du dessus que lui avait cédé pour une somme inférieure à sa valeur réelle un propriétaire de supermarché dont il avait sauvé la fille des flammes ou de la noyade, je ne savais plus. Un géant. Son balcon, aussi étriqué que le mien, lui arrivait aux genoux. On aurait dit qu’il était debout dans un nid d’hirondelle.

Nous nous saluâmes au même moment d’un geste de la main, le sien ample, très ample, à chasser les nuages s’il y en avait eu, depuis qu’il me savait seul dans l’appartement ses manifestations amicales devenaient plus intenses et moins brefs ses discours, et plus amples ses saluts lointains.

Je me traînai rue Stella, où ma Dauphine était garée, un peu avant l’hôtel des Étrangers.

Silence. La clé farfouillant dans la serrure fit un vacarme complexe d’accident d’avion.

Je démarrai. C’était l’heure où on pouvait envisager de poser ses mains sur le volant sans être obligé l’instant d’après de galoper au Rhône en hurlant pour se les tremper dans l’eau, écarlates et fumantes. Je pris les quais, le pont Lafayette à droite, puis le cours Lafayette et le cours Tolstoï dans le prolongement, plusieurs kilomètres en quelques minutes, tout défilait sans laisser de traces sur la rétine et dans l’encéphale, la ville était morte, elle avait rendu le dernier soupir dans la nuit du 31 juillet au 1er août, il me fallut arriver au feu de la place Grandclément pour rencontrer âme qui vive, peu d’âme et peu vivante en vérité, deux vieillards que la gravité de leurs infirmités avait empêchés de fuir l’été et qui traversèrent devant moi, cassés en deux, le blanc de l’œil tout apparent, chaussés de grosses chaussures d’hiver et mâchant leurs gencives de bon cœur.

Je continuai de m’enfoncer dans Villeurbanne désert par la rue Léon Blum. En traversant le quartier dit du « Bon coin », je reconnus, collée sur le panneau de bois d’un café fermé, la petite affiche jaune, comme chaque année, des concerts Hector et Isabel Dioblaníz. Comme chaque année, j’avais reçu une invitation. Où l’avais-je fourrée? À mon avis, derrière le Saba.

L’enfer de René Belletto, lecture 2

Et si on lisait le début

Hier, dans Première Ligne 34, je vous proposais le début du premier chapitre d’un bouquin que j’ai adoré.

Une sacrée découverte, un énorme coup de cœur

Aujourd’hui et dans les jours suivants je vous propose la suite de ce premier chapitre et les jours prochains la fin.

Le livre

L’enfer de René Belletto

Le début du chapitre 1 ICI

La suite 1 du premier chapitre là

Chapitre 1 suite 2

Je frottai ou fis semblant de frotter ma chemise aux aisselles, la tordis sans ménagement, l’étendis. Je la trouvai impeccable. Rien d’étonnant. La quantité de lessive que j’avais précipitée dans la cuvette aurait blanchi une charrette d’anthracite. Et je salis peu. J’ai longtemps cru que je salissais peu. Assez tard dans ma vie, des gens m’avaient fait remarquer, agacés parfois, que je salissais comme tout le monde. Peut-être. Sûrement. N’empêche. J’ai peine à le croire. Il m’arrive encore de trouver mes habits sales propres.

Dans un quart d’heure, une demi-heure au plus, elle serait sèche.

Je tirai la porte de mon réfrigérateur délabré. En ruine. Miracle, elle s’ouvrit. Le réfrigérateur contenait en tout et pour tout deux bières. J’en empoignai une. Le moteur de l’engin, accablé lui aussi par la chaleur, s’épuisait en un vacarme grasseyant et irrégulier de mauvais augure.

La rage impuissante de l’agonie.

Je pris mon élan, un véritable élan, pour refermer la porte à toute volée, comme si je voulais expédier tant de vieillerie hors des limites de la ville. Elle se ferma, se tint fermée, bravo. Pour fermer, c’était simple. Il fallait faire preuve, selon son tempérament ou l’humeur du moment, soit d’une délicatesse angélique – flooop, fermée –, soit d’une brutalité géologique, toute solution intermédiaire échouait sans remède. Il suffisait de le savoir. L’ouverture en revanche échappait à la prévision raisonnée. Pas de règle. Tout était possible. Une traction normale, ou anormalement faible ou forte, pouvait être efficace ou non : le refus total n’était pas à exclure. C’était le pire. On traînait alors le réfrigérateur par la poignée à travers l’appartement comme une sale bête en arrachant l’électricité derrière et une partie du mur autour de la prise, rien à faire, la porte restait soudée au corps de l’objet. Mais dix minutes plus tard, un simple effleurement et elle s’ouvrait largement, franchement, avec un profond soupir, comme soulagée elle-même, ou encore, c’était possible, avec mille réticences, émettant un intolérable grincement aigu et ironique, prête semblait-il à se refermer d’un coup haineux.

Il arrivait même qu’elle s’ouvrît seule, sans raison, par bravade. Je la refermais alors d’une ruade dont la puissance déjà considérable était centuplée par un esprit de vengeance certain.

La bouteille de bière était à peine fraîche à ma paume.

J’écoutai, enfin, un peu de musique. J’écoutai la cantate n° 82 de Bach, pour la Fête de la Purification, me hâtant d’avaler la bière à peine fraîche à ma paume avant qu’elle ne fût trop brûlante à ma gorge. Jadis, cette cantate m’émouvait parce que la voix de basse dit des choses comme : fermez-vous, yeux fatigués, endormez-vous, fermez-vous dans une douce béatitude, je me réjouis de ma mort, ah! si seulement j’avais déjà trouvé la mort! et moi-même souvent j’avais envie de fermer mes yeux fatigués, j’écoutai et je fus encore ému, un peu de l’émotion de jadis parvint à m’irriter.

L’affiche était à ma hauteur. Je fis un pas machinal pour me mettre dans l’axe du regard de Bach, je le regardai mais lui ne me regardait pas, et ne me regarderait jamais. Quatre ans plus tard, dans les derniers jours de mars 1750, un oculiste itinérant, John Taylor, tenta deux opérations sur Bach. Bach en mourut quatre mois après (et non six, comme l’écrit Forkel, qui a repris beaucoup d’erreurs du Nécrologue de 1754). Bach n’est d’ailleurs pas le seul patient que les pratiques de Taylor menèrent au tombeau sans délai. Une opération ophtalmologique en 1750! Fut un temps où j’ignorais même que cela se pratiquât. Je croyais qu’en matière d’opération ophtalmologique, en 1750, on se bornait à faire sauter au couteau l’œil atteint avant de désinfecter la plaie au fer rouge. Non. Taylor par exemple traitait la cataracte, à la suite de quoi certes les malades aveuglés pour de bon mouraient en quelques jours de souffrances inhumaines, mais enfin on tentait ce genre d’intervention.

Que le sommeil vous ferme, paupières fatiguées!

PREMIÈRES LIGNE #34

PREMIÈRES LIGNE #34

PREMIÈRES LIGNE #34

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre du jour

Une sacrée redécouverte, un énorme coup de cœur

L’enfer de René Belletto

CHAPITRE I

J’entrepris d’écrire, à l’intention de ma mère adoptive, une lettre de suicide, que j’enverrais peu avant de me donner la mort, dans trois jours, une semaine, un mois, je ne savais, mais enfin ce serait chose faite, je veux dire écrire cette lettre.

Explications, remerciements, pardon sollicité, je t’embrasse et je t’aime, Michel.

Deux feuillets et quart d’un discours et d’une écriture d’outre-tombe, mais assez soutenus, allants, compacts, quasi allegro à leur façon, au début j’eus un peu envie de pleurer, au milieu beaucoup, je faillis poser mon front sur mes bras repliés et m’abandonner à des sanglots, de ceux qui font trépider l’abdomen et l’endolorissent. À la fin, soulagé peut-être, et absorbé par mon effort d’expression écrite, plus du tout, au point même de cracher avec une certaine verve par la fenêtre ouverte après avoir léché l’enveloppe et le timbre, ce dont j’ai horreur, lécher la colle.

J’étais certain de ne pas avoir de timbre. Néanmoins, j’avais cherché longtemps, longtemps, trop longtemps, oubliant presque pourquoi je cherchais, ce que je cherchais, et, miracle, j’en avais découvert un, sale, fripé, comme apeuré au fond de la poche arrière gauche d’un pantalon, là où je ne mets jamais de timbres, et où il devait se morfondre depuis des semaines, sinon des mois.

Madame Liliane Tormes, 21, chemin du Regard, 69100 Villeurbanne. Je crachotai encore, mais il n’y eut que le bruit et la grimace. Pas de matière salivaire. Il faisait trop chaud et desséché.

J’avais soif.

Je fis glisser l’enveloppe au milieu de la table, le plus au milieu possible, au centimètre près. J’y mis le temps nécessaire. Puis j’empoignai les rebords de la table, à droite et à gauche, bras tendus, et demeurai ainsi quelques instants, dans une attitude de maître du monde.

Je me levai soudain. Une goutte de sueur vola. La chaise ripa, manqua tomber, ne tomba pas.

J’allai me pencher à la fenêtre, pratiquement murée. On aurait pu atteindre le mur aveugle et lépreux d’en face avec un crayon neuf. Nulle fraîcheur. L’air sans mouvement, ici moins qu’ailleurs, étouffait.

À la cuisine, je bus de l’eau. À la salle de bains, je m’aspergeai le visage. Aux toilettes, j’urinai à grand fracas. La chasse fut à peine plus bruyante. Il est vrai qu’elle marchait mal. Je constatai une fois de plus que ma chair était douloureuse. Quand j’urinais à grand fracas, ou quand je fermais très fort les paupières, ou me heurtais de l’épaule ou d’autre chose à un chambranle de porte ou ailleurs ou me pinçais par exemple l’avant-bras ou la peau du ventre, je sentais ma chair brûlante et fragile, comme en cas de fièvre de cheval. Peut-être avais-je la fièvre? Non, je ne croyais pas. L’infinie chaleur de la saison, les insomnies qui me harcelaient, mon alimentation capricieuse et le triste état de mon âme expliquaient de reste cette impression de fièvre de cheval.

Je revins prendre la lettre, m’entroupai dans le fil du téléphone, traversai le hall, passai dans la pièce de devant où je m’entroupai encore dans le fil du téléphone, car il y avait deux postes téléphoniques dans l’appartement, vestige de l’époque où deux personnes étrangères l’une à l’autre vivaient là, l’une dans la pièce de devant, l’autre dans la pièce de derrière, et avaient décidé un beau jour je suppose d’accroître leur indépendance par cette installation. Je faillis choir, et arracher le fil du téléphone pour apaiser une hargne soudaine. J’étais comme prêt au combat. Puis je repris aussi soudainement mes façons somnambuliques. Ces deux téléphones ne servaient qu’à m’énerver. Ils sonnaient en même temps. Double bruit, donc. Et je m’entroupais dans les fils.

Il est vrai qu’ils ne sonnaient jamais. Sauf quand ma mère appelait, mais c’était surtout moi qui l’appelais. Et son téléphone était en panne. Impossible de l’appeler.

Je rangeai la lettre cachetée et timbrée (j’avais trouvé un timbre! J’étais encore sous le coup de la stupéfaction) dans le tiroir inférieur d’une commode passée au brou de noix par celle qui fut longtemps ma compagne dans ces murs et qui, lassée de mon être et de mes manières d’être, être et manières d’être qui auraient lassé et fait trépigner une statue de pierre, avait fui un matin vers d’autres cieux. Un après-midi, à vrai dire. Autour des quatre heures. En hiver.

Je rangeai la lettre parmi divers objets, une trousse à crayons en plastique à la fermeture éclair défectueuse (on ne pouvait plus ni la fermer ni l’ouvrir), un tube de colle séchée et durcie, un lance-pierres fabriqué par moi du temps de ma jeunesse, un jeu de cartes truqué, un pistolet à amorces, une tonne de lettres privées ou administratives dont les expéditeurs attendaient ma réponse depuis des myriades de décades, un diapason (laaaaaa) aux branches à section carrée, l’emballage et la notice explicative de mon réveil à quartz qui n’avait ni avancé ni retardé d’une seconde depuis un an, ma vétuste et détraquée petite machine à écrire, un rouleau d’amorces roses, quatre porte-clés, une poignée de ces bouts de feutre qu’on met sous les chaises pour éviter d’importuner la moitié de la ville quand on les racle avec rage pour une raison ou pour une autre sur le sol carrelé d’une cuisine, une copie du pauvre testament de Liliane, un cendrier en aluminium qui devait peser trois grammes, un exemplaire jaunâtre de mon livre Les Fugues de Bach, et un tube d’Alymil 1000, Laboratoires Pharmaceutiques Dioblaniz, LPD, cinq comprimés absorbés à une minute d’intervalle vous endormaient leur homme pour l’éternité, si mes renseignements étaient bons. Or ils étaient excellents.

Excellents.

Si cette lecture vous a plu, je vous propose le suite toute cette semaine

Alors à tout vite, dés demain midi

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