PREMIÈRES LIGNE #154 : Le châtiment du sang, Céline Picard

PREMIÈRES LIGNE #154

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

Le châtiment du sang, Céline Picard

CHAPITRE 1

Banjo est un golden retriever heureux. Tous les dimanches, Paulette, sa maîtresse, l’emmène au club canin où il retrouve ses congénères pour travailler l’obéissance, domaine dans lequel il n’excelle guère, et pour se dépenser en pratiquant l’agilité. Mais ce qu’il aime par-dessus tout, c’est s’amuser avec une belle braque croisée répondant au doux nom de Gaïa.

Comme chaque semaine, Paulette et Banjo parcourent à pied les deux kilomètres qui séparent la maison du centre d’éducation. Ils profitent ainsi des premières lueurs de l’aube qui donnent des reflets dorés à la campagne silencieuse et discrète. Les champs labourés aux mottes argileuses saillantes attendent les semailles du blé d’hiver dans un silence ouaté. Seuls quelques animaux, fouissant, cherchant, chantant, apportent une belle sonorité à cette paix. L’automne est déjà bien avancé, mais la douceur, fragment de l’été passé, ne veut pas renoncer. Malgré cette impression estivale, la pluie a fait la veille une apparition soudaine et les sols ont déjà absorbé ce précieux élixir de vie pour le restituer aux nappes phréatiques et à la flore. Quelques flaques et des lambeaux épars de brume humide attestent de son passage. Cette eau bénéfique exhale les parfums et Banjo en profite au maximum, la truffe au vent. À peine a-t-il levé son museau que ses cellules olfactives captent un puissant fumet. Il s’arrête, renifle et essaie de localiser ce mélange d’odeurs de charognes de rongeurs et de viscères d’un chevreuil dans lesquels il adore se rouler. Banjo se presse de suivre cette fragrance avant qu’elle ne disparaisse, malgré les remontrances de sa maîtresse qui le perd de vue et s’affole en imaginant son état de saleté. Comme chaque fois qu’il s’éloigne, elle le repère grâce à ses aboiements, le rejoint et se demande ce qu’il a bien pu trouver. Lorsqu’elle arrive à sa hauteur et s’apprête à lui passer la laisse, elle s’étonne de trouver Banjo calme, incrédule. Elle lève les yeux. Son nerf optique lui transmet alors les informations captées par les cellules ré Comme chaque semaine, Paulette et Banjo parcourent à pied les deux kilomètres qui séparent la maison du centre d’éducation. Ils profitent ainsi des premières lueurs de l’aube qui donnent des reflets dorés à la campagne silencieuse et discrète. Les champs labourés aux mottes argileuses saillantes attendent les semailles du blé d’hiver dans un silence ouaté. Seuls quelques animaux, fouissant, cherchant, chantant, apportent une belle sonorité à cette paix. L’automne est déjà bien avancé, mais la douceur, fragment de l’été passé, ne veut pas renoncer. Malgré cette impression estivale, la pluie a fait la veille une apparition soudaine et les sols ont déjà absorbé ce précieux élixir de vie pour le restituer aux nappes phréatiques et à la flore. Quelques flaques et des lambeaux épars de brume humide attestent de son passage. Cette eau bénéfique exhale les parfums et Banjo en profite au maximum, la truffe au vent. À peine a-t-il levé son museau que ses cellules olfactives captent un puissant fumet. Il s’arrête, renifle et essaie de localiser ce mélange d’odeurs de charognes de rongeurs et de viscères d’un chevreuil dans lesquels il adore se rouler. Banjo se presse de suivre cette fragrance avant qu’elle ne disparaisse, malgré les remontrances de sa maîtresse qui le perd de vue et s’affole en imaginant son état de saleté. Comme chaque fois qu’il s’éloigne, elle le repère grâce à ses aboiements, le rejoint et se demande ce qu’il a bien pu trouver. Lorsqu’elle arrive à sa hauteur et s’apprête à lui passer la laisse, elle s’étonne de trouver Banjo calme, incrédule. Elle lève les yeux. Son nerf optique lui transmet alors les informations captées par les cellules rétiniennes. Son cerveau effectue le travail d’analyse. Elle intègre ce qu’elle vient de voir. Elle reste là, figée, la main sur la laisse. Puis, brusquement, ses muscles se mettent en action, elle a un mouvement de recul et hurle d’une force inimaginable. Son cœur s’emballe, il bat si fort et si vite qu’elle croit faire un malaise cardiaque. Elle pense qu’elle va s’évanouir, mais son corps réagit différemment. Ses jambes décident à sa place et, aussi vite qu’elles le lui permettent, Paulette détale comme si Lucifer en personne lui demandait un service. Au bout de la laisse, Banjo la suit sans rechigner. C’est seulement en arrivant au bout du chemin que son corps cesse de fuir. Elle réussit à prendre son téléphone malgré les tremblements incontrôlables qui agitent ses mains et sans qu’elle sache comment parvient à composer le 18. Elle décrit tant bien que mal ce qu’elle a découvert à son interlocuteur et raccroche aussitôt. Troublée, perdue, Paulette s’effondre et caresse son chien pour occuper ses mains et son esprit en attendant que quelqu’un vienne les délivrer de ce cauchemar. Elle est assise et Banjo, couché sur ses jambes, ne songe plus qu’à protéger sa maîtresse.

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PREMIÈRES LIGNE #153, Parasite, Sylvain Forge

PREMIÈRES LIGNE #153

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

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Le livre en cause

Parasite de Sylvain Forge

Parasite
À Clermont-Ferrand, Marie Lesaux, capitaine fraîchement débarquée au sein de la brigade de protection de la famille, est chargée de tester les capacités de son nouveau coéquipier, réputé infaillible, un « policier » pas comme les autres puisqu’il s’agit d’une intelligence artificielle nommée Valmont.
Ce programme expérimental, mis au point dans le plus grand secret, pourrait résoudre les enquêtes les plus complexes. Assistée d’Ethan Milo, concepteur du projet, qui vit cloué dans un fauteuil depuis un attentat, Marie va utiliser Valmont pour tenter d’éclairer la mort d’une enfant, retrouvée au pied d’une tour. Une affaire qui semble pousser au suicide tous ceux qui s’y intéressent.
Confrontés au silence de la population, Marie et Ethan découvriront bientôt une menace qui dépasse leurs pires cauchemars…

1

La foule était dense et le crépuscule s’installait. Des silhouettes anonymes chargées de sacs de courses s’affairaient en tous sens sur les trottoirs. Une jeune femme admirait les décorations de Noël et regardait les bus de la capitale flanqués de publicités pour les grands magasins.

Paris

Elle aimait cette ville. Les souvenirs affluaient qui lui rappelaient les débuts de sa carrière. C’était avant qu’elle ne rencontre Michel, son ex-mari, et tout ce qui s’en était suivi.

Elle chassa ces pensées mélancoliques. Quelque chose clochait autour d’elle. C’était dans l’air, presque tangible. L’expérience. Une sorte de sixième sens nourri par des heures sur le terrain. La jeune femme, sans aucun signe extérieur d’affolement, checka toute la zone.

Une camionnette blanche stationnait au milieu de la chaussée, sans feux de détresse. Immobile. Anonyme. Les badauds la contournaient comme 12si elle n’existait pas. Mais Marie ne voyait qu’elle et chercha instantanément quelle pouvait être la cible. Un indice dans son entourage immédiat : synagogue, salle de spectacle ou terrasse de café… Ce qu’elle remarqua lui donna la chair de poule. Un panneau annonçait la proximité d’une école.

Sa main se posa par réflexe sur la crosse de son arme, rangée dans l’étui réglementaire collé contre sa taille. Que pouvait-elle faire ? Dégainer maintenant risquait de déclencher un mouvement de panique.

Un bus s’approchait, clignotant sur la droite. Les voyageurs allaient descendre à quelques mètres du véhicule suspect.

Marie sortit doucement son arme et tira la culasse vers l’arrière. Le bruit caractéristique indiqua qu’une cartouche était chambrée. Elle avait pris sa décision.

La porte latérale glissa côté gauche et deux silhouettes jaillirent. Cagoules noires, tenues sombres et fusils d’assaut.

Kalachnikov !

L’un des deux hommes resta en couverture près du véhicule. Le second se mit à courir vers l’arrêt de bus. Marie savait qu’une fois sur le trottoir, il ne serait plus qu’à quelques mètres de l’entrée de l’école pour un épouvantable carton. Les battements de son cœur s’accélérèrent. Son gilet pare-balles, en cas d’impact avec une arme de guerre, ne lui serait d’aucune utilité.

13— Police, lâchez vos armes !

Le premier des deux hommes tourna la tête vers elle. Le second se rua vers le bus d’où des femmes et de nombreux enfants commençaient à sortir.

Marie vit le canon de la Kalache la mettre en joue. Ses bras étaient tendus et son Sig Sauer pointé vers l’homme en noir.

Plus le moment de réfléchir.

Les paroles de son instructeur lui revinrent en mémoire : « Vous devez tirer pour tuer, sinon, inutile de dégainer. »

Elle fit feu à trois reprises.

Une balle toucha le pneu avant de la camionnette, les suivantes atteignirent l’individu à l’aine et au torse. Il bascula en arrière.

Les joues de Marie s’empourprèrent tandis qu’elle cherchait l’autre assaillant des yeux.

La foule était trop dense. Des gens fuyaient dans tous les sens.

Où es-tu, salopard !

Son cœur battait la chamade.

Elle resta pétrifiée au moment où les badauds et tout le décor disparurent au milieu d’une lumière éblouissante. C’était la fin.

Écran blanc.

Silence.

Des lettres s’affichèrent en grands caractères devant la jeune femme :

14EVA : Entraînement Vidéo Assisté

Cibles atteintes : 50 %

Victimes : 18

Les néons crépitèrent. Un instructeur s’approcha de Marie.

Autour d’eux, le stand de tir sentait la poudre et l’huile.

— Que s’est-il passé, capitaine Lesaux ?

Marie sécurisa son arme et balbutia quelques excuses en guise de réponse :

— C’était si réaliste… J’ai tout vécu comme si c’était vrai.

L’homme portait une casquette siglée « Police nationale ». Il hocha la tête.

— C’est autre chose que des cibles en carton, pas vrai ?

— Le terroriste s’est fait sauter ?

— Exact, juste devant l’école : dix-huit victimes, morts ou blessés, le programme de simulation ne le dit pas.

Les lèvres de Marie tremblaient légèrement.

— J’ai manqué de temps.

Le policier avait un ton compréhensif.

— L’EVA sert à ça : apprendre à réagir face à une situation violente, telle qu’on peut en rencontrer sur le terrain. Vous vous souvenez du scénario ? Un attentat a eu lieu avec de nombreuses victimes et les terroristes sont en fuite. Au vu des éléments dont vous disposiez, la loi du 3 juin 2016 pouvait s’appliquer.

15— Légitime défense étendue ?

— Oui : autorisation de neutraliser sans sommation un individu armé venant de commettre plusieurs meurtres.

— J’aurais dû les abattre tous les deux, sans attendre et sans me signaler ?

— Vous vouliez les mettre en garde à vue ? Des kamikazes ? Ils avaient une Kalachnikov et une cagoule, leurs intentions étaient parfaitement claires.

Elle se repassait la scène en boucle.

Les entraînements de tir vont devenir de plus en plus éprouvants.

Son téléphone sonna dans la poche de son blouson.

— Marie, on vous cherche partout.

C’était la secrétaire du patron.

— Qu’y a-t-il ?

— Le commandant Masson veut vous parler, il dit que c’est urgent.

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Premières Lignes #152 : Les vilaines, Camila Sosa Villada

PREMIÈRES LIGNE #152

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

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Le livre en cause

Les vilaines, Camila Sosa Villada

Les Vilaines : Résumé

La Tante Encarna porte tout son poids sur ses talons aiguilles au cours des nuits de la zone rouge du parc Sarmiento, à Córdoba, en Argentine. La Tante – gourou, mère protectrice avec des seins gonflés d’huile de moteur d’avion – partage sa vie avec d’autres membres de la communauté trans, sa sororité d’orphelines, résistant aux bottes des flics et des clients, entre échanges sur les derniers feuilletons télé brésiliens, les rêves inavouables, amour, humour et aussi des souvenirs qui rentrent tous dans un petit sac à main en plastique bon marché. Une nuit, entre branches sèches et roseaux épineux, elles trouvent un bébé abandonné qu’elles adoptent clandestinement. Elles l’appelleront Éclat des Yeux.

Premier roman fulgurant, sans misérabilisme, sans auto-compassion, Les Vilaines raconte la fureur et la fête d’être trans. Avec un langage qui est mémoire, invention, tendresse et sang, ce livre est un conte de fées et de terreur, un portrait de groupe, une relecture de la littérature fantastique, un manifeste explosif qui nous fait ressentir la douleur et la force de survie d’un groupe de femmes qui auraient voulu devenir reines mais ont souvent fini dans un fossé. Un texte qu’on souhaite faire lire au monde entier qui nous rappelle que « ce que la nature ne te donne pas, l’enfer te le prête ».

La nuit est profonde : il gèle dans le Parc. De très vieux arbres qui viennent de perdre leurs feuilles semblent adresser au ciel une prière indéchiffrable, mais essentielle pour la végétation. Un groupe de trans fait sa maraude. Elles sont protégées par la futaie. Elles semblent faire partie d’un même corps, être les cellules d’un même animal. C’est comme ça qu’elles bougent, comme si elles formaient un troupeau. Les clients passent dans leurs voitures, ralentissent quand ils voient le groupe, et, parmi les trans, en choisissent une qu’ils appellent d’un geste. L’élue accourt. C’est comme ça que ça se passe, nuit après nuit.

Le Parc Sarmiento se trouve au cœur de la ville. C’est un vaste poumon vert, avec un zoo et un parc d’attractions. La nuit, les lieux deviennent sauvages. Les trans attendent sous les arbres ou devant les voitures, elles promènent leurs charmes dans la gueule du loup, devant la statue de Dante, la statue historique qui donne son nom à l’avenue. Chaque nuit, les trans surgissent du fond de cet enfer, mais personne n’écrit à ce sujet, elles jaillissent afin de faire renaître le printemps.

Avec les trans, il y a aussi une femme enceinte, la seule dans le groupe qui soit née femme. Les autres, les trans, se sont transformées elles-mêmes pour le devenir. Au pays des trans du Parc, c’est elle, la personne différente, cette femme enceinte qui fait toujours la même blague : elle prend par surprise l’entrejambe des trans. C’est ce qu’elle est en train de faire à l’instant même, et toutes rient aux éclats.

Le froid n’arrête pas la ronde des trans. Une fiole de whisky passe de main en main, des papiers saupoudrés de cocaïne passent successivement sous tous les nez, quelques-uns d’entre eux sont énormes et naturels, d’autres, tout petits, ont été opérés. Ce que la nature ne te donne pas, l’enfer te le prête. Là, dans ce Parc qui jouxte le centre-ville, le corps des trans emprunte à l’enfer la substance de ses charmes.

Tante Encarna participe à ce sabbat avec un enthousiasme féroce. Après la coke, elle exulte. Elle se sait éternelle, elle se sait invulnérable, telle une ancienne idole de pierre. Mais quelque chose qui vient de la nuit et du froid attire son attention et l’éloigne de ses amies. Depuis les broussailles, quelque chose l’appelle. Au milieu des rires, du whisky qui va et vient d’une bouche fardée à l’autre, au milieu des coups de klaxon de ceux qui sont à la recherche d’un peu de bonheur auprès des trans, Tante Encarna perçoit un son qui vient d’ailleurs, émis par quelque chose ou par quelqu’un qui n’est pas comme les personnes que nous avons sous les yeux.

Les autres trans continuent leur maraude sans prêter attention aux mouvements d’Encarna. C’est que la Tante perd la mémoire, elle raconte et reprend sans cesse les

mêmes vieilles anecdotes. Les choses les plus récentes et les plus familières n’ont pas de place dans sa mémoire. Il y a un moment dans la vie où aucun souvenir n’est à l’abri. Alors elle note tout dans des petits cahiers, elle colle des post-it sur la porte du frigo, autant de manières de l’emporter sur l’oubli. Il y a des filles qui pensent qu’elle est en train de devenir folle, d’autres qu’elle en a assez de se souvenir. Elle a reçu beaucoup de coups, Tante Encarna, des grolles de flics et de clients ont joué au foot avec sa tête et aussi avec ses reins. À cause des coups reçus dans les reins, elle pisse du sang. Alors personne ne s’inquiète quand elle s’en va, quand elle les quitte, quand elle répond aux sirènes de son destin.

Elle est un peu désorientée quand elle s’éloigne, …

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Premières Lignes #151 : Brouillards, Victor Guilbert

PREMIÈRES LIGNE #151

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

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Le livre en cause

Brouillards, Victor Guilbert

-one-

Parce que courir avec une seule chaussure, ce n’était pas seulement un handicap de confort. Il y avait aussi que ses chaussettes, Marcel Marchand les faisait tricoter sur mesure par un petit tailleur de Chinatown, un type extra, comme aurait dit sa grand-mère qu’il avait tant aimée, un type qui savait tricoter des socquettes impeccables sans ces bourrelets de tissu qui venaient gâcher l’avant des chaussettes, ces coutures excroissantes qu’on tentait de déplacer, tantôt vers le haut, tantôt vers le bas, pour se libérer les orteils d’une friction peu commode.

Les chaussettes ajustées par un couturier, c’était d’ailleurs l’unique luxe que Marcel Marchand s’accordait car le seul qui importait à ses yeux. Alors courir la chaussure gauche en moins sur les trottoirs new-yorkais et sacrifier par là même le fin tissage artisanal, c’était hors de question.

Marcel Marchand soupira. Dans ce petit café de la 20e Rue, rare recoin tranquille de l’inarrêtable Manhattan où il avait ses habitudes matinales, à savoir un macchiato au lait d’avoine et un cookie avec du gros sel sur le dessus, il aimait retirer le pied gauche de sa chaussure quelconque pour faire prendre l’air à sa chaussette élégante dans l’espoir inavoué qu’un regard s’égarerait sur cette coquetterie et la trouverait tout à fait remarquable.

Avec son allure de Gaulois moyen à la bedaine naissante et ses chaussettes colorées haut de gamme auxquelles personne ne prêtait vraiment attention, Marcel Marchand était certainement un original, mais il suscitait immédiatement le désintérêt chez quiconque remarquait sa présence. Marcel Marchand, Mama comme on le surnommait à la DGSE, ne payait pas de mine et c’était exprès.

Il enfila soigneusement la chaussure baladeuse, sans se presser, pour ne pas éveiller les soupçons, parce que courir avec une seule chaussure, ce n’était pas seulement un handicap de confort, donc. Mama avait déjà repéré les deux hommes quand ils étaient passés une première fois devant la vitrine avant de se décider à pénétrer dans son havre de paix de la 20e Rue.

Le grand noir chauve avec de la prestance, Mama l’avait surnommé « Galapagos », du nom du pur-sang majestueux qui avait passé les dernières années de sa vie dans le haras de sa grand-mère qu’il avait tant aimée. Le petit blond trapu, quant à lui, avait été affublé du surnom de « Merlin » parce qu’il avait un nez crochu, comme une sorcière, et que Mama ne connaissait pas d’autre nom de sorcier masculin.

Marcel Marchand connaissait par cœur les pedigrees de « Galapagos » et de « Merlin », tous les deux agents de la CIA, tous les deux formés à traquer, arrêter, éliminer les ennemis de la nation américaine. Et il ne faisait aucun doute que la raison de leur présence dans ce petit café discret de la 20e Rue était bel et bien de remplir cette mission précise en l’arrêtant lui, Marcel Marchand, ennemi de la nation américaine en sa qualité d’espion français membre de la DGSE. Il n’y avait pas de hasard.

Car s’il existait une entente tout à fait cordiale entre les deux pays qui se souriaient aimablement de part et d’autre de l’Atlantique, il n’en restait pas moins vrai que cette paire de vieux copains continuait de s’observer discrètement par en dessous, sur le principe vérifié que ce ne sont jamais les ennemis qui déçoivent.

Tout comme Galapagos et Merlin, Mama avait lui aussi appris à espionner, renseigner, manier les armes, tuer à mains nues, dans des camps d’entraînement de son Hexagone natal. Il avait connu l’Afrique, l’Europe de l’Est, un peu l’Asie, avant d’atterrir à New York où il avait mis au service de l’État le plus exceptionnel de ses talents : celui de physionomiste.

Cette capacité unique avait entraîné la création d’un service de la plus haute importance et dont il était le seul membre. Gratte-papier dans une sous-direction de l’ONU au bord de l’East River, bien loin des radars pour mieux passer inaperçu, Marcel Marchand avait peu à peu tissé avec brio sa toile invisible dans laquelle de nombreux agents de la CIA s’étaient retrouvés prisonniers sans le savoir. Une fois repérés les immeubles souvent visités, les cafés fréquentés, les restaurants, les théâtres, les cinémas, les lieux publics où ces agents se pensaient discrets, Mama avait fait bénéficier la France et l’Europe de son talent spectaculaire de physionomiste d’exception.

C’est ainsi qu’après huit années passées sur le sol américain, il connaissait le visage d’un nombre impressionnant de recrues des services secrets auxquelles il avait associé un parcours, un CV, une identité avec l’aide des informaticiens de la DGSE. Grâce à sa mémoire hors norme des visages et son système mnémotechnique de surnoms pour chacun d’eux comme en avaient hérité Galapagos et Merlin, les profils de plusieurs centaines d’agents de la CIA étaient ancrés dans un lobe de son cerveau bien organisé.

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Premières Lignes #150 : En mémoire de Fred, Clayton Lindemuth

PREMIÈRES LIGNE #150

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

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Le livre en cause

En mémoire de Fred, Clayton Lindemuth

RÉSUMÉ

Baer Creighton est un cul-terreux fruste et macho obsédé par le Bien et le Mal. Depuis que, gamin, son grand frère Larry a essayé de l’électrocuter, il reçoit une décharge chaque fois que quelqu’un lui ment. Ou alors il voit une lueur rouge dans les yeux du menteur. Un don fort utile, mais est-ce suffisant maintenant qu’il faut venger Fred ? Le pitbull, son seul ami dans les bois de Caroline du Nord où il vit pas très loin des personnages de Ron Rash, a été kidnappé. On le lui a rendu en piteux état, victime d’un des impitoyables combats de chiens clandestins qu’organise l’abominable Joe Stipe, le caïd de la région. Quand il ne soigne pas Fred devenu quasi aveugle, Baer distille une gnôle si sublime que tout le monde lui en achète, le shérif compris. Ça lui donne du courage pour mûrir son plan. Non qu’il en manque, mais, en face, l’ennemi surarmé est en nombre et la lutte semble inégale. « Œil pour œil, dent pour dent », tel est le code de l’honneur hérité des pionniers. Baer l’appliquera jusqu’au bout. Voire plus loin.

J’ai approché la lampe de la tête de Fred. Ses yeux étaient injectés de sang, tuméfiés, et je l’ai contemplé quelques instants en me demandant si j’aurais le cran de l’achever si ça devenait nécessaire.

Fred a dit : « Si tu réglais plutôt leur compte aux ordures qui m’ont lâchement jeté dans l’arène ? »

1

Leurs voix m’ont guidé jusqu’ici, à quarante mètres du groupe. Malgré la pénombre, je les aperçois entre les arbres. J’effleure le Smith & Wesson plaqué contre ma hanche. Bientôt la fin des moissons, la température a commencé de plonger et plus je reste immobile, plus je me les caille.

Une vingtaine d’enfoirés. L’un d’eux a kidnappé Fred.

Ça ne va pas lui porter chance.

Accroupi derrière un orme, je me tasse contre l’écorce lisse.

Il fait si sombre que je pourrais me redresser pour agiter mon zob sans qu’ils s’en aperçoivent. La petite arène est éclairée par une lampe à kérosène, sa lumière orange vacille dans le tourbillon des papillons de nuit ; tout autour, les fêtards rigolent, braillent, sifflent comme s’ils mataient des filles à poil. D’où je suis, pas moyen de distinguer les combattants qui s’étripent au milieu de l’arène, deux chiens élevés dans ce but ou peut-être volés à un gosse ; ou alors à un pauvre con comme moi.

J’ai passé ma vie à changer de trottoir pour éviter menteurs et escrocs et les laisser se tromper et se voler mutuellement. Question repérage de menteurs, je suis champion. Mais ces mecs-là, autour de l’arène, ils sont au-delà du mensonge.

L’un de ces démons va le payer cher.

Je me lève, effleure le Smith une dernière fois et m’écarte du tronc. En entendant craquer une brindille, je me fige sur place avant d’avancer jusqu’à un autre arbre, puis un autre. Les feuilles mortes crissent sous mes pas. Plus que dix mètres. Il suffirait qu’un de ces gars se retourne pour que je sois repéré, mais ils sont bien trop accaparés par leur sport sanglant.

« Sport », mon cul.

Je mets à l’épreuve mes vieux muscles et mes articulations grinçantes en me lançant dans l’ascension d’un érable. D’abord la fourche à hauteur de mon bassin, puis la plus basse des grosses branches et ainsi de suite. Faut que je prenne de la hauteur pour distinguer les visages et l’autre côté de l’arène. Et si je n’arrive pas à voir les clébards s’entretuer, je n’en mourrai pas.

Certains de ces types ne me sont pas inconnus. George qui tient la scierie, et son cariste mexicain. Big Ted qui, grâce à sa pizzeria, est en relation avec des gros bonnets de Chicago et de New York. Ted est toujours prêt à vous rendre service, et à vous rappeler qu’il l’a fait – puis à vous envoyer un relevé mensuel de vos dettes. À l’extérieur du cercle, Mick Fleming, et à ses côtés, surprise, le pasteur Jenkins.

« Regardez-moi cet enculé. Mais tue-le, Achille, tue-le ! »

Celui-là, qui gueule le plus fort, c’est Cory Smylie, le fils du shérif de Gleason. Quelle description lui rendrait justice ? Un étron tassé au fond d’une boîte de conserve rouillée enterrée dans un champ d’épandage sous un cerisier noir aux branches chargées d’oiseaux larguant leur chiasse du matin au soir.

Je distingue le profil de Lucky Jim Graves, joueur de cartes endetté jusqu’aux burnes.

Sous mon poids, la branche pendouille. Une petite rafale et je suis bon pour me casser la gueule.

Celui-là, ça doit être Lou Buzzard. La branche me rentre dans le cul comme une selle de vélo de course et, dès que j’ai le malheur de remuer, ça déclenche un bruissement de feuilles. Mais je veux vérifier que c’est bien Lou, qui compte parmi mes clients depuis dix ans. Ça m’arrangerait que ces démons soient déjà en train de siffler ma gnôle. En me penchant encore un peu, je vais être fixé.

La branche cède avec un bruit de détonation. Me voilà le cul par terre et soudain je n’entends plus les hommes, seulement les chiens. Les mains se tendent vers les étuis des flingues, les canons argentés luisent comme des ruisseaux au clair de lune. Ces types ont apporté de quoi défendre leur sport, et ils sont plus adroits bourrés que je ne le serais en étant doublement à jeun.

« Vous, là-bas ! »

Joe Stipe. Mêlé à tous les business possibles et imaginables, camionnage, combats de chiens, paris… Y compris le mien, la distillation illégale. Il y a quelques années de ça, Stipe m’a envoyé des gros bras pour que je mette la clé sous mon alambic. Depuis, on n’est pas vraiment copains.

Le voilà qui s’amène, entouré de ses sbires.

« Attrape une lanterne, George ! On a de la visite. »

Assis en crabe, je me prends la lumière dans la tronche.

« Tiens, mais c’est Baer Creighton.

– Baer Creighton, hein ? Fais voir. »

Stipe approche encore la lampe. « Ouais !

– Le dites pas à Larry, conseille une voix.

– Larry est pas venu ce soir, répond Stipe. Qu’est-ce que vous foutez là, Baer ? Z’auriez pu vous faire descendre, espèce de con.

– Pourquoi j’étais perché dans cet arbre, bande de débiles ? Parce que j’aimerais mieux causer avec un sac de merde qu’avec vous autres. »

Ils se tiennent tranquilles en attendant un signe indiquant que ça va péter.

Pas ce soir, les gars. Un peu de patience et vous l’aurez, votre putain de signe.

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Blog en panne, au mois d’avril

Hello mes polardeux,

Un simple petit article pour vous demander pardon d’avoir arrêter de publier ici se derniers mois.

Et oui si le blog a été à l’arrêt car j’étais moi même en panne ! 😉

Juste un sale otite mal traité qui m’a totalement cassé et aussi le retour de la Covid qui n’a rien arrangé. Mais je vais mieux et du coup de reprends dès ce dimanche mes « Premières Lignes ». En plus se sera je crois le 150e …

Du coup comme je n’avais la grande forme, j’ai gardé toute mon énergie pour Collectif Polar, notre grand frère.

Et je profite aussi de ce billet pour vous souhaite tout le bonheur possible en ce mois de mai. 💐🌞

Et à très vite donc !

Premières Lignes #149 : Les morsures du passé, Lisa Gardner

PREMIÈRES LIGNE #149

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

Les morsures du passé, Lisa Gardner

Prologue

Danielle

JE N’AI PLUS BEAUCOUP de souvenirs de cette nuit-là. Au début, on croit qu’on n’oubliera jamais. Mais le temps est comme une sorte de brouillard, surtout pour les enfants. Et année après année, petit à petit, les détails se sont estompés dans ma mémoire. Un mécanisme d’adaptation, m’assurait le docteur Frank. L’évolution naturelle de ma psyché en voie de guérison. Aucune raison de me sentir coupable.

Mais je me sens coupable, évidemment.

Je me rappelle avoir été réveillée par un hurlement. Peut-être celui de ma mère, mais, d’après le rapport de police, plus probablement celui de ma sœur. Il faisait noir dans ma chambre. J’étais désorientée, je ne voyais rien. Et puis il y avait une odeur. C’est ce dont je garde le souvenir le plus net après toutes ces années. Une odeur de fumée que j’ai cru être celle d’un incendie, mais qui était en réalité une odeur de poudre, au bout du couloir.

D’autres bruits. Des choses que j’entendais sans les voir : des pas lourds, la chute d’un corps dans les escaliers. Et puis la voix retentissante de mon père, devant la porte de ma chambre.

« Oh, ma petite Danny. Ma jolie, jolie petite Danny. »

Ma porte s’est ouverte. Rectangle de lumière vive sur fond noir. La silhouette de mon père, découpée dans l’embrasure.

« Ma petite Danny, a-t-il chanté d’une voix plus enjouée. Ma jolie, jolie petite Danny. »

Ensuite, il a mis le pistolet sur sa tempe et appuyé sur la détente.

Je ne suis pas sûre de ce qui s’est passé tout de suite après. Est-ce que je me suis levée ? Est-ce que j’ai fait le numéro des secours ? Est-ce que j’ai essayé de ranimer ma mère, ou peut-être d’arrêter le sang qui ruisselait du crâne fracassé de ma sœur, du corps disloqué de mon frère ?

Je me souviens qu’un autre homme est entré dans ma chambre. Il m’a parlé d’une voix apaisante, il m’a dit que tout allait bien maintenant, que j’étais en sécurité. Il m’a prise dans ses bras, même si j’avais neuf ans et que j’étais trop grande pour qu’on me traite comme un bébé. Il m’a dit de fermer les yeux. De ne pas regarder.

J’ai hoché la tête sur son épaule, mais naturellement j’ai gardé les yeux ouverts.

Il fallait que je voie. Que j’enregistre. Que je me souvienne. C’est le devoir de l’unique survivant.

D’après le rapport de police, mon père était ivre ce soir-là. Il avait consommé au moins une bouteille de whisky avant de charger son arme de service. La semaine précédente, il avait perdu son emploi au bureau du shérif – après avoir reçu deux blâmes pour s’être présenté au travail en état d’ébriété. Le shérif Wayne, l’homme qui m’a sortie de la maison, avait espéré que ce licenciement obligerait mon père à s’amender, peut-être à s’inscrire aux Alcooliques Anonymes. J’imagine que mon père avait d’autres idées sur la question.

Il a commencé dans la chambre, surprenant ma mère à côté de son lit. Puis ça a été le tour de ma sœur de treize ans, qui avait sorti une tête dans le couloir, sans doute pour voir ce qui se passait. Mon frère de onze ans est lui aussi apparu dans le couloir. Il a tenté de prendre la fuite. Mon père lui a tiré dans le dos et Johnny est tombé dans les escaliers. La balle ne l’a pas tué sur le coup et il a mis un moment avant de mourir.

Je ne me souviens pas de ça, bien sûr. Mais j’ai lu le rapport officiel quand j’ai eu dix-huit ans.

Je cherchais une réponse que je n’y ai jamais trouvée.

Mon père avait tué toute ma famille, sauf moi. Est-ce que ça voulait dire qu’il m’aimait plus que les autres ou qu’il me haïssait plus que les autres ?

« Qu’en pensez-vous ? » me répondait toujours le docteur Frank.

J’en pense que c’est toute l’histoire de ma vie.

J’aimerais pouvoir vous dire de quelle couleur étaient les yeux de ma mère. Je sais qu’ils étaient bleus, logiquement, parce qu’à la mort de ma famille, je suis partie vivre chez tante Helen, la sœur de ma mère. Les yeux de tante Helen sont bleus et, à en juger par les photos qui me restent, ma mère et elle étaient pour ainsi dire des sosies.

Sauf que c’est bien le problème. Tante Helen ressemble tellement à ma mère qu’au fil des années elle a pris sa place. Dans ma tête, je vois les yeux de tante Helen. J’entends sa voix, je sens ses mains qui me bordent le soir. Et ça me fait souffrir parce que je voudrais que ma mère revienne. Mais elle a disparu en moi, ma mémoire déloyale l’a tuée plus efficacement que mon père ne l’avait fait. C’est ce qui m’a poussée à aller voir les rapports de police et les photos de scène de crime, si bien qu’aujourd’hui la seule image qui me reste de ma mère est celle d’un visage étrangement flasque qui fixe l’appareil photo, un trou au milieu du front.

J’ai des photos où je suis assise sur un perron avec Natalie et Johnny et où nous nous tenons par les épaules. Nous avons l’air très heureux, mais je ne me souviens plus si mes frère et sœur me taquinaient ou me toléraient. Se doutaient-ils qu’un soir ils allaient mourir et que moi j’en réchapperais ? S’imaginaient-ils, en cet après-midi ensoleillé, qu’aucun de leurs rêves ne se réaliserait ?

« Le complexe du survivant, me rappelait d’une voix douce le docteur Frank. Rien de tout cela n’est de votre faute. »

L’histoire de ma vie.

Tante Helen s’est bien occupée de moi. Juriste d’entreprise entièrement dévouée à son travail, elle avait plus de quarante ans et pas d’enfant quand je me suis installée chez elle. Comme elle habitait un deux-pièces dans le centre de Boston, j’ai dormi sur le canapé pendant la première année. Aucune importance, vu que je n’ai pas dormi cette année-là de toute façon, et nous restions donc debout toute la nuit à regarder des rediffusions de I Love Lucy en essayant de ne pas penser à ce qui s’était passé une semaine plus tôt, un mois plus tôt, un an plus tôt.

Une sorte de compte à rebours, sauf qu’on ne se rapproche jamais d’un quelconque but. Chaque journée est aussi merdique que la précédente. On en vient juste à accepter l’idée que la vie en général est merdique.

Tante Helen m’a trouvé le docteur Frank. Elle m’a inscrite dans une école privée où, grâce aux classes à effectif réduit, je bénéficiais d’une surveillance continue et d’un suivi individuel très poussé. Pendant deux ans, j’ai été incapable de lire. Les lettres n’avaient plus de sens, je ne savais plus compter. Je me levais chaque matin et cela me prenait une telle énergie que je ne pouvais plus faire grand-chose d’autre. Je ne me faisais pas d’amis. Je ne regardais pas les professeurs dans les yeux.

Assise sur ma chaise jour après jour, je déployais tant d’efforts pour me souvenir de chaque détail (les yeux de ma mère, le cri de ma sœur, le sourire niais de mon frère) qu’il n’y avait plus de place pour rien d’autre dans ma tête.

Et puis un jour, en marchant dans la rue, j’ai vu un homme se pencher vers sa petite fille pour l’embrasser sur le sommet du crâne. Un banal geste de tendresse paternelle. Sa fille a levé les yeux vers lui et sa petite bouille ronde s’est illuminée d’un sourire de mille watts.

Et mon cœur s’est brisé, d’un seul coup.

J’ai fondu en larmes, sangloté comme une folle dans les rues de Boston et je suis rentrée comme j’ai pu chez ma tante. Quand elle est revenue quatre heures plus tard, je pleurais encore sur le canapé en cuir. Alors elle en a fait autant. Nous avons passé une semaine entière à pleurer ensemble sur le canapé, avec des épisodes de L’Île aux naufragés en fond sonore.

« Quel enfoiré », a-t-elle dit, une fois pleurées toutes les larmes de notre corps. « Quel enfoiré de connard de mes deux. »

Et je me suis demandé si elle en voulait à mon père parce qu’il avait assassiné sa sœur ou parce qu’il lui avait collé sur les bras une enfant dont elle ne voulait pas.

L’histoire de ma vie.

J’ai survécu. Et même si je ne me souviens pas toujours, je mène ma vie, ce qui est le suprême devoir du survivant.

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Premières Lignes #148 : Capucine mène la danse, Jeanne Faivre d’Arcier

PREMIÈRES LIGNE #148

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

Capucine mène la danse : dentelles, cercueil et thé au jasmin

Jeanne Faivre d’Arcier

LIVRE I

Toucher le fond








SAISON 1

Où tout semble aller
à merveille…



1.

Avachi sur des coussins, la paupière tombante mais l’œil vif, Gustave fixe l’interminable paire de gambettes gainées de lycra mauve que la jeune femme juchée sur un tabouret de bar qui s’est toquée de lui par un hasard aussi heureux qu’improbable six mois plus tôt, croise et décroise avec nervosité, derrière son comptoir. L’heure tourne, un dernier coup d’œil à sa montre et elle se lève, s’approche de son pas élastique de danseuse, se penche et lui gratte le torse et les reins de ses ongles laqués de vert gazon. Il réprime le petit cri de plaisir qui lui chatouille la glotte, s’offre à elle, le ventre en avant – elle annonce en détachant les mots les uns des autres : « Sage, mon chéri, plus tard. » Il grogne tout bas, frustré, elle ajoute : « On va jouer, Chouchou, d’accord ? »

Jouer ? Bien sûr qu’il bave d’envie de sortir et de se catapulter sur le boulevard de Clichy, entre les cyclistes arc-boutés sur leur engin, la tête au ras du guidon et les petites grands-mères qui tiennent à peine sur leurs guiboles.

Anticipant le plaisir de la balade, Gustave se dresse, amorce une sarabande endiablée qui propulse ses quatre-vingts kilos de la vitrine à des portants remplis de robes de bal des années folles qu’il renverse à grand fracas sur le parquet. Il piétine allégrement de délicates mousselines bouton d’or assemblées à la main, se jette contre la porte, manque de fracasser le carreau d’un coup d’épaule, gueule comme un possédé et se fige à l’arrêt, une patte en l’air et les oreilles dressées dès qu’elle lui crie : « Gustave, couché, Gustave, TRANQUILLE, toutou ! »

Les aboiements surexcités se transforment en une supplication tendre et musicale. Capucine fourre sous le museau noir et feu du léonberg une biscotte qu’il croque d’un coup de canine avant de lécher ses doigts fuselés l’un après l’autre, autant par amour que par gourmandise. Puis il exhale un soupir de contentement, s’installe sur son arrière-train et, balançant de droite à gauche sa grosse masse de fourrure dorée, scrute le trottoir d’un regard impatient.

Capucine remet de l’ordre dans le magasin où un animal en pleine 

croissance a semé une pagaille innommable. Elle contemple, désabusée, le stock d’articles en solde qu’elle n’arrive pas à écouler, baisse le rideau métallique en songeant qu’un cambriolage lui permettrait au moins de toucher le remboursement de l’assurance. Sur un dernier regard au Lili la Vamp aguicheur qui s’affiche en lettres écarlates sur l‘enseigne, elle traverse la place des Abbesses en essayant de freiner Gustave qui l’entraîne si vite vers le bas de la Butte Montmartre qu’elle a toutes les peines du monde à ne pas se rétamer à plat ventre sur le bitume.

Sur le boulevard, entre la place Blanche et le pont qui surplombe les voies de chemin de fer aboutissant à la gare Saint-Lazare, des hommes pressés de s’enfourner dans le métro après le travail ralentissent le pas pour détailler son minois en forme de cœur mangé par une grande bouche gourmande, sa silhouette ondulante de liane blonde, son buste généreux comprimé dans un boléro couvert de sequins dorés qui dénude le creux des seins et le nombril. Le mouvement langoureux de ses hanches, dans un short ajusté en cuir noir, provoque un discret sifflement, ici ou là, mais aucun des hommes qui la croisent ne se risque à l’aborder : la stature de son compagnon réfrène les ardeurs.

Au square des Batignolles, Capucine détache Gustave qui file vers son coin préféré, un lac miniature où barbotent des canards. Avec la complicité d’un vieux gardien débonnaire qui la cornaque et se rince l’œil le temps de sa promenade, Capucine laisse le chien folâtrer et se rouler tout son saoul sur les pelouses isolées, à l’écart des balançoires et des bacs à sable assaillis par des bambins qu’elle observe de loin, avec une pointe d’amertume.

Elle reste là à rêvasser un long moment, puis se décide. « Gustave, mon doux, on rentre ! » ordonne-t-elle.

L’animal renâcle et se détourne lourdement, tel un gros ourson …

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Première Lignes #147 : Rétiaire(s), DOA

PREMIÈRES LIGNE #146

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

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Le livre en cause

Rétiaire(s) DOA

PROLOGUE

« HADJAJ ! »

Ce cri, il tétanise. Dans le décor souterrain corseté de béton où la scène se joue, tous se figent. Malgré les moteurs, les claquements de portes, les conversations, les ordres aboyés et la réverbération chthonienne du tintamarre matinal, chacun est pris aux tripes par la puissance du hurlement.

Par sa haine.

C’est un homme de grande taille, large d’épaules, qui a tonné de la voix. Il a un visage carré aux saillies émoussées et sa petite quarantaine a, depuis longtemps déjà, des allures de cinquantaine ; les dernières semaines n’ont fait qu’ajouter à cette usure prématurée.

L’instant d’avant le cri, personne ne faisait attention à lui. À part un collègue surpris de le trouver dans les sous-sols du 36, rue du Bastion – le nouveau 36 –, appuyé contre un mur, clope au bec, l’œil attentif au ballet des fourgons. Le collègue s’est approché. Théo ? Déjà rentré ? Un sourire déformait son masque chirurgical et son bras amorçait un ridicule salut du coude, façon geste barrière.

Théo ne lui a pas répondu. Il a juste écrasé sa cigarette et dépassé son interlocuteur en lâchant un Va chercher mon taulier. Ensuite, le regard droit devant, Théo a rugi.

« HADJAJ ! »

Fonctionnaires de la pénitentiaire, policiers, gendarmes, prévenus, détenus, tous donc se sont figés. Certains se sont retournés. Le fameux Hadjaj était de ceux-là. Et lui, comme les autres, a mis quelques secondes à comprendre. Quelques secondes. Assez pour reconnaître le fils de pute qui l’a serré. Trop pour faire quoi que ce soit. Quelques secondes pour quelques pas. Pour que Théo puisse dégainer son Glock, tendre le bras, viser. La gueule.

« HADJAJ ! »

De peu, le cri précède le tir. À bout touchant diront sans doute les expertises médico-légales. Hadjaj, Nourredine, né aux Lilas le 7 avril 1989 et défavorablement connu des services de police, s’effondre. Son visage, un masque grotesque, sanguinolent et cabossé.

Les larmes aux yeux, son meurtrier rigole. Dernier crachat sur le cadavre et le pistolet remonte, file vers sa bouche ouverte.

Théo mange son canon.

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Premières Lignes #146 ; Les petits meurtres du mardi, Sylvie Baron

PREMIÈRES LIGNE #146

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

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Le livre en cause

Les petits meurtres du mardi, Sylvie Baron

1

Quand on travaille dans la médiathèque d’une petite ville, on finit par connaître les secrets de tout le monde.

Odile Lavergne le sait bien, il ne lui a pas fallu longtemps pour deviner, en raison des ouvrages empruntés, les peines de cœur, les rêves d’amour, les angoisses hypocondriaques, les nostalgies du temps d’avant, les désirs de vengeance ou tout simplement le besoin éperdu de reconnaissance de certains de ses concitoyens.

Il faut ajouter qu’Odile a le don de savoir écouter les autres, de faire preuve d’empathie et d’encourager les confidences.

— Bonjour, vous êtes bien à la médiathèque de Marcolès, que puis-je faire pour vous ?

Cette simple annonce qu’elle distille plusieurs fois par jour de sa voix chantante au téléphone met tout de suite à l’aise son interlocuteur. Dans un monde où tout va trop vite, comment ne pas apprécier cette pause offerte qui permet de prendre son temps et de le perdre sans aucune culpabilité ?

Odile multiplie aussi les petites phrases pleines de compassion.

« C’est vraiment désolant ! »

« Si ce n’est pas malheureux, tout de même. »

« Il faut bien du courage pour supporter tout cela. »

Cette dernière est sa préférée, celle qui fait mouche à tous les coups car du courage, tout le monde aimerait en avoir, mais personne n’en a vraiment.

C’est beau le courage, ça suppose de la force de cœur, de la fermeté de caractère.

En tout cas, ça ne se refuse pas si on vous en prête. L’impétrant ainsi valorisé peut rougir ou relever la tête, il se sent subitement meilleur, un flot nouveau court dans ses artères pour l’exhorter à passer à l’action.

Odile est naturellement bienveillante, elle a les pieds sur terre et un cœur gros comme un mammouth. La quarantaine, célibataire, elle a gardé une silhouette d’enfant, petite et fluette. Ses yeux bleus sont immenses et toujours empreints de bonté, comme son sourire. À la voir s’agiter entre les rangées de livres ou derrière son bureau d’accueil, on dirait une petite fille en train de jouer.

C’est exactement le cas, en fait. Ses lecteurs sont ses poupées qu’elle conseille, console et n’hésite pas à morigéner quand il le faut. Elle aimerait tellement pouvoir organiser leurs vies pour les rendre meilleures.

Odile est une manipulatrice qui s’ignore.

Avec son sourire, ses tasses de thé brûlant, son sirop de citron et ses gâteaux maison, elle a su se rendre indispensable et faire de la médiathèque un cocon feutré qui attire les âmes en peine aussi sûrement qu’une lanterne brillante fascine les moustiques un soir d’été.

Des âmes en peine, on en trouve partout, autant à Marcolès que dans les autres bourgades. Des timides, des rejetés, des incompris, des solitaires, des aigris, des gens qui s’ennuient et ont tout simplement besoin d’exister. Ceux-là mêmes que captent en général les réseaux sociaux.

Ici, à Marcolès, c’est naturellement autour d’Odile qu’ils se réunissent. Tous les mardis, à 20 heures précises, en référence au fameux Club du mardi qui, dans la nouvelle d’Agatha Christie du même nom, réunit autour de son héroïne Miss Marple un groupe de détectives amateurs.

Car Odile est une fan de la Grande Dame du Crime. Elle connaît son 

œuvre par cœur. À la médiathèque, un coin spécial lui est consacré. Tous ses romans sont mis en valeur sur une étagère recouverte de velours noir, en plusieurs volumes pour les plus importants, sans oublier les éditions avec gros caractères pour les malvoyants et même quelques adaptations en bandes dessinées pour ceux qui ont une préférence pour le genre.

C’est bien sûr l’auteure qu’elle recommande le plus.

Sa devise phare, « Un coup de moins bien, un Agatha et ça repart », est bien connue des habitués des lieux. Certains s’en moquent discrètement, mais ici, à Marcolès, la Duchesse de la Mort a de nombreux adeptes et le Club du mardi rassemble un groupe de passionnés qui ne manqueraient sous aucun prétexte cette réunion hebdomadaire.

Un brin hétéroclite tout de même, ce Club du mardi, il faut bien le reconnaître. Huit membres en tout, en comptant Odile, à bénéficier de l’appellation privilégiée de « fidèles ».

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malecturotheque.wordpress.com/2023/03/12/premieres-lignes-363/

Premières Lignes #145 : Le vol du boomerang, Laurent Whale

PREMIÈRES LIGNE #145

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Le livre en cause

Le vol du boomerang, Laurent Whale

Prologue

Tjukurrpa.

Et le rêve engendra un monde.

Celui qui est à la fois le ciel et la terre.

Tjukurrpa : le Serpent Arc-en-ciel, le Serpent du Rêve.

On dit que lorsqu’il s’éveilla, ses contorsions créèrent le lit des rivières et des fleuves, les dunes, les vallées et les montagnes, autant que les plaines fertiles et les déserts tragiques. De ses écailles naquirent les innombrables clans et les animaux qui étaient les égaux de l’Homme. Tous frères, sœurs, parents, vivant sur la Terre en harmonie, intelligence et respect.

Les bébés des arbres, à la fourrure soyeuse, se nourrissaient des feuilles d’eucalyptus. Ceux des plaines, bondissant sur leurs cuisses puissantes, vénéraient l’herbe grasse. Ceux des fleuves et des lacs, ceux de la mer et ceux du ciel se partageaient les bienfaits de la création de Tjukurrpa.

Et puis, ceux qu’on ne voyait pas. Les esprits, anciens, nouveaux, passés et futurs. Intangibles et pourtant présents, ils généraient la trame de toute chose, en conférant à la moindre molécule la valeur d’un univers entier.

Car eux seuls supportaient le poids des âmes.

Et la trame du Rêve.

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Premières Lignes #144 : La porte du vent, Jean-Marc Souvira

PREMIÈRES LIGNE #144

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Le livre en cause

La porte du vent, Jean-Marc Souvira

Prologue

La tête du flic cognait contre la paroi métallique de la camionnette à chaque cahot. Le commandant de police Paul Dalmate ne voyait plus que d’un œil. Les paupières de l’autre, tuméfiées par les coups reçus, restaient soudées. Il respirait avec difficulté, sans doute à cause de son nez cassé et des caillots de sang qui ne laissaient filtrer qu’un filet d’air. Il remua lentement ses mains qui n’étaient pas attachées. À quoi bon l’entraver alors qu’il pouvait à peine bouger ? Il pria en silence. Il s’adressait à Dieu de manière simple et directe, comme à un ami. Il le faisait depuis près de trente ans, dont dix passés au séminaire qu’il avait quitté avant d’être définitivement ordonné prêtre. Sa vie s’arrêterait bientôt, mais il ne regrettait rien.

Aucune famille ne le pleurerait, sa mère était décédée des années plus tôt, son père n’existait plus pour lui, et il était fils unique. Marié quelques mois, son couple avait rapidement pris l’eau. Dalmate était un solitaire, mais il aurait préféré ne pas l’être. À cet instant, il se souvint d’une phrase lue ou entendue quelque part : « Un homme seul est un homme mal accompagné. » Il était trop tard pour réfléchir à la justesse ou pas de cette affirmation et rectifier le sens de sa vie.

Après l’assassinat de Dalmate, le ministre de l’Intérieur, costume sombre et mine de circonstance, prononcera une allocution solennelle avec des mots mille fois usités, mais c’est le parcours obligé du politique placé sous l’œil des caméras. Pendant vingt-quatre heures, les chaînes d’info en continu feront blablater des experts et des syndicalistes avec des mines graves, et des discours convenus sur fond d’images d’archives tourneront en boucle, gros plans sur les flics en intervention, gyrophares, etc. Ses collègues les plus proches seront en colère, bouleversés. Ils chercheront les auteurs du crime. Une salle secondaire de réunion de la préfecture de Police portera son nom qui ne dira plus rien à personne dans quelques années. Au mieux, une promotion d’officiers de police sera baptisée « Paul Dalmate ». Si Dalmate avait eu son mot à dire, il aurait envoyé balader tout le monde.

Puis un visage féminin s’imposa à lui, télescopant ses réflexions. Il se dit qu’il ne saurait jamais si la jeune femme avec laquelle il prenait plaisir à partager

quelques discussions serait allée au-delà de leurs phrases échangées. C’était son seul regret.

Soudain, le violent coup de pied qu’il reçut dans les côtes le coupa net dans ses pensées et lui apprit deux choses : la première qu’il avait aussi des côtes cassées, et la seconde que les mecs n’en avaient jamais assez. Après quelques minutes à souffrir le martyre, il put lentement reprendre un souffle partiel. Mais la lumière puissante d’une lampe torche braquée à cinq centimètres de son œil valide lui causa une nouvelle douleur si aiguë qu’il lui sembla qu’une aiguille transperçait le cristallin jusqu’au cerveau. Son tortionnaire l’invectiva :

— Réveille-toi, connard. T’arrives au bout du chemin. Dis-toi que tu l’as bien méritée, la balle qui va te traverser la tête.

Paul Dalmate connaissait les quatre types. Il les traquait depuis plusieurs mois. À visage découvert, ils avaient intercepté le policier qui rentrait chez lui vers minuit, après une séance de cinéma et un repas dans une brasserie. Rituel d’un samedi soir qui bouclait une semaine éprouvante. Ce soir-là, Dalmate avait pris le métro et finissait à pied les dernières centaines de mètres qui le séparaient de son domicile. Il habitait une maison dans le 19e arrondissement de Paris, quartier Amérique, villa Eugène-Leblanc. Une rue étroite en légère montée, sans voitures, bordée de part et d’autre de petites maisons agrémentées d’arbres et de glycines. À l’occasion d’une enquête passée, il s’était immergé dans ce lieu aux allures de village et avait eu un coup de foudre pour une maison dont un panneau indiquait justement qu’elle était à vendre. Un mois plus tard, l’ensemble de ses économies et un crédit de vingt ans sur la table, il signait chez un notaire.

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Premières Lignes #143 : La femme paradis, Pierre Chavagné 

PREMIÈRES LIGNE #143

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

La femme paradis, Pierre Chavagné 

Coupée de la civilisation depuis plusieurs années, une femme sans passé survit au coeur de la forêt. Elle a apprivoisé les règles du monde sauvage pour mener une vie faite de pêche, de maraîchage et de méditation, où le sang n’est jamais versé en vain. Son existence Spartiate et harmonieuse est bouleversée lorsqu’un coup de feu claque sur le causse. Cette détonation précipitera une série d’événements implacables questionnant les forces qui l’ont amenée à choisir l’exil, la place qu’elle occupe dans le monde des hommes, et la trace qu’elle souhaite y laisser. Se jouant habilement de la mince frontière qui sépare le désir de la raison, ce texte vif et cinglant ébranle nos certitudes. Que sauver quand tout s’effondre ?

I
LA DÉTONATION


Mes souvenirs sont des crépuscules; aucune de mes histoires n’a de commencement.
Son œil fixe la frontière. À l’ouest, une colline nue et ronde, tachée de genêts; à l’est, une forêt de pins noirs au garde à-vous; entre les deux, s’étirant du nord au sud, un plateau karstique, une étendue rase, sans arbre ni buisson, aux
herbes trop courtes pour onduler dans le vent. Tout y est figé. Seules les ombres changeantes des plus gros rochers posés là insufflent la vie. Un sol lunaire sur lequel prospéraient moutons et chèvres quand il y avait encore des bergers.
Aucune trace de chemin ni de construction. Les poteaux des clôtures ont été repris et brûlés. Un ruisseau dégoutte de la colline et serpente en pente faible entre les blocs de granit.
Le débit est ténu. Elle n’entend rien. Allongée sur le ventre, immobile, l’humidité du sol infuse sa chemise à hauteur de poitrine, l’air glacé lui griffe les joues, un vautour fauve plane en cercle à son zénith, elle ne bouge pas. Elle attend.
Hier, dans cette zone, aux confins de son territoire, il y a eu une détonation.
Elle balaye le causse d’un regard alangui. Elle ignore ce qu’elle cherche alors elle ne s’attarde sur rien. Ses pupilles dilatées flottent dans le paysage, elles s’habituent aux dégradés de vert, de gris, de noir, aux variations de lumière, découvrent des formes, fouillent les ombres. Les rondeurs de la colline dessinent le buste d’une femme généreuse, soulignent son front, son nez, son épaule, son sein lourd jusqu’à l’auréole vert empire de son sexe clair que délimite un tapis de myrtilles sauvages. À la lisière de la forêt, l’œil se fatigue. La vision se brouille comme à travers un grillage. Que distinguer à trois cents mètres dans un enchevêtrement de troncs ? Alors, elle recherche l’indice d’une présence dans l’agitation des branches basses. La nature est harmonie, elle quête la dissonance : la présence humaine.

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Premières Lignes #142 : Les Sentiers de la vérité, Francis Van Gured

PREMIÈRES LIGNE #142

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

Les Sentiers de la vérité, Francis Van Gured

Le résumé : Jeune homme sans histoires, Andréa Davenport est retrouvé inanimé au beau milieu de la nuit à la bibliothèque Sainte-Geneviève, à Paris. Il ne doit son salut qu’au courage d’un témoin anonyme qui prétend avoir assisté à son lynchage. Les policiers comprennent très vite qu’il s’agit d’une exécution ratée portant la signature du Groupe Ariane. Cette mystérieuse organisation promet une série d’assassinats à travers l’Europe à des fins de déstabilisation politique. Très rapidement pourtant, celui que tout le monde considérait comme une victime se voit pointé du doigt. Les incohérences de son récit, mais aussi divers éléments compromettants ainsi qu’une effroyable vidéo apparue peu de temps après son évasion du commissariat, viennent confirmer les craintes des enquêteurs. Traqué de toutes parts, Andréa Davenport réalise qu’il est pris au piège d’un jeu qui lui échappe, et dont il ne maîtrise absolument rien, pas même les règles. L’art, l’histoire et surtout les échecs, sont au cœur des indices que lui a laissés son adversaire. Il n’aura d’autre choix, pour prouver son innocence, que de poursuivre la partie. De nombreuses vies, à commencer par la sienne, sont en jeu…

Prologue

Nanterre-Paris

Cette affaire aurait probablement connu des développements bien différents sans l’heureux concours à son commencement de Jean-Bernard Bonvoisin, ou JB pour les intimes. Capitaine de police à ses heures, il officiait au sein de la prestigieuse plateforme PHAROS, une unité basée à Nanterre qui avait pour mission de traquer les crimes et délits sur internet.

Sérieux, intègre et dévoué à sa tâche, Bonvoisin se désespérait de ne jamais avoir vécu son heure de gloire comme plusieurs de ses collègues. Il faut dire, pour comprendre son cas, qu’il est chez certains policiers des faits d’armes qui entérinent leur légende et les hissent à jamais au panthéon de leur institution.

Celui de Bonvoisin finalement s’était produit au crépuscule de son insignifiante carrière, par une froide nuit d’automne. C’est un peu avant 4 h 00 du matin, que tout avait subitement basculé, il y a quelques semaines de cela. Après une interminable veillée où toute son attention s’était focalisée sur l’écran de son ordinateur, Bonvoisin était pour ainsi dire rincé. Il s’apprêtait à quitter son poste de travail, quand les communications transitèrent par son casque. Avec sang-froid et détermination, il isola les séquences compromettantes et les enregistra, conformément à ce qu’imposait la procédure.

Au total, seize petites phrases repérées sur une célèbre messagerie cryptée, faisaient état d’une série d’enlèvements aux quatre coins du continent. Aucun lieu, aucune identité, aucune date n’étaient cités. Mais les échanges vocaux interceptés mentionnaient près d’une trentaine d’enlèvements tout de même. Il était aussi question d’enterrements, de diffusion des images, mais également de psychose et de projet politique de déstabilisation à grande échelle, afin que les citoyens prennent conscience de l’incurie de leurs forces de police et de leurs gouvernants.

 À peine les menaces étaient-elles apparues que les agents de la DGSE prenaient contact avec leurs homologues des principaux pays européens.

S’agissait-il d’extrémistes politiques d’ultra gauche de type Black Bloc ? D’ultra droite de type Bloc Identitaire ? De terroristes islamistes ? De mouvements politiques d’extrême droite opérant depuis l’étranger et désirant faire imploser l’Union Européenne ? À moins qu’il fût question de petits plaisantins souhaitant faire une mauvaise blague ? C’est précisément cette dernière hypothèse que retinrent les services de renseignements allemands.

À Paris au contraire, l’affaire fut jugée suffisamment inquiétante pour que les douze agents chargés de l’enquête reçoivent la consigne d’éviter les fuites.

Finalement, et en dépit des précautions extrêmes que prirent les autorités pour garder l’affaire secrète, celle-ci s’éventa sans que personne parvint jamais à établir l’origine de la fuite. La psychose tant redoutée s’empara rapidement de la France et des pays voisins, dans ce que médias et réseaux sociaux allaient vite appeler l’affaire Ariane, du nom qu’avait donné à l’opération le mystérieux groupe à l’origine des messages. Des semaines durant, l’actualité se nourrit à satiété de la psychose qui s’emparait des peuples d’Europe, ainsi que de la fébrilité qui menaçait de faire basculer les gouvernants de tous bords.

 Mais tandis que le vieux continent était en ébullition, c’est un second événement qui fit prendre à l’affaire une tournure décisive. Cela se produisit quelques semaines plus tard, sur le coup de 5 h 00 du matin, sous la forme d’un appel téléphonique. Le destinataire cette fois n’était pas la plateforme nanterroise PHAROS mais le commissariat de police du 5ème arrondissement de Paris.

L’auteur de l’appel expliqua d’une voix agitée ce à quoi il était en train d’assister, puis supplia les policiers d’agir au plus vite. Ce qui se passait était grave. Effroyable même. Un homme était victime d’un terrible passage à tabac. Ses bourreaux étaient nombreux et portaient de terrifiantes cagoules. Ce déferlement de violence ne laissait rien augurer de bon pour le malheureux bonhomme sur lequel pleuvaient les coups.

Le mystérieux témoin livra l’adresse où avait lieu cette terrible agression. Puis lorsque l’agent de police au standard lui demanda son identité, il raccrocha. Jamais les forces de l’ordre ne parvinrent à l’identifier.

Première ligne #141 : Rosalie Lamorlière, Ludovic Miserole

PREMIÈRES LIGNE #141

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : #lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

Rosalie Lamorlière de Ludovic Miserole

1

En ce mois d’août 1847, la canicule s’est installée. L’air est si étouffant que rares sont les parisiens qui osent affronter le soleil. La capitale vit au ralenti.

Pourtant, et malgré ses quatre-vingts ans, Rosalie Lamorlière brave le danger en faisant son entrée dans une des cours intérieures de l’Hospice des Incurables. Elle est venue ici précisément parce qu’elle était certaine de n’y trouver personne. Car qui serait assez fou pour venir ici, dans cet espace de verdure, par endroits jauni ? Autour d’elle, les hauts murs des bâtiments austères empêchent la moindre brise de circuler. Et ce ne sont pas les rares bancs disposés en cercle, sous le feuillage des quelques arbres plantés là, qui pourraient inciter les pensionnaires à y tenir assemblée.

La chaleur ne fait pas peur à la vieille dame. Depuis la Conciergerie, où elle était employée sous la révolution, elle a appris à l’apprivoiser. En août 1793, l’atmosphère y était irrespirable. A chaque aspiration, on avait le sentiment de se brûler les poumons.

Assise à l’ombre d’un marronnier, Rosalie se souvient de ce jour de l’été 1793, tout aussi suffocant. Elle n’avait alors que vingt-cinq ans. Un homme s’était présenté avec l’idée saugrenue de sauver la prisonnière la plus impopulaire du pays ! Ses armes ? Un bouquet d’œillets, une volonté de fer et une once de folie. Au début on aurait pu croire à une plaisanterie. Mais Marie-Antoinette s’était prise au jeu du doux rêveur. Elle, qui jusque là refusait toute tentative d’évasion, s’était finalement laissée convaincre par ce chevalier de l’ordre de Saint-Louis.

La vieille dame ne peut se défaire de ses souvenirs qui la hantent comme un mauvais rêve depuis plus de cinquante ans… Chaque nuit, elle revoit ces images et se réveille en nage, dans son lit étroit de l’Hospice des Incurables où elle a été placée par la Duchesse d’Angoulême11 qui a ainsi récompensé sa conduite, son dévouement et sa discrétion.

Vingt-cinq longues années à vivre ici, accompagnée de son mal incurable : une sciatique ancienne dont elle n’arrive à se défaire22.

Depuis son arrivée dans l’établissement, Rosalie demeure en retrait. Une ombre qui passe et que l’on ne remarque pas. Une femme discrète et mystérieuse préférant le silence aux confidences, la retenue à toute forme d’intimité. La vieille dame espère que la mort viendra la délivrer bientôt.

– Mademoiselle, on demande à vous voir.

Rosalie sursaute. Elle n’avait pas entendu Sœur Félicité faire son entrée dans la cour.

– Vous devez vous tromper, ma Sœur. Je n’attends personne.

– Et pourtant une certaine Hélène Grancher désire s’entretenir avec vous.

– Que me veut-elle ?

– Je ne sais.

Contrairement à d’habitude, aujourd’hui l’accent belge de Sœur Félicité33 ne parvient pas à amuser Rosalie.

– Je n’y suis pour personne !

– Me demanderiez-vous de mentir ?

– Je ne veux aucune visite.

– N’êtes-vous pas lasse de demeurer seule, à longueur de journée ?

– Non !

– Que dois-je dire à cette Madame Grancher ?

– Rien.

La religieuse s’éloigne et laisse Rosalie à ses interrogations. La vieille dame en a assez d’être un objet de curiosité pour tous ces écrivains et journalistes qui cherchent le moindre détail sur les derniers jours de la Reine à la Conciergerie. Cette Madame Grancher doit être une de ceux-là ; une curieuse ou une passionnée qui désire solliciter ses souvenirs. Ces soixante-seize jours à servir Marie-Antoinette avant sa montée à l’échafaud résument pour beaucoup l’existence de Marie-Rosalie Delamorlière4 et la résumeront encore certainement pendant bon nombre d’années. Etrange destinée d’être immortalisée aux yeux des Français pour avoir effectué consciencieusement son métier de servante ! Rosalie veut être tranquille, près du puits de la cour Saint Louis. Une construction pas très haute faite de pierres grisâtres. Sur la margelle, trois longs piquets de fer recouverts peu à peu par une clématite envahissante.

– Mademoiselle Lamorlière !

Etonnée, la vieille dame se retourne. Une femme de taille moyenne lui sourit. Le visage est rond, à peine ridé malgré des cernes marqués. Les cheveux bruns sont relevés en un chignon parfaitement attaché. Elle doit avoir quarante ans environ.

Cette personne vient assurément parler des jours funestes de 1793. Le simple fait de l’avoir appelée Lamorlière est un signe des plus révélateurs. Sait-elle seulement la véritable identité de la patiente de cet hospice ? En ces temps terribles, il était préférable d’ôter de son patronyme tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à une particule. De même pour les prénoms. Mieux valait éviter toute connotation antirévolutionnaire. Mademoiselle Marie-Rosalie Delamorlière avait donc laissé la place à cette Rosalie Lamorlière, servante dans l’antichambre de la mort, jeune fille au service d’Antoinette, dernière Reine de France.

– Je suis celle que vous recherchez.

Hélène considère ce beau visage sur lequel le temps ne semble avoir aucune prise. La vieille dame s’impatiente.

– Je suis infirmière. Je rends visite aux malades dans divers endroits de Paris.

– Je me porte bien, vous savez.

– Vraiment ? Alors pourquoi vous trouvez-vous aux Incurables ?

Mademoiselle Delamorlière sourit.

– Une vieille sciatique qui ne veut plus me quitter. Nous nous sommes habituées l’une à l’autre durant toutes ces années.

– Une amitié bien contraignante.

– Douloureuse, mais fidèle. Mais n’est-ce pas, Madame, de la Conciergerie que vous vouliez me parler ?

L’infirmière paraît gênée. Mademoiselle Lamorlière est perspicace.

– Au hasard d’une de mes nombreuses lectures, j’ai appris votre présence ici en 1836.

– Vous êtes venue ici pour rien. Je n’ai plus rien à révéler sur ces sombres années. J’ai tout dit.

– Je le sais. Mais j’ai lu vos témoignages et je voulais vous rencontrer. Ma démarche peut vous paraître cavalière et je vous prie de m’en excuser. Il est vrai que si la curiosité était une vertu, je serais assurément une des femmes les plus respectées du royaume.

– Hélas madame ! La concurrence est rude et la place manquerait aux Tuileries pour toutes les vertueuses de votre genre.

Rosalie l’invite à prendre place à ses côtés. Si elle est résolument décidée à ne rien raconter, la présence d’Hélène peut néanmoins lui apporter un peu de distraction en ce lieu qui en est tellement dépourvu. Et puis elle a réussi à piquer sa curiosité. Pourquoi désire-t-elle se plonger dans le passé et dans une des périodes les plus sombres que la France ait connues ?

– Vous êtes donc une lectrice assidue.

– Depuis mon plus jeune âge, je dévore les livres d’Histoire.

– Comme je vous envie ! Je ne sais pas lire.

– Je suis désolée.

– Il ne faut pas. Je me console en me disant que je ne suis pas la seule.

– Certes, mais…

– Alors ! Qui êtes-vous Madame Grancher ?

La brutalité de la question décontenance Hélène. L’infirmière est venue pour soutirer quelque confidence à la vieille demoiselle et la voici prise à son propre piège.

– Que vous dire ?

– Eh bien parlez-moi de vous. Je ne connais jamais la vie des gens qui veulent connaître la mienne. Avouez que ce n’est pas juste.

– Vous avez raison.

– Alors cette fois-ci, on fera l’inverse. Je ne vous adresserai la parole qu’en échange de la vôtre.

– Bien… Par quoi voulez-vous que je commence ?

– Comme vous voulez.

L’infirmière hésite.

– Je suis née à Paris, à la fin du siècle dernier.

– La Terreur vous a donc épargnée.

– Mes jeunes années ont été relativement confortables, loin des soucis liés au manque d’argent ou de pain sur la table.

– Madame vous avez bien de la chance.

– Oui, mes parents ont tout fait pour me préserver.

Rosalie se tourne vers son interlocutrice, sourcils froncés.

– Et puis ? N’est-ce pas là dans l’ordre des choses ? Encore faut-il avoir les moyens d’y parvenir.

Madame Grancher comprend sa maladresse.

– Nous n’étions pas pauvres, il est vrai. Pour autant cela ne nous a jamais empêchés de connaître notre bonheur et de l’apprécier. Fille unique, j’ai été choyée et ma famille a mis un soin tout particulier à parfaire mon éducation. Je suis donc entrée très tôt en institution religieuse et je n’en suis sortie qu’à l’âge de vingt ans.

– Vous avez donc été bien longtemps éloignée des tourments de votre temps. Et qu’avez-vous fait en sortant ?

– Mon père m’a fait épouser un instituteur, plus âgé que moi. Nous avons eu deux enfants.

– Vos proches semblent avoir pris beaucoup de décisions à votre place.

– Ils ne voulaient que mon bien.

– Evidemment. Quels sont les prénoms de ces deux innocents ?

– Mon fils s’appelle Valérien. Il est né très vite après notre mariage et Claire, ma fille, est venue au monde trois ans plus tard.

– Valérien, dîtes-vous ? Voilà, ma foi, un prénom étrange et original.

– Oui. C’est le nom d’un sénateur romain, proclamé empereur par ses troupes. C’est Joseph, mon mari, qui l’a choisi. Hélas, j’ai appris plus tard qu’il fut aussi à l’origine de persécutions chrétiennes.

– Personne n’est parfait.

Hélène ne comprend pas. Les deux livres qu’elle avait lus montraient une Rosalie douce et sensible. Rien à voir a priori avec cette femme froide, voire cynique.

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