Premières Ligne #161 : Honolulu noir, Rodney Morales

PREMIÈRES LIGNES #161

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

Honolulu noir, Rodney Morales

PROLOGUE


Tout est parti de là…
Je veux que vous retrouviez ma fille…
Elle sortit de la brume ; le sac qu’elle portait en bandoulière se balançait lentement, posément. Je terminai ma Pall Mall sans filtre et l’écrasai sur le bastingage. Alors qu’elle avançait en marquant des petits temps d’arrêt,
comme si elle n’était pas sûre de sa destination, elle me fit l’effet d’une hallucination. Elle était blonde. Elle vieillissait au fur et à mesure qu’elle s’approchait et que mes fantasmes cédaient à la réalité.
Je l’attendis sans bouger, juste pour voir si elle allait là où je pensais. Elle se dirigeait droit sur mon bateau…
Mon bateau : hors-bord 32 pieds 2×350 chevaux. C’est en ces termes que son ancien propriétaire me l’avait décrit et je l’avais cru sur parole. Je n’y connaissais rien en bateaux. Je n’y connaissais rien en femmes. Debout à
bord de la Suze, en cale dans le port cradingue d’Ala Wai, je me remémorais le scénario qui m’avait valu d’habiter cette demeure flottante — avec un beau paquet de pognon à la clé. C’était une partie de cartes, un jeu de quitte ou
double…

Ayant survécu à un amer divorce — enfin, c’est surtout moi qui étais amer, et fauché par-dessus le marché —, j’avais envie de tourner la page. Sinon, pourquoi aurais-je risqué les trois quarts restants d’un chèque de mille dollars qui avait failli se perdre, enfoui sous une flopée de pubs, factures en tout genre, harcèlements de trucs de charité et tout un tas de merdes que je ne prenais même pas la peine d’ouvrir ? Ce chèque était le solde fortuitement tardif d’un boulot depuis longtemps ficelé. Si je perdais la somme entière au jeu, je me retrouverais bientôt à faire la queue au foyer des services sociaux d’Iwilei parmi
la racaille méprisée par la mauvaise société, condamné à vendre mon âme pour un repas gratuit.
La partie de poker n’avait pas pris place dans l’arrière-salle décrépite d’un magasin de Chinatown ni sur les docks infestés de rats, mais dans une luxueuse villa de Portlock. Une surclasse qui comprenait piscine, spa et Jacuzzi, un système audio d’enfer, des douches intérieures et extérieures ainsi qu’une dépendance digne de la duchesse de Windsor et infiniment plus grande que
l’appartement d’où j’allais être expulsé si je ne rassemblais pas rapidement deux mois de loyer. Fallait être blindé de tunes pour crécher là et rares sont ceux qui jouissent d’un tel degré de richesse en pratiquant une activité honorable.
Après avoir vu ma chance fluctuer toute la soirée, jouant comme jamais auparavant simplement parce que j’avais si peu à perdre, j’avais récolté autour de mille sept cents dollars. Andy, avocat à la cour et propriétaire de cette maison ostentatoire, était en tête des gains avec au moins trois mille balles. J’avais l’habitude de jouer au poker dans des lieux modestes avec mes anciens collègues journalistes (et un agrégat de connaissances dont : un agent d’entretien qui hébergeait des chiens errants, un vendeur dans une concession Jaguar, un factotum à la main verte qui cultivait du cannabis quand il ne réparait pas moustiquaires, serrures ou fuites d’eau et un artiste/ musicien/génie littéraire autoproclamé), mais le groupe de ce soir-là était différent : cols résolument plus blancs que bleus; types très attachés à leur attaché-case et enclins à claquer de grosses sommes. J’avais croisé Andy de temps à autre au tribunal. Il m’invitait toujours à ses somptueuses soirées casino et je déclinais toujours. Jusqu’à ce que j’accepte.
Sa femme était en Italie, une tournée en jet entre Venise, Florence et Rome pour déguster les meilleurs cabernets et zinfandels. Saisissant l’occasion, il avait
transformé sa baraque en un paradis du jeu et il faut reconnaître qu’en matière d’ambiance, il surpassait les salles réservées aux gros flambeurs des meilleurs casinos de Vegas. À l’heure qu’il était, au petit matin, la plupart des joueurs étaient rentrés chez eux. Il ne restait qu’un quatuor: Andy, une paire de types interchangeables qui répondaient aux noms de Larry et Ed, et moi. Nous découvrîmes nos cartes pour ce qui devait être la dernière partie.
Nous avions convenu de nous arrêter à six heures du matin et il était 5 h 55. Le pot de jetons crénelés rouges, bleus, verts, orange et noirs — le haut de gamme — avait augmenté de manière exponentielle, car les quatre survivants misaient désespérément. Chaque mise, bluff ou non, faisait l’objet d’une surenchère. À un certain stade, Ed et Larry décidèrent de se coucher et eurent l’intelligence de sauver les meubles. Quand je les avais rencontrés, douze heures auparavant, Andy m’avait dit que l’un était comptable et l’autre ingénieur dans la fonction publique.
J’avais immédiatement oublié lequel faisait quoi. Ils partageaient la même physionomie d’employé de l’administration ou du fisc, parfaite incarnation de l’impénétrabilité du joueur de poker.


Le pot s’élevait alors à plus de cinq mille dollars. Les enjeux me dépassaient complètement, mais je n’étais pas fichu de m’arrêter. J’aurais compté les cartes si j’avais réussi à me souvenir de ma dernière main. Je me fiais à mon instinct.
Je mélangeai mon jeu et risquai un coup d’œil : belle paire de dix, trèfle et pique ; as de carreau ; quatre et huit de cœur. Aucune chance de quinte. Je rendis le quatre et le huit, conservant l’as par respect plus que par stratégie.
Andy, dont c’était le tour de distribuer, me donna un sept de cœur et l’as de trèfle. Je me retrouvai donc avec deux paires. La pile de jetons me fila des sueurs froides. J’étais habituellement capable d’afficher un visage de marbre,
mais j’avais passé une nuit blanche et la surconsommation de gin et de café commençait à faire son effet. J’étais persuadé qu’Andy bluffait, mais on ne sait jamais avec lui.
Il ne cessait de monter et je suais de plus en plus. Une cigarette en équilibre précaire pendait à mes lèvres. J’oubliais de faire tomber la cendre et, régulièrement, avec un regard dédaigneux, Andy m’offrait un cendrier. Pas n’importe lequel. Celui-ci ressemblait à une pièce de musée exposée derrière une vitrine inviolable.
Un truc piqué à Versailles, dans les appartements de Louis XIV. Lentement, laborieusement, je suivais et montais chaque mise d’Andy. Dans la fraîcheur de l’aube insulaire, Ed et Larry transpiraient eux aussi, la mine défaite et luisante, saturés d’alcool et d’amuse-gueules pénibles à digérer. Je regardai Andy dans les yeux en poussant doucement tous mes jetons sauf un. Je fis tourner celui que je gardais, un vert au bord crénelé, entre mes doigts. Andy avait cessé de raconter des conneries pour me déconcentrer. Ma cigarette était presque à l’état de mégot et menaçait de me brûler les lèvres.

Une goutte de sueur tomba de mon nez au ralenti pour atterrir sur le dos de ma main gauche. Je réprimai l’envie de l’essuyer, refoulai le moindre mouvement superflu.
«Pour…» Je m’éclaircis la gorge. «Pour… voir !» Machemise était trempée.
Il y avait environ huit mille dollars dans la pile, la plupart des jetons d’Andy et tous les miens. Il retourna ses cartes. Une paire de rois. Et une reine. La vue des trois figures me déstabilisa encore plus que l’idée d’avoir tout perdu, mais en fin de compte, les membres de la famille royale ne totalisaient qu’une seule paire.
Je découvris mes deux dix et mes deux as. Andy soupira et ferma les yeux. Je me mis à ratisser les jetons.
«Bon, ça suffira pour aujourd’hui.»
À travers la grande baie vitrée, les premières lueurs de l’aurore ourlaient le cratère de Diamond Head.
«Quitte ou double», proposa-t-il à voix basse.
Je fis comme si je n’avais pas entendu.
«Quitte ou double, répéta Andy avec plus d’entrain.
– T’es cinglé.» Merde, il avait l’air sérieux.
«Allez, Dave.» Il consulta sa montre digitale. «Il est cinq heures cinquante-neuf. On a le temps.» Soit sa montre retardait, soit la mienne avançait.
«J’ai six heures une, dis-je doucement, comme un bluff en demi-teinte, mais je ne bluffais pas. Je suis crevé, Andy.
– On tire juste une carte.
– Désolé. J’en peux plus.» Je me levai. J’avais des courbatures et ma vessie, qui avait tenu bon aux moments cruciaux, semblait alors sur le point d’exploser. Je devais vraiment aller pisser. J’agitai ma jambe droite ankylosée.
«Tu te dégonfles ?»
Je vais vous dire un truc. Ma réponse ne fut influencée ni par le gin ni par les pupu servis à trois heures du matin: plats de sashimi tartinés de wasabi, savoureux crackers aux tomates séchées et à l’aïoli. Ni par la musique brésilienne feutrée qui suintait des murs. Et si je soupçonnais les deux
forts en math de n’être en réalité ni ingénieurs ni comptables, mais des mercenaires à la solde d’Andy qui ne me laisseraient jamais partir avant qu’on ait tiré cette dernière carte… ça ne joua aucun rôle non plus.
L’épuisement n’était pas davantage responsable. Ni le divorce. J’avais déjà touché le fond, je commençais à m’y trouver en terrain familier. Je regardai Andy de travers.

Je n’arrivais pas à croire qu’il m’ait traité de dégonflé.
Pensait-il vraiment qu’on peut juger un homme en ces termes ? Avait-il réellement l’audace d’imaginer que j’allais me laisser piéger par cette ruse grossière et inique à cause d’un simple mot à la con ?
Mais avant de pouvoir suivre le fil de mes pensées et de m’engager en terrain moins glissant, je répondis :
«Bon, d’accord.»
J’avais seulement tout à perdre.

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Auteur : Collectif Polar : chronique de nuit

Simple bibliothécaire férue de toutes les littératures policières et de l'imaginaire.

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