Premières Lignes #195 : Mauvais sang ne saurait mentir, Walter Kirn

PREMIÈRES LIGNES #195

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

Mauvais sang ne saurait mentir, Walter Kirn

1

À l’époque, j’y voyais une bonne action et puis je me sentais d’humeur aventureuse. L’été où ma femme attendait notre premier enfant et où le président Clinton glissait peu à peu vers une procédure d’impeachment, je me suis proposé pour transporter une chienne estropiée de chez moi dans le Montana, où elle était soignée par de bonnes âmes de la SPA locale, jusqu’à l’appartement new-yorkais d’un riche jeune homme, un Rockefeller, qui l’avait adoptée via Internet.

Il se prénommait Clark. Notre premier contact eut lieu au téléphone. Je l’avais appelé pour obliger mon épouse Maggie, présidente de ladite SPA, qui cherchait à tirer d’embarras Harry et Mary Piper, les personnes qui avaient recueilli la pauvre bête après qu’une voiture lui fut passée dessus. Ces gens avaient payé l’intervention chirurgicale qui lui avait sauvé la vie, ils lui avaient fait suivre des séances de massage reiki et lui avaient appris à utiliser un fauteuil roulant pour chien dont les roues supportaient son arrière-train paralysé. Héritiers d’une fortune bancaire du Minnesota et fervents épiscopaliens (Mary suivait une formation pour devenir pasteur), les Piper nous avaient récemment invités au restaurant, Maggie et moi, et nous avaient fait part des difficultés auxquelles ils se heurtaient pour expédier la chienne sur la côte Est. Du fait de son état problématique, ils craignaient de la confier à une compagnie aérienne. Clark leur avait dit qu’il possédait un avion, mais que celui-ci était coincé en Chine avec sa femme, Sandra, conseil en management international. Je me proposai alors comme intermédiaire, en partie pour soulager ma culpabilité d’avoir tué avec mon pick-up, quelques mois plus tôt, un des chiens que Maggie avait recueillis. Mais j’avais une autre raison de vouloir rencontrer ce Clark : j’étais écrivain, de surcroît un écrivain entre deux livres, et je me figurais que j’allais rencontrer un personnage.

Lors de notre premier coup de fil, Clark commença par faire l’historique de cette adoption. Il me dit avoir appris l’existence de cette chienne, baptisée Shelby, grâce à un site Web se consacrant à trouver des maîtres à des setters Gordon sans foyer, race qu’il prisait pour ses liens avec la famille royale britannique ainsi que pour son tempérament exubérant et plein d’allant. Comprenant instantanément qu’il voulait l’adopter, il avait échangé des courriels avec les Piper pour les convaincre de la lui confier. Son immeuble n’était qu’à une rue de Central Park, ce qui signifiait que Shelby aurait de la place pour s’ébattre et « se livrer le matin à la chasse aux écureuils ». De plus, il avait pour voisin du dessous le « meilleur vétérinaire acupuncteur » de Manhattan. Il s’était déjà entretenu avec ce thérapeute et ne doutait pas qu’avec son concours Shelby finirait par se rétablir complètement.

« J’ai bien peur que ce ne soit guère envisageable, lui dis-je. Sa colonne vertébrale a été broyée. Je ne sais pas si on vous l’a dit, mais il n’est pas exclu qu’on lui ait tiré dessus avant de l’écraser.

— Avez-vous déjà été traité par acupuncture ?

— Ma foi, non, bégayai-je.

— En ce cas, vous n’avez pas idée des effets miraculeux que l’on peut en retirer. »

Ce coup de téléphone, qui dura plus d’une heure, mit à mal mon programme du jour. Travaillant dans mon petit bureau situé au-dessus d’un magasin de vêtements western, je devais rendre ce matin-là un papier pour Time. Il s’agissait de fondre une quantité de données brutes glanées par différents correspondants dans tout le pays en un article intelligible sur telle ou telle question sociologique grand public – violence à la télé, enfants de divorcés – qui n’aurait pu être traitée en cent pages, mais qu’il me fallait ramener à quatre feuillets. Je ne goûtais pas particulièrement ce boulot, mais j’avais terriblement besoin d’argent à l’époque, ayant récemment emprunté un demi-million de dollars pour acheter un ranch de deux cents hectares à une quinzaine de kilomètres au nord de la ville de Livingston dans ce qu’un agent immobilier à la fibre poétique avait décrit comme « les ombrages des Crazy Mountains ». Il s’agissait d’une pittoresque ruine faite de clôtures affaissées, de prairies épuisées par le surpâturage, de corrals délabrés dont les prés de fauche étaient parcourus de rigoles d’irrigation criblées de nids de serpents à sonnette et de terriers de blaireaux. La maison possédait une cuisine agrémentée, à proximité de l’évier, de toilettes non cloisonnées. Désaffecté, l’étage avait été condamné à l’aide de planches. J’avais acheté cette propriété dans le but de réaliser un rêve de vie autarcique à la campagne, mais j’étais en train de découvrir que, pour financer ce projet, j’allais devoir travailler plus dur que jamais à des tâches plus fastidieuses que je ne pourrais le supporter. Le plus effrayant était que mon emprunt – un contrat entre particuliers avec l’ancien propriétaire, podologue à Billings – stipulait que je pouvais être dépossédé si je manquais à verser ne fût-ce qu’une seule mensualité.

C’est surtout Clark qui parla lors de ce coup de fil. Il s’étendit beaucoup sur lui-même, et une bonne part des informations qu’il me livra se révélèrent difficiles à assimiler sans la possibilité de voir son visage pour savoir s’il plaisantait ou exagérait. Il me dit ne pas avoir été au lycée. Il me dit qu’il collectionnait de l’art moderne mais trouvait cela hideux – « Du pur vomi sur de la toile. » Il me dit ne manger que du pain qu’il faisait lui-même. Il me dit posséder un autre setter Gordon, baptisé Yates, auquel il servait des repas composés de trois mets à base de produits frais préparés par son cuisinier personnel. Il me demanda mon numéro de fax afin de m’envoyer une copie des recettes.

« Vous les notez noir sur blanc ? m’étonnai-je.

— Mon personnel s’en charge », répondit-il.

Dans l’attente du document, tout en sirotant du café froid devant mon bureau en désordre et en ignorant les tonalités qui retentissaient sur la ligne (mes employeurs de Time cherchant à me joindre), je demandai à Clark quelle était sa profession. Mon idée étant qu’il ne faisait rien du tout.

« Actuellement, je suis banquier central free-lance. »

Je lui demandai en quoi cela consistait.

« Représentez-vous la masse monétaire d’un pays sous la forme d’un lac ou d’un fleuve derrière un barrage. Imaginez que je suis le responsable de ce barrage. Je décide quelle quantité d’eau passe dans ses turbines, à quelle vitesse et pendant combien de temps. L’idée est d’en lâcher suffisamment pour la subsistance des cultures d’un pays, mais pas au point d’inonder les champs et de noyer lesdites cultures.

— Pour quels pays faites-vous cela ? lui demandai-je.

— En ce moment ? La Thaïlande.

— C’est une énorme responsabilité.

— Je m’amuse bien.

— Quels autres pays avant la Thaïlande ?

— C’est confidentiel.

— Cela ne doit pas être une profession très répandue.

— C’est nous qui l’avons inventée. Enfin, ma société. Asterisk LLC. »

Il s’exprimait avec un accent pincé, cosmopolite, en balançant çà et là un mot du genre « jadis » ou « inconvenant » qui paraissait nouer une cravate à la phrase qui le renfermait. Je voyais dans ce parler particulier le produit d’une éducation très protégée. Je me souvenais d’avoir rencontré quelques spécimens de ce type en fac à Princeton – des excentriques à pedigree, prétentieux, bardés de diplômes, qui parlaient comme des cousins de Katharine Hepburn –, mais, élevé pour ma part dans le rural Minnesota, région d’élevage laitier embaumant le fumier, jamais je n’étais parvenu à les approcher. Leurs clubs ne voulaient pas de moi, je ne pratiquais pas les mêmes sports qu’eux et puis je les trouvais un tantinet repoussants physiquement avec leur crâne qui se dégarnissait prématurément et leur épiderme délicat d’un rose intestins. Après la fac, alors que j’étais à Oxford grâce à une bourse d’études, j’avais réussi à frayer avec quelques-uns de leurs pendants britanniques, dont le frère cadet de la princesse Diana ; mais je ne présentais à leurs yeux que l’attrait de l’inédit, une vulgaire distraction en provenance du Nouveau Monde. Ce séjour à Oxford terminé, je m’attardai quelques mois à Londres, occupant un emploi de bureau au sein d’un petit cabinet d’avocats et m’amusant, le soir, avec une bande de jeunes fêtards titrés. À vrai dire, je n’arrivais pas à suivre. Les taxis. Les additions dans les bars. Je finis par rentrer aux États-Unis et décrocher un boulot à Vanity Fair. Il s’agissait de rédiger des titres spirituels pour des articles légers sur le couturier italien qui créait les toilettes de Nancy Reagan ou sur les activités caritatives de l’épouse de Sting ; mais mon chef n’appréciait pas que je passe mes soirées enfermé au lieu de frayer avec la faune mondaine, si bien que je fus viré au bout d’un an.

Clark, lui, avait l’air de m’apprécier et de souhaiter la réciproque. Quand le menu canin commença de sortir du télécopieur, je fus convaincu du sérieux de ses intentions.

2 tasses de riz complet cuit

1 légume vert (en général une courgette) finement broyé au robot

1 légume orange (en général une carotte) finement broyé au robot

1 gousse d’ail finement broyée au robot

1 à 2 livres de bœuf persillé haché cru au robot juste avant de servir

ou 1 à 2 livres de dinde ou de poulet cuit haché

ou 1 boîte de saumon

1 pincée de poudre de varech, 1 c. à soupe de levure de bière, 1 pincée de cendre d’os, 2 c. à soupe de germe de blé, un peu de gelée royale

Tout en lisant ce document aussi farfelu que méticuleux, je décidai de rencontrer Clark en chair et en os si l’occasion m’en était donnée. En tant que romancier, j’aurais commis une faute professionnelle en m’abstenant.

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Premières lignes #194 : Chasse à l’Épaulard, Williams Exbrayat

PREMIÈRES LIGNES #194

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

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Le livre en cause

Chasse à l’Épaulard de Williams Exbrayat

1.

Ce soir-là, quand le téléphone sonna, un étrange sentiment m’envahit. Après une longue hésitation, je me résolus à décrocher. À l’autre bout du fil, une voix suave et féminine que je reconnus entre mille. Lisa. Les poils de mes bras se hérissèrent. Mon corps se raidit, et je sentis des gouttes de sueur couler sur mon front. De la merde en barre à portée de combiné, voilà ce que m’inspirait une discussion avec mon ex-femme !

— Qu’est-ce que tu me veux ?

— Quel accueil, Maddog ! Ce n’est pas l’ex-mari que j’appelle, mais le privé.

Dans quel merdier s’était fourrée Lisa pour venir me les briser menues juste au moment où je m’apprêtais à écouter l’intégrale de Coltrane avec, en prime, un bon drink. Ma nouvelle chienne, Sally Jr., un Jack Russell à la robe blanche et marron, me regardait d’un air triste, les yeux rougis et larmoyants par une méchante conjonctivite qui lui imposait le port d’une collerette blanche en forme d’entonnoir. Elle soufflait dans son panier et désespérait de ne pas être le centre d’attention.

Je regardai mon verre rempli aux trois quarts : un trait de vodka, deux traits de Martini Rosso et une olive verte pour la forme. Je lui promis un séjour imminent dans mon gosier, après avoir, au préalable, écourté la discussion.

— Ôte-moi d’un doute, ton nouveau mari — tu sais, le gars qui m’a remplacé —, c’est bien un privé lui aussi ?

Lisa avait une appétence certaine pour les détectives. Elle m’avait quitté deux ans plus tôt pour un ancien militaire reconverti en barbouze. Épaulard, de son surnom. Doté de mensurations monstrueuses, dignes des premières lignes du rugby moderne et d’une notable propension à survivre en milieu hostile, Épaulard se plaçait tout en haut de la chaîne alimentaire. Il avait monté une boîte spécialisée dans le contre-espionnage industriel, avec un associé, à Pau. L’affaire tournait comme un coucou suisse. Une putain de reconversion, en fait ! Lisa l’avait rejoint et profitait des larges bénéfices que générait la petite entreprise.

— Épaulard a disparu, lâcha Lisa.

Premières lignes #193 : Un arrière-goût amer, Raphaël Guillet

PREMIÈRES LIGNES #193

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Le livre en cause

Un arrière-goût amer, Raphaël Guillet

Chapitre 1

Le chat semblait pleurer et le vieil homme baissa la tête pour en avoir le cœur net. Non, les yeux verts du félin étaient secs, le chat ne pleurait pas, il avait peur. Comme s’il comprenait.

–Ça va, mon Minou ? Je suis désolé de t’avoir injecté ce truc-là.

Il l’appelait Minou parce qu’il ne connaissait pas son nom. Aucune puce électronique ni collier d’identification. Poil blanc et roux. Trouvé sur le bord de la route, ­légèrement blessé à une patte. Un chat probablement abandonné comme la plupart de ceux qu’il avait déjà recueillis.

Minou tenta de se relever mais c’était au-dessus de ses forces. Il ouvrit la bouche pour miauler sans y parvenir non plus. Le liquide agissait dans son corps et la peur s’intensifiait dans ses yeux. Que pouvait-il bien comprendre ? La signification du mot Nembutal sur l’étiquette du flacon ? Le chat l’avait pris pour un jouet et s’était laissé faire lorsque le vieil homme lui avait piqué le foie avec sa seringue.

Je déteste faire ça mais il le faut, pensa-t-il en essayant de se changer les idées. Peine perdue. On vous vend toutes sortes de merdes sur internet alors il faut vérifier. Ce n’est pas le chat qui pleurait, c’était lui. Il chialait sur notre destinée à tous. Pourquoi la vie était-elle aussi mal foutue avec la jeunesse, la vigueur, la beauté au début puis le déclin, la décrépitude et la honte à la fin ? Pour quelle raison n’y avait-il pas de happy end comme au cinéma ? La mort au bout, d’accord, mais avec calme et dignité. Kopfertami, jura-t-il intérieurement dans sa langue maternelle.

Il revint vers Minou, dont les paupières s’étaient refermées, plongé qu’il était dans un sommeil irréversible. Il étoufferait d’ici peu sans même s’en rendre compte. Son cœur battait encore. Le vieil homme le caressa entre les deux oreilles comme pour l’aider à partir. Le petit chat était dans le coma. Son cerveau fonctionnait-il encore ? Revoyait-il les images de sa courte vie ? Les premières courses dans l’herbe. Les croquettes ou la baballe que lui lançaient les enfants de sa famille d’accueil. Qui sait à quoi pense un chat aux portes de la mort ?

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Premières Lignes #192 : Le disparu du Caire, Christopher Bollen

PREMIÈRES LIGNES #192

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Le livre en cause

Le disparu du Caire, Christopher Bollen

Le Caire

Savait-il, en ce dernier après-midi, tandis qu’il errait dans l’entrelacs des rues de Garden City, qu’il ne rentrerait jamais chez lui ?

Il devait s’en douter, et c’était justement pour cette raison qu’il était de sortie. À trois mois de son quarantième anniversaire, Eric Castle, un expert en explosifs passablement ivre, traversa la chaussée en titubant et faillit être fauché par une Peugeot lancée à vive allure. C’était ainsi, au Caire : à chaque pas on avait l’impression de l’avoir échappé belle. Malgré tout, cette excursion dans ce quartier cairote délabré, aux demeures grandioses et mal entretenues et aux ambassades sous garde armée, lui permettait de réfléchir. Ou, du moins, d’éclaircir son esprit après cinq whiskys, bus afin d’en chasser les pensées terribles qui le tourmentaient.

L’atmosphère était moite pour un début novembre ; à l’ombre, l’air chaud était grouillant de mouches et, quand l’alcool jouait les copilotes, Eric devait prendre garde où il mettait les pieds. On pouvait trébucher, même sobre, contre les arbres de Garden City. En ville, il était rare d’en voir se déployer aussi librement, de façon aussi indomptable. Ils ressemblaient davantage à des cyclones isolés, vastes tourbillons contorsionnés qui déformaient la chaussée, leurs branches se fracassant contre les portails tandis qu’il en tombait une pluie régulière de fragments d’écorce et de fientes. Les voitures garées dans la rue Al Bergas étaient drapées de grandes bâches rayées et, à en juger par les débris qui les maculaient, elles n’avaient pas été déplacées depuis quelque temps. Elles rappelaient à Eric les bateaux à moteur couverts de toiles goudronnées qui rouillaient devant les garages de son Massachusetts natal. Des chats errants, indifférents à la circulation, dormaient sur les capots des véhicules. Lorsque le trottoir devenait impraticable, Eric était contraint de marcher sur la chaussée.

Ses oreilles auraient désormais dû être accoutumées au vacarme du Caire. Il avait déjà été envoyé en Égypte, quelques années plus tôt, à l’époque où il travaillait pour une autre entreprise. Lors de ce séjour, il avait eu droit à une chambre avec vue sur les pyramides. « Je suis obligé de vous croire sur parole », avait-il dit en plaisantant au directeur de l’hôtel, étant donné qu’il avait dû attendre le dernier matin pour distinguer les formes floues de ces merveilles

dans le lointain, par-delà des kilomètres de brouillard et de fumée jaunâtres. Eric s’était cependant extasié comme un enfant à sa fenêtre, se dressant sur la pointe des pieds pour entrevoir des monuments aussi anciens et miraculeux. Cette fois, on lui avait réservé une chambre dans un banal hôtel bon marché. Il n’y avait aucune vue depuis le balcon en demi-lune qui donnait sur une ruelle où, la nuit, une brise tortueuse se frayait un passage. Cela faisait six semaines qu’Eric était en Égypte, et sa mission serait probablement prolongée de six autres. Il y avait trop à faire. Trop d’explosions à orchestrer. À moins que ses employeurs ne se débarrassent de lui. Ces derniers temps, quand il avait du mal à dormir, il s’asseyait en sous-vêtements sur son balcon et inventoriait ses erreurs tout en vidant d’un trait les bouteilles du minibar.

Au croisement suivant, Eric profita d’une accalmie dans la circulation pour traverser en diagonale la route à quatre voies, d’un pas rapide mais incertain. Sur le trottoir d’en face, des vieillards en djellabas bleues se prélassaient sur des sièges dépareillés – des chaises de jardin en plastique côtoyaient des fauteuils de bureau pivotants éventrés (au Caire, il en allait des sièges comme des bêtes de somme : on attendait qu’ils lâchent pour les mettre au rebut). Les bawabs1 voulurent s’exercer à parler anglais avec cet étranger en sueur : « Hello ? Américain ? USA ? Hello ! » D’une voix empâtée, Eric tâcha de répondre en arabe. « Bienvenue. Bienvenue, mon ami, dans le glacial Alaska ! » répliqua le plus vieux d’entre eux, tenant visiblement à ajouter une touche de comédie à ses propos.

Eric avait été posté dans des tas de pays épouvantables. Certains revendiquaient cette qualité dès l’atterrissage. D’autres mettaient quelques jours à se révéler comme tels. D’autres encore l’étaient simplement à cause du travail qu’il y effectuait pour leurs dirigeants. En revanche, Le Caire n’avait rien d’épouvantable. Rien ne lui manquerait vraiment, ni la circulation, ni les rues aux moteurs souffreteux, ni les continuels coups de klaxon, qui relevaient d’une sorte de religion convaincue que le diable rôdait dans chaque poche de silence. Dans le même temps, la ville ne cessait de s’ouvrir à lui, de s’épanouir, de l’aimer en retour, et les splendides fragments épars de quarante-six siècles d’histoire qui tournoyaient autour de lui à toute heure du jour et de la nuit lui manqueraient assurément. Ce matin-là, tout en sirotant son deuxième whisky, il avait réservé un billet de retour pour les États-Unis – départ prévu dans deux jours. Il n’avait parlé à personne de son projet et n’était pas même sûr de monter dans cet avion. Partir ou rester. Fuir ou accepter les conséquences. Tout dépendait des ennuis que lui réservait l’avenir.

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Premières Lignes #191 : Triangle noir, Niko Tackian

PREMIÈRES LIGNES #191

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

Triangle noir, Niko Tackian

1

Le froid s’insinuait dans chacune de ses cellules. Son corps n’était plus qu’une masse compacte et inerte, mais quelque chose continuait de lutter contre l’engourdissement final. Depuis l’intérieur de son crâne, un frisson électrique raviva une bribe de pensée et son cerveau réussit à activer ses derniers mécanismes de survie. À mesure que ses sens reprenaient vie, il eut l’impression d’entendre le bruit de l’eau et un léger écho cristallin tout autour de lui. Le sang recommença à affluer dans ses artères et il posa sa main sur une surface solide dont le contact lui brûla le bout des doigts. Il força ses paupières à se décoller et tenta de percer l’obscurité qui l’entourait. Il se trouvait nu, couché dans une baignoire remplie de pains de glace. Il ne se souvenait ni de son nom ni des événements qui l’avaient conduit à cet endroit. Tout ce qu’il savait c’est qu’il devait partir, quitter ce bain mortel dans lequel on l’avait plongé.

En regardant autour de lui, il aperçut les lignes déformées d’une pièce. Il lui fallut quelques minutes supplémentaires pour comprendre que cette distorsion visuelle venait de grandes bâches en plastique transparent accrochées tout autour de son cercueil d’eau glacée.

1

Le froid s’insinuait dans chacune de ses cellules. Son corps n’était plus qu’une masse compacte et inerte, mais quelque chose continuait de lutter contre l’engourdissement final. Depuis l’intérieur de son crâne, un frisson électrique raviva une bribe de pensée et son cerveau réussit à activer ses derniers mécanismes de survie. À mesure que ses sens reprenaient vie, il eut l’impression d’entendre le bruit de l’eau et un léger écho cristallin tout autour de lui. Le sang recommença à affluer dans ses artères et il posa sa main sur une surface solide dont le contact lui brûla le bout des doigts. Il força ses paupières à se décoller et tenta de percer l’obscurité qui l’entourait. Il se trouvait nu, couché dans une baignoire remplie de pains de glace. Il ne se souvenait ni de son nom ni des événements qui l’avaient conduit à cet endroit. Tout ce qu’il savait c’est qu’il devait partir, quitter ce bain mortel dans lequel on l’avait plongé.

En regardant autour de lui, il aperçut les lignes déformées d’une pièce. Il lui fallut quelques minutes supplémentaires pour comprendre que cette distorsion visuelle venait de grandes bâches en plastique transparent accrochées tout autour de son cercueil d’eau glacée. La terreur grandissante se transforma en un jet d’adrénaline le forçant à se mettre en mouvement. Il enjamba le rebord de la baignoire pour poser un pied sur le vieux parquet qui lui fit l’effet d’un brasier tant sa chaleur contrastait avec la banquise dans laquelle on l’avait immergé. Il repoussa le rideau et découvrit un salon où ne subsistaient que quelques meubles poussiéreux. Les murs tapissés de papier peint décrépit, les portes défoncées, les monceaux de détritus sur le sol lui donnèrent l’impression d’être dans un squat abandonné depuis longtemps. Il y avait dans un coin une desserte sur laquelle une série d’instruments chirurgicaux avaient été soigneusement alignés. Il grogna d’angoisse tout en avançant vers l’entrée. La chaleur moite qui régnait dans cette ruine lui permit de se réchauffer plus rapidement. Par une fenêtre, il aperçut une lumière tellement vive qu’il détourna le regard.

Il enjamba le rebord de la baignoire pour poser un pied sur le vieux parquet qui lui fit l’effet d’un brasier tant sa chaleur contrastait avec la banquise dans laquelle on l’avait immergé. Il repoussa le rideau et découvrit un salon où ne subsistaient que quelques meubles poussiéreux. Les murs tapissés de papier peint décrépit, les portes défoncées, les monceaux de détritus sur le sol lui donnèrent l’impression d’être dans un squat abandonné depuis longtemps. Il y avait dans un coin une desserte sur laquelle une série d’instruments chirurgicaux avaient été soigneusement alignés. Il grogna d’angoisse tout en avançant vers l’entrée. La chaleur moite qui régnait dans cette ruine lui permit de se réchauffer plus rapidement. Par une fenêtre, il aperçut une lumière tellement vive qu’il détourna le regard.

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Premières Lignes #189 : Un Animal Sauvage, Joël Dicker

PREMIÈRES LIGNES #189

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Le livre en cause

Un Animal Sauvage, Joël Dicker

Les faits

Le 2 juillet 2022, à Genève, un braquage retentissant défraya la chronique.

Ce livre raconte l’histoire de ce hold-up.

PROLOGUE.
Le jour du braquage.
Samedi 2 juillet 2022

9 heures 30.

Les deux braqueurs venaient de pénétrer simultanément dans la bijouterie par deux accès différents.

Le premier par l’entrée principale, comme un client ordinaire. Sa tenue élégante avait donné le change à l’agent de sécurité, la casquette et les lunettes de soleil étant de mise en ce mois de juillet.

L’autre, encagoulé, était passé par l’entrée de service, forçant une employée à lui ouvrir la porte sous la menace d’un fusil à canon scié.

Rien n’avait été laissé au hasard : ils avaient eu accès aux plans du magasin, aux horaires du personnel.

Une fois à l’intérieur, la Cagoule avait attaché l’employée dans l’arrière-boutique et avait rapidement rejoint son complice. La Casquette, dès qu’il l’avait aperçu, avait brandi le revolver qu’il gardait à la ceinture et s’était mis à hurler : « C’est un braquage, personne ne bouge ! » Puis il avait sorti un chronomètre de sa poche et l’avait enclenché.

Ils disposaient exactement de 7 minutes.

PREMIÈRE PARTIE.
Les jours qui précédèrent
son anniversaire

Chapitre 1.
20 jours avant le braquage

→ Dimanche 12 juin 2022

Lundi 13 juin

Mardi 14 juin

Mercredi 15 juin

Jeudi 16 juin

Vendredi 17 juin

Samedi 18 juin (Week-end à St-Tropez)

Dimanche 19 juin (Week-end à St-Tropez)

Lundi 20 juin (anniversaire de Sophie)

C’était une maison moderne. Un grand cube, tout en verre, qui se dressait au milieu d’un jardin impeccable, avec piscine et grande terrasse. La propriété était entourée par la forêt. L’endroit était une oasis, un petit paradis secret à l’abri des regards, auquel on accédait par un chemin privé. À l’image de leur maison, ceux qui vivaient ici faisaient rêver : Arpad et Sophie Braun étaient le couple idéal et les parents comblés de deux enfants merveilleux.

Ce matin-là, Sophie ouvrit les yeux à 6 heures pile. Depuis quelque temps, elle se réveillait systématiquement à la même heure. À côté d’elle, Arpad, son mari, était plongé dans un sommeil profond. C’était dimanche, elle aurait voulu dormir encore un peu. Elle se retourna dans le lit, sans succès. Finalement, elle se leva discrètement, passa une robe de chambre et descendit à la cuisine pour se faire un café. Elle allait avoir quarante ans dans une semaine et n’avait jamais été aussi belle.

Depuis l’orée des bois, on voyait parfaitement l’intérieur du cube de verre. Un homme, qui se savait invisible dans ses vêtements de sport sombres, était accroupi derrière un tronc, les yeux rivés sur Sophie, dans sa cuisine.

Sophie, son café à la main, observait la lisière de la forêt qui marquait la fin de son jardin. C’était son rituel du matin. Elle embrassait du regard son petit royaume, sans se douter qu’on l’épiait.

À quelques kilomètres de là, au centre de Genève, une Peugeot grise aux plaques françaises roulait sur une avenue déserte. Dans le jour naissant, on ne distinguait pas son conducteur à travers le pare-brise. Le véhicule attira l’attention d’une patrouille de police. Des gyrophares bleus illuminèrent les façades des immeubles alentour. Les policiers procédèrent au contrôle de la Peugeot et de son conducteur. Tout était en ordre. L’un des policiers demanda au conducteur ce qu’il venait faire à Genève. « Une visite de famille », répondit-il. Les policiers, visiblement satisfaits, repartirent. Le conducteur se félicita de cette voiture d’occasion, achetée à très bon prix et surtout en toute légalité. C’était le meilleur moyen de passer inaperçu.

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Premières Lignes #187 : Moktar, Jérémy Bouquin

PREMIÈRES LIGNES #187

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

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Le livre en cause

Moktar, Jérémy Bouquin

Chapitre 1

On ne gère pas un supermarché de la came comme une simple épicerie. Il faut de la méthode. Il faut du sang froid.

Mon biz à moi s’étend sur le quartier Saragosse, en plein cœur de Pau, collé à l’avenue dont il tire le nom, pas loin du centre social, de la MJC. Des immeubles, des barres comme on dit, tout en longueur, des blocs aux balcons avancés, du linge qui pend à tous les étages, le boucan du matin au soir, des ensembles sur huit neuf étages, une suite de parkings nichés partout. Des passages, des chemins de terre qui serpentent entre chaque immeuble, ça grouille de partout. Un sacré espace de vente ! Il me faut du petit personnel aussi pour faire tourner la boutique : pas moins d’une douzaine de guetteurs par cage d’escalier. Trois chimistes et tout autant de niches pour planquer les pavés.

C’est une armée, tout un dispositif pour maintenir la cadence. Je suis le général trois étoiles de tout ce merdier. Mon théâtre d’opérations à moi, c’est le quartier Saragosse.

Mon patron, c’est Joe.

Le Donnie Darko du shit ! Le manouche de la schnouff. Un titan ce gars. On se connaît depuis un bon moment.

Je suis son bras armé comme il aime à dire.

Tous les matins, après un détour par le Petit troquet, j’aime me traîner, me pavaner dans ma Mercedes classe S, vitres blindées. Un bijou, frère ! Caisson de basses monté sur le bas de caisse, les beats résonnent dur. Gros hip-hop de bâtard.

Je fais mon tour. On me voit, on me salue avec respect. Je relève deux trois infos sur la nuit, je fais le point sur les chiffres. Donne quelques consignes.

Patron, quoi.

La friche, celle à l’angle de Saragosse et de Federico Garcia-Lorca. On peut pas la louper. Je repère de suite les deux guetteurs en train de glander. Deux lascars, genre branleurs de quartier, le bédo de bâtard au bec, l’air idiot défoncé, nez sur leur portable à jouer. Les guignols ricanent au turbin, trémoussant du boule sur du rap trop fort.

– On n’est pas chez mamie, là ! je beugle, vénère

Ça a le don de m’énerver.

– Oh !

Le plus grand lève le tarin, fourre son Smartphone dans son sweat à capuche, prévient son pote.

– Tu crois qu’on te paie à quoi ? Gadjo !

Je fouraille le tricard.

Il me lance un signe, comme pour s’excuser. Je vois bien dès que je vais me barrer, il va y retourner, à son Facebook.

– Ton nom !

Sur le moment, le branque fait mine de ne pas comprendre.

– Ton blaze ! j’aboie.

Une fenêtre s’ouvre au premier. Une bonne femme sort.

– C’est quoi, ce bordel ?

La mama blackos enrubannée dans un boubou coloré me reconnaît. S’excuse. Me fait un signe, baisse le nez, n’ose même plus bouger.

Je sors de ma caisse et je m’approche du glandeur. Je suis vénère, pas du genre à apprécier qu’on me prenne pour un baron. Moi, je veux qu’on me craigne.

– Je t’ai posé une question. Ton blase ?

Je me bloque droit devant lui.

Moi. Moktar. Un mètre quatre-vingts et pas loin de cent soixante-dix kilos. Des mains épaisses comme des battoirs. Manouche, quoi !

Le gadjo, un petit blanc tout sec, son falzar Puma pourri, il nage dedans tellement il est chiassard. Il se met à pâlir encore plus que ma chemise.

– Ton nom ?

La maman a laissé la fenêtre ouverte. Jules.

J’entends à peine. Je me penche, tire sur mon esgourde.

– Jules !

Il baisse ses yeux trop fatigués par le split.

Le secteur de la friche, se croient tout permis les mecs, des prétentieux, des provocateurs à l’image de leur patron !

– Aboule ton grelot, Jules.

Il hésite.

– Donne-le-moi ou je vais le chercher !

Il fouraille dans sa poche et sort son portable. Je récupère le gadget, un modèle tactile super chouette. Récent. Fond d’écran avec une bonnasse à nibards plastocs de dingue. Il ne ressemble pas à la camelote qu’on refile aux guetteurs.

– C’est quoi, ça ?

– Mon portable !

Il me répond sur un ton qui me démange la main. Je me contrôle.

J’active l’écran, je trifouille les menus, relève les appels. Il y a un répertoire, des photos, du cul encore, ses potes, des selfies de couillons, des guetteurs comme lui, des revendeurs à casquette. Beaucoup, des preuves surtout.

– C’est quoi, ce délire ?

– Pas de Samsung Galaxy et toutes ces merdes, Smartphone iTruc ! Appli, mouchards : avec ça les condés, ils nous tracent ! Putain ! On ne doit utiliser que les prépayés. Pas de répertoires, des numéros qu’on change régulièrement, des portables de deuxième génération sans géolocalisation !

Je lui claque alors le beignet, une bonne torgnole pleine face le retourne sèchement, résonne dans l’allée. Je lui aurais décollé la tête avec ma paluche. Je me retiens.

Soupire des naseaux. Merde ! Il l’a pas volé, celle-là.

Son copain n’en mène pas large, il planque son portable, lui aussi.

À sa fenêtre, la mamie chiale de plus en plus fort. Elle se met à prier, implore Allah, je crois. D’autres fenêtres sont ouvertes, des visages apparaissent.

Dans ma poche, mon téléphone vibre. Je ne décroche pas, j’ai pas fini. Je retourne le Samsung, j’arrache la coque, l’écran. Je défonce les circuits intégrés, mes doigts sont trop gros pour sortir la carte SIM.

Putain que ça me gave !

Je le jette par terre et je te l’éclate d’un coup de talon.

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Premières Lignes #186 : L’envers de la charité, Pascal Grand

PREMIÈRES LIGNES #186

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

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Le livre en cause

L’envers de la charité, Pascal Grand

Mercredi 7 juin 1786 – Lyon

« S’en est allée au bal
La jeune demoiselle
Lui en a pris bien mal
Car n’a pas reparu chez elle !
La fille Mariette Lapalud s’est rendue avant-hier
au bal donné au café de l’Âne Vert au Pré-Morand… »

Toussaint s’approcha de la croisée, ouverte sur la place noyée de soleil. Il jeta un œil au crieur arrêté au milieu de la placette. Coiffé d’un chapeau orné de plumes, l’homme ponctuait chaque annonce du tintement d’une clochette qu’il agitait à bout de bras. Faisant cercle autour de lui, des femmes en profitaient pour s’octroyer une courte pause, elles avaient posé leurs paniers et fardeaux à leurs pieds. Mains sur les hanches, elles penchaient la tête sur le côté pour mieux entendre les nouvelles. Des porteurs d’eau et des vendeurs ambulants de limonade et de café vinrent élargir le cercle, puis des journaliers et des affaneurs, ces traîne-savates qu’on voyait tout au long de la sainte journée aller de port en port sur les rives de la Saône, à l’affût de quelques sols à gagner.

— La journée promet d’être chaude, dit-il, plus pour lui-même que pour Hortense qui sortait de la chambre, vêtue seulement d’un pantalon court de batiste et d’une chemise.

— Tant mieux, notre promenade sur l’Île Barbe n’en sera que plus agréable.

— J’espère que les garçons du collège ne lésinent pas sur les sels d’alun… Sinon, mon cadavre va se répandre par tous ses orifices…

Hortense jeta un œil par la fenêtre.

— Vous êtes horrible… mais ne soyez pas tant inquiet, votre leçon inaugurale sera un franc succès. Que nous dit notre aboyeur ?

La cloche tintait de nouveau.

« Vous direz des patenôtres
Pour le sieur Crozet
Qui a quitté nous autres
Chutant du toit qu’il réparait… »

Hortense fit volte-face, se saisit d’une lettre posée sur le maroquin de cuir pour s’éventer. Puis, réalisant ce qu’était le papier qu’elle utilisait comme éventail, elle le déplia et lut les premières lignes silencieusement.

— Je n’en reviens toujours pas…

Elle se mit à déclamer le texte avec emphase, simulant une mauvaise comédienne qu’ils avaient vue dans une pièce de Corneille à Orléans :

Monsieur Toussaint,

Je vous fais parvenir cette lettre pour vous dire le très vif intérêt que Messire Andouillé, Premier Chirurgien de Sa Majesté et Président de l’Académie Royale de chirurgie de Lyon, a pris à la lecture de votre ouvrage récemment paru, le « Traité de médecine judiciaire à l’usage des chirurgiens-jurés ».

Messire Andouillé a formé le souhait que vous soyez invité à donner un cours pratique au Collège royal de Chirurgie de Lyon. Il s’en est ouvert à Monseigneur le Duc de Villeroy, Gouverneur et Lieutenant Général pour le Roi de la Ville de Lyon, qui a souscrit à cette brillante proposition et a demandé au Consulat de rendre ce projet possible. Il me revient l‘honneur de vous transmettre cette invitation : si vous acceptez d’enseigner les fondements de la chirurgie judiciaire à une assemblée de médecins et chirurgiens lyonnais, au sein du Collège de Chirurgie, la Ville vous versera la somme de 3 000 livres et pourvoira à votre logement pour le temps de votre séjour à Lyon.

Je vous prie de me faire savoir si cette proposition vous agrée, et je ne m’avance guère en disant que Monseigneur le Duc de Villeroy intercédera pour que vous obteniez un congé de l’École de Chirurgie d’Orléans.

M. Guérin, Chirurgien, Lieutenant de M. le premier Chirurgien du Roi

— C’est à peine croyable, vous avez reçu cette lettre en février, et nous voici, le sept juin, installés à Lyon, place Saint-Michel1 de surcroît, à deux pas d’Ainay. Moi qui rêvais de vivre ici, dans la deuxième ville du royaume !

— Vous savez bien que nous n’y sommes que pour deux mois, la durée du cours que je dois donner.

— Je gage qu’ils feront tout pour vous retenir… « Le traité de votre époux a mis les sociétés savantes en émoi » – souvenez-vous de ce qu’écrivait mon cousin l’abbé du Bois d’Oingt…

— J’ai hâte de voir de quel bois il est fait, votre cousin. Depuis le temps que vous me parlez de lui…

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Premières Lignes #185 : Ce pays qu’on assassine, Gilles Vincent

PREMIÈRES LIGNES #185

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Le livre en cause

Ce pays qu’on assassine, Gilles Vincent

Première partie

1

Marseille, lundi 31 août,
vingt-trois heures quarante-sept.

Quand la commissaire débouche avenue des Chartreux, la première chose qu’elle discerne, tremblotant dans l’air moite du soir, est le reflet du réverbère sur la parka de cuir. Un flottement lumineux, tout en vibrations. De loin, elle devine le corps inerte, les jambes sous la bécane renversée, elle distingue la carcasse affaissée contre le trottoir, les bras en croix.

Elle laisse les clés se balancer à l’aplomb du contact, pousse fermement la portière et pose les deux pieds sur le bitume encore trempé d’orage.

La commissaire Aïcha Sadia respire l’odeur caféinée du goudron chaud après l’averse.

Machinal, le glissement des doigts entre ses boucles brunes, cette façon à elle de mettre un semblant d’ordre entre les mèches. En deux temps trois mouvements, elle allume une mentholée, s’encrasse les alvéoles et fait les premiers pas vers la scène de crime.

Le fourmillement de la machinerie policière la conforte dans l’idée qu’elle débarque avec un sacré retard. Les types de la Scientifique, affublés comme des cosmonautes, fouinent déjà un peu partout, tandis que les gars de l’antigang, debout, un peu à l’écart, échangent à voix basse comme des chasseurs aux pieds du gibier abattu. Sans compter les CRS qui quadrillent la zone, en contrôlent chaque accès. Et puis les journalistes, les photographes, les curieux de tout poil maintenus à distance.

Ce soir, elle n’était pas de service. Aussi, a-t-elle hésité un moment sur la meilleure façon d’occuper la soirée. Finalement, face à l’offensive orageuse, elle a opté pour la solution Palme d’or en avant-première au ciné du quartier. Une histoire de conflit ethnique au Sri Lanka, de réfugiés tamouls, de leur intégration dans la France des quartiers.

En sortant, elle a rallumé son portable, noté les douze appels en absence de Théo Mathias, le légiste de l’équipe.

– Dis, Théo, tu ne peux pas me lâcher ? Pour une fois que je me fais une toile, peinarde.

Puis elle l’a écouté énumérer les raisons de ses appels successifs : la moto, le feu rouge, la balle précédant les coups de grâce, et puis tout le sang autour du casque qui gagne le bitume, dessine sa couronne mortuaire.

Une exécution en règle.

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Premières Lignes #184 : La brigade des buses, Ludovic Mélon

PREMIÈRES LIGNES #184

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Le livre en cause

La brigade des buses, Ludovic Mélon

Une pépite venue de Belgique : plus crazy crime que cosy crime, d’une drôlerie irrésistible !

Tout frais élu à la mairie, Oliver Larnac nomme à la tête de la 10e division de police son vieil ami et complice Jack Lescrot, qui n’a pourtant vraiment rien d’un flic.

Sur place, Jack découvre une situation calamiteuse : l’équipe ne compte plus que trois enquêteurs un peu bras cassés et assez tire-au-flanc, heureusement secondés par Prosper, un formidable cochon renifleur de faux billets. On surnomme désormais cette division la brigade des buses.

La mission de Jack est double : rétablir la réputation de la brigade et accessoirement rester en vie. Car, il le découvre bien vite, ses prédécesseurs ont subi un sort peu réjouissant…

1

La brigade des buses

À défaut d’une honnêteté sans faille, des années de précautions variées avaient évité à Jack de séjourner en prison. Ainsi une fenêtre entrouverte le prévint de la présence d’un groupe de policiers, quelques mètres plus bas, dont les radios crépitaient de concert.

La bouche pâteuse et les tempes douloureuses, Jack ouvrit un œil encroûté et s’étira dans le canapé. Sa vue s’accommoda lentement sur le luxueux appartement qui l’entourait. Plutôt spacieux, lumineux et meublé avec goût, il avait dû coûter une fortune à son propriétaire en voyage d’affaires. Au même titre que cette montre, pensa Jack en attrapant une Rolex posée sur le guéridon installé derrière sa tête.

Ses doigts hésitèrent quelques instants sur un étui à cigares de premier choix avant de s’en défaire. À la réflexion, son haleine était probablement inflammable.

Il se passa les mains sur le visage. Ces dernières rencontrèrent successivement une barbe de trois jours, une collection de fines cicatrices étalées le long de traits anguleux et aboutirent dans un désordre de cheveux bruns. Il s’extirpa paisiblement du canapé moelleux et regarda à travers la fenêtre donnant sur la vaste place des Palais, encore assez peu peuplée à l’heure des premiers rayons de soleil. Seuls quelques combis de police, agglutinés au pied de son immeuble, avaient matière à inquiéter.

Jack enfila un peignoir en flanelle rose bonbon trop petit et contourna une divinité grecque en marbre blanc arrivée au cours de la nuit. S’installant à table, l’homme se fit la réflexion qu’un appartement au rez-de-chaussée serait à l’avenir plus commode.

Des bruits de pas précipités se multipliaient dans l’escalier des communs. L’un des policiers donnait des injonctions aux autres avec une excitation que la lourde porte de l’appartement ne suffisait pas à filtrer. À l’évidence, toute discrétion était inutile. L’immeuble, comme les autres de

a place, datait de la Renaissance et comportait un unique escalier central en guise d’issue. De cet étage, fuir par la fenêtre garantissait de finir en lasagne sur le trottoir. Une lasagne très plate. Et de toute façon, Jack avait le vertige.

Il se versa une généreuse portion de céréales colorées en forme de dinosaures et prit son téléphone pour consulter l’actualité. La une était consacrée au vol d’un tableau de maître dans l’hôtel particulier d’une célébrité. Si les gens comprenaient qu’ils ne doivent pas laisser traîner d’échelle dans leur jardin, déplora Jack en regardant ledit tableau, posé dans un coin de la pièce.

— Police ! Ouvrez cette porte ! hurla-t-on dans le couloir.

Jack, sans détourner les yeux de l’article, s’efforçait de mâcher l’impressionnante quantité de céréales qu’il venait d’enfourner. Ces derniers mois, les vols d’objets d’art avaient gagné en popularité dans la presse. Attribués à un seul personnage, ces vols bravaient toujours davantage l’autorité, résignée à répéter que l’enquête suivait son cours. Les inspecteurs estimaient cette formulation plus élégante que « oh vous savez, votre voleur, on n’est pas près de l’attraper. Ah ça non. Voyez, on a des tonnes d’indices mais pas l’ombre d’une piste sur le type qui les sème ».

À l’heure où une énième crise économique accaparait l’actualité, les lecteurs ne crachaient pas sur un peu de distraction. En outre, l’avantage des vols d’objets hors de prix, c’est qu’ils n’inquiétaient que ceux qui en possédaient. Voyant le sujet grimper au sommet des vues, les rédactions ne voulaient pour rien au monde passer à côté d’un détail croustillant, quitte à enjoliver les péripéties de celui qu’on avait surnommé le Rossignol. À défaut d’originalité, c’était vendeur et facile à trouver dans un moteur de recherche.

La vieille taupe qui vivait au rez-de-chaussée avait dû le dénoncer, après l’avoir croisé avec ce tableau.

— Dernier avertissement ! Si vous n’ouvrez pas, nous cassons cette porte.

Témoignant de la présence d’un bélier, un bruit sourd fit trembler les murs de l’immeuble. Quelques secondes plus tard, un craquement sonore indiqua que la porte des voisins du dessous venait de céder. Puisant une nouvelle fois dans son bol, l’intéressé se félicita d’avoir migré d’un étage au cours de la nuit. Le premier jour de sa nouvelle carrière s’annonçait plutôt bien.

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Premières Lignes #183 : Une exécution, Danya Kukafka

PREMIÈRES LIGNES #183

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Le livre en cause

Une exécution, Danya Kukafkae de couv :

Dans la tête d’un tueur en série

Dans le coeur de ses victimes

Ansel Packer attend la mort, après avoir lui-même tué. Dans douze heures, il sera exécuté dans une prison américaine. Ansel ne veut pas mourir. Il veut être écouté, admiré, compris.

À son monologue obsessionnel depuis sa cellule se superposent les récits de trois femmes : Lavender, sa mère, Hazel, la soeur jumelle de son épouse, et Saffy, l’enquêtrice, qu’il avait croisée plus jeune en foyer d’accueil. Alors que l’heure de l’exécution se rapproche, les destins des trois femmes se nouent à fa manière d’une tragédie, laissant place à des questions d’une cruelle actualité. Qu’est-ce que cette fascination du tueur en série dit d’une société qui oublie ses victimes ?

Mélange étonnant de suspense et d’enquête socio-psychologique, Une exécution accomplit la prouesse de maintenir une tension constante alors que le coupable est désigné dès l’ouverture. Danya Kukafka excelle aussi bien dans la construction d’une intrigue impitoyable que dans le portrait de ses personnages. Chacun à leur manière, ils percent la page, nous étreignent et nous interrogent, nous émeuvent et nous dérangent tout à la fois.

12 heures


Tu es une empreinte digitale.
Lorsque tu ouvres les yeux en ce dernier jour de ta vie, tu vois ton pouce. Dans la lumière jaunâtre de la prison, la pulpe creusée de sillons ressemble au lit d’une rivière asséchée, un fond sableux où se dessinent des spirales modelées par le mouvement de l’eau – une eau présente hier et aujourd’hui disparue.
L’ongle est trop long. Ça te rappelle cette vieille croyance enfantine : après la mort, les ongles continuent de pousser jusqu’à se recourber sur les os.

Détenu, nom et matricule.
Ansel Packer, réponds-tu. 999631.
Tu te retournes sur ton lit. Le plafond offre son aspect habituel : un semis de taches d’humidité. Si tu inclines la tête de façon à la regarder sous le bon angle, celle dans le coin prend l’apparence d’un éléphant. C’est le grand jour, annonces-tu en pensée à la cloque de peinture qui forme la trompe. Le grand jour. L’éléphant sourit comme s’il connaissait un terrible secret. Tu as passé un nombre incalculable d’heures à t’exercer pour reproduire cette expression à l’identique, pour pouvoir rendre sourire pour sourire à l’éléphant au plafond. Aujourd’hui, elle te vient tout naturellement.
L’éléphant et toi, vous vous souriez jusqu’au moment où la réalité de cette matinée établit entre vous une complicité exaltante, où vous avez l’air aussi cinglés l’un que l’autre.
Tu poses les pieds par terre, soulèves ton corps du matelas et enfiles les chaussures réglementaires, des espèces de pantoufles noires trop larges qui ne tiennent pas aux pieds.
Tu fais couler l’eau du robinet en métal sur ta brosse à dents, étales dessus une couche de dentifrice en poudre granuleux, puis mouilles tes cheveux devant le petit miroir dont la surface polie n’est pas du verre mais un rectangle d’aluminium balafré, criblé de trous, qui ne volerait pas en éclats s’il se brisait. L’image qu’il te renvoie est floue, toute gondolée. Tu te mordilles les ongles au-dessus du lavabo, l’un après l’autre, arrachant avec soin le blanc jusqu’à ne
laisser sur chacun qu’une même bordure déchiquetée au ras de la peau.


C’est souvent le compte à rebours qui est le plus difficile à supporter, a dit l’aumônier quand il est venu te voir hier soir. Tu l’aimes bien, cet homme dégarni qui se tient voûté comme sous le poids d’un sentiment accablant – peut-être la honte. Arrivé depuis peu dans l’Unité Polunsky, il a un visage mou, malléable, si ouvert que, pour un peu, on plongerait la main dedans. Il a parlé de demander pardon, de se soulager d’un fardeau, d’accepter ce qu’on ne peut pas
changer. Et pour finir, la question.
Votre témoin, a-t-il dit à travers la vitre du parloir. Cette femme, elle va venir ?
Tu t’es représenté la lettre posée sur l’étagère dans ta cellule exiguë. L’enveloppe crème – une invite. Dans le regard de l’aumônier se lisait une sorte de pitié sans fard.
Tu as toujours pensé que la pitié était le plus insultant des sentiments. La pitié, c’est une force destructrice dissimulée derrière un masque. Elle te dépouille de tout. Te ratatine. Oui, elle vient, as-tu répondu. Puis : Vous avez un truc
coincé entre les dents.
Tu l’as vu porter vivement une main à sa bouche.
En vérité, tu n’as pas beaucoup pensé à cette fin de journée. C’est trop abstrait, trop facile à contourner. Inutile d’écouter les rumeurs qui circulent dans le Quartier 12, elles n’en valent jamais la peine : un des gars, gracié dix minutes seulement avant l’injection, alors qu’il était déjà sanglé sur le brancard, a raconté quand il est revenu qu’on l’avait torturé pendant des heures en lui enfonçant des tiges de bambou sous les ongles, comme s’il était le héros d’un
film d’action. Un autre a affirmé qu’on lui avait offert des donuts. Tu préfères ne pas t’interroger. C’est normal d’avoir peur, a dit l’aumônier. Mais ce n’est pas de la peur que tu éprouves – plutôt une sorte d’émerveillement vertigineux.
Ces derniers temps, tu rêves parfois que tu t’envoles dans un ciel d’un bleu limpide, loin au-dessus de vastes étendues de cultures concentriques. En altitude, tes oreilles se débouchent.

Tu as avancé de cinq minutes la montre dont tu as hérité dans le Module C. Tu n’aimes pas être pris au dépourvu.
Elle te révèle qu’il te reste onze heures et vingt-trois minutes à vivre.

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Premières Lignes #182 : Revolver, Duane Swierczynski

PREMIÈRES LIGNES #182

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

Revolver, Duane Swierczynski

4e de couv :

Tout commence à Philadelphie le 7 mai 1965. La ville est secouée par des émeutes raciales. Dans un bar au coin d’une rue, l’officier de police Stan Walczak et son coéquipier George Wildey sont abattus à coups de revolver. Le double meurtre restera non résolu. En 1995, le fils de Stan, devenu inspecteur, enquête sur l’assassinat d’une journaliste, mais cherche toujours à savoir qui a tué son père. C’est Audrey, la petite-fille de Stan, étudiante en criminologie, qui conduira la famille à la vérité.

 

STAN WALCZAK
7 mai 1965


L’agent Stanislaw « Stan » Walczak avale généralement la bière par litres, mais cette après-midi chaude de printemps, il y va doucement. Du dos de sa main épaisse il essuie la sueur qui perle sur son front. Il fait 23 °C et l’air est très moite. Son sang polonais ne supporte pas l’humidité.
Il jette un coup d’œil à son équipier, George W. Wildey.
Contrairement à Stan, Wildey transpire rarement. Et il ne boit pratiquement jamais. Mais il a décrété qu’après la semaine qu’ils viennent de passer, une petite mousse était tout à fait appropriée. Stan ne pouvait qu’être d’accord.
Ils sont en civil mais toute personne qui entrerait dans le bar les repérerait immédiatement. À North Philly, jamais un Blanc ne traînerait avec un Noir, à moins que ce ne soit de la flicaille sous couverture.
Techniquement, ils font tous deux l’école buissonnière.
À une douzaine de rues de là, des manifestants sont rassemblés autour de Girard College, et Stan et George sont censés être sur place pour aider à maintenir l’ordre. Il y a plus de cent trente ans, l’homme le plus riche de Philadelphie a légué l’essentiel de son énorme fortune pour la construction
d’une école destinée aux orphelins « pauvres, blancs, de sexe masculin » à la périphérie de la ville. Pendant les cent années qui ont suivi, des quartiers ont poussé tout autour du campus.
Le secteur, allemand au départ, est devenu irlandais, puis juif, et enfin noir, alors même que les étudiants de Girard College restaient pauvres, blancs et de sexe masculin.
Cependant, après l’arrêt de la Cour suprême Brown vs. Board of Education, les Noirs ont commencé à défendre leur droit à fréquenter le College. Les manifestations organisées par la NAACP ont démarré il y a sept jours, et le chef de la police a envoyé mille hommes sur les lieux pour que la situation ne dégénère pas. La dernière chose qu’on voudrait, c’est une insurrection cataclysmique comme celle qui a eu lieu en août dernier sur Columbia Avenue.
Stan et George se sont vu confier cette mission depuis le premier jour. Une punition, ils ne peuvent le comprendre autrement. Ils ont sûrement gonflé quelqu’un de très haut placé.
Mais malgré les craintes de voir éclater une nouvelle fronde, il ne s’est rien passé, en réalité. Quelques clowns ont essayé de franchir le mur d’enceinte de sept mètres de haut, mais c’est tout. Autrement, beaucoup de temps à rester plantés là, sans rien faire. Stan est quasi sûr qu’ils ne vont manquer à personne.
« T’emmènes toujours Jimmy au match, ce soir ? demande
George.
– C’est prévu, ouais, répond Stan.
– Je suis pas trop sûr des Phillies. En face, c’est les Cardinals, quand même. Qui sont champions du monde. Les Phillies vont devoir inventer quelque chose de nouveau, cette fois.
– Ils vont s’en sortir.
– Tu oublies que les Cards ont toujours Simmons et Sadecki !
– Et nous, on a Dick Allen et Tony Taylor, qui est le meilleur joueur de deuxième base, rétorque Stan dont le doigt épais tape sur le comptoir pour souligner chaque syllabe. Tu veux comparer les gauchers ? Regarde plutôt Covington.
– Si tu veux, mais tu es en train de parler de l’équipe qui a commis vingt-deux fautes sur les douze derniers matches. Pas bon, ça.
– Ils ont beaucoup joué à l’extérieur. On a dix matches à domicile devant nous.
– Tu rêves. »
Stan n’a rien à répondre à ça. Il veut juste que son fils Jimmy voie un beau match, qu’il retrouve un peu de cette exaltation d’août dernier, quand les Phils étaient imbattables et que toute la ville avait l’impression que c’était important. Quelque chose à attendre avec passion, plutôt qu’un autre été à redouter la suite. Il avale sa bière sans précipitation, en se répétant d’y aller doucement. Après tout, il a toute la journée pour boire.
« Laisse-moi choisir trois trucs dans le juke-box », dit George au bout d’un moment.
Stan acquiesce. « O.K., si tu veux. »
Il règne un silence de mort dans le bar. Il n’y a qu’eux deux, plus deux alcoolos dans le fond, chacun à sa table. Le barman décrépit essuie le comptoir, soulève les verres pour passer son chiffon, les repose, sans jamais croiser leur regard.
Le chiffon sent l’eau de Javel industrielle.
Tout à coup, Stan pense à quelque chose. Il se tourne à demi sur son tabouret et s’écrie : « Hé, pas question de nous mettre ta soul de merde.
– Allez… fait George avec un grand sourire. Tu adores la soul de merde. »
Au fond de lui, Stan trouve que certains morceaux de cette soul de merde sont pas mal du tout. Mais il ne l’avouera à personne. Surtout pas à son coéquipier.
George glisse le quarter dans la fente

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Première Lignes #181 : Le sang de nos ennemis, Gérard Lecas

PREMIÈRES LIGNES #181

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

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Le livre en cause

Prologue

  1. La guerre d’Algérie tire à sa fin. En octobre 61, les autorités françaises ont jeté avec les représentants du gouvernement provisoire algérien les bases de ce qui aboutira aux accords d’Évian, scellant l’indépendance du pays à travers des
    référendums dont l’issue était jouée d’avance. Les Français d’Algérie se sentaient trahis par de Gaulle depuis son discours de septembre 59 où il avait évoqué pour la première fois l’autodétermination du territoire. En janvier 61, des inconditionnels de l’Algérie française, civils et militaires, vont fonder
    l’Organisation de l’Armée Secrète, dirigée par Jean-Jacques Susini. Durant dix-huit mois, l’OAS va commettre attentat sur attentat, visant aussi bien les populations musulmanes que les Français supposés favorables à l’indépendance, finissant par massacrer aveuglément leurs victimes, entravant ainsi le projet des gaullistes de se débarrasser de l’Algérie. Mais rien n’y fera, à partir d’avril 62 débutera l’exode de ceux qu’on appelle les pieds-noirs, deux millions de personnes fuyant l’Algérie pour retrouver la France qui vient de les rejeter. Marseille. C’est là que débarquent des centaines de milliers de réfugiés. L’accueil de la ville, d’abord compatissant, tourne vite à l’hostilité. La mairie est tenue par Gaston Defferre, auréolé de sa gloire de résistant. Dans la Résistance se sont côtoyés des gens aux origines diverses, un certain
    nombre de militants, de l’extrême gauche à l’extrême droite, qui connaîtront parfois des destins contraires après la guerre, certains policiers, d’autres truands, d’autres encore hommes politiques. Beaucoup retournant prestement leur veste au gré des opportunités.
    Le futur maire de Marseille, lui, avait fréquenté entre autres les frères Guerini, qui à la Libération vont faire main basse sur la cité et tous ses fructueux trafics, jeux, prostitution et enfin drogue grâce à la montée en puissance progressive de la French Connection : la morphine-base importée d’Extrême-Orient est raffinée dans les labos marseillais, « les meilleurs du monde », puis l’héroïne est réexpédiée aux États-Unis. Les Guerini, qui fournissent un soutien logistique à Defferre pour ses campagnes électorales, obtiennent en échange une tolérance pour leurs activités. Toute la chaîne politico-judiciaro-policière est plus ou moins impliquée dans le système.
    La prise du pouvoir par de Gaulle en 1958 va modifier la donne. Deux ans plus tard apparaît le Service d’Action Civique, fondé en 1960 à partir du service d’ordre du RPF, le parti créé par de Gaulle en 1947, dont les membres s’étaient
    toujours violemment opposés aux militants communistes.
    Il est dirigé par des anciens d’extrême droite, notamment Paul Comiti, sous l’égide de Jacques Foccart, un curieux personnage, gaulliste « historique », issu lui aussi de la Résistance et qui sera un des artisans de la création des services secrets français après la guerre avant de devenir par la suite l’homme de la « Françafrique ». Soldat de l’ombre, il avait la main sur toutes les activités occultes du régime, et le SAC aura le statut étrange de police parallèle quasiment officielle. Parmi ses membres fondateurs, on comptera Pierre Lemarchand, ancien résistant lui aussi (et qui sera impliqué dans l’affaire
    Ben Barka), ainsi que Dominique Ponchardier qui deviendra, ironie de l’histoire, un des auteurs piliers de la Série noire sous le pseudonyme d’Antoine Dominique. Le SAC, très actif dans la région de Marseille, n’hésitera pas à recruter dans la pègre locale une partie de ceux qu’on a surnommés les
    « barbouzes », pour aller à Alger éliminer l’OAS, opération qui sera un fiasco. Le mouvement continuera d’entretenir des liens serrés avec le milieu marseillais. Jusqu’à quel point, on ne le saura jamais, ses archives ayant été détruites au moment de sa dissolution en 1982…

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Premières lignes #180 : Les Aiguilles d’or, Michael McDowell

PREMIÈRES LIGNES #180

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Le livre en cause

Les Aiguilles d’or, Michael McDowell

PROLOGUE DE MINUIT

Par une sombre nuit d’hiver, sept enfants se blottissaient près d’une grille de ventilation sur Mulberry Street. Chacun à leur tour, pendant environ une minute, ils s’asseyaient directement sur la grille en fer pour profiter de la vapeur qui s’échappait de la chaudière des locaux de la police de New York. À peine vêtus de haillons informes et répugnants, le visage et toutes les parties à nu noircis par la crasse, ils semblaient dans cette ruelle obscure n’être que des ombres chétives, une assemblée de gobelins dégénérés. Une stridente dispute éclata parmi eux pour savoir si l’une des filles, qui portait dans ses bras un nourrisson à la respiration sifflante, avait le droit de rester plus longtemps sur la grille. Mais avant que les chamailleurs n’aient le temps de se mettre d’accord, leur querelle fut noyée dans le soudain carillon de toutes les cloches de la ville.

L’an de grâce 1881 devenait l’an de grâce 1882.

Non loin de là, dans la cave d’un bâtiment pourrissant de Grand Street, se trouvait un bouge qui servait une bière tiède, un lieu tellement infâme qu’il ne se distinguait même pas par un nom. Les hommes et les femmes qui s’y trouvaient, des pauvres, des déchus, des criminels, des souffreteux, venaient y consommer la bière éventée que les établissements de Bowery Street avaient jugée trop mauvaise pour être servie la nuit précédente. Les clients buvaient sans se plaindre jusqu’à devenir insensibles au froid extérieur et à leur détresse intérieure. L’endroit était tenu par un Noir muet qui servait toute la nuit cet alcool dans de grandes tasses en céramique que personne n’avait jamais lavées. Dans cet espace confiné, qu’un petit feu de charbon ne servait qu’à saturer d’une fumée suffocante sans réchauffer personne, les hommes pestaient contre Dieu, les femmes qui les avaient trompés, les autorités qui les avaient emprisonnés, la machine démocrate qui avait échoué à leur apporter la liberté et contre tout ce qui traversait leurs esprits embrumés. Les femmes, qui trouvaient pour la plupart le soulagement

dans l’hébétude, s’étaient pelotonnées dans les coins sombres ou étaient assises, la tête appuyée contre les murs suintants et glacés. L’achat de deux bières à un cent pièce leur donnait le privilège de rester jusqu’au lever du soleil. Des gamins en guenilles se battaient sous les tables tandis que le singe du joueur d’orgue de barbarie tuberculeux sautillait d’un client à l’autre, sur le hargneux comme sur le comateux, sans distinction, ajoutant ses piailleries perçantes à l’impénétrable fatras des voix.

Deux hommes maussades, libérés de Blackwell’s Island le matin même, jouaient de l’argent près de l’entrée. Une brève interruption dans la valse de leurs cartes poisseuses au moment où les cloches se mirent à sonner fut la seule attention que l’on accorda à la nouvelle année dans ce triste lieu.

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Premières lignes #179 : La patience de l’immortelle, Michèle Pedinielli

PREMIÈRES LIGNES #179

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Le livre en cause

La patience de l’immortelle, Michèle Pedinielli

Putain, il a fallu que je crève ici. Ici, cette nuit, sur cette route quelque part au milieu du maquis. Il fallait que je crève dans le noir.
Ça a commencé par une sorte de plaf, et j’ai failli perdre le contrôle de la bagnole. Un coup à droite, un coup à gauche.
Frein. Stop. Les deux mains agrippées au volant, le souffle court, le regard qui se perd au-delà de la zone balisée par la lumière des phares. L’éclairage public des routes corses tendant vers le zéro absolu, je n’ai pas vu grand-chose. Je n’arrivais même pas à deviner la silhouette des arbres ou l’amorce du
virage que j’aurais dû suivre vingt mètres plus loin. Le noir de Soulages est plus lumineux que cette route.
Je me retrouve donc seule dans une voiture immobile au milieu de pas grand-chose. De la route, du maquis, et c’est tout. La maison doit être à trois ou quatre kilomètres. Dans cette situation, tu te rends compte que la nuit, la conscience
des choses est complètement… Oui, enfin, laisse tomber l’idée que tu arrives à penser. La nuit, tu as peur, tu es programmée pour avoir peur, et c’est tout. La nuit, hors des lumières de la ville, c’est le retour aux âges farouches et, sans Rahan, peu de chances de s’en sortir.
Premier réflexe, quasi primaire, inscrit dans les gènes: fermer les portes, se bloquer à l’intérieur, le danger vient de la route. Souviens-toi du livre de Cormac McCarthy. Je cherche à contrecarrer la trouille qui monte en fouillant mon imaginaire pour dégoter une histoire où un chemin nocturne et désert est
synonyme de sérénité et de fin heureuse. Ben, y en a pas. Au bout de cinq minutes à mouliner dans tous les sens, enfermée dans la voiture, je me sens comme dans un piège. Avec un téléphone qui refuse de se connecter. Un concentré de technologie de pointe (de pointe émoussée dans le cas du mien, mais enfin quand même) mis à mal par l’épaisseur des chênes, des eucalyptus, des myrtes et des arbousiers. Mis à mal par la rentabilité zéro de tirer des lignes supplémentaires sur cette montagne au milieu de la Méditerranée. Ça s’appelle une zone blanche.
J’essaie de scruter la nuit. Je n’arrive pas à distinguer les branches, les troncs. Ça devient une entité homogène. Ça ne devrait pas l’être.
Sors de là !
Ouvre la portière, constate le pneu à plat, récupère le cric dans le coffre. C’est bon, il est à sa place, je l’empoigne de la main droite, la roue de secours doit se trouver sous le bordel que j’ai entassé depuis que je suis là ; la trappe, je la sens de la main gauche, je vais pouvoir la soulever. J’ai envie de pisser. C’est
pas le moment. Et soudain un bruit. Un craquement. Celui que j’anticipe avec effroi depuis un quart d’heure. Il y a quelque chose de l’autre côté de la route. Je me redresse lentement, gelée à l’intérieur. Un froissement de feuilles. Quelque chose s’est mis en mouvement et se dirige vers moi. Un sanglier. Ce serait bien si c’était un sanglier. Juste un sanglier. L’ombre se détache de derrière un arbre et avance suffisamment pour devenir une silhouette à l’orée des phares. Un humain, grand et vêtu de noir, c’est tout ce que j’entrevois au premier coup d’œil. Au second, j’ai la confirmation que je suis mal barrée.
Pas bon signe n°1: il est cagoulé. Pas bon signe n°2 : il tient un fusil de chasse. Pas bon signe n°3 : celui-ci n’est pas cassé et il est pointé vers moi. D’un seul geste, il m’intime l’ordre de La patience de l’immortelle lâcher le cric, de m’éloigner de la voiture et de me diriger sur le bas-côté. Ce que je fais sans le quitter des yeux. Et dans le halo des phares je vois le double canon de son fusil, deux trous du néant. Rappelle-toi quand Barto t’a raconté comment on
surnommait parfois un fusil. Bocca nera, à cause de la bouche noire du canon. La dernière chose que l’on voyait avant de mourir. Il pensait que c’était peut-être l’origine de ton nom. En fait, ça sera sûrement celle de ton extinction. Boccanera, cette nuit, c’est ton tour.
Au milieu du grand vide de mon cerveau, des suppliques qui s’entrechoquent: pas dans le ventre, s’il te plaît, pas dans le ventre, j’ai entendu dire que la souffrance est insoutenable.
Et puis tout lâche, tu te vides en hurlant. Je veux mourir digne.
Je ne veux pas mourir. Vise la tête. Vise la tête, que je parte vite. Putain, je vais mourir sans avoir pu retrouver le meurtrier de Leti, je vais mourir sans avoir dit à Jo que je…
Les bouches noires m’ordonnent de me retourner: je ne les verrai même pas cracher. Ce sera une décharge dans la nuque.
J’ai peur, tu ne peux même pas savoir combien j’ai peur, je vais mourir sur une route corse, seule, à quelques kilomètres du village. Je m’en fous de l’odeur du maquis et des milliards d’étoiles au-dessus de moi. Papa, maman, je vous aime.
Noir.

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