PREMIÈRES LIGNE #96, La porte des enfers, Laurent Gaudé

PREMIÈRES LIGNE #96

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

La porte des enfers, Laurent Gaudé

I

LES MORTS SE LÈVENT

(août 2002)

Je me suis longtemps appelé Filippo Scalfaro. Aujourd’hui, je reprends mon nom et le dis en entier : Filippo Scalfaro De Nittis. Depuis ce matin, au lever du jour, je suis plus vieux que mon père. Je me tiens debout dans la cuisine, face à la fenêtre. J’attends que le café finisse de passer. Le ventre me fait mal. C’était à prévoir. La journée sera dure aujourd’hui. Je me suis préparé un café au goût amer qui me tiendra de longues heures. Je vais avoir besoin de cela. A l’instant où le café commence à siffler, un avion décolle de l’aéroport de Capodichino et fait trembler l’air. Je le vois s’élever au-dessus des immeubles. Un grand ventre plat de métal. Je me demande si l’avion va s’effondrer sur les milliers d’habitants qu’il survole, mais non, il s’extrait de sa propre lourdeur. Je coupe le feu de la gazinière. Je me passe de l’eau sur le visage. Mon père. Je pense à lui. Ce jour est le sien. Mon père – dont je parviens à peine à me rappeler le visage. Sa voix s’est effacée. Il me semble parfois me souvenir de quelques expressions – mais sont-ce vraiment les siennes ou les ai-je reconstruites, après toutes ces années, pour meubler le vide de son absence ? Au fond, je ne le connais qu’en me contemplant dans la glace. Il doit bien y avoir quelque chose de lui, là, dans la forme de mes yeux ou le dessin de mes pommettes. A partir d’aujourd’hui, je vais voir le visage qu’il aurait eu s’il lui avait été donné de vieillir. Je porte mon père en moi. Ce matin, aux aurores, je l’ai senti monter sur mes épaules comme un enfant. Il compte sur moi dorénavant. Tout va avoir lieu aujourd’hui. J’y travaille depuis si longtemps.

Je bois doucement le café qui fume encore. Je n’ai pas peur. Je reviens des Enfers. Qu’y a-t-il à craindre de plus que cela ? La seule chose qui puisse venir à bout de moi, ce sont mes propres cauchemars. La nuit, tout se peuple à nouveau de cris de goules et de bruissements d’agonie. Je sens l’odeur nauséeuse du soufre. La forêt des âmes m’encercle. La nuit, je redeviens un enfant et je supplie le monde de ne pas m’avaler. La nuit, je tremble de tout mon corps et j’en appelle à mon père. Je crie, je renifle, je pleure. Les autres appellent cela cauchemar, mais je sais, moi, qu’il n’en est rien. Je n’aurais rien à craindre de rêves ou de visions. Je sais que tout cela est vrai. Je viens de là. Il n’y a pas de peur autre que celle-là en moi. Tant que je ne dors pas, je ne redoute rien.

Le bruit des réacteurs a cessé de faire trembler les parois de l’immeuble. Il ne reste dans le ciel qu’un long filet de coton. J’avais décidé de me raser ce matin, peau neuve, mais je ne le ferai pas. Je ne me raserai pas. Et pourtant si, il le faut. Je veux avoir l’air le plus juvénile possible pour ce soir. S’il y a une chance pour qu’il me reconnaisse, je veux la lui offrir. L’eau qui coule dans le lavabo est sale. Légèrement jaune. Le temps de ma splendeur commence aujourd’hui. J’emporterai mon père avec moi. J’ai préparé ma vengeance. Je suis prêt. Que le sang coule ce soir. C’est bien. J’enfile une chemise pour cacher à mes propres yeux la maigreur de mon corps. Naples s’éveille lentement. Il n’y a que les esclaves qui se lèvent aussi tôt. Je connais bien cette heure. C’est celle où les ombres qui traînent autour de la gare centrale cherchent déjà un endroit où cacher leurs cartons.

Je vais rejoindre le centre-ville. Je ne laisserai rien voir sur mon visage. J’entrerai par la porte de service du restaurant comme tous les matins depuis deux ans. Chez Bersagliera. La via Partenope sera vide. Aucun taxi, aucune vespa. Les barques clapoteront sur le port de Santa Lucia. Les grands hôtels du front de mer sembleront silencieux comme de majestueux pachydermes endormis. Je ferai ma journée sans rien laisser transparaître jusqu’au soir. Le café que je me suis fait m’aidera à tenir. Je sais faire le café comme personne. C’est pour ça que j’ai le droit, à dix-neuf heures, de passer en salle. Je laisse la plonge et les cuisines avec leurs bacs remplis d’eau sale et reste devant la machine à café. Je ne fais que cela. Je ne prends aucune commande, n’apporte aucun plat. La plupart des clients ne me voient même pas. Je fais les cafés. Mais je suis devenu célèbre à Naples. Il en est certains, maintenant, qui ne viennent que pour moi. Je serai en salle, ce soir, et je sourirai en attendant l’instant de me venger.

Je ferme la porte de mon appartement. Je n’y reviendrai plus. Je n’emporte rien avec moi. Je n’ai besoin que des clefs de la voiture. Je me sens fort. Je suis revenu d’entre les morts. J’ai des souvenirs d’Enfers et des peurs de fin du monde. Aujourd’hui, je vais renaître. Le temps de ma splendeur a commencé. Je ferme la porte. Il fait beau. Les avions vont continuer à faire trembler les parois des immeubles du quartier de Secondigliano. Ils décollent tous vers la mer en rasant les immeubles. Je vais prendre ma place chez Bersagliera, en attendant le soir. J’espère qu’il sera là. Je ne suis pas inquiet. Je n’ai plus mal au ventre. Je marche vite. Mon père m’accompagne dorénavant. C’est le jour où j’ai repris son nom et je le redis en entier : Filippo Scalfaro De Nittis.

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Auteur : Collectif Polar : chronique de nuit

Simple bibliothécaire férue de toutes les littératures policières et de l'imaginaire.

8 réflexions sur « PREMIÈRES LIGNE #96, La porte des enfers, Laurent Gaudé »

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