Premières Lignes #183 : Une exécution, Danya Kukafka

PREMIÈRES LIGNES #183

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

Une exécution, Danya Kukafkae de couv :

Dans la tête d’un tueur en série

Dans le coeur de ses victimes

Ansel Packer attend la mort, après avoir lui-même tué. Dans douze heures, il sera exécuté dans une prison américaine. Ansel ne veut pas mourir. Il veut être écouté, admiré, compris.

À son monologue obsessionnel depuis sa cellule se superposent les récits de trois femmes : Lavender, sa mère, Hazel, la soeur jumelle de son épouse, et Saffy, l’enquêtrice, qu’il avait croisée plus jeune en foyer d’accueil. Alors que l’heure de l’exécution se rapproche, les destins des trois femmes se nouent à fa manière d’une tragédie, laissant place à des questions d’une cruelle actualité. Qu’est-ce que cette fascination du tueur en série dit d’une société qui oublie ses victimes ?

Mélange étonnant de suspense et d’enquête socio-psychologique, Une exécution accomplit la prouesse de maintenir une tension constante alors que le coupable est désigné dès l’ouverture. Danya Kukafka excelle aussi bien dans la construction d’une intrigue impitoyable que dans le portrait de ses personnages. Chacun à leur manière, ils percent la page, nous étreignent et nous interrogent, nous émeuvent et nous dérangent tout à la fois.

12 heures


Tu es une empreinte digitale.
Lorsque tu ouvres les yeux en ce dernier jour de ta vie, tu vois ton pouce. Dans la lumière jaunâtre de la prison, la pulpe creusée de sillons ressemble au lit d’une rivière asséchée, un fond sableux où se dessinent des spirales modelées par le mouvement de l’eau – une eau présente hier et aujourd’hui disparue.
L’ongle est trop long. Ça te rappelle cette vieille croyance enfantine : après la mort, les ongles continuent de pousser jusqu’à se recourber sur les os.

Détenu, nom et matricule.
Ansel Packer, réponds-tu. 999631.
Tu te retournes sur ton lit. Le plafond offre son aspect habituel : un semis de taches d’humidité. Si tu inclines la tête de façon à la regarder sous le bon angle, celle dans le coin prend l’apparence d’un éléphant. C’est le grand jour, annonces-tu en pensée à la cloque de peinture qui forme la trompe. Le grand jour. L’éléphant sourit comme s’il connaissait un terrible secret. Tu as passé un nombre incalculable d’heures à t’exercer pour reproduire cette expression à l’identique, pour pouvoir rendre sourire pour sourire à l’éléphant au plafond. Aujourd’hui, elle te vient tout naturellement.
L’éléphant et toi, vous vous souriez jusqu’au moment où la réalité de cette matinée établit entre vous une complicité exaltante, où vous avez l’air aussi cinglés l’un que l’autre.
Tu poses les pieds par terre, soulèves ton corps du matelas et enfiles les chaussures réglementaires, des espèces de pantoufles noires trop larges qui ne tiennent pas aux pieds.
Tu fais couler l’eau du robinet en métal sur ta brosse à dents, étales dessus une couche de dentifrice en poudre granuleux, puis mouilles tes cheveux devant le petit miroir dont la surface polie n’est pas du verre mais un rectangle d’aluminium balafré, criblé de trous, qui ne volerait pas en éclats s’il se brisait. L’image qu’il te renvoie est floue, toute gondolée. Tu te mordilles les ongles au-dessus du lavabo, l’un après l’autre, arrachant avec soin le blanc jusqu’à ne
laisser sur chacun qu’une même bordure déchiquetée au ras de la peau.


C’est souvent le compte à rebours qui est le plus difficile à supporter, a dit l’aumônier quand il est venu te voir hier soir. Tu l’aimes bien, cet homme dégarni qui se tient voûté comme sous le poids d’un sentiment accablant – peut-être la honte. Arrivé depuis peu dans l’Unité Polunsky, il a un visage mou, malléable, si ouvert que, pour un peu, on plongerait la main dedans. Il a parlé de demander pardon, de se soulager d’un fardeau, d’accepter ce qu’on ne peut pas
changer. Et pour finir, la question.
Votre témoin, a-t-il dit à travers la vitre du parloir. Cette femme, elle va venir ?
Tu t’es représenté la lettre posée sur l’étagère dans ta cellule exiguë. L’enveloppe crème – une invite. Dans le regard de l’aumônier se lisait une sorte de pitié sans fard.
Tu as toujours pensé que la pitié était le plus insultant des sentiments. La pitié, c’est une force destructrice dissimulée derrière un masque. Elle te dépouille de tout. Te ratatine. Oui, elle vient, as-tu répondu. Puis : Vous avez un truc
coincé entre les dents.
Tu l’as vu porter vivement une main à sa bouche.
En vérité, tu n’as pas beaucoup pensé à cette fin de journée. C’est trop abstrait, trop facile à contourner. Inutile d’écouter les rumeurs qui circulent dans le Quartier 12, elles n’en valent jamais la peine : un des gars, gracié dix minutes seulement avant l’injection, alors qu’il était déjà sanglé sur le brancard, a raconté quand il est revenu qu’on l’avait torturé pendant des heures en lui enfonçant des tiges de bambou sous les ongles, comme s’il était le héros d’un
film d’action. Un autre a affirmé qu’on lui avait offert des donuts. Tu préfères ne pas t’interroger. C’est normal d’avoir peur, a dit l’aumônier. Mais ce n’est pas de la peur que tu éprouves – plutôt une sorte d’émerveillement vertigineux.
Ces derniers temps, tu rêves parfois que tu t’envoles dans un ciel d’un bleu limpide, loin au-dessus de vastes étendues de cultures concentriques. En altitude, tes oreilles se débouchent.

Tu as avancé de cinq minutes la montre dont tu as hérité dans le Module C. Tu n’aimes pas être pris au dépourvu.
Elle te révèle qu’il te reste onze heures et vingt-trois minutes à vivre.

Les blogueurs et blogueuses qui y participent aussi :

Lady Butterfly & Co
Cœur d’encre
Ladiescolocblog
À vos crimes
Ju lit les mots
Voyages de K
Les paravers de Millina
4e de couverture
Les livres de Rose
Mots et pelotes
Miss Biblio Addict !!
La magie des livres
Elo Dit
Zoé prend la plume
Sauce Ririline
Light and Smell

Le parfum des mots
Chatperlipopette
L’autodidacte aux mille livres