PREMIÈRES LIGNE #71, Vengeances de Bernhard Aichner

PREMIÈRES LIGNE #71

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

Vengeances de Bernhard Aichner

Brünhilde Blum déteste son prénom. Elle déteste encore plus ses parents adoptifs, qui dirigent une entreprise de pompes funèbres. Lors d’une croisière en Croatie, Blum comme elle se fait appeler décide qu’il est temps pour eux de mourir… Elle a 24 ans.
Huit ans plus tard, elle vit avec l’homme qui le premier a répondu à l’appel de détresse lancé depuis le voilier. Mark est policier. Elle a repris et modernisé l’entreprise familiale. Ils sont les parents de deux fillettes de 3 et 5 ans. Ils sont heureux.
Mais la moto de Mark est percutée par une voiture : tout sauf un accident ! Mark meurt. Elle poursuit seule l’enquête qu’il menait cinq hommes avaient enlevé des migrantes moldaves, qu’ils violaient et torturaient. Blum décide alors de venger Mark. Or, quand il s’agit de tuer on l’a vu , Blum n’a aucun scrupule. Encore moins de remords…

Huit ans plus tôt

On voit tout, d’en haut. La mer, le voilier, sa peau. Une femme nue sur le pont, le soleil brille, tout va bien. Elle est simplement allongée là et regarde en l’air, ses yeux sont ouverts ; rien qu’elle, le ciel et les nuages. C’est le plus bel endroit du monde : le bateau que ses parents ont acheté il y a vingt ans, une merveille, une perle habituellement au mouillage dans le port de Trieste. La voile, la vie sur l’eau, en plein air, sans personne d’autre. Rien que de l’eau à perte de vue, de la musique dans les oreilles, et la sueur qui s’accumule dans son nombril. Rien d’autre. De Trieste aux Kornati, ils sont en route depuis trois jours. Ils ne sont pas pressés, il n’y a rien à faire. Les vacances avec ses parents, depuis tant d’années déjà. Ils ont presque soixante-dix ans et sont tannés par le soleil. Tous deux navigateurs enthousiastes, ils voyagent en bateau depuis toujours – depuis son enfance. En caleçon de bain et bikini, jamais nus. Il y a deux heures, elle s’est déshabillée et s’est allongée sans se mettre de crème. Elle veut que le soleil la brûle, que sa peau crie quand on la trouvera. Elle veut être nue, enfin nue. Plus  jamais personne pour le lui interdire. Pas de père. Pas de mère. Seule sur le bateau, seins, hanches, jambes et bras nus. Ce sourire sur ses lèvres, sa manière de bouger doucement en musique… Elle ne voudrait être nulle part ailleurs. Elle va rester allongée encore trois heures, s’étirer, se prélasser, absorber l’été en elle. Trois heures, ou quatre. Jusqu’à ce qu’ils coulent enfin tous les deux. Jusqu’à ce qu’ils arrêtent de crier, d’éclabousser le pont. Jusqu’à ce qu’ils soient enfin silencieux, pour toujours. Il est midi devant Dugi Otok. Elle ne bouge pas. Elle s’est endormie, dira-t-elle, elle n’a rien entendu, la musique était trop forte, le soleil l’a fatiguée. Elle répondra à toutes les questions, elle se justifiera et elle pleurera. Elle fera tout ce qui sera nécessaire, tout. Plus tard, pas maintenant. Maintenant, il n’y a que le ciel au-dessus d’elle ; elle y dessine du bout des doigts, elle trace des cercles, écrit sur ce bleu. Elle se représente son avenir, imagine sa nouvelle vie, seule. L’agence, qui lui appartient désormais. Elle va tout transformer, moderniser, mener l’entreprise sur la voie du succès. Elle va tout diriger. Elle-même. Elle va ramener le bateau à Trieste et prendre un nouveau départ. Il y a de la sueur partout. Comme elle savoure le fait d’être nue. Une adulte qui ne se laisse plus dicter par ses parents ce qu’elle doit faire ou ne pas faire. Tu ne te déshabilleras pas, Brünhilde. Pas sur notre bateau. Tant que nous vivrons, ce seront nos règles qui auront cours, Brünhilde. Plus maintenant. Il n’y a plus de règles, il n’y a plus qu’elle qui décide, elle seule. Plus d’ordres, plus d’interdictions. Elle s’est déshabillée, s’est allongée sur le pont, et elle étire son corps dans le vent. Tout son être flotte comme un drapeau, elle s’épanouit sous le soleil, heureuse. Toujours plus, à chaque minute qui passe. Elle est seule. Brünhilde Blum, vingt-quatre ans, fi lle de Hagen et Herta Blum. Adoptée. Ils sont venus la chercher au foyer quand elle avait trois ans, l’ont élevée comme un animal domestique, dressée pour prendre la succession ; elle était le dernier espoir de Hagen, il fallait que l’entreprise familiale continue d’exister à tout prix, même s’ils n’avaient pu adopter qu’une fille. Une fille ou pas d’enfant du tout, leur avait-on dit. La liste d’attente était longue et le désespoir de Hagen, immense. Si immense qu’il se laissa convaincre, qu’il parvint, après longue réflexion, à accepter l’idée de transmettre un jour son entreprise à une femme. Elle poursuivrait ce qui lui était sacré, sauvegarderait ce qu’il avait créé, et deviendrait, pour Hagen, un homme. Elle fit tout ce qu’il exigeait, tout ce que le métier nécessitait. L’agence de pompes funèbres Blum était toute sa vie, comptait plus que tout pour lui. Pour Brünhilde, l’entreprise familiale fondée peu après la guerre, à une époque où la mort devint un commerce, était sa prison et sa chambre d’enfant. Ce que les voisins avaient jadis accompli fut pris en charge par les Blum dès 1949. Les voisins qui avaient aidé quand quelqu’un mourait, qui s’étaient occupés de laver les corps, de les habiller et de les exposer, furent remplacés par les pompes funèbres. Ce qui avait longtemps été naturel devint alors tabou : toucher un mort, lui dire adieu avant qu’il disparaisse dans une caisse. On était content que quelqu’un soit désormais là pour tout expédier le plus vite possible, pour enlever le corps et le mettre en terre, proprement et professionnellement. Les Blum furent les premiers à Innsbruck. Ils vivaient bien des morts. D’abord le père de Hagen, puis Hagen, et maintenant Blum. Rien que Blum, parce qu’elle haïssait son prénom, qu’elle n’avait jamais pu le supporter, pas une seule fois. Brünhilde, laisse les morts tranquilles. Brünhilde, arrête de jouer avec eux. Brünhilde, arrête de leur mettre tes doigts dans le nez. Brünhilde. Un prénom qui n’avait rien à voir avec elle, qu’ils lui avaient donné parce que Hagen était plus allemand qu’il n’était permis, parce qu’il aimait Wagner, les Nibelungen, parce qu’il voulait que sa fille corresponde à son univers. Brünhilde. Un nom qu’elle avait banni de sa vie. Rien que Blum, pas Brünhilde. Depuis ses seize ans, depuis qu’elle avait arrêté d’être le bon petit soldat de Hagen et qu’elle ne faisait plus absolument tout ce qu’il exigeait, qu’elle n’obéissait plus. Rien que Blum. Elle insistait là dessus, même s’il la punissait pour ça. Blum regarde le ciel. Elle augmente le volume de la musique, le bateau tangue doucement, il n’y a personne à des milles à la ronde. Personne qui entende leurs cris, personne pour les aider. Personne d’autre qu’elle. Elle est allongée là, nue, presque comme les morts dans la salle de préparation. Sur la table, froids et sans vie, aussi loin qu’elle s’en souvienne. Elle aidait son père, n’avait pas d’amis. Que son père travaille avec des morts effrayait les autres enfants et, elle aussi, les mettait mal à l’aise. Blum devint marginale, on se moquait d’elle, on la rejetait et la tournait en ridicule, on complotait contre elle. Blum souffrit. Toujours, toute son enfance, toute sa jeunesse. Elle désirait tant un ami, une amie, quelqu’un avec qui elle aurait pu partager sa vie, parler et rire. Mais il n’y avait personne, elle restait seule, sans personne d’autre que ses parents. Ses parents sans tendresse. Une mère muette qui ne la prenait pas dans ses bras et un père qui la forçait à effectuer des tâches qu’un enfant ne devrait pas faire. Depuis l’âge de sept ans, elle devait s’occuper des morts. Tu n’as pas de temps à perdre, Brünhilde, le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt. Ne fais donc  pas ta chochotte, Brünhilde, ils ne vont pas te mordre. Ne sois pas une telle fifille, serre les dents et arrête de pleurer. Si tu ne te tais pas et si tu ne fais pas ce que je te dis, tu iras dans le cercueil. Tu as compris, Brünhilde ? Il n’y avait pas de temps à perdre, elle devait apprendre, même s’il exigeait d’elle l’impossible. Blum lavait les cheveux des morts, les rasait, nettoyait le sang de leur corps et aidait à les habiller. Quand elle eut dix ans, elle cousit une bouche pour la première fois. Si elle refusait, on l’enfermait dans un cercueil. D’innombrables fois, des heures entières dans le noir, une petite enfant effrayée et seule. Blum. Hagen brisait sa volonté, chaque fois. Elle, obligée de s’allonger, et lui qui vissait le couvercle au-dessus d’elle. Tu ne me laisses pas le choix, Brünhilde. Quand arrêteras-tu enfin de résister ? Je n’ai pas le choix, Brünhilde. Et le couvercle se refermait. Une enfant dans une caisse de bois. Elle tenait aussi longtemps qu’elle le pouvait, elle aurait bien voulu être plus forte, mais elle n’était qu’une enfant. Elle endurait cela sans pouvoir se défendre, personne ne l’aidait, personne ne se souciait de ses larmes, de ses supplications. Je ne veux pas faire ça. Je ne peux pas. S’il te plaît. Juste avant de planter l’aiguille dans le menton, par en dessous, dans la cavité buccale, de passer le fil à travers la viande morte. Elle a tout fait, mais ce ne fut pas assez. Peu importe qu’elle ait tellement désiré une caresse, un regard qui lui aurait dit que ses parents étaient fi ers d’elle. La peau de Blum resta privée de caresses. Son désir resta inassouvi, jamais ses efforts, quels qu’ils furent, ne suffirent. Elle resta toujours une petite fille, désarmée et impuissante. La petite Blum. S’il te plaît, papa, laisse-moi sortir. S’il te plaît, ne m’enferme pas. Pas encore le cercueil, papa. S’il te plaît, non. C’était punition et torture. Ce qui, plus tard, devint le quotidien, fut d’abord l’enfer. Chaque geste, chaque regard, la peau froide et morte qu’elle touchait. Un millier de fois, elle essuya des yeux et des bouches, nettoya des plaies, il y avait du sang et des asticots, des cadavres défigurés, des membres coupés, il n’y avait pas d’enfance, pas de gâteau avec des bougies, pas de poupées à habiller et déshabiller. Il n’y avait que des morts. De grosses poupées, de lourdes poupées, des bras et des jambes poilus, des têtes si pesantes qu’elle parvenait à peine à les tenir, des bouches inertes. Pas de sourire, pas de mot gentil, absolument rien. Seulement son père qui la poussait. D’innombrables cadavres, visages, parties génitales et excréments, des morts couchés devant elle dont elle devait s’occuper. Une fillette de dix ans avec des gants en latex. Et la mère qui les appelait pour manger, comme si Blum avait joué dans la cour avec des amies. À table. Lavez-vous les mains, le plat préféré de papa vous attend. Comme si tout était normal, comme si tout était en ordre. Un bon gros rôti pour le père, une victime d’accident pour Blum. Hagen qui s’enfournait une pleine fourchetée dans la bouche. Blum qui pensait à de la vieille carne, à des vieillards pleins d’escarres, à de la peau parcheminée, à l’urine et au sang dans la pièce d’à côté qu’elle devait nettoyer après le repas. C’est délicieux, Herta, un vrai régal, comme toujours. Et Blum qui repoussait son assiette. Aussi loin qu’elle se souvienne, il y avait des cadavres. Ils arrivaient en corbillard, ils sortaient directement de leur lit où ils s’étaient endormis pour toujours, ils arrivaient sanglants, mutilés, morts par infarctus, poignardés, assommés, autopsiés, ils entraient tout simplement dans la vie de Blum, s’introduisaient dans son petit univers. Personne ne lui demandait si elle le souhaitait. Si elle pouvait le supporter. Ils étaient juste allongés là, des gens morts sur la table en aluminium. Effrayants au  début, puis un jour, finalement, calmes et paisibles. Blum s’habitua à leur univers, commença à accepter qu’elle n’avait pas le choix, qu’elle n’avait nulle part ailleurs où aller. Qu’elle devait craindre les vivants et non les morts. Cette découverte lui fit du bien : être seule avec eux. Dès qu’elle le pouvait, elle se retirait dans la salle de préparation. Les morts finirent par devenir des amis à qui elle parlait. Blum était plus forte qu’eux. Elle pouvait décider de ce qui leur arriverait. Aucun d’eux ne pouvait lui faire de mal, peu importaient leur poids et leur taille, ils ne bougeaient plus, ne respiraient pas, leurs bras et leurs jambes gisaient simplement là. Ils étaient comme des poupées, de grosses poupées froides avec lesquelles elle jouait. Elle se confiait à eux, leur disait tout, toujours. À part ça, elle restait silencieuse, pas un mot à ses parents ; elle voulait être au calme, ne rien savoir, faisait simplement ce qu’on attendait d’elle et se retirait dans son monde. Jusqu’à cet instant… Le soleil brûle. Leur silence lui fait un bien fou. Elle et ses parents sur le voilier, d’aussi loin qu’elle se souvienne ; ces trois semaines passées sur l’eau chaque année, ce bleu qui revenait toujours. C’était chaque fois une sorte de pause loin de la réalité, un beau rêve, rien de plus. De Trieste à la Yougoslavie, la Grèce, la Turquie, l’Espagne. Elle attendait avec impatience ces semaines sur le bateau pendant lesquelles la vie était belle. Quand l’ancre remontait et que le vent gonflait les voiles, quand Hagen lui montrait ce qui était important, comment naviguer, comment survivre dans la tempête. Blum se souvient de tout ce qu’elle a appris, et de tout ce qu’elle n’a pas appris. Les îles, le vent, et les parents qui se laissaient même aller à rire, parce que c’étaient les vacances. Leurs visages, d’habitude fermés, s’ouvraient, et Blum avait parfois l’impression qu’il y avait là de l’amour, très brièvement, comme une petite flamme qui se ranimait. Pendant vingt ans, elle chercha cela, attendit, rêva d’être une fille tout à fait normale, une jeune femme capable d’autre chose que seulement préparer des cadavres. Elle voulait enfin vivre, enfin prendre des décisions. Elle ne bougera pas, quoi qu’il arrive, elle ne remuera pas. Il n’y a que Blum et le soleil sur sa peau. Elle ignore les cris et les coups sur la coque. Deux corps qui surnagent, désespérés. On les voit d’en haut. Ils essaient de se retenir, leurs ongles griffent encore la coque. Ce bon vieux bateau et son échelle rabattable, l’échelle qui n’est pas là quand on hurle pour l’atteindre. Hagen a insisté pour tout laisser dans son état d’origine, pas de transformations, pas de précautions particulières pour la sécurité. Faites pas dans votre froc, y a que les idiots qui sautent en laissant l’échelle en haut, et si jamais ça m’arrive un jour, eh ben, vous pourrez me laisser couler. Comme il était péremptoire alors, et comme il se retrouve penaud et démuni maintenant. Le grand Hagen et sa Herta. Aucun retour possible pour ces deux-là, ils ont plongé sans réfléchir, deux vieux sans amour, au cœur affaibli, à bout de souffle, paniqués. Ils crient et avalent de l’eau depuis déjà deux heures. Ils veulent remonter sur le bateau, escalader le bordé, ils essaient tout, pédalent dans l’eau, nagent près de la coque, pleurent, hurlent, donnent des coups de poing sur le bois, crient son nom. Brünhilde. Encore et toujours Brünhilde. Mais Brünhilde ne les entend pas, même s’ils crient aussi fort qu’ils le peuvent, même si leurs doigts saignent abondamment. Ils savent qu’ils vont mourir, Hagen et Herta. Ils le savent. Ils savent que Blum les entend, qu’elle est allongée là-haut et ne fait rien, se contentant d’écouter sa musique pendant que le bateau dérive. Elle sourit parce qu’elle sait que c’est bientôt la fin, qu’ils vont arrêter de crier, que tout ira bien, enfin. Tout est chaud, c’est presque le bonheur. Il n’y a qu’elle et le ciel, rien d’autre. Vivre, enfin

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Auteur : Collectif Polar : chronique de nuit

Simple bibliothécaire férue de toutes les littératures policières et de l'imaginaire.

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