Premières Lignes #151 : Brouillards, Victor Guilbert

PREMIÈRES LIGNE #151

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

Brouillards, Victor Guilbert

-one-

Parce que courir avec une seule chaussure, ce n’était pas seulement un handicap de confort. Il y avait aussi que ses chaussettes, Marcel Marchand les faisait tricoter sur mesure par un petit tailleur de Chinatown, un type extra, comme aurait dit sa grand-mère qu’il avait tant aimée, un type qui savait tricoter des socquettes impeccables sans ces bourrelets de tissu qui venaient gâcher l’avant des chaussettes, ces coutures excroissantes qu’on tentait de déplacer, tantôt vers le haut, tantôt vers le bas, pour se libérer les orteils d’une friction peu commode.

Les chaussettes ajustées par un couturier, c’était d’ailleurs l’unique luxe que Marcel Marchand s’accordait car le seul qui importait à ses yeux. Alors courir la chaussure gauche en moins sur les trottoirs new-yorkais et sacrifier par là même le fin tissage artisanal, c’était hors de question.

Marcel Marchand soupira. Dans ce petit café de la 20e Rue, rare recoin tranquille de l’inarrêtable Manhattan où il avait ses habitudes matinales, à savoir un macchiato au lait d’avoine et un cookie avec du gros sel sur le dessus, il aimait retirer le pied gauche de sa chaussure quelconque pour faire prendre l’air à sa chaussette élégante dans l’espoir inavoué qu’un regard s’égarerait sur cette coquetterie et la trouverait tout à fait remarquable.

Avec son allure de Gaulois moyen à la bedaine naissante et ses chaussettes colorées haut de gamme auxquelles personne ne prêtait vraiment attention, Marcel Marchand était certainement un original, mais il suscitait immédiatement le désintérêt chez quiconque remarquait sa présence. Marcel Marchand, Mama comme on le surnommait à la DGSE, ne payait pas de mine et c’était exprès.

Il enfila soigneusement la chaussure baladeuse, sans se presser, pour ne pas éveiller les soupçons, parce que courir avec une seule chaussure, ce n’était pas seulement un handicap de confort, donc. Mama avait déjà repéré les deux hommes quand ils étaient passés une première fois devant la vitrine avant de se décider à pénétrer dans son havre de paix de la 20e Rue.

Le grand noir chauve avec de la prestance, Mama l’avait surnommé « Galapagos », du nom du pur-sang majestueux qui avait passé les dernières années de sa vie dans le haras de sa grand-mère qu’il avait tant aimée. Le petit blond trapu, quant à lui, avait été affublé du surnom de « Merlin » parce qu’il avait un nez crochu, comme une sorcière, et que Mama ne connaissait pas d’autre nom de sorcier masculin.

Marcel Marchand connaissait par cœur les pedigrees de « Galapagos » et de « Merlin », tous les deux agents de la CIA, tous les deux formés à traquer, arrêter, éliminer les ennemis de la nation américaine. Et il ne faisait aucun doute que la raison de leur présence dans ce petit café discret de la 20e Rue était bel et bien de remplir cette mission précise en l’arrêtant lui, Marcel Marchand, ennemi de la nation américaine en sa qualité d’espion français membre de la DGSE. Il n’y avait pas de hasard.

Car s’il existait une entente tout à fait cordiale entre les deux pays qui se souriaient aimablement de part et d’autre de l’Atlantique, il n’en restait pas moins vrai que cette paire de vieux copains continuait de s’observer discrètement par en dessous, sur le principe vérifié que ce ne sont jamais les ennemis qui déçoivent.

Tout comme Galapagos et Merlin, Mama avait lui aussi appris à espionner, renseigner, manier les armes, tuer à mains nues, dans des camps d’entraînement de son Hexagone natal. Il avait connu l’Afrique, l’Europe de l’Est, un peu l’Asie, avant d’atterrir à New York où il avait mis au service de l’État le plus exceptionnel de ses talents : celui de physionomiste.

Cette capacité unique avait entraîné la création d’un service de la plus haute importance et dont il était le seul membre. Gratte-papier dans une sous-direction de l’ONU au bord de l’East River, bien loin des radars pour mieux passer inaperçu, Marcel Marchand avait peu à peu tissé avec brio sa toile invisible dans laquelle de nombreux agents de la CIA s’étaient retrouvés prisonniers sans le savoir. Une fois repérés les immeubles souvent visités, les cafés fréquentés, les restaurants, les théâtres, les cinémas, les lieux publics où ces agents se pensaient discrets, Mama avait fait bénéficier la France et l’Europe de son talent spectaculaire de physionomiste d’exception.

C’est ainsi qu’après huit années passées sur le sol américain, il connaissait le visage d’un nombre impressionnant de recrues des services secrets auxquelles il avait associé un parcours, un CV, une identité avec l’aide des informaticiens de la DGSE. Grâce à sa mémoire hors norme des visages et son système mnémotechnique de surnoms pour chacun d’eux comme en avaient hérité Galapagos et Merlin, les profils de plusieurs centaines d’agents de la CIA étaient ancrés dans un lobe de son cerveau bien organisé.

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• Cœur d’encre
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• À vos crimes
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Auteur : Collectif Polar : chronique de nuit

Simple bibliothécaire férue de toutes les littératures policières et de l'imaginaire.

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