PREMIÈRES LIGNES #195
Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.
Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.
Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !
Et merci à Aurélia pour ce challenge.
Le livre en cause
Mauvais sang ne saurait mentir, Walter Kirn
1
À l’époque, j’y voyais une bonne action et puis je me sentais d’humeur aventureuse. L’été où ma femme attendait notre premier enfant et où le président Clinton glissait peu à peu vers une procédure d’impeachment, je me suis proposé pour transporter une chienne estropiée de chez moi dans le Montana, où elle était soignée par de bonnes âmes de la SPA locale, jusqu’à l’appartement new-yorkais d’un riche jeune homme, un Rockefeller, qui l’avait adoptée via Internet.
Il se prénommait Clark. Notre premier contact eut lieu au téléphone. Je l’avais appelé pour obliger mon épouse Maggie, présidente de ladite SPA, qui cherchait à tirer d’embarras Harry et Mary Piper, les personnes qui avaient recueilli la pauvre bête après qu’une voiture lui fut passée dessus. Ces gens avaient payé l’intervention chirurgicale qui lui avait sauvé la vie, ils lui avaient fait suivre des séances de massage reiki et lui avaient appris à utiliser un fauteuil roulant pour chien dont les roues supportaient son arrière-train paralysé. Héritiers d’une fortune bancaire du Minnesota et fervents épiscopaliens (Mary suivait une formation pour devenir pasteur), les Piper nous avaient récemment invités au restaurant, Maggie et moi, et nous avaient fait part des difficultés auxquelles ils se heurtaient pour expédier la chienne sur la côte Est. Du fait de son état problématique, ils craignaient de la confier à une compagnie aérienne. Clark leur avait dit qu’il possédait un avion, mais que celui-ci était coincé en Chine avec sa femme, Sandra, conseil en management international. Je me proposai alors comme intermédiaire, en partie pour soulager ma culpabilité d’avoir tué avec mon pick-up, quelques mois plus tôt, un des chiens que Maggie avait recueillis. Mais j’avais une autre raison de vouloir rencontrer ce Clark : j’étais écrivain, de surcroît un écrivain entre deux livres, et je me figurais que j’allais rencontrer un personnage.
Lors de notre premier coup de fil, Clark commença par faire l’historique de cette adoption. Il me dit avoir appris l’existence de cette chienne, baptisée Shelby, grâce à un site Web se consacrant à trouver des maîtres à des setters Gordon sans foyer, race qu’il prisait pour ses liens avec la famille royale britannique ainsi que pour son tempérament exubérant et plein d’allant. Comprenant instantanément qu’il voulait l’adopter, il avait échangé des courriels avec les Piper pour les convaincre de la lui confier. Son immeuble n’était qu’à une rue de Central Park, ce qui signifiait que Shelby aurait de la place pour s’ébattre et « se livrer le matin à la chasse aux écureuils ». De plus, il avait pour voisin du dessous le « meilleur vétérinaire acupuncteur » de Manhattan. Il s’était déjà entretenu avec ce thérapeute et ne doutait pas qu’avec son concours Shelby finirait par se rétablir complètement.
« J’ai bien peur que ce ne soit guère envisageable, lui dis-je. Sa colonne vertébrale a été broyée. Je ne sais pas si on vous l’a dit, mais il n’est pas exclu qu’on lui ait tiré dessus avant de l’écraser.
— Avez-vous déjà été traité par acupuncture ?
— Ma foi, non, bégayai-je.
— En ce cas, vous n’avez pas idée des effets miraculeux que l’on peut en retirer. »
Ce coup de téléphone, qui dura plus d’une heure, mit à mal mon programme du jour. Travaillant dans mon petit bureau situé au-dessus d’un magasin de vêtements western, je devais rendre ce matin-là un papier pour Time. Il s’agissait de fondre une quantité de données brutes glanées par différents correspondants dans tout le pays en un article intelligible sur telle ou telle question sociologique grand public – violence à la télé, enfants de divorcés – qui n’aurait pu être traitée en cent pages, mais qu’il me fallait ramener à quatre feuillets. Je ne goûtais pas particulièrement ce boulot, mais j’avais terriblement besoin d’argent à l’époque, ayant récemment emprunté un demi-million de dollars pour acheter un ranch de deux cents hectares à une quinzaine de kilomètres au nord de la ville de Livingston dans ce qu’un agent immobilier à la fibre poétique avait décrit comme « les ombrages des Crazy Mountains ». Il s’agissait d’une pittoresque ruine faite de clôtures affaissées, de prairies épuisées par le surpâturage, de corrals délabrés dont les prés de fauche étaient parcourus de rigoles d’irrigation criblées de nids de serpents à sonnette et de terriers de blaireaux. La maison possédait une cuisine agrémentée, à proximité de l’évier, de toilettes non cloisonnées. Désaffecté, l’étage avait été condamné à l’aide de planches. J’avais acheté cette propriété dans le but de réaliser un rêve de vie autarcique à la campagne, mais j’étais en train de découvrir que, pour financer ce projet, j’allais devoir travailler plus dur que jamais à des tâches plus fastidieuses que je ne pourrais le supporter. Le plus effrayant était que mon emprunt – un contrat entre particuliers avec l’ancien propriétaire, podologue à Billings – stipulait que je pouvais être dépossédé si je manquais à verser ne fût-ce qu’une seule mensualité.
C’est surtout Clark qui parla lors de ce coup de fil. Il s’étendit beaucoup sur lui-même, et une bonne part des informations qu’il me livra se révélèrent difficiles à assimiler sans la possibilité de voir son visage pour savoir s’il plaisantait ou exagérait. Il me dit ne pas avoir été au lycée. Il me dit qu’il collectionnait de l’art moderne mais trouvait cela hideux – « Du pur vomi sur de la toile. » Il me dit ne manger que du pain qu’il faisait lui-même. Il me dit posséder un autre setter Gordon, baptisé Yates, auquel il servait des repas composés de trois mets à base de produits frais préparés par son cuisinier personnel. Il me demanda mon numéro de fax afin de m’envoyer une copie des recettes.
« Vous les notez noir sur blanc ? m’étonnai-je.
— Mon personnel s’en charge », répondit-il.
Dans l’attente du document, tout en sirotant du café froid devant mon bureau en désordre et en ignorant les tonalités qui retentissaient sur la ligne (mes employeurs de Time cherchant à me joindre), je demandai à Clark quelle était sa profession. Mon idée étant qu’il ne faisait rien du tout.
« Actuellement, je suis banquier central free-lance. »
Je lui demandai en quoi cela consistait.
« Représentez-vous la masse monétaire d’un pays sous la forme d’un lac ou d’un fleuve derrière un barrage. Imaginez que je suis le responsable de ce barrage. Je décide quelle quantité d’eau passe dans ses turbines, à quelle vitesse et pendant combien de temps. L’idée est d’en lâcher suffisamment pour la subsistance des cultures d’un pays, mais pas au point d’inonder les champs et de noyer lesdites cultures.
— Pour quels pays faites-vous cela ? lui demandai-je.
— En ce moment ? La Thaïlande.
— C’est une énorme responsabilité.
— Je m’amuse bien.
— Quels autres pays avant la Thaïlande ?
— C’est confidentiel.
— Cela ne doit pas être une profession très répandue.
— C’est nous qui l’avons inventée. Enfin, ma société. Asterisk LLC. »
Il s’exprimait avec un accent pincé, cosmopolite, en balançant çà et là un mot du genre « jadis » ou « inconvenant » qui paraissait nouer une cravate à la phrase qui le renfermait. Je voyais dans ce parler particulier le produit d’une éducation très protégée. Je me souvenais d’avoir rencontré quelques spécimens de ce type en fac à Princeton – des excentriques à pedigree, prétentieux, bardés de diplômes, qui parlaient comme des cousins de Katharine Hepburn –, mais, élevé pour ma part dans le rural Minnesota, région d’élevage laitier embaumant le fumier, jamais je n’étais parvenu à les approcher. Leurs clubs ne voulaient pas de moi, je ne pratiquais pas les mêmes sports qu’eux et puis je les trouvais un tantinet repoussants physiquement avec leur crâne qui se dégarnissait prématurément et leur épiderme délicat d’un rose intestins. Après la fac, alors que j’étais à Oxford grâce à une bourse d’études, j’avais réussi à frayer avec quelques-uns de leurs pendants britanniques, dont le frère cadet de la princesse Diana ; mais je ne présentais à leurs yeux que l’attrait de l’inédit, une vulgaire distraction en provenance du Nouveau Monde. Ce séjour à Oxford terminé, je m’attardai quelques mois à Londres, occupant un emploi de bureau au sein d’un petit cabinet d’avocats et m’amusant, le soir, avec une bande de jeunes fêtards titrés. À vrai dire, je n’arrivais pas à suivre. Les taxis. Les additions dans les bars. Je finis par rentrer aux États-Unis et décrocher un boulot à Vanity Fair. Il s’agissait de rédiger des titres spirituels pour des articles légers sur le couturier italien qui créait les toilettes de Nancy Reagan ou sur les activités caritatives de l’épouse de Sting ; mais mon chef n’appréciait pas que je passe mes soirées enfermé au lieu de frayer avec la faune mondaine, si bien que je fus viré au bout d’un an.
Clark, lui, avait l’air de m’apprécier et de souhaiter la réciproque. Quand le menu canin commença de sortir du télécopieur, je fus convaincu du sérieux de ses intentions.
2 tasses de riz complet cuit
1 légume vert (en général une courgette) finement broyé au robot
1 légume orange (en général une carotte) finement broyé au robot
1 gousse d’ail finement broyée au robot
1 à 2 livres de bœuf persillé haché cru au robot juste avant de servir
ou 1 à 2 livres de dinde ou de poulet cuit haché
ou 1 boîte de saumon
1 pincée de poudre de varech, 1 c. à soupe de levure de bière, 1 pincée de cendre d’os, 2 c. à soupe de germe de blé, un peu de gelée royale
Tout en lisant ce document aussi farfelu que méticuleux, je décidai de rencontrer Clark en chair et en os si l’occasion m’en était donnée. En tant que romancier, j’aurais commis une faute professionnelle en m’abstenant.
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• Cœur d’encre
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• À vos crimes
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