Premières Lignes #150 : En mémoire de Fred, Clayton Lindemuth

PREMIÈRES LIGNE #150

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

En mémoire de Fred, Clayton Lindemuth

RÉSUMÉ

Baer Creighton est un cul-terreux fruste et macho obsédé par le Bien et le Mal. Depuis que, gamin, son grand frère Larry a essayé de l’électrocuter, il reçoit une décharge chaque fois que quelqu’un lui ment. Ou alors il voit une lueur rouge dans les yeux du menteur. Un don fort utile, mais est-ce suffisant maintenant qu’il faut venger Fred ? Le pitbull, son seul ami dans les bois de Caroline du Nord où il vit pas très loin des personnages de Ron Rash, a été kidnappé. On le lui a rendu en piteux état, victime d’un des impitoyables combats de chiens clandestins qu’organise l’abominable Joe Stipe, le caïd de la région. Quand il ne soigne pas Fred devenu quasi aveugle, Baer distille une gnôle si sublime que tout le monde lui en achète, le shérif compris. Ça lui donne du courage pour mûrir son plan. Non qu’il en manque, mais, en face, l’ennemi surarmé est en nombre et la lutte semble inégale. « Œil pour œil, dent pour dent », tel est le code de l’honneur hérité des pionniers. Baer l’appliquera jusqu’au bout. Voire plus loin.

J’ai approché la lampe de la tête de Fred. Ses yeux étaient injectés de sang, tuméfiés, et je l’ai contemplé quelques instants en me demandant si j’aurais le cran de l’achever si ça devenait nécessaire.

Fred a dit : « Si tu réglais plutôt leur compte aux ordures qui m’ont lâchement jeté dans l’arène ? »

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Leurs voix m’ont guidé jusqu’ici, à quarante mètres du groupe. Malgré la pénombre, je les aperçois entre les arbres. J’effleure le Smith & Wesson plaqué contre ma hanche. Bientôt la fin des moissons, la température a commencé de plonger et plus je reste immobile, plus je me les caille.

Une vingtaine d’enfoirés. L’un d’eux a kidnappé Fred.

Ça ne va pas lui porter chance.

Accroupi derrière un orme, je me tasse contre l’écorce lisse.

Il fait si sombre que je pourrais me redresser pour agiter mon zob sans qu’ils s’en aperçoivent. La petite arène est éclairée par une lampe à kérosène, sa lumière orange vacille dans le tourbillon des papillons de nuit ; tout autour, les fêtards rigolent, braillent, sifflent comme s’ils mataient des filles à poil. D’où je suis, pas moyen de distinguer les combattants qui s’étripent au milieu de l’arène, deux chiens élevés dans ce but ou peut-être volés à un gosse ; ou alors à un pauvre con comme moi.

J’ai passé ma vie à changer de trottoir pour éviter menteurs et escrocs et les laisser se tromper et se voler mutuellement. Question repérage de menteurs, je suis champion. Mais ces mecs-là, autour de l’arène, ils sont au-delà du mensonge.

L’un de ces démons va le payer cher.

Je me lève, effleure le Smith une dernière fois et m’écarte du tronc. En entendant craquer une brindille, je me fige sur place avant d’avancer jusqu’à un autre arbre, puis un autre. Les feuilles mortes crissent sous mes pas. Plus que dix mètres. Il suffirait qu’un de ces gars se retourne pour que je sois repéré, mais ils sont bien trop accaparés par leur sport sanglant.

« Sport », mon cul.

Je mets à l’épreuve mes vieux muscles et mes articulations grinçantes en me lançant dans l’ascension d’un érable. D’abord la fourche à hauteur de mon bassin, puis la plus basse des grosses branches et ainsi de suite. Faut que je prenne de la hauteur pour distinguer les visages et l’autre côté de l’arène. Et si je n’arrive pas à voir les clébards s’entretuer, je n’en mourrai pas.

Certains de ces types ne me sont pas inconnus. George qui tient la scierie, et son cariste mexicain. Big Ted qui, grâce à sa pizzeria, est en relation avec des gros bonnets de Chicago et de New York. Ted est toujours prêt à vous rendre service, et à vous rappeler qu’il l’a fait – puis à vous envoyer un relevé mensuel de vos dettes. À l’extérieur du cercle, Mick Fleming, et à ses côtés, surprise, le pasteur Jenkins.

« Regardez-moi cet enculé. Mais tue-le, Achille, tue-le ! »

Celui-là, qui gueule le plus fort, c’est Cory Smylie, le fils du shérif de Gleason. Quelle description lui rendrait justice ? Un étron tassé au fond d’une boîte de conserve rouillée enterrée dans un champ d’épandage sous un cerisier noir aux branches chargées d’oiseaux larguant leur chiasse du matin au soir.

Je distingue le profil de Lucky Jim Graves, joueur de cartes endetté jusqu’aux burnes.

Sous mon poids, la branche pendouille. Une petite rafale et je suis bon pour me casser la gueule.

Celui-là, ça doit être Lou Buzzard. La branche me rentre dans le cul comme une selle de vélo de course et, dès que j’ai le malheur de remuer, ça déclenche un bruissement de feuilles. Mais je veux vérifier que c’est bien Lou, qui compte parmi mes clients depuis dix ans. Ça m’arrangerait que ces démons soient déjà en train de siffler ma gnôle. En me penchant encore un peu, je vais être fixé.

La branche cède avec un bruit de détonation. Me voilà le cul par terre et soudain je n’entends plus les hommes, seulement les chiens. Les mains se tendent vers les étuis des flingues, les canons argentés luisent comme des ruisseaux au clair de lune. Ces types ont apporté de quoi défendre leur sport, et ils sont plus adroits bourrés que je ne le serais en étant doublement à jeun.

« Vous, là-bas ! »

Joe Stipe. Mêlé à tous les business possibles et imaginables, camionnage, combats de chiens, paris… Y compris le mien, la distillation illégale. Il y a quelques années de ça, Stipe m’a envoyé des gros bras pour que je mette la clé sous mon alambic. Depuis, on n’est pas vraiment copains.

Le voilà qui s’amène, entouré de ses sbires.

« Attrape une lanterne, George ! On a de la visite. »

Assis en crabe, je me prends la lumière dans la tronche.

« Tiens, mais c’est Baer Creighton.

– Baer Creighton, hein ? Fais voir. »

Stipe approche encore la lampe. « Ouais !

– Le dites pas à Larry, conseille une voix.

– Larry est pas venu ce soir, répond Stipe. Qu’est-ce que vous foutez là, Baer ? Z’auriez pu vous faire descendre, espèce de con.

– Pourquoi j’étais perché dans cet arbre, bande de débiles ? Parce que j’aimerais mieux causer avec un sac de merde qu’avec vous autres. »

Ils se tiennent tranquilles en attendant un signe indiquant que ça va péter.

Pas ce soir, les gars. Un peu de patience et vous l’aurez, votre putain de signe.

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