Premières lignes #173 : Le dernier festin des vaincus, Estelle Tharreau

PREMIÈRES LIGNES #173

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

Le Dernier festin des vaincus, Estelle Tharreau

PROLOGUE

Comme une goutte d’eau éclatant en dizaines de particules, le troupeau de caribous se dispersa au son des fusils qui ponctuaient le décompte final du dernier jour de l’année. En ce soir de réveillon, partout, les voix des hommes scandèrent les dernières secondes ; de la cabane de chasseurs en bordure du lac gelé d’où le troupeau s’enfuyait jusqu’à la ville forestière de Pointe-Cartier et à la réserve indienne de Meshkanau.

Naomi Shehaan l’avait vu. Elle avait senti sa présence aussi fortement que lorsqu’il collait sa peau contre la sienne. Elle avait éprouvé les mêmes sensations de terreur et de dégoût malgré les mètres qui les séparaient dans la salle des fêtes où la communauté innue{1} festoyait. Mais à l’instant où le troupeau de caribous se débanda sur le lac et que les voix exultèrent, une traînée de son sang scarifia son visage.

Elle ne ralentit pas. Elle poursuivit sa fuite sur cette route qui balafrait la forêt entre la réserve et la ville de Pointe-Cartier.

Dans l’affolement, le jeune mâle caribou avait pris une mauvaise direction. Il n’avait pas retrouvé son troupeau qui n’avait pas pu l’attendre. Malgré l’abondance de ces sous-bois, rares étaient ceux de son espèce qui s’y aventuraient, car ils craignaient moins les crocs des loups que les fusils des hommes. Il flaira l’air glacial. Il gratta un peu la couche de neige devenue trop épaisse pour atteindre les lichens. Désormais seul, il devrait se contenter de ceux accrochés sur les troncs au risque d’avancer trop près des cabanes de chasse des hommes.

Soudain, il se figea. Dans ses yeux obscurs et brillants se reflétèrent des lumières. Ses oreilles frétillèrent au son des moteurs. Ses nasaux soufflèrent bruyamment, incommodés par les effluves d’essence. Des hommes poussèrent des cris stridents avant de disparaître dans de gros 4 × 4 qui empuantissaient l’air. Les véhicules roulèrent et disparurent un par un dans la nuit jusqu’à ce que le calme revînt tout comme la noirceur du ciel et l’odeur du lichen dans le froid polaire.

Seule, dans le silence de l’hiver, quand les rares traces de vie étaient étouffées par la neige.

Seule, dans le froid glacial et la noirceur de la nuit où agonisait un dernier quartier de lune

*

À présent, Naomi gisait au milieu du vaste lac gelé. Les os rompus, elle n’avait plus la force de se traîner. Son corps avait creusé un long sillon qu’allait bientôt combler la neige qui s’abattait en rafales.

(…)