Premières Lignes #164 : La dernière Lame, Estelle Faye

PREMIÈRES LIGNES #164

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

La dernière lame, Estelle Faye

Prologue

Julian ab Népenthès titubait sous l’averse, sur le chemin boueux qui suivait la Côte de Jade, entre les moulins à marée. Son corps entier hurlait de douleur. Le contact de l’eau avivait la morsure de ses tatouages. Les mots inscrits à l’encre noire, très récents, recouvraient jusqu’au moindre pouce de sa peau. Des filets de sang coulaient au coin des lettres, vite lavés par la pluie. Tous les alphabets du monde, ou presque, se mêlaient sur cet épiderme martyr : runes keltes, caractères latium, abjad, kwanjis…

L’homme manqua de déraper dans la boue, oscilla quelques secondes comme un marin ivre. Le crachin détrempait son pagne jaune, noué à la façon des M’Hongs. Un vêtement courant dans l’Archipel de Jade. Mais celui qui le portait était de toute évidence un Occidental. Un navigateur sans navire, perdu loin de ses eaux d’origine. Le dernier descendant de l’impressionnante dynastie Népenthès, réduit à un morceau de chair souffrante. Combien de lieues, encore, le séparaient de Pho Duc ? Aucune ville ne se dessinait à l’horizon. Aussi loin que portait son regard, s’étalaient seulement les moulins à marée.

Julian faillit lâcher sa sacoche, qu’il traînait depuis le matin. La lanière de cuir râpait sa paume, pire qu’une limaille de fer. Il serra les dents, se reprit. Pas question d’abandonner ses armes. Les Façonneurs l’avaient sans doute suivi jusqu’ici. Il s’arrêta un instant, tendit l’oreille, en pure perte. Le ronflement des roues à aubes recouvrait tout autre bruit. Le navigateur reprit sa marche. Un pied après l’autre, il se força à avancer.

Bientôt des silhouettes efflanquées sortirent de derrière les moulins. Des êtres en bure brune, qui évoquaient de loin des moines mendiants. Leurs capuchons relevés dissimulaient leurs traits. Cependant Julian n’avait pas besoin de voir leurs visages pour savoir à quoi les Façonneurs ressemblaient. Ils étaient tous blêmes, le crâne chauve, les yeux étirés en amande, et le front marqué d’un labyrinthe. Leurs mains maigres serraient des poignards, dont les lames luisaient faiblement sous la pluie.

Les doigts fébriles de Julian luttèrent quelques secondes contre la fermeture de sa sacoche. Pendant ce temps, les Façonneurs se rapprochaient. Le navigateur sortit de son arsenal une grenade d’argile, et un briquet d’amadou qu’il alluma malgré la pluie.

— Reculez ! hurla-t-il à l’attention de ses adversaires. Ou je vous fais sauter, je le jure sur tous mes Saints !

Indifférents aux menaces, les moines étranges poursuivirent leur lente progression. Tremblant plus qu’une vieille femme, Julian enflamma la mèche, lança la grenade. Pas assez fort. Elle échoua dans une flaque, s’éteignit avec un grésillement. Les Façonneurs avançaient toujours. Le navigateur recula vers l’océan. Il entra dans l’eau jusqu’aux genoux, encadré par les gigantesques roues à aubes, qui brassaient des algues dégoulinantes. Je ne dois pas mourir, songea-t-il avec l’énergie du désespoir. Je dois dire à Gradius ce que j’ai découvert. Ce qui peut tous nous sauver.

Les vaguelettes léchaient ses jambes tatouées, le sel brûlait le contour des lettres. Il se mordit les lèvres pour ne pas crier. L’océan… pensa-t-il entre deux accès de douleur. Au fond, la mer avait toujours été là, à ses côtés. À la fois amie, ennemie, protection et menace. Vie et mort. Son briquet d’amadou brûlait encore, éclat doré vivace sous le crachin gris. Après une brève hésitation, les Façonneurs pénétrèrent dans les flots. Julian ouvrit grand sa sacoche, jeta le briquet dedans, au milieu d’une quinzaine de grenades. D’un mouvement ample, il balança le tout à la face de ses ennemis, et plongea aussitôt. La dague d’un Façonneur lui égratigna la cheville au passage. La sacoche explosa en plein vol, les éclats déchiquetèrent les moines en fragments de chair. Des volutes de sang carmin assombrirent le bleu gris de la mer.

Lorsque Julian refit surface, l’air empestait la poudre. Le navigateur nagea jusqu’au rivage. L’affrontement passé, une immense lassitude l’envahissait, anesthésiait même les plaies des tatouages. Il ramassa une dague sur la plage, se traîna jusqu’au moulin le plus proche, força la serrure. Le bâtiment était désert. Personne ne surveillait la meule qui broyait le riz amer. Julian tomba à genoux près des sacs de farine, les éventra, avala de grosses poignées de poudre blanche. Puis il se recroquevilla en chien de fusil sur le sol. Terrassé par la fatigue, il s’endormit.

Sa dernière pensée consciente, avant de céder au sommeil, fut pour son ami Gradius Sforza, docteur en médecine à Scande. Gradius, vieux brigand, il faut que tu saches… ce que j’ai appris… sur la Grande Crue, les océans… comment sauver les terres… comment sauver Scande…

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